Revue Musicale — Les Artistes et les Concerts de 1858
Les concerts sont finis, la saison musicale est définitivement close. La bataille a été longue, bruyante, entremêlée de nombreux épisodes et de combats singuliers pleins d’éclat. De grands artistes accourus de tous les coins de l’Europe sont venus se mesurer sous les yeux du public parisien, en s’écriant comme les paladins caracolant devant la dame de leurs pensées : In te vivimus, per te moriamur. MM. Rubinstein, Litolff, Wienawski, Sivori, Bazzini, Tamberlick, des pianistes, des violonistes et des chanteurs de tous les pays et de toutes les langues se sont disputé l’honneur de vivre au moins une semaine dans les fastes de la vie parisienne. C’est que la vie, la vie de l’esprit est ici, dans ce foyer permanent d’événemens, d’incidens de toute sorte qui se succèdent avec une rapidité effrayante, et, si l’histoire est étudiée en Allemagne, c’est à Paris ou à Londres qu’elle se fait. Le reste du monde observe, médite et subit les conséquences du mouvement qui s’accomplit ailleurs.
Un fait consolant que nous pouvons constater tout d’abord, c’est que Paris se transforme. Il se transforme non-seulement dans ses monumens, dans ses rues, qui s’allongent et s’élargissent indéfiniment, mais aussi dans ses goûts et dans ses tendances esthétiques. Un public nombreux et zélé encourage les différentes sociétés qui se sont instituées depuis plusieurs années pour l’exécution de la musique instrumentale. On écoute avec intérêt et soumission, quand on a le malheur de ne pas les comprendre, les chefs-d’œuvre des maîtres de la symphonie, du quatuor, du concerto et même de la sonate, ce qui étonnerait bien Fontenelle ! La romance séculaire, le couplet grivois, l’ariette, l’air varié de ces messieurs les professeurs de toute sorte d’instrumens, enfin ce qui constitue dans le commerce musical l’article Paris, et qui se débitait sous les titres les plus attrayans, comme le Soupir, la Prairie, les Larmes, le Murmure du Ruisseau, le Chant de la Cigale, la Danse des Lutins, — toute cette poésie avariée de mauvaises notes est délaissée par la bonne compagnie. Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Schubert, Chopin, quelquefois Sébastien Bach, Haendel et même le vieux Couperin, voilà les maîtres qu’on étudie, qu’on écoute et qu’on s’efforce au moins de comprendre. Si ce mouvement de restauration continue pendant quelques années encore, il est à craindre que la Société des Concerts, qui lui a donné le branle il y a trente et un ans, ne soit plus en état de le diriger ni même de le suivre. Cette société vénérable a le défaut de toutes les corporations qui vieillissent : elle manque d’initiative. Elle s’attarde indéfiniment sur les choses suffisamment connues, et semble redouter toute œuvre nouvelle. Ses programmes mal rédigés sont comme stéréotypés et présentent invariablement tous les ans la même série de morceaux. On exécute toujours le même psaume de Marcello, qui en a fait pourtant cinquante ; les mêmes fragmens du Samson de Haendel, qui a composé vingt-trois oratorios, les uns plus beaux que les autres ; les mêmes fragmens de l’Idoménée de Mozart, comme s’il n’existait pas d’autres ouvrages inconnus à Paris de ce génie divin, tels que les opéras l’Enlèvement au Sérail et Cosi fan tutte. L’œuvre colossale de Sébastien Bach, qui se publie à Leipzig avec un si grand luxe typographique, lui reste complètement inconnue, et c’est à peine si l’on chante une fois par an un double chœur, dont le programme n’indique jamais la provenance. Le piano est complètement abandonné par la Société des Concerts. Les belles compositions de Mozart, de Beethoven, de Mendelssohn et de Weber pour cet instrument n’y sont plus exécutées. Il y a à Paris un artiste éminent qui est sorti des classes du Conservatoire, M. Alkan aîné, dont le monde éclairé apprécie l’intelligence et le haut enseignement ; pourquoi la Société des Concerts ne lui demande-t-elle pas d’exécuter, à l’une de ses séances, soit une fugue ou une sonate de Bach, dont il comprend si bien le génie, soit de la musique de Haendel, qui ne lui est pas moins familière, et que le public connaît si peu ? La Société des Concerts n’aurait-elle pas dû inviter M. Rubinstein, un des plus grands virtuoses sur le piano qu’on ait entendus depuis que M. Liszt s’est fait franciscain, à venir exécuter devant un public d’élite une de ces grandes inspirations du génie dont il est un interprète si merveilleux ? La Société des Concerts ne devrait pas oublier qu’elle représente un peu l’art de la France, et que noblesse oblige. Dirigée par des esprits étroits et inhospitaliers, la Société des Concerts est loin de remplir le rôle élevé qui lui est assigné par l’opinion publique.
