Retiré des affaires

Traduction par Louis Labat.
La Main bruneÉdition Pierre Lafitte (p. 15-26).

RETIRÉ DES AFFAIRES

Mon oncle Stephen Maple était celui de nos parents qui avait eu le plus de chance en affaires. Il était aussi le moins respectable ; et nous ne savions pas trop si nous devions nous féliciter ou rougir de sa fortune. Dans sa grande épicerie de Stepney, il se livrait à un trafic compliqué — et pas toujours très propre, à ce que nous avions cru comprendre, — avec les riverains du fleuve et les gens de mer. Il faisait commerce d’articles pour la marine, de comestibles, et, si la rumeur disait vrai, de bien d’autres choses. La profession, quoique lucrative, avait ses mécomptes ; on s’en aperçut quand, un jour, après vingt ans de prospérité, il fut brutalement assailli par un de ses clients, et laissé pour mort avec trois côtes cassées et une jambe brisée, laquelle, mal raccommodée, resta plus courte que l’autre de trois pouces. Cet incident avait dû, assez naturellement, le dégoûter de son milieu ; car, après le procès et la condamnation de son agresseur à quinze ans de servitude pénale, il avait lâché son comptoir, pour se retirer dans un coin perdu au nord de l’Angleterre ; et jusqu’à ce matin-là il ne nous avait pas donné signe de vie, pas même à la mort de mon père, qui était son frère unique.

Ma mère me lut sa lettre :

« Si votre fils vit avec vous, Ellen, et s’il est le gaillard qu’il promettait d’être la dernière fois que j’eus de vos nouvelles, envoyez-le-moi par le premier train au reçu de ces lignes. Il s’apercevra qu’il a plus à gagner avec moi que dans le métier d’ingénieur ; et si je viens à trépasser (quoique, Dieu merci, sous le rapport de la santé, je me maintienne), vous verrez que je n’ai pas oublié le fils de mon frère. Qu’il descende à Congleton, d’où il aura quatre milles à faire en voiture jusqu’à Greta House, où j’habite. J’enverrai une carriole le prendre au train de sept heures, le seul qui s’arrête ici. Ne manquez surtout pas de me l’envoyer, Ellen, car j’ai des motifs sérieux de désirer sa présence. Si jadis, il a pu y avoir entre nous quoi que ce soit, laissons le passé rester le passé. Vous regretteriez, votre vie entière, de m’avoir fait défaut. »

Assis à notre table, l’un en face de l’autre, pour le déjeuner du matin, nous nous regardions troublés, ma mère et moi, nous demandant ce que cela voulait dire, quand un coup de sonnette retentit ; puis la bonne entra avec un télégramme. Il était de l’oncle Stephen et conçu en ces termes :

« Prie instamment John ne pas descendre Congleton. Carriole l’attendra train sept heures à Stedding Bridge, une station plus bas sur la ligne. Qu’il ne se rende pas directement chez moi, mais à Garth Farm House, à six milles. Il y recevra instructions. Ne pas manquer venir. Et suivre recommandations à la lettre. »

« C’est vrai, dit ma mère, du plus loin que je me rappelle votre oncle, il n’a jamais eu un ami au monde, ni mérité d’en avoir un. Il a toujours été très dur en affaires, et il refusa de s’intéresser à votre père quand il eût suffi de quelques livres pour nous sauver de la ruine. Pourquoi lui enverrais-je mon fils aujourd’hui qu’il en a besoin ? »

Mais j’avais un penchant pour les aventures.

« Si je gagne ses bonnes grâces, il peut m’aider dans ma carrière, représentai-je, prenant ma mère par son côté faible.

— Je ne l’ai jamais vu aider personne, dit-elle avec amertume. Que signifient, d’ailleurs, ce mystère, cette station éloignée où il vous faudra descendre, cette voiture pour une destination qui n’est pas la vraie ? Il s’est mis dans quelque fâcheuse histoire et désire que nous l’en tirions, quitte, le jour où nous ne lui serons pas utiles, à nous laisser de côté comme jusqu’ici. Votre père vivrait peut-être encore s’il avait daigné lui venir en aide. »

À la fin, cependant, mes arguments prévalurent ; car, ainsi que je le démontrai, nous avions tout à gagner avec mon oncle, et bien peu à perdre. Pourquoi, nous, les plus pauvres de la famille, irions-nous subitement offenser le plus riche ? Ma valise était déjà prête et mon cab à la porte lorsque arriva un second télégramme :

« Bon pays de chasse. Que John apporte fusil. Se rappeler Stedding Bridge, pas Congleton. »

J’ajoutai donc un fusil à mon bagage, et quelque peu surpris par l’insistance de mon oncle, je partis. Le trajet s’effectue par la grande ligne du Northern Railway jusqu’à la station de Carnfield, où l’on prend un petit embranchement qui serpente à travers de la pierraille. On ne trouverait pas dans toute l’Angleterre un paysage plus impressionnant et plus âpre. Deux heures durant, je traversai des plaines accidentées et désolées, coupées de monticules caillouteux, où, par intervalles, le roc affleurait en longues dentelures droites. Çà et là, de petits cottages aux toits gris, aux murs gris, se pressaient en village ; mais l’on parcourait des milles sans apercevoir ni une maison, ni rien de vivant, sauf des troupeaux disséminés sur les pentes. Pays déprimant, dont l’aspect me pesait de plus en plus sur le cœur à mesure que j’approchais du terme de mon voyage. Enfin, le train fit halte au petit village de Stedding Bridge, où mon oncle me priait de descendre. Une carriole délabrée, conduite par un rustre, m’attendait à la station.

