Revue Littéraire - La Manie de la modernité
Il faut être de son temps. Tout le monde en convient. Le moyen de dire le contraire sans nier le progrès ! Et le moyen de nier le progrès dans le siècle des chemins de fer et de la télégraphie sans fils ! Les anciens sont les anciens ; ils ont pu avoir toute sorte de qualités, mais ils sont morts ; ils ont ignoré beaucoup de choses que nous savons ; ce n’était pas leur faute ; on ne choisit pas la date de sa naissance, et il est difficile de leur en vouloir. Ceux qui, à l’heure qu’il est, voudraient encore se mettre à leur école et nous y tenir avec eux font preuve d’une timidité presque coupable, et ils devraient en avoir un peu de honte. Ce sont des esprits routiniers, incapables de dépasser les enseignemens reçus et de secouer le joug qu’a subi leur enfance. Ils se consument dans une contemplation vaine, en de stériles regrets. Si encore ils n’étaient que des esprits faibles ! Mais il faut bien le dire : dans leur prétendu respect du passé il entre beaucoup d’hostilité contre le présent. Ils boudent leurs contemporains ; ils sont d’humeur chagrine et de caractère jaloux. Ce sont des envieux sur lesquels pèse une juste défaveur. Transportées dans le milieu d’aujourd’hui les idées d’autrefois y sont choquantes, à la manière d’un anachronisme, et ridicules par essence, puisqu’elles ne ressemblent pas à ce qui les entoure. Au contraire il y a dans tout ce qui est moderne je ne sais quoi de vif, de hardi, de généreux. La modernité nous séduit aussitôt, par un charme qui est en elle et qui vient de la secrète conformité avec nos goûts. Dire d’une idéo, d’une nuance de sentiment, d’une excentricité qu’elle est de maintenant, c’est par cela seul en faire l’éloge. Une œuvre qui est d’un « modernisme aigu, » une plaisanterie qui est « bien d’aujourd’hui » est assurée de faire son chemin. C’est pourquoi l’écrivain qui veut plaire se préoccupe d’abord d’avoir cette qualité qu’aucune autre ne remplace, et qui tient lieu de plusieurs autres. Il ne se contente pas d’être de son temps, comme on en est, sans le vouloir ; il s’y applique ; il le fait exprès. Il flaire d’où vient le vent, et tâche de deviner quelle sera la mode de demain. Les modes vont vite, et elles sont changeantes ; il change avec elles. Il a de la souplesse, de l’agilité, de la désinvolture. Surtout il s’efforce de rejeter ce bagage qu’une longue tradition nous impose et qui alourdit d’autant la marche : opinions reçues, admirations consacrées, et autres vieilleries qui sentent l’école. Songez donc ! S’il allait passer pour un pédant ! Si on allait le prendre pour un professeur !...
Cette superstition, ou cette manie de la modernité est de date assez récente. On la voit apparaître au début du siècle dernier. Antoine Houdar de Lamotte en fut l’un des premiers atteint. Cela fait que sa célébrité, un peu bien passée, retrouve aujourd’hui quelque intérêt d’actualité, et cela donne à sa physionomie, un peu bien effacée, un certain air « moderne. » La médiocre étude qu’on vient de lui consacrer[1] nous est moins un secours qu’une occasion pour parler de lui.
