Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch5

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 35-43).
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CHAPITRE V

La mer inconnue. — Insubordination d’un marin. — Les récif de corail et l’île en vue. — Périlleux abordage. — Peter se révolte. — La première nuit sur la terre ferme. — Ruth casse la vaisselle. — Ses huîtres. — La prose importante.


Lorsque l’aube parut, les infortunés échappés à l’engloutissement du Golden-Fairy purent se rendre compte de la terrible position dans laquelle ils se trouvaient. Tout autour d’eux leurs yeux n’apercevaient que les vagues d’une mer sans horizon ; un vent de sud-ouest soufflait avec force et menaçait de briser comme une frêle épave le radeau sur lequel tous se tenaient accroupis et cramponnés. Seul Black Peter restait étendu, toujours assoupi et cuvant son ivresse.

Dès qu’il fit assez jour pour travailler, Jack s’empressa de consolider les billes de bois du radeau et de recouvrir de la bâche goudronnée tous les bagages et le tonneau de biscuit, de peur que l’eau de mer ne détériorât les maigres provisions des naufragés.

À ce moment-là, le marin sauvé si miraculeusement d’une mort inévitable ouvrit les yeux et se releva d’un bond. Black Peter, d’une taille colossale, avait un visage hardi sur lequel se dessinait une terrible expression de férocité. Revêtu du costume de convict, qui fait frissonner tout honnête homme, il affectait des manières rudes et un ton insolent.

« N’avez-vous donc rien de mieux qu’un morceau de ce biscuit aussi dur que la pierre et que ce fade verre d’eau à offrir à un homme de cœur ? demanda-t-il à Arthur. Le gouvernement de la reine nous nourrit mieux que cela, quand les lois de la vieille Angleterre nous ont condamnés à venir vivre sous le ciel de l’Australie.

— Vous devez vous contenter du même ordinaire que le nôtre, répliqua Arthur Mayburn d’une voix très douce. Tant que nous pourrons partager un morceau de biscuit, vous aurez votre ration comme les autres. Il n’y a pas, il ne doit pas exister de privilège dans notre malheur commun.

— Vous avez été fous, continua Black Peter, puisque vous aviez de la place, en ne vous emparant pas de provisions meilleures. Avez-vous au moins pris une boussole ?

— Hélas ! nous n’en avons pas eu le temps, fit Arthur.

— Ainsi vous n’avez ni carte marine ni boussole ?

— Non.

— Eh bien corps des diables ! c’est moi qui vais prendre en main la direction du radeau. Partout où je mets les pieds j’entends être le maître, et le premier d’entre vous qui résistera, je lui casserai la tête d’une balle. »

Tout en parlant ainsi, Black Peter avait tiré de sa poitrine une paire de pistolets enveloppés de toile cirée et parfaitement à l’abri de l’humidité de l’eau.

« Vous le voyez, continua-t-il en faisant jouer les batteries afin de s’assurer que la poudre était sèche, je n’ai pas oublié mes aboyeurs. Tiens, Wilkins ! je vais essayer mon adresse sur ta vilaine figure. »

Le marin repentant se jeta aussitôt derrière Arthur Mayburn.

« Allons, allons ! pas de plaisanterie, observa le fils aîné de l’émigrant d’un ton sévère. Si vous êtes armé, nous le sommes comme vous, et le premier qui me désobéira, à moi qui commande sur mon embarcation, sera un homme mort, je vous l’affirme. »

Black Peter, sans répondre un mot, remit ses pistolets à sa ceinture, et, adressant un regard haineux au jeune « capitaine » qui ne broncha point, il lança un éclat de rire contenu et alla s’asseoir vers le gouvernail du radeau.

« Quel courageux capitaine nous avons choisi murmura Gérald à l’oreille de son ami Hugues. As-tu vu comme ses paroles énergiques ont immédiatement fait taire ce matamore de bagne ? Vive Arthur ! »

Lorsque le soleil eut « atteint le milieu de sa course » la chaleur devint excessive, et les naufragés, qui n’avaient rien pour se protéger de ses atteintes, souffrirent fort des effets de l’insolation.