Au premier concert, qui a eu lieu le 10 janvier, après la Symphonie Héroïque de Beethoven, qui a ouvert la séance, on a chanté cette admirable scène de l’Idoménée de Mozart, où l’on retrouve les accens et la couleur antique du style de Gluck, particulièrement des opéras d’Orphée et d’Alceste. Après un solo de flûte admirablement exécuté par M. Dorus sur un canevas musical préparé par une main ingénieuse, Mme Borghi-Mamo est venue chanter une vieille canzone italienne du commencement du xviiie siècle, qu’on attribue au fameux Stradella. Le programme, comme toujours, n’indique ni l’autorité sur laquelle on s’appuie pour qualifier cette mélodie, qui a bien la couleur du temps, ni les modifications importantes qu’y a ajoutées M. Halévy, c’est-à-dire un accompagnement d’orchestre avec un chœur final qui reproduit et prolonge la phrase principale. De pareilles tromperies ou négligences sont-elles dignes d’une société d’artistes sérieux dont le premier devoir est d’éclairer et de respecter la bonne foi du public ? Les Saisons de Haydn ont défrayé en entier la seconde séance, qui a paru un peu longue et pas assez variée. Au troisième concert, qui s’est donné le 7 février, on a chanté pour la seconde fois l’hymne des mages, d’un opéra inédit de Lesueur, Alexandre à Babylone, qui ne fait pas regretter le reste de la partition. Il y a des noms qui ne peuvent survivre au temps où ils ont vécu, et je crois bien que Lesueur est de ce nombre. Pourquoi la Société des Concerts est-elle si avare de la musique de Cherubini, un vrai maître, dont la génération actuelle ne connaît guère que le nom ? Il y a dans Lodoïska, dans Élisa ou le mont Saint-Bernard, dans Médée et dans Faniska, des beautés de premier ordre qu’il serait du devoir de la société de faire apprécier. Cela vaudrait mieux que de nous faire entendre des puérilités comme la pavane du xvie siècle, qui remplissait le cinquième numéro du troisième concert. Un morceau charmant et qui a été fort applaudi, c’est le thème et la fugue de Haendel, variés pour orchestre, avec un goût et une finesse de détails où l’on ne reconnaît pas la main vigoureuse qui a donné à l’Angleterre la seule musique nationale qu’elle possède[1]. Pourquoi n’avoir pas appris au public que ce délicieux badinage est de M. Auber ? Cela n’aurait rien enlevé à la gloire de Haendel, et aurait fait honneur au bon vouloir de ceux qui rédigent les programmes, très défectueux, de la Société des Concerts. À la quatrième séance, on a exécuté la neuvième et grande symphonie avec chœurs de Beethoven, monument plus grandiose que véritablement beau, parce qu’une des qualités suprêmes de la beauté en toutes choses est la proportion et l’harmonie des parties.
Quoi qu’en puissent dire des enthousiastes de la force de M. de Lenz et de M. Seroff, un Russe non moins curieux par les théories qu’il a émises, et qui lui ont valu l’admiration de M. Liszt et de M. Brendel, son historiographe, je reste persuadé que la mesure de ce qui est incontestablement beau n’est pas seulement dans la force spontanée du génie créateur, mais qu’il faut aussi le contrôle du sentiment de tous. Nous répéterons avec M. Oulibichef, qui vient de mourir à sa terre de Nijni-Novgorod, et dont nous sommes loin d’approuver toutes les idées, que les beautés de l’art ne peuvent se passer, comme les hautes vérités de la science, de l’assentiment des hommes éclairés pour qui elles sont faites. Ainsi donc je persiste à penser que le premier morceau de la symphonie avec chœurs est obscur, d’un enfantement pénible qui n’échappe pas à l’auditeur, tandis que le scherzo, accessible à tous, est d’une facture étonnante, que relève encore la nombreuse variété des rhythmes qui le traversent et en avivent la pensée. Quant à l’andante, c’est la plus belle des quatre parties ; il constitue à lui seul un chef-d’œuvre d’invention et de sentiment. Là tout est clair, bien que la phrase soit d’une longueur merveilleuse ; tout se comprend facilement malgré la profondeur de la pensée. La quatrième partie de cette vaste conception symphonique est une sorte de pandémonium, la réunion des différens styles, la concentration des idées qu’on a déjà entendues. C’est démesurément long, et d’un effet plus puissant que véritablement beau. Lorsqu’on a entendu la symphonie avec chœurs, dont l’exécution dure une heure et un quart, on est épuisé d’émotion et de fatigue, et incapable de rien entendre de plus. Cependant on a applaudi à cette même séance le duo des Nozze di Figaro, crudel perchè fin ora, qui a été chanté avec beaucoup de sentiment et de goût par M. Stockhausen et Mlle Boulart. Au cinquième concert, qui a eu lieu le 7 mars, on a commencé par la symphonie en mi bémol de Mozart, où se trouve un si délicieux menuet. Après le chœur des génies d’Oberon, dont il est inutile de qualifier les beautés mystérieuses, on a exécuté des fragmens de la musique d’Egmont, de Beethoven, dont l’épisode de la lampe est toujours le plus applaudi. On a terminé par le finale du troisième acte de Moïse, de Rossini. La sixième séance a été surtout remarquable par l’exécution du Songe d’une Nuit d’été, de Mendelssohn, composition ravissante, dont