Retour d’Alsace, août 1914/25 août

Émile-Paul frères (p. 71-93).


23 août.

Alerte à quatre heures. À cause du soleil, sans doute, qu’on n’attendait pas aussi éclatant. Pas un nuage, pas un souffle. Chacun prédit tout haut qu’il va faire beau et est enchanté de l’apprendre du voisin. Les hommes se déshabillent pour se laver et font queue aux pompes ; la plaisanterie habituelle est d’éclabousser Ragueton, qui a des pantoufles en tapisserie. Des portes, où les rayons du soleil entrent horizontalement, ressortant par la porte du fond, nous nous interpellons entre sergents, car une humeur de caste, le matin, nous pousse à ne parler qu’à nos égaux en grade. J’envoie au diable mon caporal qui, le soir, est insolent, mais qui, à l’aube, ne s’y fie pas. Un brave commandant fait pivoter là-bas son secrétaire, chaque matin professeur consterné, qui regagnera graduellement dans la journée son importance, comme s’il reprenait chaque jour sa licence à midi, son agrégation à quatre heures, si bien que le commandant, plein de considération vers le crépuscule, l’invite toujours à dîner. Les sergents, distribuent des boutons, du savon, du cirage, saluant les autres sergents sans attendre la réponse.

— Ça va ?

— Et toi ?

— Allons, tant mieux !

Les adjudants font boire du lait à Forest, en le lui versant de très haut dans la bouche.

— Forest boit du lait, crient-ils aux autres adjudants, et tous lui hurlent mille compliments : qu’il est beau, qu’il a toutes les femmes qu’il veut, qu’il a eu Juliette…

— Je bois du lait, tente-t-il de dire, mais l’adjudant verse toujours.

À cinq heures, le régiment est prêt. De temps en temps passe l’ordre de mettre sac au dos, puis, dix minutes après, l’ordre de le reposer. Promenade coutumière des clairons et tambours, qui ne savent où se placer et que chaque capitaine expédie au bout opposé du village. Ils vont à la mairie, au presbytère, au château, comme les fanfares le matin du 1er janvier, en province. Les mulets des mitrailleuses, demi-ânes qu’ils sont, s’échappent, et renouvellent à leur profit l’esclandre du Spionkop. C’est pendant ces heures d’attente que les Roannais déclarent enfin comprendre la défaite de 70. Visites entre compagnies voisines ; un soldat élégant, aux moustaches gommées, vient demander cérémonieusement au caporal Pierlit s’il est parent, dit-il, de la divette, s’excuse et part très fier, comme après une visite dans les coulisses de l’Eldorado. Une diversion : le vaguemestre annonce à bicyclette qu’il va ramasser le courrier. Tout le monde tire son crayon et s’assied. Les moins lettrés s’étendent pour écrire. Ceux qui restent debout sont des égoïstes ou des orphelins. Les cartes achevées, on met au courant les carnets de route. Barbarin me demande le mien, pour copier ; je le lui passe sans discuter, car il ne comprendrait point un refus, et il transcrit avec joie : Aspach. Maisons brûlées. Fabienne. Tour Eiffel. Je lui explique que Fabienne est le nom de mon hôtesse. Il l’avait deviné, et qu’elle est immense et maigre. Il me fait lire à son tour son cahier, où il n’a trouvé à inscrire jusqu’ici que les mots d’ordre et de passe : 19 août, Napoléon. Namur. — 20 août, Samain. Solférino. — Au début, cependant, il a écrit un court résumé de la situation, comme en-tête des feuilletons : De la classe 1907, je rejoins le dépôt de Roanne le 1er août. La guerre doit éclater entre la France et l’Allemagne le lendemain, 2 août. Le 3 août, surlendemain, elle éclate entre l’Angleterre et l’Allemagne. Il m’offre de copier, si j’y tiens.

À huit heures, enfin, départ. Je laisse à la garde d’un lieutenant d’artillerie quatre droguistes à bicyclette, d’allure allemande, qui prétendent aller à Mulhouse, leurs communes manquant d’aspirine. Ils affirment aussi, sur nos observations, qu’elles n’ont pas non plus de pyramidon, ni de quinine. Jalicot veut leur bander les yeux, mais ils protestent avec politesse, s’excusant, comme si on leur offrait un bandeau d’eau sédative : c’est de l’aspirine qu’il leur faut. Le lieutenant d’artillerie cligne des yeux à mon adresse :

— Je ne les lâcherai qu’après la retraite, dit-il. Le colonel est derrière nous.