« C’est la voiture de M. Stephen Maple ? » demandai-je.

L’homme m’inspecta d’un air soupçonneux.

« Comment c’est-y que vous vous appelez ? fit-il, parlant avec un accent que je n’essaierai pas de rendre.

— John Maple.

— Quoi qu’y a qui le prouve ? »

Déjà, je levais la main, car je ne me pique pas d’avoir bon caractère ; mais je réfléchis que l’individu ne faisait, sans doute, que se conformer aux ordres de mon oncle. En guise de réponse, je lui montrai mon nom marqué sur l’étui de mon fusil.

« Bon, bon, ça va. Pour sûr que c’est vous, John Maple ! articula-t-il lentement. Montez, patron, nous avons un bon bout de chemin à faire. »

La route, blanche et luisante, comme toutes les routes dans cette région de calcaire, décrivait, par-dessus le cailloutis, de larges courbes, et des murs bas de pierres sèches la bordaient à droite et à gauche. La vaste lande, marbrée de troupeaux et de quartiers de rocs, s’étageait, par montées progressives, jusqu’au bord vaporeux du ciel. À certain endroit, une dépression de terrain échancra une brusque et lointaine perspective de mer grise.

Autour de nous, ce n’était que désert aride et morne, et je commençais, sous l’influence du paysage, à croire mon étrange mission plus sérieuse qu’elle ne m’était apparue à distance. Cet appel au secours, si soudain, de la part d’un oncle que je n’avais jamais vu et de oui je n’avais entendu que peu de bien, le ton pressant des télégrammes, l’allusion à mes moyens physiques, le prétexte pour que j’apportasse une arme, tout cela, réuni, prenait un sens encore vague mais sinistre. Ce qui, vu de Kensington, semblait impossible, devenait très probable sur ces collines solitaires et sauvages. Cédant à ces noires pensées, je me tournai vers mon compagnon, dans l’intention de l’interroger un peu sur mon oncle ; mais l’expression de son visage m’arrêta.

Au lieu de surveiller sa vieille bique alezane et la route que nous suivions, il regardait par-dessus moi, non pas seulement avec curiosité, mais aussi, me sembla-t-il, avec crainte. Il leva le fouet pour cingler le cheval, puis le laissa retomber, comme convaincu que ce n’était pas la peine. Au même instant, ayant suivi la direction de son regard, je vis ce qui l’occupait.

Un homme courait à travers la lande. Il courait lourdement, avec des faux pas et des glissades. Cependant, grâce à un coude de la route, il nous gagna de vitesse. Comme nous approchions, il grimpa sur le mur de pierre et resta là, nous attendant. Le soleil du soir illuminait son visage brun et sans barbe. C’était un fort gaillard, corpulent et d’ailleurs mal en point, car, une main sur les côtes, il soufflait bruyamment, tout époumoné de sa brève course. Quand nous fûmes près, je vis luire des anneaux à ses oreilles.

« Eh ! camarades, chez qui c’est-y que vous allez comme ça ? demanda-t-il d’un ton de rude bonhomie.

— Fermier Purcell, Garth Farm, dit le conducteur.


— Pardon si je vous arrête, cria l’autre de sa place. L’idée m’est venue de vous héler au passage. Si le hasard nous avait menés du même côté, j’aurais osé vous demander de me prendre. »

Prétexte ridicule : notre carriole était chargée autant, évidemment, qu’elle pouvait l’être. Mais mon conducteur ne semblait pas en humeur d’engager un colloque. Sans répondre, il poussa son cheval. En me retournant, je vis, d’un coup d’œil, l’étranger assis au bord de la route et bourrant sa pipe.

« Un marin ? dis-je.

— Oui, patron. Nous ne sommes qu’à quelques milles de Morecambe-Bay, répondit le conducteur.

— On aurait dit que vous aviez peur de cet homme, risquai-je.

— Moi ? » fit-il sèchement.

Puis, après une pause :

« Peut-être. »

Quand à savoir pourquoi il avait peur, j’eus beau le questionner : il était si stupide, ou si malin, que je ne pus rien tirer de ses réponses. J’observai cependant que, de temps en temps, il promenait sur la lande un œil trouble ; mais nulle forme mouvante n’en dérangeait la grande monotonie brune. À la fin, dans une sorte de brèche entre les collines devant nous, je vis les bâtiments longs et ras d’une ferme, lieu de concentration de tous les troupeaux épars.

« Garth Farm, m’annonça le conducteur. Et voici le fermier Purcell, ajouta-t-il en voyant un homme venir nous attendre sous le porche. »

Au moment où je descendais de la carriole, l’homme s’avança. Il avait des traits durs et ravagés, des yeux bleus, la barbe et les cheveux pareils à de l’herbe blanchie par le soleil. Je lus sur son visage le même air prévenu et rogue que j’avais déjà observé chez mon conducteur. Beaucoup trop étranger à ces gens pour susciter ainsi leur malveillance, je commençai à soupçonner que, dans ces tristes solitudes septentrionales, mon oncle ne jouissait pas d’une popularité plus grande que, jadis, dans Stepney.

« Vous resterez ici jusqu’à la nuit. C’est le désir de M. Stephen Maple, dit-il brièvement. On peut, si vous y tenez, vous servir du thé et du jambon… tout ce que nous avons de mieux pour le quart d’heure. »

J’avais grand’faim, et, malgré le ton, j’acceptai l’offre. Tandis que je me restaurais, la femme du fermier et ses deux filles entrèrent dans la salle. Je sentis qu’elles me regardaient avec une certaine curiosité : peut-être un jeune homme était-il chose rare dans ces campagnes sauvages ; peut-être me surent-elles gré de mes efforts pour engager la conversation ; le fait est que toutes les trois me montrèrent de la sympathie. La nuit venant, je fis remarquer qu’il était temps pour moi de pousser jusqu’à Greta House.