Ce Lamotte était un aimable homme. Aveugle et impotent dès sa jeunesse, il garda jusqu’au bout la même sérénité d’âme. Tous ses contemporains s’accordent à louer la douceur de son caractère et l’aménité de son humeur. Recueillons ces louanges qui honorent sa mémoire, et pour le cas où nous aurions à contester la largeur de ses vues et la solidité de son jugement, commençons par rendre hommage aux qualités de son cœur. — Écrivain d’arrière-plan, il connut un jour les enivremens du triomphe. S’étant mis, passé la cinquantaine, à travailler dans le genre tragique, il eut la bonne fortune de rencontrer justement la manière dont les spectateurs d’alors voulaient qu’on les remuât. Inès de Castro fut un succès de larmes. On ne manqua pas de dire, comme c’est la coutume, que, depuis le Cid, on n’avait pas vu au théâtre un pareil succès. Ils sont plusieurs, dans l’histoire du théâtre, qui ont remporté des succès destinés à faire pâlir celui du Cid. Lamotte a sa place parmi eux, ainsi que l’autre Corneille, celui qui s’appelait Thomas ; il y aurait de l’injustice à l’oublier. — Enfin Lamotte avait de l’esprit. Si nous ne nous en apercevons guère, à lire ses œuvres, c’est que l’esprit passe vite et résiste rarement à l’épreuve du temps. Il brilla dans la conversation à une époque où la conversation était particulièrement brillante. Ne lui refusons pas un mérite que lui reconnaissait une société amoureuse de l’esprit. — Au surplus, ni l’esprit de Lamotte, ni son bon cœur n’auraient suffi à faire vivre son nom ; et l’auteur lui-même d’Inès de Castro nous trouverait aussi indifférens que nous sommes devenus insensibles aux infortunes de son héroïne. Mais il s’est jeté dans un débat qui, à l’heure qu’il est, reste encore pendant. Il a beau s’y être jeté à l’étourdie, et avoir touché à la question avec maladresse, en montrant bien qu’il ne comprenait pas de quoi il s’agissait ; bien lui en a pris, et cela fait qu’on peut le citer, comme un type d’une famille d’esprits qu’il représente assez exactement.
Lamotte est l’homme de salon à la mode de 1715. Habitué des mardis de la marquise de Lambert et berger aux couleurs de la duchesse du Maine, il s’est justement façonné d’après le goût qui régnait dans les cénacles de la préciosité renaissante. La première condition pour y réussir, c’était de ne pas être confiné par une compétence spéciale dans quelque étude unique. C’est un risque auquel Lamotte n’est pas exposé. Profondément et généralement ignorant, il peut s’occuper de toutes choses avec une incompétence universelle. Ses panégyristes ne manquent pas d’en faire la remarque, à son honneur : « On n’eût pas facilement découvert de quoi M. de Lamotte était incapable, dit Fontenelle. Il n’était ni physicien, ni géomètre, ni théologien ; mais on s’apercevait que pour l’être, et même à un haut point, il ne lui avait manqué que des yeux et de l’étude. Quelques idées de ces différentes sciences qu’il avait recueillies çà et là, soit par un peu de lecture, soit par la conversation d’habiles gens, avaient germé dans sa tête et y avaient jeté des racines et produit des fruits surprenans par le peu de culture qu’ils avaient coûté. » Comme il touche aux sciences sans être savant, mais seulement parce qu’il était de bon ton alors d’expliquer l’astronomie aux dames et comment est bâti le corps de l’homme, Lamotte fait des vers sans être poète. Il en fait de toutes les manières, hors celle qui consiste à les bien faire. Il débute par donner des opéras ; il publie des odes en vers et des odes en prose, des fables et des cantates ; passant du genre lyrique au genre épique, de la tragédie à la comédie, du grave au doux, et du plaisant au sublime, il traduit tour à tour et avec la même aisance Homère, Anacréon et les psaumes. Il improvise des bouts rimes, des énigmes et des mandemens d’évêque. Il est, quand il le faut, orateur ou critique. Il porte partout la même facilité et la même insuffisance. Eut-il quelque obscure conscience de cette irrémédiable médiocrité, et le dépit qu’il en conçut fut-il l’origine de ses « paradoxes » ? D’Alembert le dit dans son éloge de Lamotte. « Il voulait faire des vers et sentait que la nature ne l’avait pas fait poète ; il voulait faire des odes et sentait qu’il avait plus de logique que de chaleur, plus de raison que d’enthousiasme ; il voulait faire des tragédies et se voyait à une distance immense de Corneille et de Racine ; enfin, il voulait faire des fables et sentait que son esprit, dont le caractère était la finesse, essaierait en vain d’attraper la naïveté charmante de La Fontaine ; que lui restait-il donc à faire ? De soutenir, avec tout l’art dont il était capable, que l’harmonie et les images n’étaient point nécessaires à la poésie, la chaleur et l’enthousiasme à l’ode, la versification à la tragédie et la naïveté à la fable. Lamotte s’est fait une poétique d’après ses talens, comme tant de gens se font une morale suivant leurs intérêts. » Et voilà au moins une façon de faire l’éloge des gens ! Ce qui est certain, c’est que Lamotte était fertile en aperçus ingénieux et variés. Il parlait bien de ce qu’il connaissait mal. Sur les lettres et sur les sciences, et sur quelque sujet que ce fût, il était prêt à discourir suivant les règles du savoir-vivre. « Il disputait avec vivacité, mais sans emportement, sans aigreur, sans opiniâtreté, en homme du monde plutôt qu’en homme de lettres. » Lamotte est un homme du monde ; on s’accorde sur ce point. C’est donc le cas de voir, par son exemple, combien il peut tenir de pédantisme et de vanité dans la courtoisie et dans la modestie d’un écrivain homme du monde.