l’allegro appassionato, le scherzo et la marche sont les parties vives et dignes du génie qui a inspiré le musicien. Au septième concert, on a exécuté la symphonie en ut mineur de Beethoven, sur le mérite de laquelle tout le monde est d’accord, parce que cela est beau et clair comme le jour. Un psaume de Mendelssohn en double chœur n’a produit qu’un effet confus, et la séance s’est terminée par le septuor de Beethoven, que je demande la permission de ne pas dédaigner, comme le faisait l’auteur, qui a dit de ce morceau remarquable : « Il n’est pas de moi, il est de Mozart. » Le huitième concert n’a guère été remarquable que par l’exécution de la symphonie en si bémol de Beethoven, qui a ouvert la séance ; puis on a entendu pour la seconde fois la même scène d’Idotnénée de Mozart, le même air de l’Anacréon de Grétry, et l’unique psaume de Marcello que connaisse la Société des Concerts. À la neuvième et dernière séance, qui a eu lieu le 18 avril, on a entendu la Symphonie Pastorale, qui est pour moi le plus parfait des neuf poèmes symphoniques qu’on doit au génie colossal de Beethoven, un air d’Armide de Gluck, médiocrement chanté par Mlle Ribault, et gli Uomini di Prometeo, fragmens d’un ballet qui fut représenté à Vienne en 1799, et puis au théâtre de la Scala à Milan, en 1813. Ces fragmens de la musique de Beethoven ont été redemandés par le public, et la fête s’est terminée par l’introduction de l’oratorio de Samson, de Haendel, d’un style grandiose et biblique, qui rappelle certaines pages du Paradis perdu de Milton. Il est grand temps que la Société des Concerts s’occupe sérieusement de varier ses programmes, qui ne suffisent plus à satisfaire la curiosité du public. Depuis trente et un ans qu’elle existe, elle a presque exclusivement vécu de l’œuvre de Beethoven, dont l’interprétation a fait sa grande et légitime réputation en Europe ; mais il y a plus d’une place dans la maison de mon père, et l’art musical est un plus vaste domaine que ne le laissent supposer les maigres programmes de la Société des Concerts. Il ne faut pas surtout tromper la bonne foi du public, et lui donner des œuvres remaniées par des compositeurs modernes sous des noms empruntés à l’histoire. Cela n’est pas digne d’une société d’artistes qui tient ses séances dans le local de la première institution musicale du pays.
La Société des jeunes artistes, sous la direction de l’intrépide M. Pasdeloup, a commencé de très bonne heure les concerts qu’elle donne, depuis six ans, dans la salle de M. Herz, où elle convie un public chaleureux et sympathique. À la première séance, qui a eu lieu le 20 décembre, on a exécuté une jolie symphonie de M. Gounod, qui, sans être une composition bien originale, révèle la main exercée d’un véritable musicien. Après un solo de violon exécuté par le jeune Sarsate, premier prix du Conservatoire et particulièrement élève de M. Alard, avec une justesse, une bravura et une contenance tout à fait remarquables pour un enfant de quinze ans, j’ai entendu pour la première fois l’ouverture de Struensée de Meyerbeer. Cette page remarquable de l’illustre compositeur perd quelque chose de sa couleur à être ainsi détachée du drame pour lequel elle a été conçue. Néanmoins on y sent vibrer dans plusieurs passages remarquables la pensée supérieure de l’auteur du Prophète. Les seconde et troisième séances ont été aussi fort intéressantes, et toujours suivies par un public qui se plaît à encourager une œuvre si méritante. Au quatrième concert, le 31 janvier, les jeunes artistes ont exécuté avec beaucoup de zèle une nouvelle symphonie de M. Gouvy, qui est un homme de talent, un chœur à huit parties de Meyerbeer, intitulé Adieux aux Fiancés, plein de vigueur, et des fragmens du Siège de Corinthe de Rossini ; l’ouverture, que je trouve un peu longue, l’hymne, qui rappelle l’introduction de Sémiramis, et la Bénédiction des drapeaux, d’un puissant effet. Le cinquième concert donné par la Société des jeunes artistes, le 14 février, a offert un intérêt tout particulier. M. Litolff s’y est fait entendre pour la première fois avec un succès qui, pour avoir été contesté par une fraction assez considérable des artistes et amateurs de Paris, n’en est pas moins éclatant et significatif. À la sixième et dernière séance donnée par la Société des jeunes artistes, on a applaudi une charmante petite symphonie de M. Rosenhain, l’un des musiciens les plus distingués qu’il y ait à Paris. Après un très bel air de Mitrane, opéra de Francesco Rossi, qui remonte à l’année 1686, et qui a été fort bien chanté par Mme Falconi, l’ouverture des Nozze di Figaro, de Mozart, a terminé la fête. Certes M. Pasdeloup mérite la reconnaissance de tous les vrais amis de l’art pour le dévouement qu’il met à diriger de ses conseils cette jeune phalange de musiciens plus intrépides qu’avisés. Chaque année, il lui faut recommencer le même travail d’initiation pour les nouveaux élèves qui viennent remplacer ceux qui ont fini leurs études et qui se dispersent dans le monde : c’est ce qui nous permet d’excuser certains défauts dans l’exécution de la Société des jeunes artistes, dont l’existence doit être vivement encouragée.