« Alors, décidément, vous y allez ? demanda la femme.

— Certainement. J’arrive tout exprès de Londres.

— On ne vous empêche pas d’y revenir.

— Mais je viens voir mon oncle, M. Maple.

— Ah ! bien, si c’est votre idée, ça ne regarde personne. »

Et, comme son mari rentrait, elle se tut.

Ainsi, chaque nouvel incident me rendait plus sensible l’impression de me mouvoir dans une atmosphère de mystère et de risque ; et tout cela restait néanmoins si vague, si impalpable, que je ne pouvais soupçonner où gisait le danger. Volontiers, j’aurais pressé la femme de s’expliquer ; mais le mari, toujours maussade, et semblant deviner l’intérêt que j’éveillais chez elle, ne nous quitta plus.

« Il est temps de partir, me dit-il enfin, quand elle alluma la lampe sur la table.

— La carriole est prête ?

— Pas besoin de carriole, vous irez à pied.

— Comment saurai-je la route ?

— William vous accompagnera. »

William était le jeune homme qui m’avait emmené de la station. Il m’attendait à la porte et chargea sur son épaule mon étui à fusil et mon bagage. Je restai en arrière pour remercier le fermier de son hospitalité, mais il ne voulut rien entendre.

« Je ne demande de remerciements ni à M. Maple ni à ses amis, brusqua-t-il. On me paie pour ce que je fais. Si l’on ne me payait pas, je ne le ferais pas. Suffit. Allez votre chemin, jeune homme. »

Là-dessus, il tourna les talons, et, rentrant chez lui, ferma la porte avec violence.

Dehors, il faisait tout à fait noir. De gros nuages sombres dérivaient lentement dans le ciel. Passé l’entrée de la ferme, je me serais infailliblement perdu dans la lande si je n’avais eu mon guide pour m’indiquer, en me précédant, les étroites pistes tracées par les moutons et qui m’étaient invisibles. De temps à autre, nous entendions, sans rien voir, la sourde mêlée des êtres dans la nuit. Mon guide commença par marcher vite et sans précautions spéciales ; mais il ralentit peu à peu, tant qu’à la fin nous n’avançâmes plus qu’à pas comptés, avec une extrême prudence, comme sous la menace d’un danger. Cet inexplicable, cet indéfini sentiment de danger, dans cette immense solitude, avait quelque chose de plus terrifiant qu’aucun danger manifeste ; et je pressais William de me dire ce qu’il redoutait, quand, tout d’un coup, il s’arrêta et m’entraîna vivement derrière les massifs d’ajoncs bordant le sentier. Il m’avait tiré par la manche d’une secousse si vigoureuse, si impérieuse, qu’à la seconde, devinant un péril imminent, je me trouvai blotti à son côté, immobile comme le fourré qui nous protégeait. Autour de nous régnait une obscurité si profonde que je n’arrivais pas à distinguer le jeune garçon près de moi.

La nuit était chaude, le vent nous jetait des bouffées brûlantes. Et soudain nous arriva une odeur domestique et familière, l’odeur du tabac. Puis, un visage apparut, illuminé par le reflet d’une pipe, et qui se balançait en se rapprochant. L’homme restait tout entier dans l’ombre ; seul, le bas de la figure s’embrasait d’un halo qui laissait le haut s’éteindre graduellement sur le fond de ténèbres, pouvait l’être. Mais mon conducteur ne Une face longue et famélique, une peau tachée de rousseur, des pommettes saillantes, des yeux bleus et humides, une moustache maigre et incolore, un bonnet pointu de marin, ce fut tout ce que je vis. L’homme nous dépassa, regardant devant lui avec indifférence, et le bruit de ses pas décrut le long du sentier.

« Qui était-ce ? demandai-je à mon compagnon quand nous nous relevâmes.

— Je ne sais pas. »

Toujours cette énervante profession d’ignorance.

« Alors, pourquoi vous cachez-vous ?

— Rapport à M. Maple. Il m’a dit que je ne devais rencontrer personne, et que, si je rencontrais quelqu’un, je ne serais pas payé.

— Vous avez pourtant rencontré ce marin sur la route ?

— Oui. Je suppose que c’est l’un d’eux.

— L’un de qui ?

— L’un des gens qui sont venus dans ces landes et surveillent Greta House. M. Maple en a peur. Il veut que nous les évitions ; c’est ce que j’ai essayé de faire. »

Je tenais enfin une précision. Des gens inquiétaient mon oncle. Parmi eux se trouvait notre marin de l’après-midi.

L’homme au bonnet pointu — autre marin probablement — était, lui aussi, du nombre. Je me souvins de la Grand’Rue de Stepney et de la sanglante agression qui avait rendu mon oncle infirme. Tout cela commençait à prendre forme dans mon esprit quand, par-dessus le cailloutis, une lueur tremblota, et j’appris de mon guide que nous arrivions à Greta House. Masquée par un pli du terrain, l’habitation ne se révélait que de tout près. Nous l’eûmes très vite atteinte.