C’est l’habitude qu’on nous juge non pas sur les choses que nous disons, mais sur la manière et sur le ton dont nous les disons. Un écrivain qui s’est fait une réputation de douceur peut être cruel tout à son aise. Pourvu qu’il ait pris soin de montrer d’abord patte de velours, il peut égratigner les gens, librement, sans cesser de s’entendre louer pour son urbanité. De même il peut disserter à loisir, chicaner à son gré, et faire à lui seul l’office d’une légion de commentateurs ; pourvu qu’il ait eu soin de déclarer que d’ailleurs tout cela lui est fort indifférent, on ne le tiendra pas pour un cuistre. Telle est l’histoire de la dispute entre Lamotte et Mme Dacier. Lamotte ayant publié en tête de sa traduction en vers de l’Iliade un Discours sur Homère irrévérencieux pour le poète grec, Mme Dacier répondit par un factum sur les Causes de la corruption du goût auquel Lamotte riposta par des Réflexions sur la critique. Dans cette controverse Lamotte se plaint que Mme Dacier l’ait combattu avec une violence à laquelle il ne veut opposer qu’une politesse toute chevaleresque et quasiment galante. Les contemporains ont, sur la foi de Lamotte et sans trop se soucier d’y aller voir, parlé de sa galanterie et de l’impardonnable violence de Mme Dacier. Nous en parlons après eux. Je ne songe guère à prendre la défense du livre de Mme Dacier : c’est un pauvre livre, et, pour l’indigence du fond, il mérite d’être mis à côté de ceux de Lamotte. Et il est bien vrai que l’argumentation de cette dame est sans grâce ; mais aussi n’y prétend-elle pas ; pédante elle est, et elle se donne pour pédante. Dans une discussion, qui est vraiment une discussion de collège, elle emploie les procédés du collège. Persuadée qu’une affaire qui touche à la direction des études et aux méthodes d’enseignement ne saurait être sans conséquence, elle la traite donc comme une affaire de conséquence. « M. de Lamotte parle d’un ton si affirmatif que cette belle censure a imposé à un grand nombre d’ignorans. Que dis-je d’ignorans ? Elle a surpris des gens savans, des gens dont la profession est d’être hommes de lettres et même de les enseigner. Que ne doit-on pas craindre pour les jeunes gens ? C’est pour eux et en leur faveur qu’il est nécessaire de répondre ; il faut tâcher de les munir contre ce nouveau poison. » Lamotte triomphe. Ce n’est pas pour rien qu’il possède le grand art de parler avec frivolité des choses sérieuses. Il en use pour ridiculiser sa candide ennemie. « Cet endroit fait rire par ces termes graves et pathétiques de témérité, de licence, de désordre, d’attentats injurieux et d’indignation, appliqués à une matière si frivole. » Mme Dacier croyait aux choses qu’elle disait ; voilà le ridicule dont elle ne s’est pas relevée. Lamotte professe au contraire le plus parfait détachement. Il ne se fait pas d’illusions sur son art et sait ce que vaut le métier d’arrangeur de mots. Il fait bon marché de ses idées, qu’il donne moins pour des idées que pour des sentimens ou des conjectures. Quant à la question en litige, il s’en faut qu’il s’en exagère la gravité : « La question du mérite d’Homère est peut-être celle de toutes sur laquelle il est plus permis de parler. Peut-être aussi en vaut-elle si peu la peine qu’il serait encore plus prudent de s’en taire... Je connais trop bien le peu d’importance de la matière pour en fatiguer davantage le public... » Ces déclarations abondent sous la plume de Lamotte et impriment fortement dans notre esprit l’idée que ce galant homme est incapable de tout parti pris et de toute mesquinerie d’auteur. Mais alors, s’il est si peu attaché à ses propres sentimens, d’où vient qu’il soit si peu disposée y renoncer ? S’il fait si peu de cas de ses argumens, d’où vient que, parce qu’on les a déclarés pitoyables, il s’en trouve « insulté » ? Puisque la discussion lui parait de si peu d’importance, d’où vient qu’il ait ranimé la querelle assoupie et qu’il l’entretienne, et pourquoi est-ce qu’il oppose les critiques aux commentaires et les arguties aux subtilités ? Mais le pédantisme, parce qu’il fait des grâces, cesse-t-il d’être le pédantisme ?