MM. Alard et Franchomme continuent, de leur côté, à donner dans la salle de M. Pleyel leurs séances de musique de chambre, qui sont suivies par une portion assez nombreuse du public qui fréquente les concerts du Conservatoire. À la première séance qu’ils ont donnée, le 17 janvier, nous avons entendu un quatuor de Weber pour piano, violon, alto et violoncelle, morceau distingué, plein de brio et d’élégance, mais d’une inspiration un peu maigre. La partie du piano a été rendue avec beaucoup de précision et de netteté par M. Francis Planté, dont le talent est bien connu et fort apprécié. Puis on a exécuté le quatuor en sol, pour instrumens à cordes, de Beethoven, qui est d’une autre portée que celui de Weber, et l’on a fini par le quintette en mi bémol pour instrumens à cordes, de Mozart, c’est-à-dire une perfection. Au troisième concert, j’ai entendu le quatuor en mi mineur, faisant partie de l’opéra 57 de Beethoven, dont l’allegretto est une merveille de grâce et de badinage. Il est impossible d’entendre une exécution plus parfaite que celle de MM. Alard et Franchomme, qui méritent largement le succès croissant qu’ils obtiennent depuis onze ans.
La société fondée, il y a huit ans, par MM. Maurin et Chevillard, pour la vulgarisation des derniers quatuors de Beethoven, est toujours pleine de foi et d’activité. Dans la première séance qu’elle a donnée dans les salons de M. Pleyel, le l4x janvier, on a exécuté le quatuor en ut dièse mineur (opéra 131), dont le début est d’un débrouillement si pénible. L’ensemble même de cette composition laborieuse ne mérite pas toute la peine qu’on se donne pour la comprendre. On a fini par le dixième quatuor de Beethoven, celui en mi bémol qui est bien supérieur au précédent, et dont personne ne conteste les beautés supérieures et les effets de pizzicato si réellement nouveaux. À la seconde séance, on a exécuté d’abord le quatuor en si bémol de Beethoven, dont l’andante renferme une de ces idées pathétiques qui n’appartiennent qu’à ce grand génie. Le finale de ce quatuor, composé dans le mois de novembre 1826, est la dernière inspiration de Beethoven, car il est mort six mois après, le 26 mars 1827. Ce morceau a été rendu par les artistes avec un sentiment parfait. Après la sonate pour piano (opéra 111 de Beethoven), une merveille de facture que M. Ritter a exécutée avec une énergie contenue vraiment admirable, on a fini par le quatuor en ut de Beethoven, qui renferme un si bel andante et la fugue finale. Les quatre autres séances n’ont pas été moins intéressantes que les deux premières, et font un grand honneur à la persévérance et au talent de MM. Maurin et Chevillard, à qui les admirateurs de Beethoven doivent une vive reconnaissance.
Mendelssohn, qui n’est pas un aussi grand dieu que Beethoven, Haydn et Mozart, quoi qu’en disent MM. les critiques de Leipzig et de Berlin, a trouvé à Paris quelques adorateurs zélés qui ont fondé une petite chapelle en son honneur. Elle est desservie par MM. Armingaud et Léon Jacquart, deux artistes de mérite, par M. Lubeck, un pianiste vigoureux, dont l’ardeur a quelquefois besoin d’être contenue. Ils ont donné six séances dans la salle de M. Pleyel, qui ont été encore plus suivies que celles des années précédentes. À la seconde soirée, j’ai particulièrement remarqué l’exécution du trente-cinquième quatuor de Haydn, dont l’adagio, morceau d’un sentiment exquis, a été très bien rendu par M. Armingaud, jouant la partie de premier violon. Le public a désiré que ce petit chef-d’œuvre fût redit, et il a été obéi. La troisième séance a eu cela de particulier qu’elle a été ouverte par un quintette de Robert Schumann, pour piano, deux violons, alto et violoncelle. Ce compositeur de la dernière heure, qui est mort il y a un an dans une maison d’aliénés, était un esprit vif et distingué, qu’une fraction du public de Leipzig a voulu élever au-dessus de Mendelssohn. Ce n’est pas par la clarté ni la soudaineté des idées que brillent les compositions de Schumann. La marche et le scherzo sont les fractions saillantes du quintette de Schumann, dont la partie de piano a été rendue avec un grand éclat par M. Lubeck. On a terminé par un charmant quatuor posthume de Schubert, où M. Armingaud s’est fort distingué par la chaleur et le sentiment qu’il a mis dans l’exécution. En général les séances données par MM. Armingaud et Léon Jacquart, violoncelliste de la bonne école, remarquable surtout par la qualité du son qu’il tire de l’instrument, sont dignes de l’attention de la critique, et méritent le succès qu’elles obtiennent, depuis trois ans, auprès d’un public très choisi. C’est le faubourg Saint-Germain qui domine dans ce cénacle, où le talent gracieux et placide de Mme Massart est fort bien accueilli.