J’en distinguai peu de chose. Une lampe qui brillait derrière une petite fenêtre treillissée me permit de me rendre compte, sommairement, qu’elle était longue et haute. La porte, basse sous un linteau surplombant, et mal assujettie, laissait de chaque côté filtrer de la lumière. Les hôtes de ce logis perdu devaient se tenir sur le qui-vive, car ils avaient entendu notre approche et nous n’étions pas encore à la porte qu’on nous priait de nous faire connaître.

« Qui est là ? mugit une voix profonde. »

Et, se faisant pressante, la voix répéta :

« Voyons, qui est là ?

— C’est moi, master Maple. J’amène le gentleman. »

Il y eut un bruit de loquet ; un judas s’ouvrit dans la porte ; la lueur d’une lanterne nous éclaira quelques secondes. Puis, le volet se referma ; avec des grincements de serrures et tout un fracas de barres, la porte s’ouvrit à son tour ; et je vis mon oncle debout dans le carré de lumière jaune qui découpait les ténèbres.

Court et massif, il avait une grande tête ronde et chauve, au bord de laquelle les cheveux bouclaient en minces touffes d’un blond roux : belle tête, certes, et intelligente, mais gâtée par la figure large, lourde, commune, aux lèvres épaisses, aux joues retombantes. Sur les yeux, petits et toujours en mouvement, les cils, à peine colorés, ne cessaient pas de battre. Ma mère me disait de ces cils qu’ils lui rappelaient les pattes d’un cloporte, et je vis, au premier coup d’œil, ce qu’elle voulait dire. Je constatai, en outre, qu’à Stepney il avait appris le langage de sa clientèle et son accent infâme me fit rougir de notre parenté.

« Alors, vous voilà, neveu ! commença-t-il, me tendant la main ; entrez, mon garçon, entrez vite ! et ne laissez pas la porte ouverte. Votre mère, parbleu ! avait raison quand elle parlait de vous comme d’un beau jeune homme. Voici une demi-couronne, William, vous pouvez vous retirer. Posez là ces paquets. Vous, Enoch, prenez les affaires de Mr. John et mettez le souper sur la table. »

Quand il s’en revint de barricader la porte et qu’il m’introduisit au salon, je remarquai ce qui était, chez lui, la particularité caractéristique. Les blessures reçues quelques années auparavant lui ayant laissé, comme je l’ai dit, une jambe plus courte que l’autre de plusieurs pouces, il y remédiait en portant une de ces énormes semelles de bois que prescrivent en pareil cas les chirurgiens. Il évitait ainsi la claudication ; mais, quand il marchait, le battement alternatif du bois et du cuir sur le dallage produisait un clic-clac singulier. Et il ne se bougeait qu’au rythme de ces étranges castagnettes.

La grande cuisine, avec son âtre immense et les sièges sculptés qui la garnissaient aux deux coins, montrait que la maison était une très vieille ferme. Sur un des côtés de la chambre se dressait une pile de boîtes, toutes empaquetées et ficelées. Les meubles étaient peu nombreux et laids. Sur une table à tréteaux, au centre de la pièce, l’on avait servi à mon intention une espèce de souper, viande froide, pain et broc de bière. Un vieux domestique, cockney aussi avéré que son maître, et répondant au nom d’Enoch, faisait le service, tandis que mon oncle, assis dans un coin, me questionnait sur ma mère et sur moi-même. Sitôt que j’eus fini de manger, mon oncle donna l’ordre à Enoch de tirer mon fusil de son étui. J’observai que deux autres fusils, vieux et rouilles, étaient posés contre le mur, près de la fenêtre.

« C’est la fenêtre que je crains, dit mon oncle, d’une voix grave et sonore qui contrastait bizarrement avec sa petite personne grassouillette. La porte est à l’épreuve de toute espèce de dynamite Mais la fenêtre m’épouvante. Hé, là ! Hé, là ! glapit-il, ne passez pas dans la lumière ; et, quand vous traversez la fenêtre, baissez-vous !

— Crainte d’être vu ? demandai-je.

— Crainte de recevoir un coup de feu, mon garçon. C’est toute l’affaire. À présent, venez vous asseoir près de moi, sur la table, et causons. Car je vois que vous êtes ce qu’il me faut, un homme de confiance. »

La flatterie, toute grossière et maladroite qu’elle fût, prouvait son désir violent de me gagner à lui. Je m’assis à son côté et il tira un papier de sa poche. C’était un numéro du Western Morning News, vieux de dix jours. Il y soulignait, d’un ongle long et noir, un entrefilet concernant la mise en liberté, à Dartmoor, d’un condamné nommé Elias, qui avait bénéficié d’une réduction de peine pour avoir défendu un gardien attaqué dans les carrières.

« Qui est cet homme ? demandai-je. »

Mon oncle souleva sa jambe infirme.

« L’homme qui m’a fait ça. Car c’est à ça qu’il devait sa condamnation. Le voilà libre aujourd’hui, et de nouveau à mes trousses.

— Pourquoi serait-il à vos trousses ?

— Parce qu’il veut me tuer. Parce qu’il n’aura de repos, le drôle, que quand il aura pris sa revanche. Neveu, je n’ai pas de secret pour vous. Il s’imagine que je lui ai fait du tort. Admettons-le, pour les besoins de la cause. Tant il y a que, maintenant, je les ai tous après moi, lui et ses amis ? »

La grosse voix de mon oncle faiblit tout d’un coup, devint un timide murmure.

« Des marins, souffla-t-il. Je compris d’emblée, avant-hier, en lisant ce journal, que je devais m’attendre à leur visite. Je regardai par la fenêtre ; trois d’entre eux épiaient la maison. C’est alors que j’écrivis à votre mère. Ils m’ont relancé. Ils attendent l’autre.