Il en va de même de la modestie de Lamotte. Certes, chaque fois qu’il parle de lui, il s’empresse de convenir qu’il est un très petit personnage ; mais sa conscience une fois mise en repos grâce à cet artifice, il ne résiste plus au plaisir de parler de soi, et il est sur ce chapitre d’une abondance et d’une complaisance inépuisables. Ennemi déclaré de la race des commentateurs, il se fait pourtant son propre commentateur et nous explique les mérites de ses œuvres. Il n’a pas l’outrecuidance de se comparer aux maîtres ; pourtant il refait des fables après La Fontaine et donne à entendre que l’avantage est de son côté ; car il invente ses sujets, tandis que La Fontaine se borne à développer des sujets d’emprunt. Il refait l’Iliade après Homère, et il va sans dire que c’est pour la faire meilleure. Une vignette placée en tête du poème représente Homère remettant sa lyre à Lamotte :
Homère m’a laissé sa Muse
Et, si mon orgueil ne m’abuse,
Je vais faire ce qu’il eût fait.
Il est tout disposé à confesser ses fautes, mais à condition de faire la confession d’autrui en même temps que la sienne. « Je ne choisirai que quelques exemples... afin de donner par là l’idée la plus exacte qu’il me sera possible des fautes d’Homère et des miennes. Peut-être serai-je un peu plus sévère pour Homère que pour moi... » Ce qui est vrai, c’est que ce bel esprit est d’une vanité qui nous désarme par sa candeur. Grand faiseur de théories, Lamotte est aussi bien le théoricien de la vanité de l’écrivain. « Tout homme qui donne au public des ouvrages de bel esprit est convaincu de vanité par le fait même ; car, quel motif pourrait avoir un auteur, quand il imprime des ouvrages purement ingénieux, si ce n’est de faire avouer à ses lecteurs qu’il a de l’esprit et des talens ? Si son but n’eût été que de s’amuser, il ne produirait pas l’ouvrage au grand jour... Ce n’est donc pas un reproche à faire à un poète que la vanité. Cela s’en va sans dire. » Je ne conteste pas que ce raisonnement ne soit pour le moins spécieux. Toujours est-il qu’à travers ces lignes apparaît une conception nouvelle qui va être celle de l’homme de lettres. L’écrivain classique respectait son art et se méfiait de soi ; l’homme de lettres se moque de son art et s’admire lui-même. L’écrivain suivant le précepte de Boileau avait le devoir d’être « honnête homme ; » l’homme de lettres a le droit à la vanité.