N’oublions pas de mentionner encore les trois soirées musicales données par M. Lebouc, et dans lesquelles M. Hermann tient avec talent la partie de premier violon, et Mme Mattmann celle de piano, ni la société de quintettes fondée par M. le baron de Pounat, où j’ai entendu un quintette pour instrumens à cordes de M. Adolphe Blanc, compositeur distingué, qui a du goût, des idées claires, et qui ne se paie pas de vaines formules. Arrêtons-nous un instant sur le nom bien connu de Mme Szarvady (Wilhelmine Clauss), qui, après un silence regrettable de plusieurs années, a donné trois séances brillantes dans les salons de M. Pleyel. C’est une pianiste d’un talent élevé, qui, depuis son mariage, semble vouloir répudier la grâce et une rêverie poétique qui caractérisaient son exécution pour viser à la force, dont nous n’avons que faire, car ce n’est pas là le partage de la femme. Nous l’avons entendue avec un vif plaisir exécuter à la première soirée la fantaisie chromatique avec la fugue de Sébastien Bach, composition curieuse, qui, précédée d’une sorte de récitatif, se déroule ensuite en spirales rhythmiques, formées de notes qui s’attirent et se repoussent par la simple attraction tonale. Bach fabrique des formes musicales sans trop s’inquiéter de ce qu’elles contiennent. Il ressemble en cela aux madrigalistes italiens du xvie siècle, qui n’avaient d’autre but, en composant leurs charmans badinages à cinq et à six voix, que de fournir une harmonie ingénieuse et piquante, dont l’intérêt consistait dans la suspension du sens tonal jusqu’à la cadence finale. Mme Szarvady a exécuté ce morceau difficile avec une netteté et un aplomb remarquables. Elle a été moins heureuse dans la sonate en sol majeur de Beethoven, qu’elle a trop détaillée, ce nous semble ; mais elle a repris ses avantages dans la marche de M. V. Alkan, parce qu’elle a pu y déployer plus de force nerveuse que de sentiment. Que Mme Szarvady toutefois y prenne bien garde : la pente qui l’entraîne pourrait la conduire plus loin qu’elle ne voudrait aller et gâter une nature de femme des plus distinguées.
M. Henri Herz, qui ne vieillit pas et qui est plus vivace que jamais, a donné le 3 mars un concert qui a été très brillant. Il y a exécuté un nouveau concerto de sa composition pour piano, orchestre et chœurs, où se trouvent les qualités connues de son talent, de la grâce et de la facilité sans emphase. C’est un causeur aimable et spirituel que M. Herz, quand il est à son clavier. Il a été admirablement secondé par M. Servais, le violoncelliste belge, qui serait le premier artiste du monde s’il était plus contenu, et si la musique qu’il exécute était de meilleur aloi. Nous en dirons autant de M. Bottesini, contre-bassiste non moins remarquable, mais compositeur médiocre et sans idées. Ce qu’il y a eu de mieux au concert qu’il a donné le 5 mars, c’est le concerto pour piano et orchestre de Mendelssohn, œuvre d’un ordre très élevé, que M. Lubeck a rendue avec un talent digne de la pensée du maître. M. Sivori, selon nous le premier violoniste connu qui existe aujourd’hui en Europe, n’a qu’un tort, celui de jouer de sa musique, qui n’est pas digne de son talent de virtuose ; mais on peut lui pardonner cette faiblesse, cette smania de composition, puisqu’il exécute si bien la musique des maîtres. Dans les deux soirées qu’il a données cet hiver à Paris, M. Sivori a soutenu sa brillante réputation. M. Bazzini, un autre violoniste italien de beaucoup de talent, quand il se tient sur la réserve et qu’il se contente de bien chanter sur le médium de son instrument, a donné aussi dans la salle de M. Herz un concert qui a été remarqué.
M. Henri Wienawski est un jeune Polonais de vingt-quatre ans à peu près, d’une figure originale, qui n’est pas sans analogie avec le masque allongé et diabolique de Paganini, dont il imite volontiers la désinvolture. Après avoir fait ses études musicales au Conservatoire de Paris, où il a remporté le premier prix de violon sous la direction de M. Massart, M. Wienawski s’est mis à parcourir le monde son instrument à la main. Il a été en Allemagne, en Pologne, en Russie, et nous est revenu cet hiver à Paris, où il a donné dans la salle de M. Herz deux concerts qui ont excité la curiosité des amateurs. L’exécution de M. Wienawski est hardie, aucune difficulté de mécanisme ne l’arrête, et il promène triomphalement son archet sur les cordes frémissantes, qui ne rendent pas toujours un son très pur, ni d’une justesse irréprochable. M. Wienawski joue un peu à l’aventure, risque beaucoup pour atteindre le but qu’il se propose, qui est, ce nous semble, d’exciter l’étonnement. Il y réussit très souvent, mais aux dépens du goût, qui ne s’accommode pas de tous les caprices. Le style de M. Wienawski, si tant est qu’il en possède un, manque de sévérité, et la fantaisie y surabonde. Dans le concerto pour violon de Beethoven, morceau que nous demandons la permission de ne pas trop admirer, M. Wienawski a composé et exécuté un point d’orgue étonnant de complications et de difficultés qui ont émerveillé le public d’élite qui l’écoutait. Dans la sonate dédiée à Kreutzer, que M. Wienawski a exécutée avec M. Rubinstein, on a pu s’assurer que le jeune et merveilleux pianiste possédait une maturité que M. Wienawski acquerra sans doute également. Si M. Wienawski n’a rien de mieux à faire qu’à courir le monde, il ferait bien de rester quelque temps à Paris et de soumettre la furia qui emporte son archet à une discipline plus sévère. Il serait dommage qu’un si beau talent se perdît en folles aventures qui ne peuvent avoir qu’un temps, celui de la jeunesse, qui passe si vite. Mlle Joséphine Martin, une jeune pianiste française d’un talent vif, brillant, spirituel et plein de brio, a donné aussi un concert, où elle a fait entendre plusieurs charmantes fantaisies de sa composition. Enfin n’oublions ni Mme Louise Abel, qui interprète si bien sur le piano la musique des maîtres, ni Mme Sievers, qui chante et qui compose avec tant de goût de si jolies canzonette qui courent le monde, ni M. George Pfeiffer, qui joue du piano avec une netteté remarquable. M. Bessems, un professeur connu et distingué, et M. Roberti, compositeur italien plein de facilité, ont donné chacun une soirée qui mérite d’être consignée dans ce tableau fidèle de nos plaisirs et de nos peines. C’est au milieu de ce fracas de concerts de toute nature que nous est apparu M. Litolff, seul d’abord, poursuivi bientôt par M. Rubinstein, qui, du fond de la Bohême, est venu disputer le terrain à son rival. Muse, inspire-moi, ajuta mi, et donne-moi la force de peindre, comme il convient, ce combat mémorable !