— Pourquoi ne pas envoyer chercher la police ? »

Les yeux de mon oncle évitèrent les miens.

« Pas besoin de police. C’est vous qui pouvez m’aider.

— Comment cela ?

— Je vais vous le dire. Je veux m’en aller. C’est pourquoi vous voyez là toutes ces caisses. J’aurai bientôt terminé mes paquets. J’ai des amis à Leeds, je me sentirai plus en sûreté dans cette ville. Non pas en sûreté, vous m’entendez, mais plus en sûreté, vous m’entendez mais plus en sûreté. Je pars demain. Restez avec moi jusque-là, ce ne sera pas en pure perte. Nous sommes seuls, Enoch et moi, pour tout faire ; je vous garantis pourtant que nous serons prêts. La charrette du déménageur sera là demain à la première heure. Vous, le jeune William, Enoch et moi, escorterons les objets jusqu’à la station de Congleton. Avez-vous rencontré quelqu’un en route ?

— Oui, dis-je. Un marin s’est arrêté devant nous.

— Ah ! je le savais bien qu’ils nous surveillaient ! C’est pourquoi je vous demandais de descendre à une station qui n’était pas la véritable, et de vous faire mener chez Purcell au lieu de venir ici. Nous sommes bloqués, c’est le mot.

— Cet homme, repris-je, n’est pas le seul que nous ayons rencontré. Il y en a eu un autre, avec une pipe.

— Quelle espèce d’homme ?

— Maigre, le visage taché de rousseur, un bonnet pointu.

Mon oncle poussa un cri rauque.

— Lui, c’est lui ! Dieu me pardonne ! »

Éperdu, il allait, traînant son clic-clac à travers la chambre. Sa grosse tête chauve avait quelque chose de lamentable et d’enfantin. Une pitié m’en venait presque.

« Voyons, mon oncle, lui représentai-je, vous vivez en pays civilisé. Il y a des lois pour mettre tous ces gens à la raison. Laissez-moi donc aller, demain matin, en voiture, jusqu’au bureau de police du comté, et j’aurai vite réglé les choses. »

Mais il hocha la tête.

« C’est un homme malin et féroce. Je ne peux pas respirer sans penser à lui, car il m’a bouclé trois côtes. Cette fois, il me tuera, pour sûr. Il n’y a pour nous qu’un parti à prendre : abandonner ce que nous n’aurons pas emballé et déguerpir à l’aube. Grand Dieu ! qu’est-ce que cela ? »

Un coup terrible frappé au dehors avait ébranlé la maison. Un autre suivit, puis un autre encore. On eût dit qu’un poing de fer s’acharnait contre la porte. Mon oncle s’écroula sur sa chaise. Je pris un fusil, et m’élançant :

« Qui est là ? hurlai-je. »

Pas de réponse.

J’ouvris le judas et regardai.

Personne.

Alors, brusquement, je vis qu’une longue feuille de papier passait sous la porte. Je l’élevai à la lumière et lus ceci, tracé d’une main malhabile, mais vigoureuse :

« Posez-les devant la maison si vous tenez à votre peau. »

« Que veulent-ils ? demandai-je, après avoir lu ce billet à mon oncle.

— Ce qu’ils n’auront jamais, non, pardieu, jamais ! s’écria-t-il dans une explosion de colère. Enoch ! Enoch ! »

Le vieux accourut à l’appel.

« Enoch, j’ai toujours été un bon maître pour vous. À vous, aujourd’hui, de le reconnaître. Acceptez-vous de vous exposer pour moi ? »

À voir l’empressement avec lequel le vieux consentit, je pris une meilleure opinion de mon oncle. Quels que pussent être ses torts envers des gens, du moins il semblait avoir l’affection de cet homme.

« Vous allez mettre votre chapeau et votre manteau, Enoch, et sortir seul par la porte de derrière. Vous savez le chemin jusqu’à chez Purcell. Dites là-bas qu’il faut que j’aie la charrette demain au point du jour et que Purcell vienne, et qu’il amène le berger. Nous devons vider la place, ou nous sommes perdus. Au point du jour, Enoch. Il y a dix livres pour vous au bout de l’affaire. Ne quittez pas votre manteau noir, et allez lentement, on ne vous verra pas. Nous garderons la maison en vous attendant. »

C’était une entreprise courageuse que de s’aventurer de la sorte parmi les dangers imprécis et mystérieux de la lande. Le vieux serviteur l’accepta comme la plus ordinaire des missions. Décrochant son long manteau noir et son chapeau mou pendus à la porte, il fut prêt à la minute. Nous éteignîmes la petite lampe du corridor à l’arrière de la maison, enlevâmes doucement les barres qui, de ce même côté, assujettissaient la porte, et, l’ayant fait sortir à la dérobée, nous replaçâmes les barres. Par la croisée du vestibule, je vis sa forme obscure plonger immédiatement dans la nuit.

« Neveu, nous n’avons plus que quelques heures jusqu’à l’aube, dit mon oncle, après avoir vérifié tous les volets et toutes tes serrures. Vous ne regretterez jamais d’avoir fait ce que vous faites. Si nous passons cette nuit sans encombre, je vous le devrai. Que je vous aie près de moi jusqu’à demain matin, et vous me trouverez près de vous tant qu’il me restera un souffle. La charrette arrivera dès cinq heures. Tout ce qui ne sera pas prêt, j’en fais le sacrifice. Nous n’aurons qu’à charger pour aller prendre le premier train à Congleton.

— Nous laissera-t-on passer ?

