Retour d’Alsace, août 1914/Bellemagny, 17 août

Émile-Paul frères (p. 1-7).


Bellemagny, 17 août 1914.

… Troisième réveil au delà de la frontière. Aube brumeuse. Encore étendus dans notre foin, endoloris, il nous faut raisonner, pour nous rappeler que l’Alsace dort près de nous, et nous en réjouir. Premiers matins où les jeunes mères aiment leur fils, mais pas encore par amour maternel ; elles le plaignent, elles l’admirent ; il sera un grand artiste : il se mariera. Sans ouvrir les yeux, nous pensons qu’Odile est un joli prénom, Kléber un beau nom. Puis la pensée nous arrive soudain, comme chaque jour, que le régiment est parti sans nous. Nous nous levons à demi habillés, des inconnus autour de nous surgissant du foin, à la vitesse et avec les ennuis d’une résurrection, se plaignant du bras, d’une fluxion, de la jambe. Les brindilles sont imprimées sur nos mains, nos joues, même sur la joue malade, et jusqu’au soir nous aurons l’air d’avoir dormi entre l’époque tertiaire et l’époque quaternaire.

… À six heures, nous rejoignons au jardin du couvent les téléphonistes. Nous sommes en réserve aujourd’hui et les convois nous dépassent. Toutes les voitures ont encore leur peinture et leurs placards. Voitures réservistes, dont beaucoup n’osent point encore voyager sans leur sacoche et leur bouillotte. Il passe les autobus de la route des Alpes, ceux de Chamonix, ceux de la Grande Chartreuse, que nous montrons à la sœur converse, ceux de Grenoble, une croisade de tourisme improvisée, toutes autres excursions cessantes, vers un pays merveilleux découvert la veille, et à laquelle se sont joints, en cours de route, les omnibus des villes traversées, le Cheval-Blanc de Pontarlier, le Coucou de Nyons, bourgeois, noirs et rouges, incapables cependant de résister à tant d’attraits. Les chevaux de Forcalquier seuls regimbent, trouvant la gare plus loin encore que d’habitude et prêts à prétendre que le train l’a emportée. Je dormirais, mais les sonneries du téléphone me réveillent. Les deux sapeurs sont deux professionnels de Paris, qui bavardent avec les autres postes, et appellent Bellemagny Belleville, Gutzof Gutenberg. Des soldats sur la route leur crient les numéros qu’ils avaient coutume de demander à Paris, Passy 65-67 — Central 10-18, numéros de petites camarades, numéro de la maison de Borniol, équations tendres ou macabres — Louvre 30-31, numéro que je connais, numéro du Musée Gustave Moreau. Celui qui le demande est un grand artilleur à barbe noire. Un encadreur, sans doute, un prix de Rome ? Nous avons déjà le ténor du bataillon Gérard, qui a chanté Salomé en Allemagne.

Huit heures, dix heures, midi. Le seul recours contre le temps est de le mesurer à ce double pas, comme ceux qui ont affaire personnellement à lui, les sentinelles, les officiers de quart. Les soldats étendus dégarnissent de pierres leur place, découpent au canif dans les racines des noms qui ressortiront au bout d’années, épuisent des yeux, des mains leur paysage individuel et enfoncent dans le pré autant que les chevaux, qui piaffent et sont déjà enfouis à mi-jambes. — Deux heures ; le caporal téléphoniste continue à lire dans de petits livres brochés, dont je m’empare dès qu’une rupture du courant l’éloigne, ou quand un cheval se prend dans la ligne. Il les lit avec une vitesse prodigieuse, et je ne retrouve jamais le même. Son camarade parfois l’interroge :

— Qu’est-ce que tu lis ?

Le cœur sur la main.

— Qu’est-ce que tu lis maintenant ?

Germinal.

On signale un accident au cerisier qui sert de poste central. Il part et c’est Pêcheur d’Islande que je recueille.

Soudain, on m’appelle à l’appareil. Voilà quelques heures j’avais, moi aussi, par plaisanterie, demandé un numéro ami du côté de l’Étoile. Je suis déconcerté comme si l’on répondait.

— Arrive, me dit une voix inconnue.

— Avec mon fusil ?

— Arrive. Le général Pau a besoin de toi.