Quelle retraite ? demande-t-il, furieux.

Jalicot confisque les bicyclettes des droguistes, qui ont souri. Le lieutenant, au garde-à-vous, cherche un synonyme à retraite. À quoi bon ? Nous savons maintenant que notre campagne d’Alsace est finie. Les chefs savent qu’on nous ramène en France. Les soldats comprennent, — c’est si facile à comprendre ! — que, comme il n’y a plus de résistance en Alsace, on n’a plus besoin de s’y battre. Nous sommes heureux de marcher vite, d’être sur la route nationale, qui mène de la nation badoise à la nation française. Les officiers viennent me rendre mes cartes. À chaque halte me reviennent, un par un, Colmar, Strasbourg, et j’ai droit à nouveau aux fantômes de mes cités. Déjà j’ai ouvert mes cartes de Belgique. Déjà je parle d’Anvers avec Jadin, cuisinier de paquebot, qui se croit obligé, parce que je suis interprète, de parler anglais. Il était à Portland le jour où la paix fut signée entre la Russie et le Japon. Lui, Jadin, pour qui le voyage est terminé, quand on a effleuré New-York ou Le Havre, prétend que la guerre est finie, parce que nous avons touché Mulhouse.

— Comme on dit, dit-il, war is finished.

Où dit-on cela, à Portland ? Il n’y a de fini que cette campagne d’Alsace, d’où nous sortons un peu meurtris par deux semaines ternes et inutiles. Nous l’abandonnons, mais pas sans l’impression qu’elle nous abandonne… Chaque verger, chaque platane, nous semble rejoindre derrière nous la forêt de la Harth, qui nous a barré le chemin, et se masse avec elle. Déjà des inconnus fauchent les blés des champs allemands, qui, seuls, étaient restés debout, leurs maîtres s’étant enfuis. Un à-gauche brusque et, en moins d’une heure, nous serions en France. Les hommes regrettent seulement de ne pouvoir rattraper une voie romaine, marquée sur la carte. Dès que la route s’élargit, résonne, ils prétendent la reconnaître.

— Ce que le pied peut fatiguer moins ! disent-ils à mon adresse. C’est là, sûrement !

Mais César a préféré marcher à l’ombre et contourner le petit bois.

Soudain, devant nous, au seuil des montagnes, apparaît une ville. C’est si nettement une ville, la ville des écriteaux d’école, mi en plaine, mi en montagne, que nous doutons d’y pénétrer. Au-dessus d’elle, un château-fort, les tours encore presque intactes, mais renversées horizontalement, comme dans les mirages qui n’ont pu tourner tout à fait. Jamais l’état-major, qui nous fait éviter jusqu’aux chefs-lieux de canton, ne nous permettra de pénétrer dans cet exemple de ville, avec sa cathédrale ogivale au milieu, ses usines à droite, ses toits de tuile à gauche. Le capitaine Perret nous confirme que c’est une ville, que c’est Thann. L’écriteau, qui ne nous avait parlé jusqu’ici que de cités éloignées, nous annonce soudain ; Thann, 2 kilomètres. Déjà, les maisons se touchent, avec des jardinets et des grilles. Nous interrogeons.

— Et ici, où sommes-nous ?

— À Thann !

— Mais là-bas, sur la droite, toutes ces usines ? C’est Cernay ?

— C’est Thann.