Marguerite et son père se plaignaient plus que les autres ; aussi Jack à l’esprit inventif, songea-t-il à fabriquer une sorte d’abri, fait avec des rames entrelacées ensemble en forme de butte, lequel fut recouvert avec les vêtements inutiles qu’on avait emportés en fuyant le navire incendié.

Vers le déclin de la journée, le vent fraîchit avec force, et chacun sondait l’horizon, lorsque Wilkins indiqua de sa main étendue certains points noirs qui devaient être infailliblement des îlots.

« Mon cher frère, dit alors Marguerite à Arthur, fais tous tes efforts pour nous conduire sur une de ces roches de la mer australienne. J’ai hâte de ne plus être balancée sur ces vagues irritées.

— Il vaudrait cependant mieux continuer notre route, observa Arthur ; cependant, si nous réussissions à atterrir, nous pourrions profiter de quelques heures de repos pour consolider notre frêle radeau, afin de le rendre plus propre à soutenir les fureurs de la mer. Seulement j’appréhende de me trouver empêché par les récifs de corail qui doivent entourer tous ces îlots.

— Mon avis est que nous ferons bien de chercher à aborder, ajouta Max Mayburn ; j’aimerais fort à pouvoir observer de près les travaux des insectes qui sécrètent le corail.

— N’en faites rien, capitaine, répliqua Wilkins ou nous sommes perdus. Nous encore, quand notre radeau serait mis en pièces, nous pourrions nous sauver à la nage ; mais ces dames, – il désignait les trois femmes, — seraient sûres de se noyer.

— C’est vrai, ajouta Arthur ; mais je pense qu’en nous servant de nos avirons il nous sera possible de passer près de ces îlots et de voir ce qui s’y trouve.

— Mais nous pourrions fort bien toucher quelque part, capitaine, répondit Wilkins. Croyez-moi, ces bouts de terre sont tous aussi dénudés que le creux de ma main on n’y rencontre que quelques oiseaux de mer. N’importe, ramons ; mais ayons toujours les yeux ouverts. »

C’était un rude travail que celui de la direction du radeau à l’aide des rames ; Black Peter se refusa à donner la moindre assistance aux naufragés assis à l’arrière, il fumait sa pipe, qu’il avait remplie, car le convict avait pu sauver un gros paquet de tabac contenu dans le sac attaché à sa ceinture.

La nuit n’était pas encore venue que le radeau se trouva par le travers d’un des îlots, à la distance d’un mille. Mais tout à coup, – ainsi que cela arrive dans les mers tropicales, l’obscurité se fit, complète, entière, et les naufragés se virent forcés de se soumettre à la volonté divine, c’est-à-dire d’attendre le lever du soleil, au lendemain matin, en restant exposés aux dangers d’une côte inconnue, vers laquelle, au dire de Wilkins, un courant rapide semblait les porter.

« Capitaine, fit-il, que tout le monde mette les mains aux rames pour nous tenir à distance de ces maudits récifs. Allons Black Peter, viens te joindre à nous.

— Je n’en ferai rien, répliqua le convict ; je n’ai pas besoin de tant de précautions. Quand le moment sera venu, je me jetterai à l’eau, et en quelques brassées j’atteindrai le rivage. Je ne veux pas risquer un autre naufrage. »

Il fallut au courageux Mayburn et au convict Wilkins une grande dose de force et d’énergie pour faire force de rames pendant plusieurs heures consécutives, afin de s’éloigner des récifs. À un moment donné, cependant, la fatigue détendit les bras de Mayburn, et il se vit forcé de céder au sommeil.

Jack et Wilkins continuèrent seuls à diriger le radeau jusqu’à la naissance du crépuscule, et à ce moment ils aperçurent les récifs à quelques brasses devant eux. Un courant assez rapide les poussait contre ces rochers de corail. L’anxiété des pauvres naufragés fut alors immense.