— On n’osera pas nous arrêter en plein jour. Si j’ai tout notre monde, nous serons six, avec trois fusils. Nous forcerons le passage. Où voulez-vous que ces gens, qui sont toujours en mer, se procurent des armes ? Un pistolet ou deux peut-être… Tenons-les encore à distance quelques heures, et nous leur échapperons. Enoch doit être à mi-chemin de Purcell.

— Mais, enfin, que désirent-ils, ces marins ? Vous dites vous-même que vous avez des torts envers eux. »

Je vis une expression de bestial entêtement sur l’épaisse et blafarde figure de mon oncle.

« Ne me demandez rien, neveu ; contentez-vous de faire ce que je vous demande. Enoch va revenir. Juste le temps de ramener la charrette. Mais écoutez donc… Qu’est-ce que j’entends ? »

Un cri monta au loin dans les ténèbres, puis un autre, tous deux aigus et brefs comme une plainte de courlis.

« C’est Enoch, dit mon oncle, m’empoignant le bras. Ils me tuent le pauvre vieil Enoch ! »

Le cri se répéta, plus proche. Ensuite, il y eut des pas précipités, un appel de détresse.

« On lui donne la chasse ! »

S’élançant vers l’entrée principale, mon oncle souleva la lanterne, dont il projeta la lueur à travers le judas. Un homme aux épaules de qui flottait un manteau noir courait frénétiquement, tête basse, vers le faisceau de lumière jaune. La solitude semblait tout entière s’animer d’une invisible poursuite.

« Le verrou ! le verrou ! haleta mon oncle. »

Il tira le verrou tandis que je tournais la clé, ouvrit la porte, laissa pénétrer le fuyard. Et l’homme bondit avec un hurlement de triomphe :

« Arrivez, les gars ! Tous hardiment ! à la rescousse ! »

Cela s’exécuta si rapidement, si proprement, que nous fûmes comme emportés par l’assaut avant même d’en avoir conscience. L’invasion des marins avait rempli le couloir. Échappant aux griffes de l’un d’eux, je courus vers mon fusil. Mais ce fut pour rouler à terre, presque aussitôt, sous l’effort de deux hommes. Avant que j’eusse pu leur opposer aucune résistance, ils m’avaient lié les mains et traîné jusqu’à l’un des bancs de la cheminée. Je n’avais pas de mal ; je n’éprouvais qu’un dépit cruel du stratagème par lequel ils avaient forcé la défense, et de la facilité avec laquelle ils avaient eu raison de nous. Quant à mon oncle, sans même prendre la peine de le lier, ils l’avaient poussé sur un siège et s’étaient emparés des fusils. Quel extraordinaire contraste offrait ce bourgeois livide, couronné de mèches abondantes, avec les figures sauvages qui l’entouraient !

Il y avait là six hommes, tous marins évidemment. Je reconnus dans le nombre celui qui portait des anneaux à ses oreilles et qui nous avait croisés de nuit



sur la route. Tous étaient de beaux gaillards, aux faces de bronze encadrées de favoris. Au milieu d’eux se tenait, penché contre la table, l’homme aux taches de rousseur qui avait couru à notre rencontre dans la lande : la cape noire du pauvre Enoch pendait encore à ses épaules. Il était d’un tout autre type que ses camarades, l’air rusé, cruel, dangereux, avec des yeux sournois et inquiets rivés sur mon oncle. Subitement, ses yeux se détournèrent vers moi, et je sus, pour la première fois, comment un regard peut donner la chair de poule.

« Qui êtes-vous ? me demanda-t-il. Parlez, ou nous nous chargeons de vous délier la langue.

— Je suis le neveu de M. Stephen Maple, en visite chez lui.

— Vraiment ? Eh bien ! je veux que vous vous félicitiez de votre oncle et de votre visite. Vite à la besogne, les gars : il s’agit d’avoir rallié le bord avant le matin. Qu’allons-nous faire du vieux ?

— Le soulever à l’américaine et lui appliquer six douzaines de volées.

— Entendez-vous, maudit voleur de cockney ? Nous vous battrons à mort si vous ne nous rendez pas ce que vous nous avez filouté. Où est-ce ? Je sais que vous ne vous en séparez jamais. »

Mon oncle plissa les lèvres, hocha la tête. L’effroi et l’obstination luttaient sur son visage.

« Vous refusez de parler ? Nous allons bien voir. Empoignez-le-moi, Jim ! »

Un des marins, saisissant mon oncle, lui fit descendre le veston et la chemise au bas des épaules. Le malheureux se tassait sur sa chaise, tout le corps plissé de remous, frissonnant de froid et d’épouvante.

« Levez-le jusqu’à ces crochets. »

Des crochets pour pendre la viande fumée s’alignaient le long des murs. Les marins en choisirent deux, où ils l’attachèrent par les poignets. Puis, l’un des marins défit sa ceinture de cuir.

« Côté de la boucle, Jim, dit le capitaine. Donnez-lui de la boucle !

— Lâches ! me révoltai-je. Frapper un vieillard !

— Patience ! riposta le capitaine, en me jetant un regard mauvais, ce sera bientôt le tour d’un jeune homme ! À présent, Jim, taillez-lui quelques lanières !

— Qu’on lui laisse une dernière chance, cria l’un des hommes.

— Oui, oui, grommelèrent un ou deux autres. Qu’on laisse une chance à cette fripouille.

— Si vous flanchez, dit le capitaine, vous pouvez abandonner la partie une fois pour toutes. De deux choses l’une : ou vous lui arracherez son secret par le fouet, ou vous devrez dire adieu à ce que vous avez gagné avec tant de peine, et qui ferait de chacun de vous des messieurs pour la vie. Pas d’autre parti à prendre. Eh bien ? »

Ils vociférèrent :

« Qu’on lui laisse une chance !