Quelle ville immense ! Peut-être aussi que nous ne sommes plus habitués à voir de villes ! Et les balcons ? Peut-on imaginer plus gracieux et plus commode que les balcons ! Et les seconds étages, si dangereux en cas de chute ou d’incendie, mais si clairs ! Et les jardins d’horticulteurs, avec un piège à loup par massif, mais d’où femmes et enfants d’horticulteurs se précipitent avec tant d’élan, qu’ils sont les seuls à oublier de nous offrir des fleurs. Sur les trottoirs — que de choses aussi à dire des trottoirs ! — s’amassent tous ceux qui sont prêts à neuf heures du matin, les jeunes filles, les enfants, les infirmes, tandis que, de l’arrière-cour, les mères et les servantes, en caraco, lèvent les bras. Mais je mens : voilà des hommes en redingote, des femmes en toilette qui se sont levés et habillés exprès pour nous. Thann entière nous acclame, si soudainement, si brutalement, que d’abord nous nous regardons, et regardons autour de nous quel régiment victorieux défile, et croyons aussi une minute qu’on fête une victoire remportée dans le Nord. Cependant c’est bien nous qu’on regarde, qu’on touche. C’est bien nous, sergents, qu’on embrasse. C’est bien moi qu’une vieille dame salue exclusivement de sa fenêtre, reprenant ses révérences quand je me retourne, indifférente à tous les autres. Thann nous acclame comme il dut acclamer les régiments qui ont passé voilà huit jours en sens inverse. Peu lui importe. Elle ne veut pas voir que Michal, les bras pleins de roses, tourne sans hésiter au premier carrefour et nous guide vers la frontière. Cela a du bon : si nous allions vers l’Allemagne, nous ne traverserions pas Thann dans sa plus grande longueur. Thann nous oblige seulement à faire notre entrée en Alsace le jour où nous en sortons. Tous les petits espoirs égoïstes qui encouragent une troupe à la vue d’une ville, espoir d’un verre de bière, d’un gâteau, d’un cigare, s’effacent devant une telle émotion Nous traverserons la ville sans boire, sans manger. Nous improvisons une allure guerrière, et nos tambours, nos clairons, éparpillés, se rassemblent au galop devant chaque bataillon. Notre compagnie a eu la chance de se faire raser ce matin : nous nous redressons et répondons au moindre regard par notre visage entier. Joie d’être contemplé par des yeux qui veulent trouver en vous la loyauté, l’esprit, le courage. Nous nous organisons pour cette fête : le colonel fait sauter son manchon et apparaître les cinq galons, le commandant Gérard les quatre, chaque capitaine les trois. Bientôt chacun reçoit d’hommages ce qui est dû à son grade. Nous ne savions point entrer dans les villes, Thann en cinq minutes nous a appris le protocole. Le capitaine Perret, qui jette de temps à autre un coup d’œil sur son Joanne, à la dérobée, par délicatesse, nous raconte que Kléber était ici architecte. Les soldats regardent maintenant chaque maison comme si elle avait été construite par Kléber, ou, si leur mémoire est mauvaise, par Marceau, par Hoche. — Et la cathédrale, demandent-ils, de qui est la cathédrale ?

Thann, que nous ignorions tous avant la guerre, parce que ton nom, sur la carte, est noyé dans l’ombre des Vosges, porte d’Alsace qu’aucun de nous n’imaginait, et qui se dresse tout à coup, arc de bois et de géraniums, sur notre retour, que nous voulons t’aimer et que tout serait beau sans cet imbécile de Jadin qui s’obstine, sur ma droite, à prononcer ton nom avec le th anglais ! De chaque maison pend un drapeau, un seul, le pavillon de la maison, un vieux drapeau d’avant 70, avec des franges d’or, d’une soie si cassante et si brisée aux plis gagnés dans l’armoire, que le vent le plus modeste le secouerait en petits carrés. Tous immenses, avec des hampes neuves, et l’on a cloué quelquefois le rouge du côté de la hampe, ce qui rend le drapeau plus lourd, plus grave, mais tous si fragiles que son maître surveille chacun, comme des lampions un jour de fête, pour qu’ils ne s’éteignent point. Au balcon, la personne âgée ou courbée de la famille, celle qui ne voit que d’en haut et de loin. Thann, qui nous rend soudain l’Alsace, qui nous allège de notre défaite originelle, qui nous donne le sentiment de ne plus être séparés de l’Allemagne désormais par ce corps sans équilibre qui ne pourrait, à cause du poids de Metz, se tenir debout si on la levait, comme tout serait beau sans la pensée que les quatre droguistes essayent peut-être en ce moment dans Mulhouse évacuée, et sur eux-mêmes, car ils sont restés tête nue au soleil, l’aspirine de leur commande. Sur le pas des magasins, les boutiquiers nous relèvent du vœu de jeûne, et déversent sur nous leurs boutiques, fiers d’un métier qu’ils n’auraient jamais cru aussi béni ; Balouard, dont le lorgnon était brisé, reçoit de l’horloger une série de toutes les dyoptries jusqu’à 18. Il en a pour toute sa vie, en admettant que sa myopie empire chaque année. Des enfants, qui se sont offerts pour les commissions, reviennent avec le paquet, la monnaie, et cherchent avec angoisse leur soldat, qu’ils ne reconnaissent plus. Artaud, qui est boucher, lève les bras et acclame, derrière un comptoir de marbre, un boucher modeste et laid qui, ne pouvant deviner qu’Artaud est un collègue, se croit soudain un visage sympathique. Un opticien a planté des drapeaux sur une tête de cire, comme sur une carte…, les circonvolutions les plus lointaines, les moins nécessaires : la mémoire des chiffres, l’adresse de la main gauche, sont pavoisées à nos couleurs. Mon soldat le plus lent d’esprit, le bon Bergeot, sent lui-même sa curiosité s’éveiller, demande à son voisin où nous sommes, et l’autre lui crie, pour que les Thannois l’entendent :