L’auteur des opéras, des odes et des fables était-il bien désigné par la nature de son talent et par sa conception personnelle de l’art, pour se poser en novateur ? Il ne le semble pas. Lamotte s’accorde avec les classiques pour définir l’art une « imitation de la nature, » mais l’imitation faite avec discernement d’une nature choisie. Dans ses ouvrages il se plie docilement à toutes les règles et n’a garde de profiter pour lui-même des libertés qu’il réclame. Mais soucieux de mériter l’approbation mondaine, il prend le mot d’ordre dans les salons où il fréquente. Or cette société est entichée d’elle-même, infatuée de ses idées et de ses goûts, naïvement persuadée qu’elle est le terme où aboutissent tous les efforts de l’humanité. Elle juge de toutes choses par rapport à elle seule et veut retrouver partout sa propre image. Elle est convaincue de sa supériorité et n’accorde sa faveur qu’à ceux qui l’entretiennent dans cette illusion. Dans la querelle des anciens et des modernes, elle ne pouvait hésiter, et en se rangeant au parti des modernes c’est pour elle-même qu’elle a pris parti. Elle s’est complu aux théories des Perrault et des Fontenelle qui étaient à son adresse la plus délicate flatterie. Ami et admirateur de Fontenelle, Lamotte n’a cessé de tenir les yeux fixés sur celui dont les salons reconnaissaient la royauté : il en est la pâle copie et le clair de lune. C’est un disciple de Fontenelle, qui aurait étudié son modèle dans le portrait qu’en a tracé La Bruyère sous le nom de Cydias. L’esprit nouveau qui commençait à se faire jour dans la société portait déjà le nom d’esprit philosophique. Lamotte est philosophe ; c’est même un philosophe profond, au dire de la marquise de Lambert qui s’y connaissait. « M. de la Motte est philosophe profond. Philosopher, c’est rendre à la raison toute sa dignité et la faire rentrer dans ses droits ; c’est rapporter chaque chose à ses principes propres et secouer le joug de l’opinion et de l’autorité. » Tel est en quelques mots le programme auquel Lamotte n’a cessé de se référer ; là est la clé de ce qu’on a appelé pompeusement sa critique.
Au nom de la raison Lamotte fait campagne contre l’autorité. Le service que Descartes a rendu à la philosophie en l’affranchissant de la scolastique, il faut le rendre à la littérature. Ici, comme aussi bien dans les mathématiques, la seule règle est celle de l’évidence. Car il n’y a pas deux façons de raisonner : il n’y en a qu’une et c’est colle des géomètres. L’art poétique a ses axiomes, ses théorèmes, ses corollaires, ses démonstrations. L’autorité est donc aussi peu recevable en littérature qu’elle léserait dans les sciences. « Allons jusqu’où la raisonnons mène. Quand il n’y aurait point de partage sur Homère, un homme pourrait réclamer lui seul contre tous les siècles ; et si les raisons étaient évidentes, les trois mille ans d’opinion contraire n’auraient pas plus de force qu’un seul jour. A la vue des premières expériences de la pesanteur de l’air, qu’a servi : le long règne de l’horreur du vide ? » On voit, sans qu’il soit besoin d’y insister, ce qu’il y a de factice dans ce rapprochement. Le malheur est que Lamotte et Mme Dacier apercevaient dans une lumière, qui était pareillement celle de l’évidence, des vérités contradictoires. L’évidence de Lamotte n’était pas l’évidence de Mme Dacier. Cela nous aide à retrouver, sous la magnificence des termes et sous leur confusion, quel est en fait le critérium qu’applique Lamotte.
Lui aussi, le XVIIe siècle avait beaucoup parlé de la raison, et il en faisait la souveraine maîtresse des jugemens littéraires. Ce qu’il entendait par la raison, c’est la faculté qui d’un homme à l’autre est la même et dans laquelle tous les hommes peuvent donc communier. Et il trouvait dans le consentement de tous les siècles l’expression de cette raison. La raison dont parle Lamotte est exactement le contraire ; à vrai dire, elle n’est pour chacun que l’expression de ses préférences individuelles. Le beau, c’est ce qui nous fait plaisir. A l’occasion Lamotte ira jusqu’à opposer le goût et la raison :
Du vrai la raison nous assure,
Elle en est seule le flambeau.
Le goût, présent de la nature,
Est le seul arbitre du beau.
Sous quelque forme qu’il le trouve,
Il le reconnaît et réprouve
Ce qui pourrait le démentir.