« Tout n’est pas perdu, dit alors Wilkins ; regardez cette partie du banc qui s’élève au-dessus des vagues. Je vais me mettre à la nage, en emportant avec moi une corde qui restera attachée au radeau, et je trouverai bien le moyen de fixer cette corde à la roche, de façon à maintenir notre frêle amas de planches. Cela fait, deux d’entre vous viendront me rejoindre, et nous amènerons les autres près de nous. »

Tous les jeunes gens se levèrent aussitôt avec le désir d’aider Wilkins dans son entreprise. Le convict se hâta de mettre à exécution le projet qu’il avait conçu. Il noua à sa ceinture un des bouts de la corde, qu’Arthur et Jack entortillaient solidement à l’une des billes de bois du radeau ; puis, se lançant au milieu des vagues, il nagea vigoureusement, et en fort peu d’instants parvint sur la roche, où il se trouva tout à fait en sûreté.

Quelques minutes après cet heureux abordage, les pauvres naufragés devinaient, à la tension du câble, que le radeau était amarré. Ce fut alors qu’Arthur opéra de la même façon que Wilkins, afin qu’une seconde corde rendît plus sérieux cet ancrage fictif.

En arrivant près de Wilkins, Arthur Mayburn s’aperçut que le récif était bien plus large et bien plus sûr comme refuge qu’il n’avait osé l’espérer. Mieux encore, de l’autre côté il y avait une plage sablonneuse, à laquelle on pouvait parvenir sans se mouiller plus qu’à la hauteur du genou.

« Si nous réussissons à amener ici tout notre monde, dit Wilkins au fils de Max Mayburn, il sera bien facile de nous rendre là-bas en sûreté.

— Comment allons-nous procéder ? demanda Arthur au convict.

– Il faut à toute force que Black Peter nous donne un coup de main. Regardez par là, il y a un passage qui n’est pas obstrué par les brisants nous amènerons le radeau dans cette anse naturelle. Retournons près de nos amis, et avisons à agir comme je l’ai indiqué.

– En effet, répondit Arthur, Black Peter travaillera, ou nous le priverons de sa ration.

– Voilà qui est bien dit, capitaine. Tenez-vous en à cela.

– En route ! » fit-il en se jetant à l’eau.

Arthur suivit l’exemple du convict, et en quelques brassées atteignit le radeau. La marée descendait à ce moment là et découvrait peu à peu bon nombre de récifs que la mer avait couverts jusque-là.

Arthur Mayburn expliqua à ses amis le plan qu’il avait conçu avec Wilkins il déclara avoir besoin de l’aide de tous pour réussir à conduire le radeau dans l’anse qui se trouvait de l’autre côté de la roche.

« Allons, Black Peter, un coup de main il le faut ! » dit-il au convict.

Le marin proféra un jurement épouvantable, en déclarant qu’il ne se soumettrait jamais à obéir à un enfant.

« C’est moi qui ai été commis à la sûreté générale, répliqua Arthur, et tous tant que nous sommes, nous nous devons aide et protection. Vous seul faites bande à part. Choisissez maintenant ou de vous joindre à nous ou de ne plus avoir votre part des rations que nous avons emportées. »

Sans répliquer à cette injonction, Black Peter se contenta de jeter un regard furieux à Arthur et de se croiser les bras. Toutefois, lorsqu’il comprit que tout le monde l’examinait avec attention, il murmura ces mots entre ses dents « Tas de fous » et se jeta à l’eau, précédé par Wilkins et Arthur, pour les aider à tirer les cordes.

Le radeau avait touché sur de petites couches de corail et il fut très difficile de parvenir à l’arracher de ce quasi-naufrage sans mettre en pièces toute la fragile construction. On en vint à bout cependant, grâce à l’aide de ceux qui étaient restés à bord. Ils se servaient des rames et des billes de bois pour éloigner l’embarcation d’un côté et la rapprocher de l’autre.

Le radeau fut ainsi dirigé jusqu’à une sorte de détroit qui séparait deux roches plus élevées que les autres. L’eau était profonde, mais le passage resserré, si bien qu’il était impossible de passer outre.