— C’est Thann !

Et il crie encore en montrant Bergeot aux Thannois.

— C’est lui ! C’est Bergeot !

Voici des maisons bourgeoises : toute la famille est à la grille, la mère, le père en costume du dimanche, avec des bijoux en or jaune, les enfants se découvrant au passage des officiers. Voici Saint-Thiébaut, que nous contournons pour entrer dans le cœur de la ville. La tour à trois étages penche : toujours la tendance au mirage. Mes soldats, qui sont étonnés de voir l’église plus petite de près que de loin, se demandent si ce n’est pas aussi une particularité de Thann. Du porche nous sort une vieille en noir, qui devait être entrée pour la messe de six heures, et qui lève les bras d’émotion à notre vue. Comme elle tire sa tabatière, Tantôt lui demande une prise ; c’est du tabac à la menthe ! nous y puisons tous et éternuons avec vigueur tant que la vieille peut entendre. Voici l’ancien hôpital, devenu mairie. Un gros concierge, un secrétaire rose, nous acclament avec la joie d’un poitrinaire devenu cent kilos, d’un bilieux devenu poupin. Un de nos hommes a trouvé une épingle à chapeau, il la tend au concierge, qui le remercie.

— Elle sera à moi dans un an, lui crie-t-il.

— Je l’enverrai à votre colonel ! crie le concierge !

Voici l’école des garçons. Que d’enfants y sont encore, qui ne veulent pas savoir que c’est les vacances, que c’est la guerre ! D’abord rassemblés et massés, ils cèdent l’un après l’autre à l’attrait d’un caporal, d’un clairon, d’un fusil, et il ne reste bientôt plus, dans cette cour de garçons, que les fillettes. Des enfants de dix ans, avec de grands cols amidonnés, qui offrent leur tête. Des enfants de cinq ans, auxquels on a dû expliquer le jour même de la déclaration de guerre ce qu’était la France, ce qu’était l’Allemagne ; des enfants avec un chien, un chat, un béret marin, avec le favori qu’ils unissaient dans leur pensée au retour des Français ; avec des cuirasses et de petits casques, qui frémissent en portant nos lourdes armes et refusent de nous laisser prendre en échange leur fusil à eux. L’un d’eux a un bandeau noir sur les yeux, et ses camarades le guident. Un médecin cruel lui interdit de nous voir !

— Ce sont des fantassins, lui explique-t-on. Ils ont des pantalons rouges.

— D’où viennent-ils ?

— De Mulhouse. Tiens, le grand sergent te donne son calot.

Je lui donne mon calot ; un peu grand, mais il ne peut s’en apercevoir… Toute la compagnie est bientôt démunie de ses calots, de ses sifflets, de ses cartes postales.

— Ce sont des cartes de Roanne, explique-t-on.

— Et vous, demandent les gens, d’où êtes-vous ?

On entend mille cris :

— De Clermont, de Paris, d’Ébreuil. Nous sommes cinq d’Ébreuil !