— Soit ! »

Déjà, la boucle de ceinture tournait, avec un sifflement féroce, par-dessus l’épaule de mon oncle. Elle n’avait pas eu le temps de s’abattre qu’il poussa un cri.

« Pas cela ! supplia-t-il. Qu’on me lâche !

— Alors, où est-ce ?

— Vous le saurez si vous me laissez libre. »

Débarrassé de ses liens, il remonta son vêtement sur ses épaules rondes. Les marins firent cercle autour de lui. Leurs visages basanés trahissaient une curiosité fébrile.

« Pas* de blagues ! s’écria l’homme aux taches de rousseur. Nous lui rompons les os s’il veut se payer notre tête… Allons, où avez-vous ça ?

— Dans ma chambre.

— Laquelle est-ce ?

— La chambre au-dessus.

— En quel endroit de la chambre ?

— Dans le coin du coffre en chêne, près du lit. »

Les marins se précipitèrent ; le capitaine les rappela.

« Ne laissons pas derrière nous ce vieux renard. Ah ! ah ! votre figure s’allonge ! Parbleu ! Vous pensiez lever l’ancre ! Tenez-le de près, garçons, et emmenez-le. »

Ils se ruèrent en tumulte dans l’escalier, cernant et entraînant mon oncle. J’avais les mains liées, mais les pieds libres. Si j’arrivais à me guider dans la lande, je pouvais encore prévenir la police et couper la route à ces bandits avant qu’ils eussent gagné la mer. J’hésitai une minute, me demandant s’il m’était permis d’abandonner mon oncle en pareille circonstance. Mais je réfléchis que, soit pour lui, soit, au pis aller, pour ses biens, je me rendais, en partant, plus utile. Je m’élançai donc vers la porte du vestibule, j’allais l’atteindre, quand, à l’étage supérieur, j’entendis un cri aigu, puis un fracas d’objets en pièces, un chœur de hurlements ; et quelque chose d’énorme et de lourd vint s’écraser à mes pieds avec un bruit mat. Si longtemps que je vive, ce bruit de chute ne s’en ira de mes oreilles. Juste devant moi, dans le sillon lumineux tracé par l’ouverture de la porte, gisait mon malheureux oncle. Le cou tordu comme un cou de poulet, il laissait retomber sur l’épaule sa tête chauve. Un coup d’œil me suffit pour comprendre qu’il avait la colonne vertébrale brisée et qu’il était mort.

La horde furieuse avait si vivement dégringolé les marches qu’elle assiégeait la porte et s’amassait autour de moi presque en aussi peu de temps qu’il n’en fallut pour me rendre compte de ce qui arrivait.

« Camarade, me dit l’un des hommes, ce n’est pas nous qui avons fait ça. N’allez pas nous en accuser. Le vrai, c’est qu’il a sauté de lui-même par la fenêtre.

— Voyez-vous, ajouta un autre, il pensait prendre son vent dans la nuit et filer grand largue. Mais il est tombé la tête la première et s’est cassé le cou.

— Fameuse affaire pour lui, s’écria le chef avec un blasphème. Car je m’en serais chargé s’il ne m’avait devancé. D’ailleurs, mes garçons, pas d’erreur, ceci est un meurtre ; nous y avons trempé tous ensemble, nous serons pendus tous ensemble, à moins, comme on dit, de tenir à l’être chacun pour notre compte. Il n’y a qu’un témoin… »

Ses petits yeux mauvais me regardaient ; et, couteau ou revolver, je vis quelque chose briller à la ceinture de sa vareuse. Deux des hommes se glissèrent entre nous.

« Arrangeons cela, capitaine Elias. Si le vieux a péri, ce n’est pas de notre faute. Le pis que nous lui voulions, c’était de lui gratter la peau sur l’échine. Quant à ce jeune homme, nous n’avons pas de compte à régler avec lui.

— Imbéciles ! vous pouvez n’avoir pas de compte avec lui ; il en a un, lui, avec vous. Il parlera si vous ne le réduisez au silence, et ce sera aux dépens de votre vie. Ne vous y trompez pas, il s’agit ici de sa vie ou de la nôtre.

— Oui ! oui ! Voilà qui est bien jugé, cria une voix. Faisons ce que dit le capitaine. »

Mais mon défenseur, qui était l’homme aux anneaux, me couvrit de sa large poitrine, jurant à la ronde que personne ne me toucherait du doigt. Les autres se partageaient en fractions égales, si bien qu’il allait peut-être en résulter une dispute quand, soudain, le capitaine poussa un cri de surprise joyeuse, que répéta toute la bande. Je suivis la direction vers laquelle se tendaient les regards et les mains. Et voici ce que je vis :

Mon oncle était couché sur le sol, les jambes allongées. Autour de la plus courte, qui était pour nous la plus proche, une douzaine d’objets brillaient, étincelaient, jetaient des feux, sous la lumière qui coulait de la porte. Le capitaine prit la lanterne et s’avança. La grosse semelle de bois s’étant brisée dans la chute, nous apprîmes de nos yeux qu’elle était creuse et que mon oncle s’en servait comme d’un coffre à serrer les objets de valeur, car le sentier ruisselait de pierres précieuses. J’en remarquai trois d’une grosseur anormale ; mais je crois bien qu’en outre il y en avait une cinquantaine d’un grand prix. Les marins s’étaient jetés à terre et les recueillaient avec une hâte cupide, quand mon ami aux anneaux me tira par la manche.

