Revue Littéraire - Publications allemandes sur Lessing

Revue Littéraire - Publications allemandes sur Lessing
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 1 (p. 686-688).


PUBLICATIONS EN ALLEMAGNE SUR LESSING.

Le mouvement des recherches sérieuses ne se ralentit pas en Allemagne. Il semble que ce docte pays veuille se dédommager par les travaux de l’intelligence de l’inaction forcée à laquelle l’a condamné la politique cauteleuse ou pusillanime de ses gouvernemens. Jamais la librairie allemande n’a été plus riche en publications d’un ordre élevé. Les sciences viriles qui consolent et fortifient la pensée, — la philosophie, la théologie et l’histoire, — sont cultivées avec une persévérance et une ardeur où il y a plus que de l’enthousiasme littéraire ; on y sent le feu sacré du patriotisme.

Parmi tant de travaux si dignes d’estime, parmi tant d’œuvres et d’entreprises qui attestent le réveil des esprits, il faut signaler au premier rang les études consacrées aux écrivains que l’Allemagne appelle justement ses classiques, c’est-à-dire aux esprits supérieurs qui furent, il y a cent ans, les promoteurs d’une littérature vraiment nationale et qui restent, en définitive, les maîtres des générations survenantes. Goethe, Schiller, Herder ont été l’objet des recherches les plus précises et des plus intelligens commentaires. Lessing, le premier en date dans ce groupe illustre et le chef d’une révolution qui dure encore, ne pouvait être oublié par cette critique respectueuse et féconde. C’est un heureux symptôme que le retour du public lettré à ce vigoureux esprit, car il n’est pas de conseiller intellectuel et moral qui puisse exercer sur nos voisins une action plus efficace. Quel bon sens ! quelle fermeté ! comme il met l’intelligence en garde contre les séductions du mysticisme ! comme il inspire le sentiment de la dignité humaine ! comme il relève les âmes découragées et leur fait désirer les émotions de la vie publique ! Son exemple et ses ouvrages sont une exhortation virile. L’Allemagne le sait, et chaque fois que sa conscience nationale est affligée ou inquiète, on dirait qu’elle relit Lessing avec plus de reconnaissance et d’amour. La belle édition critique des œuvres complètes de l’auteur de Nathan donnée en 1839 par Lachmann était entièrement épuisée ; un libraire très distingué de Leipzig, M. Goeschen, qui avait déjà provoqué l’excellent travail de Lachmann, en publie aujourd’hui une édition nouvelle, et il en fait un véritable monument littéraire sur lequel nous nous empressons d’appeler l’attention des esprits studieux[1].

On sait quelle était la science de Lachmann et quels services il a rendus à la littérature de son pays. Y a-t-il beaucoup d’érudits en Europe qui sachent pénétrer avec la même sûreté de critique, avec la même profondeur de science, les monumens de l’antiquité grecque et latine, les langues naïves du moyen âge et les viriles productions du génie moderne ? Lachmann était un de ces hommes privilégiés. Je le comparerais volontiers à ce savant humaniste, à ce docte interprète de Cicéron, qui s’est trouvé tout prêt pour l’étude approfondie du moyen âge, et qui, chargé de présider aux travaux des continuateurs de dom Rivet, éclaire en ce moment d’une lumière inattendue l’histoire littéraire de la France au XIIIe siècle. Passionné pour la poésie antique, Lachmann était initié aux idiomes germaniques du temps des Hohenstaufen aussi intimement que les littérateurs spéciaux dont la vie se consacre à cette seule étude, et s’il fallait apprécier les maîtres du XVIIIe siècle, s’il fallait rectifier leur texte, rassembler les écrits épars de Lessing par exemple, c’est encore à lui qu’on s’adressait.