« Que faire ? se dirent les trois hommes en se consultant. Nous n’avons plus qu’un parti à prendre, répondit Wilkins celui de nous jeter à la nage, et de prendre les dames les unes après les autres sur nos épaules, pour les conduire à la côte. »

Au moment où le convict proposait ce genre de sauvetage, la voix de Hugues se fit entendre du radeau, où il était resté.

« Viens ici, Arthur, disait le jeune Mayburn, tu verras ce que nous avons inventé. »

Celui-ci ne se fit pas répéter l’injonction de retourner sur le radeau. Quand il y parvint, il vit Jack qui, avec l’aide de ses compagnons, avait lié ensemble des billes de bois et quatre rames, de façon à fabriquer un catimaron[1] assez large pour qu’une personne put s’asseoir dessus à califourchon. À chaque extrémité de cette embarcation une corde était attachée. Jack, en nageant, devait amener cette corde jusqu’au rocher, et, une fois là, tirer l’un des passagers. Il s’agissait seulement de se tenir tranquille, de manière à ne point faire la culbute. De cette façon, chaque naufragé arriverait sain et sauf sur la roche.

Il ne fallait pas, du reste, songer à sauver le radeau il était certain qu’à la marée haute il serait brisé en mille morceaux. Il n’y avait donc pas un instant à perdre.

Jack enroula la corde autour de lui, et se disposa à nager vers le rocher.

Il s’agissait de savoir qui s’aventurerait le premier sur le frêle catimaron. L’eau semblait être très profonde, et on craignait le danger. On songea alors à envoyer quelques paquets de provisions et des objets de sauvetage que l’on pouvait risquer, quoiqu’il eût été bien douloureux de perdre ces divers articles. Les naufragés lièrent donc tout cela avec de grands soins, et suivirent des yeux ce chargement jusqu’à l’endroit où Jack se trouvait, et où il se hâtait de recevoir chaque chose pour la placer en lieu sûr. Le catimaron fut alors ramené jusqu’au radeau, et Marguerite tenta le passage pour rassurer son père ; ses frères l’avaient solidement attachée, et lui avaient recommandé d’être calme et de se tenir immobile.

Rassuré par cet exemple, Max Mayburn suivit sa fille, et après lui Jenny Wilson. Lorsque le tour de Ruth arriva, elle voulut emporter la cage pleine de poules ; mais on l’empêcha d’en rien faire, et ce fut très heureux ; car, au milieu du passage, la malheureuse enfant, ayant voulu changer de position, fit rouler le catimaron sur lui-même ; ce qui força Wilkins et Arthur de se jeter de nouveau à l’eau pour la repêcher. Quand elle eut été remise entre les mains de Jenny Wilson, toute mouillée, rendant eau salée par la bouche, et à moitié morte de peur, les jeunes gens retournèrent au radeau, afin de rapporter sur le rocher les provisions, l’eau la poudre et les munitions, et enfin les deux fusils, dont ils comptaient se servir au besoin pour leur défense, mais particulièrement pour pourvoir à leur subsistance quotidienne.

À ce moment-là, Black Peter, qui était revenu sur le radeau, se précipita sur Hugues, et voulut s’emparer de l’un des fusils. Le féroce convict tenait le pauvre enfant par la gorge, et s’efforçait de lui arracher l’arme. Arthur et Wilkins se précipitèrent sur le bandit, tandis que Gérald, armant le fusil qu’il tenait à la main, se préparait à défendre son ami et a empêcher que l’on touchât à la poudre et au plomb.

À la vue de ceux qui accouraient au secours de Hugues, Black Peter lâcha prise ; mais, se retournant aussitôt du côté des jeunes gens, il leur dit d’un ton rogue : « Ce fusil, je le veux ; il m’appartient aussi bien qu’à vous, et j’exige également ma part de poudre et de grenaille.