Nous connaissions déjà M. Rubinstein ; nous avons été un des premiers à rendre justice à ce talent vigoureux et puissant qui n’a pas attendu le nombre des années pour devenir le premier pianiste de l’Europe. M. Rubinstein possède une aptitude singulière à prendre le style qui convient à la musique de chaque maître ; il a la force unie à la grâce, il joue aussi bien les œuvres délicates de Chopin que celles de Beethoven ou de Weber, lorsqu’il ne se laisse pas entraîner par la vaine gloriole de vouloir trop prouver en dépassant le but, comme cela lui est arrivé dans le Concert-Stück de l’auteur du Freyschütz. On ne peut rien entendre de comparable à la marche des Ruines d’Athènes de Beethoven, arrangée et exécutée par M. Rubinstein. On dirait que tout un orchestre bruit dans ses doigts d’acier, qui font jaillir les sonorités étranges de cette musique sauvage, conçue par un génie très civilisé. J’aime beaucoup la contenance de M. Rubinstein, qui ne se donne pas des airs de héros de roman, qui est calme devant son clavier, comme il convient à un grand artiste qui respecte le public dont il recherche les suffrages. M. Rubinstein n’est pas seulement un virtuose de premier ordre qui se contente d’interpréter la pensée des autres ; il vise plus haut, il vise à la gloire de compositeur, et son ambition est même d’assez haute lignée. Au premier concert qu’il a donné dans la salle Herz, avec le concours de M. Hammer, qui conduisait l’orchestre, le 18 mars, M. Rubinstein nous a fait entendre un nouveau concerto en fa pour piano et orchestre de sa composition, qui n’est point une œuvre ordinaire. Nous avons surtout remarqué l’andante et le finale, et nous préférons cette composition, d’une valeur sans doute inégale, au concerto en sol que M. Rubinstein a produit l’année dernière ; il y règne plus de clarté et une meilleure économie dans la distribution des effets. Le prélude et fugue pour piano, l’andante et le scherzo d’une sonate pour piano et alto, de la composition de M. Rubinstein, témoignent de la souplesse et de l’heureuse variété des aptitudes du jeune compositeur. Il y a évidemment de la force dans les productions de M. Rubinstein, une force un peu latente, qui cherche sa forme et qui la trouvera, si le pianiste réussit à se préserver des lieux communs d’une harmonie obscure et de ces effets de style déclamatoire, de cet abus du récitatif symphonique que la nouvelle école allemande doit à l’imitation un peu servile de Beethoven. Quoi qu’il en soit, M. Rubinstein est un musicien d’un mérite incontestable, et nous lui dirions volontiers : Jeune homme, voulez-vous atteindre le but élevé où semble aspirer votre noble ambition ? Gardez-vous de Schumann, de Wagner, de Liszt, de Berlioz, et du galimatias philosophico-symphonique !
Qu’est-ce que M. Litolff ? d’où vient-il, et pourquoi tout ce bruit qui se fait autour de son nom ? Quel pays lui adonné le jour ? Est-il Allemand, Français, Anglais ou Belge ? Il est un peu de tout cela, puisqu’il est né à Londres, il y a une quarantaine d’années, d’un père français et d’une mère qui était Anglaise. M. Litolff a beaucoup voyagé, beaucoup souffert, comme la plupart des hommes distingués, et beaucoup appris à cette école du malheur où se forment les caractères. Venu en France de très bonne heure, il s’y est marié à l’âge de dix-sept ans avec une jeune fille aussi pauvre et plus jeune que lui. Après avoir perdu sa femme et les enfans qu’elle lui avait donnés, après avoir vécu misérablement en donnant des leçons de piano dans une petite ville de province, il est venu à Paris en 1839, et s’y est fait entendre dans plusieurs concerts publics, non sans quelque succès. Il disparut ensuite, parcourut l’Allemagne, la Pologne, la Belgique et la Hollande, se fit chef d’orchestre jusqu’à ce que la fortune lui trouvât un asile à la cour d’un prince éclairé, le duc de Saxe-Gotha, dont M. Litolff est le maître de chapelle. M. Litolff a déjà beaucoup composé, des opéras allemands, des symphonies historiques, des ouvertures, des concertos de la musique de toute nature. Connu en Allemagne, en Hollande et en Belgique, où M. Fétis lui a donné de sages conseils, M. Litolff aspirait tout naturellement vers Paris, ce point lumineux qui attire les regards de tout homme qui se sent quelque chose dans la tête et dans le cœur. M. Litolff nous est apparu cet hiver, accompagné de trophées, de pupitres couronnés de roses, de portraits et de programmes illustrés, absolument comme si nous étions encore au temps où les bêtes parlaient. Accueilli avec courtoisie par M. Pasdeloup et la Société des jeunes artistes, M. Litolff y a exécuté un concerto symphonique de sa composition qui tout d’abord a divisé le public en deux camps. M. Litolff a donné depuis deux autres concerts, l’un