On cherchera cette ville d’Ébreuil sur les cartes, quand nous serons passés. Voici l’orphelinat. Les orphelins ont vieilli : ce sont des vieillards, presque tous assis : la perte des parents anéantit pour toujours. Voici une fillette qui nous suit, pénétrant dans chaque maison et ressortant par une autre porte, comme un feston. Nous marchons en rangs un peu rompus. Des seaux sont dressés devant chaque perron, seaux de vin ou de sirop, suivant que le donateur considère les soldats comme des guerriers ou des enfants. Seuls, entre ces habitants et ces soldats grisés, se dressent immobiles, de-ci, de-là, les groupes de cavaliers au cantonnement, des cuirassiers, des dragons, calmes, et qui regardent leur hôtesse nous acclamer avec l’indifférence d’hôtes légitimes. Pas une porte, pas une fenêtre qui soit fermée sur nous. Les maisons sont même ouvertes par derrière et l’on voit le jardin et la montagne de chacune. Car déjà, toute proche, une haute ligne ondule, et nous suit, et gonfle l’horizon, comme notre sillage. Il est midi. Le soleil qui nous a éclairés suffisamment du côté droit, nous illumine du côté gauche ; je m’en réjouis, c’est mon côté avantageux ; et toujours le même cri de Vive la France nous accueille, que les enfants poussent gutturalement comme s’ils en souffraient, qui finit par nous émouvoir jusqu’aux larmes, comme si nous ne le comprenions tout à coup à la centième fois, — Bergeot à la millième, — et auquel nous répondons par le même cri, mais sans accentuer la nasale, pour n’avoir pas l’air d’en faire une traduction.

C’est la sortie des usines, les ouvriers nous escortent, en nous appelant par nos grades, et nous donnent leur paquet de cigarettes auquel nous exigeons qu’ils puisent. L’un d’eux nous adopte et nous escorte, nous expliquant les usines, les parcs, combien les propriétaires ont d’enfants, les absents et les manquants dans les familles qui sont au pas des portes : ici, il manque une fille, mariée en France ; ici, un ancien sénateur français, mort voilà dix ans. Il sourit en apprenant que nous venons de Roanne. Roanne est justement la ville concurrente de Thann pour les tissages et les impressions d’étoffe. Roanne a fait baisser ici les salaires ; mais il ne nous en veut pas. Jalicot lui demande :

— Et les Allemands ?

Pour la première fois, on nous donne la réponse que nous quémandons depuis un mois, une réponse de la Révolution :

— Nous avons pour eux de la haine. À bas les oppresseurs ! Vive la liberté !

On l’interroge aussi sur les cigognes, car voici sur la cheminée un nid à l’abandon près duquel on installa, pour éloigner les rats, sans doute, tant que durera le bail, un petit moulin à vent. Il nous répond avec la précision alsacienne :

— Nous en avions treize l’année dernière. Toute l’Alsace en a deux cent soixante et douze.

Les adjudants du bataillon se rejoignent. Ils sont ravis : ils ont enfin découvert la ville, cherchée vainement pendant quatorze années de manœuvres, où ils prendront pour leur retraite un emploi civil. Ils demandent s’il y a un percepteur, un contrôleur. Il y a tout cela, il y a même la douane, la gare. Il y a la pêche, la chasse. À chaque coin de rue, un poteau de tourisme nous indique aussi l’excursion. Les adjudants essayent à l’envi d’épeler les écriteaux.

— Nous irons à l’Engelbourg, nous irons au Thannerhubel ! on peut revenir par l’Albertsfelsen.

Ils trébuchent sur ces mots raboteux.