— Vous vous trompez étrangement, maître Black Peter, dit Arthur, ces armes sont notre bien ; c’est nous qui avons sauvé du naufrage les munitions, et j’entends ne pas laisser entre vos mains des instruments de mort, dont vous feriez un mauvais usage à un moment donné. Nous vous avons sauvé la vie ; nous vous avons nourri : si vous n’avez pas de reconnaissance, tant pis pour vous, mais du moins ne cherchez pas à nous nuire. »

Le convict ne répondit pas une parole, mais ses yeux s’injectèrent de sang ; il ressemblait à une bête féroce écumant de rage.

Wilkins murmura les paroles suivantes aux oreilles d’Arthur :

« Laissez-moi faire. Je me charge de le garrotter et de le jeter à la mer croyez-moi, c’est un homme dangereux, et nous ne devons pas le garder avec nous.

— Non ! non ! Wilkins, répliqua Arthur, Black Peter vivra ; je ne reconnais à personne le droit de disposer de sa vie, quoique je pense comme vous qu’il mérite la mort. Dieu veuille, mon pauvre compagnon d’infortune, que cet homme ne vous entraîne pas de nouveau à mal faire !

— Ne craignez rien, monsieur Arthur, répondit le convict ; j’ai de bons sentiments, et je ne me laisserai jamais corrompre par ce coquin-là. »

Après l’incident dont nous venons de parler, Arthur s’efforça d’opérer sans encombre le transbordement de tout ce qui se trouvait sur le radeau, y compris les poules de Ruth ; puis Wilkins se chargea d’amener sains et saufs sur le rocher les deux jeunes gens, Hugues et O’Brien.

L’aîné des Mayburn, resté seul sur le radeau avec Black Peter, dit alors à celui-ci :

« Je vais délier toutes les billes de bois dont se compose le radeau, car ces cordes doivent nous servir ; veuillez donc songer à vous tirer d’affaire comme vous l’entendrez.

— C’est bien, fit le convict. Je ne compte pas rester ici, croyez-le bien mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot à votre égard. »

Arthur ne répondit pas une seule parole mais il se hâta d’aller rejoindre son père et ses compagnons d’infortune.

Black Peter se retrouva quelques instants après sur le récif avec les autres naufragés.

Tandis que tout ceci se passait, la marée était descendue et laissait à sec tous les rochers élevés de cet endroit. Les malheureux abandonnés au milieu de l’Océan regardèrent alors à l’horizon, et Arthur remarqua qu’une certaine étendue de verdure apparaissait sur la cime des rochers lointains.

« Voyons, mon père, dit-il à Max Mayburn, vous sentez-vous assez fort pour marcher jusque là-bas ?

— Hélas ! non, pour le moment, mes enfants ; mais nous pouvons attendre ici jusqu’à demain matin, n’est-ce pas ? Nous prendrons un parti quand le jour reviendra. En attendant, adressons à Dieu une fervente prière pour le remercier de nous avoir ainsi gardé la vie et sauvés du péril. »

Les paroles du vieillard étaient des ordres. On s’occupa tout de suite à fabriquer une tente avec les rames et les bûches. Chacun alla se coucher sous cet abri, afin de se reposer et d’être plus dispos quand le soleil paraîtrait.

Mais, comme on devait toujours redouter les mauvais desseins de Black Peter, il fut convenu que chaque jeune homme monterait la garde à son tour, et la nuit s’écoula de la sorte.

L’astre céleste se montra brillant au milieu d’un ciel sans nuage. La mer était fort calme ; mais quel fut le désappointement des naufragés en voyant que la côte devant eux était complètement dénudée ! Tous se demandèrent alors comment ils pourraient subvenir à leur existence, et trouver les moyens d’échapper à la mort.

Black Peter, lui, s’occupait à ramasser les débris du radeau, lancés sur les brisants par la marée haute.

« Arthur, dit Marguerite à son frère, tu ferais bien peut-être d’aller trouver cet homme, pour essayer encore de le ramener à de bons sentiments. »

Arthur consentit à ce que demandait sa sœur, et, suivi de Jack, il marcha dans la direction du convict tandis que Ruth allumait du feu pour faire bouillir de l’eau dans une marmite et préparer du thé ; car les naufragés avaient réussi à sauver une assez grande quantité de ce produit chinois, et un certain nombre de pains de sucre.