Il restait pourtant, malgré Lachmann, plus d’une découverte à faire dans es papiers de Lessing. L’auteur de Nathan et de la Dramaturgie de Hambourg est un de ces esprits ahondans qui se répandent de mille côtés à la fois. Il a rempli son siècle, il a pris part à toutes les polémiques, il a paru sur tous les champs de bataille. Que de pages livrées au vent ! Que de témoignages de son infatigable apostolat dispersés dans des recueils inconnus ! Un littérateur persévérant et scrupuleux, M. de Maltzahn, qui a consacré une partie de sa vie à l’étude de Lessing, a eu le bonheur de recueillir ces fragmens, et c’est à lui que M. Goeschen a confié l’édition nouvelle qui vient compléter aujourd’hui le travail de Lachmann. Le Lessing de M. de Maltzahn aura douze volumes. Nous en avons déjà neuf sous les yeux, et nous pouvons apprécier les intéressantes découvertes du consciencieux érudit, comme aussi le soin et l’intelligence de l’éditeur qui est heureux d’attacher son nom à une telle œuvre. De mâles et ingénieuses poésies, insérées dans des recueils devenus extrêmement rares, tels que le Musicien critique de la Sprée (1749), le Nouveau journal de Hambourg (1767), etc., enrichissent le premier volume. Je trouve dans le second le théâtre posthume de Lessing, complètement publié d’après le manuscrit de Breslau. M. Danzel, dans sa biographie de Lessing publiée en 1850, avait déjà mis en lumière plusieurs fragmens précieux. M. de Maltzahn a profité de toutes ces indications et rassemblé tous ces trésors. Ce sont des ébauches, des scènes écrites de verve, quelquefois seulement un plan, un programme, un canevas rapide, ou, plus simplement encore, le titre d’une comédie ou d’un drame. Publié pour la première fois en 1784 par le frère du poète, M. Charles Lessing, le théâtre posthume de l’auteur d’Emilia Galotti avait été singulièrement augmenté et rectifié par les recherches de Lachmann. Il nous est restitué aujourd’hui, grâce à M. de Maltzahn, dans sa forme définitive. Ici c’est une curieuse étude dramatique, intitulée Alcibiade en Perse ; là, quelques scènes d’une comédie où l’auteur raille l’inoffensif travers du vieillard qui méprise le présent et n’a de goût que pour les choses du passé. Ces scènes sont écrites en français, dans un français, je l’avoue, assez gauche et souvent fort incorrect ; n’importe, ces révélations ont leur prix, quand elles viennent d’un homme tel que Lessing, et n’est-il pas curieux de voir cet esprit si allemand s’exercer au dialogue de Molière ? Plus loin, voici une imitation du Pseudolus de Plaute, ou de spirituelles ébauches d’après la comédie anglaise. Maintes critiques littéraires, insérées dans les recueils du temps, donnent aussi beaucoup d’intérêt à cette savante publication. L’éditeur annonce pour les volumes qui suivront un ouvrage complètement inconnu jusqu’à ce jour, le Journal de Lessing pendant son voyage en Italie, et d’importantes additions à la Dramaturgie de Hambourg. Il suffit de signaler de telles découvertes pour faire apprécier toute la valeur de l’édition que publie le libraire Goeschen ; j’ajoute que la beauté de l’exécution typographique répond à l’importance des recherches littéraires. On peut relire maintenant, dans le texte le plus pur, et le plus commodément du monde, c’est-à-dire avec le double plaisir de l’esprit et des yeux, ces drames, ces poésies, et surtout tant de vigoureux manifestes, tant de féconds programmes théologiques ou littéraires qui ont été pour l’esprit germanique le signal du réveil. Grâce à la science de Lachmann, au zèle de M. de Maltzahn, aux soins de M. Goeschen, l’Allemagne a élevé un monument au promoteur de sa littérature nationale.

Puisque nous parlons de Lessing, signalons aussi l’étude que vient de lui consacrer un habile théologien, professeur à l’université de Halle, M. Charles Schwarz[2]. Lessing n’était pas un théologien de profession, mais il a eu un sentiment plus vif des fautes, des dangers, des besoins de la théologie de son siècle, que la plupart des directeurs officiels de l’église protestante. C’est un intéressant spectacle de voir un théologien comme M. Schwarz rendre ce témoignage à l’éditeur des Fragmens d’un Inconnu, à l’auteur de l’Éducation du Genre Humain. Lessing en effet, qui représentait si bien les ardentes aspirations philosophiques de son époque, n’était pas moins attaché à la dignité de la théologie. La pusillanimité, la platitude, le rationalisme vulgaire de la plupart des théologiens du XVIIIe siècle lui arrachaient des cris de colère. Il voyait là une véritable trahison. Ame puissante et généreuse, il unissait dans sa pensée, non pas dogmatiquement, mais d’une façon libre et vivante, le double esprit de la philosophie et de la religion.

Il y a là tout un côté fort peu connu du rôle philosophique de Lessing qui méritait d’être soumis à une critique attentive par un écrivain compétent. Que le travail de M. Schwarz soit le bienvenu ! Il n’éclaire pas seulement l’histoire de la théologie allemande au XVIIIe siècle, il jette aussi beaucoup de jour sur l’état des écoles et des controverses théologiques dans l’Allemagne d’aujourd’hui, car M. Schwarz introduit hardiment Lessing dans notre XIXe siècle, et l’amène à déclarer lui-même quel serait son rôle au milieu des discussions présentes. Nous ne partageons pas toutes les vues de M. Schwarz, nous ne voudrions pas souscrire à toutes ses décisions ; ce que nous approuvons sans réserve, c’est l’inspiration générale du livre, c’est ce généreux désir d’accorder deux forces hostiles en apparence et cependant aussi nécessaires et aussi indestructibles l’une que l’autre, la liberté philosophique et le sentiment religieux. Nous reviendrons sur le travail de M. Schwarz et sur la grande figure de Lessing ; qu’il nous suffise aujourd’hui d’avoir signalé aux philosophes, aux lettrés et même aux théologiens, ces importantes publications.

Saint-René Taillandier.



  1. Gotthold Epraim Lessing’s sämmtliche Schriften, herausgegeben von Lachmann. Aufs neue durchgesehen und vermehrt von Wendelin von Maltzahn, 9 volumes publiés. Leipzig, Goeschen, 1853-1835. — Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.
  2. Gotthold Ephraim Lessing als Theologe dargestellt, von C. Schwarz. Halle, Pfeffer.