Mais ce goût du beau c’est peut-être
Moins ce qui nous le fait connaître
Que ce qui nous le fait sentir.
Il est impossible de s’exprimer dans un langage d’une plus désolante platitude et de prouver par un exemple plus approprié qu’entre certains vers et la prose il n’y a pas de différence essentielle. Au moins Lamotte dit-il clairement ce qu’il veut dire. Nos modernes dilettantes et impressionnistes peuvent saluer en lui un ancêtre. Mais si le jugement de goût est pure affaire de sentiment, et si tout se ramène à une impression de plaisir immédiat, combien cela est commode, et que voilà une théorie qui vient au secours de l’ignorance mondaine ! Les gens de qualité qui savent tout sans avoir rien appris, seront reconnaissans à l’écrivain qui s’en remet si généreusement à la sûreté de leur instinct. Toutes les femmes seront pour lui.
Soyons de bonne foi, poursuit Lamotte, et convenons que nous ne prenons plus guère de plaisir à la lecture des anciens. Ils sont trop éloignés de nous, trop distans, séparés par tout un monde d’idées, et pour nous remettre de niveau avec eux, il nous faut faire un effort qui est pénible. D’ailleurs ils nous sont venus à travers trop de commentateurs, et il nous est presque impossible de retrouver leur véritable pensée sous tant de gloses qui l’étouffent et l’offusquent. On les a de trop bonne heure imposés à notre admiration, quand notre jugement n’était pas libre. Nous ne pouvons plus en recevoir aucune impression directe et le culte même que professent à leur endroit leurs admirateurs en titre, ce n’est qu’une admiration de commande et qu’un préjugé d’éducation. « J’aurais plus de foi à des esprits naturels et simplement cultivés par ce qui s’est fait de meilleur dans notre siècle qu’à ces savans qui par la longue habitude d’admirer tout dans les anciens, et par trop de déférence aux autorités, se sont fait, pour ainsi dire, un goût d’emprunt et tout à fait étranger à la raison. En effet la plupart de ces savans ne sentent plus les choses en elles-mêmes. »
D’où vient enfin cette prévention qu’on a en faveur des langues anciennes ? D’où vient qu’on réserve à ceux qui les savent le nom de savans ? Et quelle est cette vertu particulière qu’on leur prête pour la formation de l’esprit ? En quoi notre langue est-elle inférieure au grec et au latin ? Sur quoi fonder ce désavantage de la langue française ? Est-ce par la disette des mots qu’elle pèche ? Est-ce le défaut d’élégance qu’on lui reproche ? La langue de Corneille manque-t-elle de vigueur ? La langue de Racine manque-t-elle de finesse ? La langue de Quinault manque-t-elle de tendresse ? Qu’est-ce donc qui empêche un homme d’atteindre à la plus haute culture, sans le secours du grec et du latin ? Notez qu’on peut très bien, sans posséder ces langues, s’approprier ce qu’il y a de moins négligeable dans l’héritage des anciens. Car on a traduit tout cela. Nous avons d’excellentes traductions, qui nous dispensent de recourir aux originaux. Du reste toute la substance de l’antiquité a passé dans les ouvrages des meilleurs d’entre les modernes. Étudions Horace dans Boileau, Ésope dans La Fontaine et Sophocle dans Racine ! Pour ce qui est de lui, Lamotte n’a jamais su un mot de grec ; il a oublié le peu de latin qu’il a pu savoir. Cela ne l’empêche ni d’être un écrivain de mérite, ni d’être un arbitre du goût, et de pouvoir en remontrer aux gens de collège tout barbouillés de leur érudition. Il faut citer ici le propre texte, et les paroles de l’auteur : « On a tort d’appeler ignorans ceux mêmes qui ne sauraient ni grec ni latin. Ils peuvent avoir acquis en français toutes les idées nécessaires pour perfectionner leur raison et toutes les expériences propres à assurer leur goût. Nous avons des philosophes, des orateurs et des poètes ; nous avons même des traducteurs où l’on peut puiser les richesses anciennes, dépouillées de l’orgueil de les avoir recueillies dans les originaux. Un homme qui, sans grec et sans latin, aurait mis à profit tout ce qui s’est fait d’excellent dans notre langue, l’emporterait sans doute sur le savant qui, par un amour déréglé des anciens, aurait dédaigné les ouvrages modernes. » Les langues anciennes ne sont pas nécessaires pour la formation de l’esprit ; il y a une culture moderne qui vaut la culture par le grec et le latin ; les traductions remplacent avantageusement les textes et les imitations dispensent de connaître les modèles, — est-ce dans les feuillets jaunis des œuvres de Lamotte que nous lisons ces belles choses ? est-ce dans les journaux d’hier et dans les brochures de nos « coloniaux » ? Les modernes eux-mêmes se soucient-ils donc si peu de renouveler leurs argumens, et d’en rafraîchir la nouveauté ? Qu’ils y prennent garde ! Leur modernisme date déjà de deux siècles. Ils sont en train de passer anciens.