Mais nous sommes déjà dans les faubourgs. Les maisons s’espacent, se reculent, s’adossent à la rivière ou à la montagne. Avec des jeunes filles au visage rond et aux yeux noirs, nous échangeons les fleurs reçues à la ville contre les fleurs de la campagne. Enfin, on nous laisse faire halte près d’un château dont les propriétaires viennent saluer le colonel. Les jeunes filles sont accompagnées d’une amie, d’une cousine italienne, qu’elles ont habillée avec le costume alsacien, alors qu’elles-mêmes sont des Françaises. Ainsi les jeunes filles de Rouen se croient indignes de jouer le rôle de Jeanne d’Arc et le confient à une actrice. Italienne qui pique un géranium rouge dans chaque canon de fusil, méthodiquement, comme si elle faisait des boutures. Départ. Les hommes se sont mis à chanter. L’impression de cet adieu ou de ce salut a été si forte que tous, ouvriers et paysans, mal éclairés sur nos sentiments, nous la prenons pour une joie. Nous sommes vraiment joyeux. Des chœurs se forment ; notre gamelle aussi crie contre l’acier de notre fusil et chacun fait individuellement, sous ce soleil, un bruit argentin à la manière des cigales. Ma compagnie chante le Chant du Départ, en modifiant toutefois le nom de Viala au profit de Vialard, notre gros caporal. Artaud, qui trouve cette chanson superbe, vient me demander à une pause de la lui copier. La vallée se rétrécit ; il y a de l’écho ; ce qui nous fait chanter les Montagnards. De temps en temps, des bourgs qui se raccordent ; c’est déjà Bitschwiller, c’est déjà Willer, bien que les adjudants soutiennent que c’est encore Thann. Chaque bourg indique loyalement son altitude et la hauteur de la montagne la plus proche. Nous traversons la Thur. Voici Moosch, où notre guide se trompe de chemin pour la première fois et nous met sur la route du ballon de Guebwiller. Cela nous fait un quart d’heure d’excursion. Voici Saint-Amarin, où nous faisons la grand’halte, dans une prairie en contre-bas de la rivière. Tous les enfants de la ville viennent nous contempler. Nous leur offrons des gâteaux, car nous avons acheté une pâtisserie ; ils refusent poliment, ils n’ont pas faim, ils n’acceptent que notre biscuit, qu’ils dévorent. Les plus grands remarquent tout haut ce que les Allemands ne feraient pas : les faisceaux si vite, le feu si vite. Un garçonnet de douze ans, coquettement habillé, me demande toutes les explications que je réclamais dans mon enfance des soldats : s’il y a une différence morale entre les galons d’argent et d’or, comment on distingue l’adjudant du sous-lieutenant, le fourrier du sergent-major. Il avait un peu dédaigné, jusqu’ici, les sergents-majors. Je lui montre le nôtre : Forest, toujours rasé de frais, aux yeux bleus et vifs, à l’uniforme toujours repassé. Voilà un grade sacré pour les enfants de Saint-Amarin… Le clairon sonne : les Allemands ne boiraient pas le café si bouillant si vite. Il demande à ce que je lui envoie un mot, si je suis blessé, et il écrit sur mon carnet son adresse : Paul Schlumberger, Saint-Amarin, Alsace, France. Je découvre dans mon portefeuille une carte de visite et la lui donne, bien qu’elle soit cornée, car j’avais trouvé, rue Falguières, la vieille dame que je comptais éviter. Je pense aujourd’hui que Paul ne pouvait y lire que ma rue, et pas ma ville. Mais on devinait que c’était une grande ville et il aurait pu m’écrire dans les onze villes françaises qui dépassent cent mille habitants.

Les Allemands ne se retourneraient pas pour crier adieu… Il pleut par ondées. Les montagnes ramènent jusqu’à leur base de belles forêts bleues sur lesquelles l’eau ne prend point. Les vallons s’élargissent, nous y plongeons des regards curieux, mais l’averse les brouille. Les bourgs sont presque silencieux et l’écho des voix alsaciennes à nos chansons devient plus faible à mesure que s’enfle l’écho de la montagne. Des chemins de traverse débouchent les troupes silencieuses qui n’ont pas passé à Thann et qui cheminent près de notre bruit sans s’y mêler, comme la Saône dans le Rhône. De temps en temps, un soldat s’échappe, pénètre dans une arrière-boutique où sont assemblées de muettes personnes et crie : Vive Thann ! Et les habitants de la ville, ville jalouse de Thann, roulent les yeux sans protester. Nous suivons la voie ferrée, qui n’a plus d’écriteaux, car tous étaient allemands, et où marchent les boiteux qui évitent la bousculade. Près d’un passage à niveau, qu’il ouvre seulement aux éclopés, je rencontre Prosper, maintenant éclaireur d’artillerie. Son cheval, qui est bien connu, qui est Jean de Nivelle, depuis deux heures est de garde derrière cette énorme barrière, et doit se rappeler le départ du Grand Prix. Prosper me fait souvenir qu’à nos vacances avant son bachot je dirigeais son travail et lui avais donné un jour en narration une entrée en Alsace. Il n’y était pas allé par quatre chemins, il était entré par Strasbourg, il avait poursuivi jusque sur la plate-forme de la cathédrale un général allemand, qui s’était précipité dans le vide. Nous rions à ce souvenir… Je ne m’étais pas trop moqué de lui, car j’avais raté, moi aussi, en quatrième, mon entrée en Alsace. Je l’avais faite par les villes de l’autre bord, par Wissembourg, par Freschwiller, d’après les récits de 70, et je décrivais ces villes dans le mauvais sens, comme Chateaubriand pour ses voyages de Grèce. Encore un élan, et j’étais en France… On voyait au bout d’une minute que je n’y étais pas vraiment entré.