dans la salle de M. Herz, et le second dans la salle du Conservatoire, qu’il n’a pas obtenue sans peine ; son succès a été tout aussi brillant d’une part et non moins contesté de l’autre. Que faut-il penser enfin de M. Litolff ? quel est son vrai mérite ? Doué d’une physionomie intelligente, où domine fortement l’élément anglo-saxon, qui révèle la volonté, M. Litolff est un esprit tout français par la vivacité de ses reparties et par sa mimique pittoresque. Il y a de l’étudiant allemand dans M. Litolff, et sa chevelure d’un blond ardent, qu’agite un peu trop le vent de la fantaisie, son regard fascinateur, me rappellent M. Liszt, en tout bien et tout honneur. Per Bacco ! tel est aussi le talent de M. Litolff. Soit comme pianiste, soit comme compositeur, il appartient évidemment à l’école pittoresque. Il cherche l’effet, il le trouve et n’en abuse pas trop, quoique cela lui arrive pourtant. Dans son quatrième concerto pour piano et grand orchestre, la première partie nous a paru un peu longue, et l’idée peu originale, mais solidement établie, et conduite avec plus de ténacité que d’abondance dans les épisodes accessoires. L’andante religioso est le morceau le plus saillant et le plus vraiment musical de cette composition. L’introduction, confiée à quatre cors, est d’un bel effet, que l’artiste a su très bien ménager et conduire à bonne fin, sans accidens ni excès de modulations. Quant au scherzo, qui a obtenu un si grand succès et qu’on a fait recommencer aux premier, second et troisième concerts, c’est un rhythme piquant et original, prestement mené, avivé par une instrumentation pittoresque, qui alterne heureusement avec le piano. Le seul reproche qu’on puisse adresser à M. Litolff, c’est de ramener trop souvent ce thème, qui a été suffisamment entendu, d’en rassasier l’auditeur, et d’avoir voulu établir entre le piano et l’orchestre une lutte de sonorité impossible. C’est dans l’exécution de ce morceau remarquable que M. Litolff a soulevé le plus de blâme de la part des pianistes sévères, qui lui reprochent de manquer de son, de style, et de viser à l’effet dramatique par une pantomime exagérée. Il y a du vrai dans ces reproches, ce qui n’empêche pas que, toute part faite aux imperfections du virtuose et du compositeur, M. Litolff ne reste un artiste peu commun, qui a de l’imagination, de l’audace, et parfois des idées originales, dont il sait tirer un assez bon parti.
Les idées musicales, qu’on ne saurait contester sans injustice à M. Litolff, ne sont, à vrai dire, ni fort nombreuses ni d’un caractère très élevé : son instrumentation, pittoresque sans recherche et suffisamment variée, trahit l’imitation de Beethoven et de Weber, dont M. Litolff s’est approprié certains procédés. N’ayez pas peur que ces messieurs les nouveau-venus dans l’art de la symphonie et du concerto se risquent à marcher sur les traces de Haydn et de Mozart : cela est trop clair, trop délicat et bon seulement pour les goujats qui ont du génie ! Dans son troisième concerto symphonique que M. Litolff a fait entendre dans la salle du Conservatoire, on trouve encore beaucoup de bonnes choses : il y a de l’imagination dans l’introduction, le scherzo a beaucoup d’analogie avec celui que nous avons signalé, et le finale reproduit aussi un grand nombre d’effets déjà entendus. Quant à l’ouverture héroïque intitulée le Chant des Guelfes, elle est plutôt la traduction d’une idée littéraire qu’une conception pure de l’art musical. Cependant il y a de la couleur dans l’instrumentation, et la péroraison est d’un bel effet. Nous n’en dirons pas autant des fragmens de Faust, que M. Litolff a fait entendre dans la salle de M. Herz. Excepté l’admirable mélodie si connue de Schubert, le chef-d’œuvre de Goethe n’a inspiré jusqu’ici que de la pauvre musique. Quel regret pour nous et pour la postérité que Beethoven et Rossini n’aient pas réalisé le projet qu’ils avaient conçu l’un et l’autre de traiter ce grand sujet du Faust de Goethe ! Au dernier concert donné par M. Litolff dans la salle du Conservatoire, l’orchestre était conduit par M. Berlioz, qui n’a pas manqué l’occasion qui s’offrait à lui de faire entendre deux morceaux de sa composition : la Captive, romance avec accompagnement d’orchestre, et un fragment de sa symphonie dramatique de Roméo et Juliette. Nous ne dirons rien de ces compositions étranges, que nous connaissons depuis longtemps, et qui nous ont servi à porter sur M. Berlioz un jugement que nous croyons irréfutable, que nous ne sommes pas disposé à modifier. Nous aimons mieux louer la manière intelligente dont M. Berlioz dirige un orchestre : il possède cette intuition du regard qui est la première qualité d’un chef pour se faire comprendre d’un grand nombre de musiciens, toujours disposés à la distraction.