« Camarade, profitez, murmura-t-il, c’est le moment. Déguerpissez avant que les choses ne se gâtent. »

Le conseil venait à son heure ; et je ne fus pas long à m’y conformer. Je fis avec précaution quelques pas, et dépassai, sans être observé, la zone de lumière. Puis, je détalai de toute ma vitesse, tombant et me relevant pour retomber encore, car il faut en avoir fait l’épreuve pour savoir ce que c’est qu’une course sur un terrain inégal quand on a les deux mains liées. Je courus, courus, jusqu’au moment où, perdant le souffle, je me trouvai hors d’état de mettre un pied devant l’autre. Mais, en vérité, je n’avais guère besoin de tant courir, car, m’étant arrêté à bonne distance pour reprendre un peu haleine, j’aperçus encore, très loin, la clarté de la lanterne et les silhouettes des marins accroupis à l’entour. Finalement, cette unique clarté s’évanouit tout d’un coup, et la vaste lande retomba dans les ténèbres.

Mes liens étaient si serrés que je mis une bonne demi-heure et me cassai une dent avant de parvenir à les défaire. Je me proposais de gagner la ferme Purcell ; mais le nord et le sud se confondaient sous ce ciel d’encre, et j’errai plusieurs heures, frôlé par des passages de troupeaux, sans aucune certitude sur la direction à suivre, lorsque, enfin, une lueur parut à l’est, et que les ondulations rocheuses, grises dans le brouillard du matin, recommencèrent de rouler sur l’horizon, je connus que j’approchais de la ferme Purcell, et m’étonnai de voir, assez près devant moi, un autre homme marchant dans la même direction. D’abord, je me rapprochai de lui avec prudence. Mais, avant même que je l’eusse rejoint, son dos voûté, son pas chancelant, m’avaient fait reconnaître Enoch, le vieux domestique. Je me réjouis de le retrouver vivant. Les coquins l’avaient assailli, renversé, battu, dépouillé de son manteau et de son chapeau, et toute la nuit il avait, comme moi, marché au hasard dans l’ombre, cherchant du secours. Il fondit en larmes quand je lui dis la mort de son maître.

« Ce sont les hommes du Black-Mogul, dit-il. Oui, oui, je savais qu’ils voulaient sa perte.

— Mais d’où viennent ces hommes ?

— Vous êtes de sa famille… Je peux vous raconter ça. Voici les choses, sir. Votre oncle avait ses affaires d’épicerie à Stepney. Mais il avait aussi d’autres affaires. Il achetait autant qu’il vendait. Et, quand il achetait, il ne demandait jamais d’où venait la marchandise. Voilà qu’un steamer, parti du Sud-Afrique, vint à couler en mer. Du moins à ce qu’on nous dit. Le Lloyd’s paya la somme. Sur les inscriptions du bord figuraient quelques beaux diamants. Or, peu après, le brick Black-Mogul mouilla dans le port de Londres. Il avait ses papiers en ordre, et arrivait de Port-Elisabeth avec un chargement de peaux. Le capitaine, qui s’appelait Elias, vint voir le maître. Et que croyez-vous qu’il avait à vendre ? Eh bien ! sir, aussi vrai que je suis un pécheur, il avait un paquet de diamants, juste les mêmes qui s’étaient perdus avec ce bateau d’Afrique. Comment les avait-il eus ? Je ne sais pas. Le maître ne savait pas non plus, il ne chercha pas à savoir. Le capitaine, pour des raisons personnelles, avait hâte de s’en débarrasser. Il les remit au maître, comme vous remettriez un objet à une banque. Mais le maître eut le temps d’en devenir amoureux ; la provenance du Black-Mogul et des diamants ne lui semblait pas très nette ; de sorte que, quand le capitaine vint pour reprendre les pierres, le maître dit qu’il les croyait mieux placées dans ses mains. Je ne donne pas mon avis ; ce fut ce que dit le maître au capitaine Elias dans le sombre petit salon de Stepney. Ainsi lui arriva cet accident de la jambe et des trois côtes. Alors, le capitaine passa en jugement. Le maître, une fois rétabli, cru qu’il aurait la paix pour quinze ans ; et il quitta Londres. Mais, au bout de cinq ans le capitaine était dehors, et à sa recherche avec tous les gens qu’il avait ralliés. Prévenir la police, dites-vous ? Il y avait le pour et le contre ; et le maître ne s’en souciait guère plus qu’Elias lui-même. On finit, comme vous l’avez vu, par traquer le maître, par lui causer mille tourments ; et la solitude, qu’il pensait devoir le protéger, n’a fait que le perdre. Il fut dur pour bien des gens, mais bon pour moi, et du temps passera avant que je trouve un maître qui lui ressemble. »

L’aventure a un épilogue. Un étrange cutter, qui avait louvoyé le long de la côte, fut aperçu, au large, ce matin-là dans la mer d’Irlande. On suppose qu’il portait Elias et ses hommes. Le fait est qu’on n’entendit plus parler d’eux. L’enquête démontra que mon oncle avait sordidement vécu durant des années et qu’il laissait peu de chose. La notion du trésor qu’il portait avec lui d’une façon si extraordinaire fut, sans doute, la seule joie de son existence, et jamais, autant qu’il semble, il n’essaya de réaliser aucun de ses diamants. Ainsi, le déplorable renom qu’il avait de son vivant ne se racheta par aucun bienfait posthume ; et sa famille, également scandalisée par sa vie et par sa mort, a définitivement enterré sa mémoire.