« Peter, dit Arthur au bandit, venez prendre votre part du déjeuner commun. Que faites-vous là, et pourquoi ramassez-vous ces épaves ?

— Que vous importe ! ces débris sont à moi, puisque la mer les a jetés là : c’est la loi des naufragés. Ne vous inquiétez pas de mes actions. Merci de votre déjeuner ; je l’accepte, faute de mieux, à moins que je ne trouve quelque chose de meilleur. »

Cette réponse n’était pas encourageante cet homme n’avait pas de cœur ; aussi Arthur et Jack retournèrent-ils près de leurs camarades d’infortune en se disant que Black Peter était décidément incorrigible.

Ruth avait encore commis une énorme maladresse : la pauvre enfant avait trépigné au milieu de la vaisselle, rapportée avec tant de soins par Jenny Wilson du navire incendié. Seule la théière, en compagnie de deux tasses, avait échappé au massacre.

O’Brien, en véritable Irlandais, n’avait pu s’empêcher de rire aux éclats, en présence de la stupéfaction de la malheureuse Ruth ; mais Jenny Wilson eut un violent accès de colère.

« Jamais on ne fera rien qui vaille de cette maudite enfant, s’écria-t-elle. On aurait dû la tenir enfermée dans une maison de correction. Partout où elle va, elle apporte la malchance ! Nous voilà forcés de boire notre thé les uns après les autres.

— Au moins le thé nous reste, ma brave Wilson, observa Marguerite tout n’est pas perdu. D’ailleurs, voici une tasse de fer-blanc, ce qui augmente le nombre de nos vases à boire.

— Qui sait, observa également Hugues, si nous ne trouverons pas sur notre route un magasin de faïence pour y renouveler notre ménage ? Ne sommes-nous pas à peu de distance de la Chine, pays de la belle porcelaine ?

— C’est possible, cher Monsieur, repiqua Jenny Wilson, vous vous connaissez mieux que moi en géographie ; mais je ne pense pas qu’il y ait ici près des tasses et des soucoupes. Allons, ne vous gênez pas, » fit-elle aussitôt en voyant Black Peter, qui s’était rapproché, et avalait, sans crier gare, la tasse de thé que Jenny Wilson venait de préparer pour elle-même.

Le convict, cela fait, avait tiré son couteau de sa poche, et s’occupait à ouvrir des huîtres qu’il avait rapportées dans son chapeau et les gobait l’une après l’autre.

« Part à tous fit Wilkins d’un ton joyeux en tendant la main.

– Arrière ! si vous aimez les huîtres, allez en chercher vous-mêmes, » répliqua le bandit, qui continua à manger les mollusques.

Sans répondre un mot à ce trait d’égoïsme, Wilkins, suivi d’O’Brien, s’en alla chercher au milieu des roches.

Marguerite éprouvait un certain effroi en voyant Gérald seul avec l’autre convict ; mais Arthur s’empressa de la rassurer, en lui affirmant qu’il n’y avait rien à craindre de Wilkins.

Peu d’instants après, Gérald revint en courant près des naufragés ; et, jetant par terre quelques douzaines d’huîtres qu’il avait cueillies sur les roches, il s’écria

« Vite ! vite ! une corde ! nous avons trouvé une tortue, et Wilkins l’a retournée sur le dos de sorte qu’elle ne peut plus fuir à la mer. Elle est si énorme, que je ne sais si nous pourrons la traîner jusqu’ici.

— Dans ce cas, rendons-nous la-bas, répliqua Arthur : nous ne tenons point à rester sur ce rocher dénudé. Puisque vous avez découvert la terre d’abondance, rendons-nous-y. »

Chacun donna son assentiment à ces paroles, et, laissant sur le récif les tonneaux et les paquets les plus volumineux, les naufragés se contentèrent d’emporter les objets de première nécessité, et se mirent en marche en suivant Gérald, qui leur servait de guide.




  1. Espèce de radeau très fréquemment employé dans les mers indiennes.