En résumé, M. Litolff n’a pas à se plaindre de l’accueil que lui a fait le public parisien. Si, comme pianiste exécutant, il ne possède pas les qualités sévères, le toucher vigoureux et délicat de M. Rubinstein, qui est un virtuose de premier ordre, M. Litolff se fait remarquer par des aptitudes plus élevées et plus rares. Il possède un certain don de création, une imagination vive et colorée, et l’intelligence des effets, dont il n’abuse pas trop. Il y a de la clarté dans le plan de ses morceaux, de la ténacité plus que de l’abondance dans le développement de ses idées, qui sont quelquefois très remarquables, comme l’andante religioso de son quatrième concerto symphonique. À tout prendre, et sans atténuer les reproches que lui adressent ses nombreux contradicteurs, M. Litolff est une physionomie d’artiste peu commune.
Les anciens élèves de l’école de Choron se sont réunis cette année, comme les années précédentes, pour fêter la mémoire de leur illustre maître. Une messe en musique de la composition de M. Dietsch a été chantée à l’église de la Madeleine, le 27 avril, par deux cents exécutans. Dans cette œuvre distinguée, on a remarqué un Pater noster en chœur de Meyerbeer, un O salutaris à quatre voix de Rossini, d’une harmonie très fouillée et très fine, mais surtout un Benedictus de la composition de M. Dietsch, morceau d’un sentiment exquis et vraiment religieux qui pourrait être signé de la main d’un maître. Jamais M. Dietsch ne s’est élevé aussi haut que dans ce Benedictus, qui a produit un effet plein de charme et d’onction. La mort a enlevé cette année deux des plus anciens élèves de Choron : M. Olive de La Gastine, un professeur distingué dont la modestie égalait le mérite, et M. Léon Bizot, qui s’est fait un nom au théâtre de l’Odéon, où il a chanté avec succès les rôles de baryton. C’est aussi un ancien élève de Choron que M. Delsarte, qui a donné tout récemment dans la salle de M. Herz un concert des plus curieux et des plus intéressans. Il a chanté, avec la profondeur de sentiment qu’on lui connaît, le songe d’Iphigénie de Gluck, des chansons piquantes du xvie siècle qui font partie de ses Archives du Chant, publication curieuse à plus d’un titre, et puis il a récité des fables de La Fontaine avec une finesse et une bonhomie de diction fort remarquables. Il est à regretter que M. Delsarte, qui a fait une étude si approfondie de la déclamation lyrique, ne se soit pas exclusivement consacré à l’enseignement de cette partie de l’art. Il y aurait trouvé une renommée solide et des avantages que ne peuvent lui assurer les tentatives diverses dans lesquelles il gaspille, ce nous semble, de belles facultés. À ce concert de M. Delsarte, qui avait réuni une société élégante, nous avons eu le bonheur d’entendre Mme la princesse Czartoryska, une élève distinguée de Chopin, dont elle interprète la musique avec une grâce parfaite, et Mme la princesse de Chimay, qui joue aussi du piano comme une artiste qui a été nourrie de bonne musique. Ces deux dames ont exécuté un concerto de Mozart pour deux pianos et orchestre, et n’ont pas eu besoin d’indulgence pour être chaleureusement applaudies de l’auditoire.
La conclusion à tirer de ce nombre considérable de concerts qui ont été donnés cet hiver à Paris, c’est que le goût de la musique de chambre se répand de plus en plus, et devient un besoin de la classe éclairée du public français. Chacune des sociétés qui s’est instituée pour l’exécution des chefs-d’œuvre de la musique instrumentale attire une fraction particulière du monde parisien, dont elle fait l’éducation. Ce sont les bons concerts, ceux du Conservatoire, des Jeunes-Artistes, de MM. Alard et Franchorame, etc., qui ont formé cette masse d’auditeurs intelligens qui courent aujourd’hui au Théâtre-Lyrique entendre les Nozze di Figaro de Mozart. Trois femmes d’un talent diversement remarquable, Mmes Carvalho, Van-den-Heuvel et Ugalde, chantent et jouent à ravir les rôles du page, de la comtesse et de Suzanne. Qui dirait que cette partition admirable, qui vaut presque celle de Don Juan, remonte à l’année 1786 ? C’est que le beau ne vieillit pas et s’impose à l’admiration des hommes. Le public émerveillé a fait répéter jusqu’à six morceaux des Nozze di Figaro, dont nous sommes heureux de consigner ici l’éclatant succès.
- ↑ Haendel est depuis quelque temps l’objet de recherches et de travaux fort intéressans. Il a paru à Londres, chez Trübner et Ce une biographie de ce grand musicien, par M. Victor Schoelcher, qui renferme de nouveaux et curieux renseignemens. L’Allemagne ne reste pas indifférente à la gloire de ce génie biblique, qu’elle a porté dans ses entrailles fécondes. On s’occupe à Leipzig d’une publication des œuvres complètes de Haendel, accompagnée d’une histoire de sa vie, par M. Frédéric Chrysander, dont le premier volume a paru chez Breitkopf et Haertel. Le livre de M. Chrysander, dont nous avons lu le premier volume avec le plus vif intérêt, sera pour la vie de Haendel ce que l’ouvrage considérable de M. Otto Jahn est pour la vie de Mozart. Nous attendons que M. Otto Jahn ait terminé son ouvrage pour en parler plus longuement aux lecteurs de la Revue. Il n’y a que la pauvre Italie qui ne fasse rien pour ses grands hommes, et qui laisse des noms comme ceux de Carissimi, Scarlatti, Leo et Jomelli, enfouis sous la poussière des bibliothèques.