La pluie s’est calmée. Nous arrivons à Fellering à six heures et restons avec le 2e bataillon qui y cantonne. Le premier continue jusqu’à Urbès. J’organise le bureau du colonel dans une hôtellerie, avec un cousin du cafetier, missionnaire qui veut absolument mettre des plantes vertes sur la table et laver nos porte-plumes au savon noir. On prend dans l’Ouganda de singulières habitudes. Je rejoins Epitalon et de Fraix dans une autre auberge, où nous dînons. C’est, celle-là, l’auberge allemande. Sa terrasse domine toute la vallée ; ils l’ont choisie comme ils choisissent un emplacement d’obusier, et l’on voit tout ce que peut atteindre l’esprit le plus lourd : la lune, un château-fort, le clocher. Le soir borde cette terre alsacienne d’un ciel allemand, tendu et bas, car c’est la fin du coupon. Une énorme lune, moulée sur le visage de Simplicissimus. Un vœu gigantesque à former contre les Allemands, si elle filait. Triste repas aussi que ce souper allemand, ces myrtilles, cette salade sans huile et ce veau viennois. Vais-je donc me coucher avec cet arrière-goût de Prusse sur une journée si pure ? Pas de bière ; une kellnerin vient nous l’annoncer, en glissant sur ses savates, fille du Rhin à sec. Malaise de sentir mes camarades et mes soldats prendre pour l’Alsace ce coin de Brandebourg. Ils admirent sans réserve les poutrelles rouges et noires du plafond, les écussons d’Othon de Bavière ; ils ne savent pas qu’Othon est fou et occupe sa soixante-quinzième année à peler des raves noires ; ils admirent les cartes, qui ont des biseaux d’or, dont les as ont des photographies de villes, de fleurs, d’actrices, et où ils se reconnaissent mal, d’ailleurs, car les voilà trois à avoir le roi. Même diversité dans les allumettes, dans les cigares, dans les timbres. Habitués depuis leur naissance aux immuables cartes françaises, ils ont l’impression que ce pays est celui de la liberté. Il suffirait seulement d’un signe pour distinguer aussi ces diables de dames des valets. Ils bavardent avec la kellnerin, qui sait tout juste leur répondre, et qu’ils appellent la petite Babette, alors que son nom est Magda. Ils la trouvent charmante d’accepter leurs genoux. Ils l’embrassent. Celui qui écrit là-bas à ses parents doit commencer ainsi sa lettre : « Je vous écris dorloté par une petite Alsacienne ! »

Je couche dans son lit, à l’Alsacienne ; un lit très court, mais dont le pied est en arceau, de sorte que mes jambes peuvent dépasser ; un lit d’otarie. J’y couche botté, mais j’enlève ma capote et, comme les confettis le matin des Cendres, les fleurs de Thann tombent sur la descente de lit, qui les boit et me rend de larges fleurs allemandes, mauve et grenat. La chambre est damnée : je ne peux faire un geste qui ne soit celui d’un romantique allemand ; si j’ouvre la fenêtre, comme dans les tableaux de Schwind, un rayon de lune vient caresser ma joue droite, mes cheveux, qui pour la première fois ont frisé, et les cabochons du vitrail. Je répare mon revolver, lisant à la bougie une lettre bleue, je suis Werther. Je me venge sur l’Allemagne moderne, en déchirant ce portrait de Tirpitz, ce portrait d’étudiant inconnu à trois balafres, et en cachant les morceaux dans la boîte à chaussures de Magda, sur l’étagère de gauche. Là-bas, une trompette assourdie sonne. Et l’écho trop martial répond par un clairon…

Ô mes amis, qui êtes en Chine !