Toutes ces idées avaient cours avant que Lamotte ne fût venu les reprendre à son compte ; car il s’en faut qu’il les ait inventées. Néanmoins, on ne peut dire qu’il n’ait pas dans la discussion une attitude qui le distingue de plusieurs autres partisans des modernes. Il a une façon de pousser le raisonnement à l’absurde, qui fait peut-être honneur à son esprit géométrique, mais qui en tout cas est bien à lui. Et chaque fois qu’il y a une maladresse à commettre, devant laquelle avait reculé la prudence avisée d’un Perrault, d’un Fontenelle ou d’un Fénelon, il n’hésite pas. C’est le timide qui se mêle d’être hardi et va tout de suite aux extrémités. C’est le mouton enragé. On sait quel est le principe de sa critique d’Homère. Il reproche au vieux poète l’absurdité de ses fables, l’enfantillage de ses croyances, la grossièreté des mœurs qu’il représente, enfin et d’un mot « le défaut de philosophie ». Ses héros manquent d’élégance. Le grand tort d’Homère, c’est d’avoir vécu de son temps et de n’avoir pas su attendre que le XVIIIe siècle fût né. Car à tout prendre, il n’était pas sans génie, et l’homme est chez lui fort supérieur à son œuvre. « L’ouvrage me paraît aussi éloigné de la perfection que l’auteur était propre à l’atteindre s’il eût été placé dans les bons siècles. » A force de restreindre leur horizon, les modernes en arrivent à ne rien comprendre de ce qui dépasse le cercle habituel et actuel de leurs idées. Parce qu’ils ne retrouvent pas dans le poème ancien les conventions de la société polie, les artifices du raffinement et les préjugés de l’heure présente, ils déclarent n’y plus reconnaître les traces de l’humanité. Perrault et Fontenelle n’en jugeaient pas autrement. Mais ils avaient soin de s’en tenir à la critique et ne se hasardaient pas à soumettre au jugement du public un Homère revu, corrigé et considérablement diminué. Faire le procès à Homère, cela pouvait être habile. Refaire l’Iliade, c’était le danger. Lamotte y fonce tout droit. Il tombe dans le piège que lui tendent son amour-propre et un goût malheureux pour la hardiesse. Il lui appartenait de refaire l’Iliade à l’usage de la société précieuse et telle qu’Homère l’eût écrite, si Homère eût été Lamotte.
Autre exemple. Lamotte est un ennemi de la poésie. Il l’envisage en philosophe du point de vue de la raison et n’y trouve aucun élément qui résiste à l’analyse. La poésie est contraire à la raison aussi bien par l’emploi de figures audacieuses que par la gêne de la versification. Tout son prix ne vient que de la difficulté vaincue ; c’est un pénible agencement de syllabes, une manière compliquée de perdre son temps. Comment celui-là pouvait-il avoir le cerveau fait qui s’avisa le premier de se mettre l’esprit à la torture afin de dire moins bien ce que la prose dirait avec simplicité et précision ? Ce réquisitoire contre la poésie peut être amusant. Mais Lamotte passe de l’idée à l’acte et met l’exemple à côté de la théorie. Il adresse à Fleury une ode en prose. « Fleury, respectable ministre, aussi louable par les intentions que par les lumières, aussi cher à ton roi qu’à son peuple et précieux même à tous nos voisins ; toi à qui les poètes sont inutiles, puisque l’histoire se charge de ton éloge, et que tes actions tirent tout leur éclat d’elles-mêmes, reçois l’hommage sincère d’un écrivain enorgueilli de ton approbation... » Le choix du héros, la nature de la louange, la qualité du style, tout cela forme un ensemble. L’impression de comique est irrésistible.