C’est la dix-neuvième compagnie qui téléphone. Je ne me hâte point. Vous venons de voir passer le général, dans son auto blanche, bien calé, et qui semblait justement, s’il l’a jamais semblé, n’avoir pas besoin de moi. Lentement, je suis le fil téléphonique et j’arrive par lui à la dix-neuvième. C’est le seul moyen de ne point s’égarer, tout ce qui ne vient point par le fil vient à côté ; et le téléphoniste reçoit ainsi les munitions, les boîtes de conserve, les hommes en mutation. Il y a tout un entrepôt autour de lui. Le cheval signalé tout à l’heure est là, et attend qu’on le réclame.

C’est un lieutenant qui me demande. Au temps où il préparait la licence, il a connu, à Louis-le-Grand, mes camarades et désire me parler d’eux. Je suis habitué à ces fantaisies d’officiers. À la caserne, on est fréquemment convoqué par un capitaine inconnu qui veut connaître sans délai l’horaire des paquebots pour la Chine, en passant par ce qu’il appelle l’Australasie, ou le programme du doctorat en droit. Nous bavardons, le dos tourné à la France, à nos amis. Il se félicite, puisqu’il devait y avoir la guerre, d’avoir préparé la licence d’histoire. Le soir est venu. Il se lève une grande lune ronde, un grand plateau d’étain que doivent considérer avec amour, en ce moment, l’artilleur à barbe noire et le ténor. L’Angélus sonne, dans un village où notre armée n’est pas encore, car notre premier soin, dans chaque clocher, est de couper les cordes. Les reflets du couchant, le vent de la mer nous viennent aussi ce soir de chez nos ennemis, de l’Est, du Rhin. Douce soirée où l’on pouvait encore croire — à la rigueur, le calcul des probabilités cédant à une chance inouïe — qu’il n’y aurait pas de morts pendant la guerre. Nous parlons sans ménagement de cette paix qui fut jusque-là la seule dangereuse, des deux ou trois camarades communs qu’elle a fait périr, Revel, mort subitement en tramway, dans sa première redingote, civil qu’il était ; Manchet, mort à Mayence, déjà prisonnier là-bas d’un professeur qui l’avait présenté à la fille de Bedecker. Nous parlons en riant des vivants, de Besnard, qui traduisit Nereus, nom d’un patricien, par laurier rose : Elle prit deux époux, disait sa traduction, Metellus et un laurier-rose, des trois frères Dournelle, éparpillés dans la classe et qui trouvèrent un jour le moyen d’être ex-æquo en thème latin. Comme tous les Français de ce mois d’août, qui pensaient satisfaire la guerre en lui abandonnant, dans le fond de leur cœur et non sans pitié, d’ailleurs, les hypocrites de leur connaissance, les méchants, nous ne sentons exposés à la mort que les cancres lâches ou voleurs. Ces compagnons professeurs de grec, lecteurs à Upsal, fiancés à la fille d’un professeur de sciences, nous semblent invulnérables. Pouvions-nous imaginer que Besnard était déjà tué, que les trois Dournelle seraient engloutis tous trois, à quelques semaines d’intervalle, comme les puisatiers qui veulent retirer le premier asphyxié, que Saint-Arné surtout, qui s’était battu en duel avec des herboristes, était déjà mort ? Le lieutenant lui envoie une carte, que je signe, et où nous lui demandons s’il a toujours sa tête. Nous en étions encore, comme nos soldats, à mettre le képi d’un camarade d’escouade, pour lui jouer un tour, sur la tombe la plus fraîche du cimetière.

Cinq heures moins le quart. Cinq heures moins dix. Aux environs des repas, il convient de serrer les heures de plus près. Je quitte le lieutenant licencié et regagne le couvent, où la sœur converse m’annonce qu’un ami est venu me demander. Elle sait déjà reconnaître les armes et, à son avis, c’est un cuirassier, ou un artilleur. Elle prétend aussi reconnaître l’amitié et affirme qu’il doit m’aimer beaucoup. Il reviendra demain.

Repas, puis on nous remonte coucher à l’école, alors que la compagnie de l’école descend coucher au couvent. On ne veut point que nous prenions des habitudes. On se défie de Dieu et de l’instituteur. Bonne nuit, malgré l’irritation de Horn, mon tampon, qui est chiffonnier et n’a pu vendre aux habitants la peau de notre lapin.