Qu’on veuille bien se demander maintenant ce qui a manqué aux écrivains du XVIIIe siècle et qui, à prendre seulement la valeur littéraire, les met si fort au-dessous des écrivains du XVIIe. Ce qui leur a fait cruellement défaut, c’est le sentiment de l’art. Ils ne savent plus composer et ils ne s’en soucient pas. Pour ce qui est de l’expression, vague et incorrecte chez la plupart, les plus grands n’y cherchent que le mérite de la clarté. Une sécheresse décharnée est la marque de ce style qui ne se recommande que de la raison abstraite. On y chercherait vainement la couleur, le sang, la vie. Tous, ils posent en principe que pourvu qu’on se soit fait entendre on a touché au but. C’est justement ce qui constitue pour un écrivain l’absence du sentiment de l’art. Cette notion entrée dans notre littérature le jour où les écrivains de la Renaissance la reprirent à l’antiquité, en sort le jour où on bannit le culte des anciens. Parmi toutes les formes d’art, celle dont le XVIIIe siècle a été le plus incapable, c’est la poésie. Pour trouver un poète dans le siècle de Fontenelle et de Voltaire, il faudra attendre la venue d’André Chénier, c’est-à-dire le retour à l’antique. Leur modernisme a coûté cher aux écrivains du XVIIIe siècle. Je ne songe guère d’ailleurs à faire retomber sur Lamotte la responsabilité de ces défaillances. Il n’est pas un si grand coupable. Une boutade, même retentissante, n’est pas dangereuse. Lamotte n’a pas entraîné son époque : il l’a suivie. Il en a outré les tendances. Il a lui-même versé dans le sens où elle penchait. Tel est justement le danger de cette superstition du modernisme.
Il se peut en effet que chaque époque apporte son contingent d’heureuses nouveautés et d’idées justes. Mais ces idées en se développant à l’exclusion de leurs contraires deviennent excessives ; ces idées justes, sitôt qu’on les pousse à bout, deviennent fausses. Soyons donc de notre temps ! Aussi bien, comment n’en serions-nous pas ? Les partisans les plus déterminés des anciens, un Boileau, un Racine, un La Fontaine, un La Bruyère ont été en leur siècle les véritables modernes et personne plus que ces imitateurs des Grecs et des Romains n’a donné une image exacte de l’esprit français. Les défenseurs les plus violens de la tradition ne l’ont défendue qu’avec un tour d’esprit qui portait la marque moderne. Un Joseph de Maistre est tout plein de Voltaire et de Rousseau. C’est que le modernisme nous entoure, nous enserre et nous pénètre à notre insu ; il nous arrive par les conversations et par les lectures ; nous le respirons dans l’air qui en est comme saturé ; nous le retrouvons jusque dans la mode du costume et dans la forme des chapeaux. Nous allons en devenir les prisonniers, si nous n’y prenons garde, et si nous ne faisons effort pour recouvrer la liberté de notre esprit et la maîtrise de nous-mêmes. Il nous faut, de toute nécessité, nous en dégager, non pour nous mettre en travers du mouvement de notre époque, mais pour le dominer. C’est à quoi sert la tradition. Bien loin qu’en nous rattachant à elle, nous nous condamnions à en subir le joug, elle nous aide à dépasser l’étroitesse de l’horizon contemporain et à briser les murs de notre prison, elle est la condition elle-même de la largeur des vues et de l’indépendance du jugement.
RENE DOUMIC.
- ↑ Un poète philosophe au commencement du XVIIIe siècle : Houdar de Lamotte, par Paul Dupont, docteur ès lettres, 1 vol. in-8o, Hachette.