Restons chez nous !/Chapitre XXIX

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 205-210).

XXIX



GLISSONS rapidement sur cette époque de la vie de Paul. Il avait voulu voir ce qu’il appelait les vieux pays, et il y était maintenant… Il se trouvait dans ce « vieux pays » de France dont il avait tant entendu parler. Sa personnalité y stagna pour ainsi dire, et ce que nous en noterions n’apporterait plus qu’une mince contribution à la monographie de son âme.

Disons seulement que ce pays, quand il y arriva, lui fit tout-à-coup l’effet d’un vaste tombeau… Jamais, non, jamais, il ne s’était senti si isolé, si petit, si loin !…

Que va-t-il faire, à présent, ce pauvre paria volontaire ; où va-t-il d’abord diriger ses pas ; en quel coin de cet immense théâtre va-t-il verser ses premières sueurs… Dans quelle ville, dans quel village, dans quel hameau, la fortune se cache-t-elle ? — cette fortune récalcitrante et si capricieuse après laquelle il court depuis déjà si longtemps sans avoir encore pu en considérer le moindre attrait, en attraper la plus petite parcelle ; Ah ! il le sent bien maintenant, il va falloir y renoncer tout de bon ; il comprend enfin, qu’il a lâché la proie pour courir après l’ombre, insensé qu’il est !… Il lui fallait donc aller au bout du monde, manger de la misère jusqu’à s’en gorger, endurer les souffrances sans nom de deux longues années d’exil, pour apprendre que ce qu’il cherchait, c’est précisément ce qu’il vient de quitter !…

Quand, chaque année, des milliers d’individus se détachent de tous les coins de la vieille Europe, où ils ne sont plus capables de vivre, et s’en viennent sur nos bords chercher un peu de travail dans nos champs et dans nos industries, qu’est-ce que peut bien faire un petit Canadien, accoutumé à la vie, large quoiqu’on dise, des cultivateurs de notre province, qui s’en va remplacer, là-bas, un de ces malheureux qui y mouraient de faim ?…

« Voyons, se dit Paul, je suis un immigrant, et qu’est-ce que font, en arrivant, ceux qui vont chercher de l’ouvrage dans mon pays ? » Il en avait vu arriver jusque dans son village de ces pauvres affamés des villes et des campagnes européennes, quoiqu’à cette époque, l’immigration intense et folle, qui menace de nous envahir aujourd’hui, n’existât pas. Mais Paul avait beau se dire qu’il était un immigrant ordinaire, comme ceux qu’il avait vus arriver au Canada, il se trompait. Sans doute, c’étaient de pauvres hères, sans un sou vaillant dans leur gousset, comme lui. Comme lui, ils s’étaient imaginés qu’ils n’avaient qu’à traverser un océan pour voir accourir vers eux toutes les chances de fortune dont le passé, au pays ancestral, les avait si fâcheusement privés ; mais les conditions respectives des pays qu’ils échangeaient, établissaient entre sa situation et la leur une différence remarquable qui, malheureusement, n’était pas à l’avantage de notre héros…

Si le métier d’immigrant était difficile à l’époque de Paul, à qui il n’avait pas réussi même après deux années d’application soutenue, il l’est encore davantage de nos jours. L’opération ne va pas toute seule, tant s’en faut. D’abord, en général, les émigrants et les immigrants oublient trop souvent le lest quand ils mettent à la voile et c’est la cause de plus de catastrophes qu’on ne pourrait l’imaginer. On le constate tous les jours, tous ceux qui immigrent cherchent invariablement à se jeter dans des spécialités auxquelles leurs aptitudes les recommandent le moins. Un homme nous arrive de l’autre côté ; que ce soit un mineur, un débardeur, un baron ou un comte ; qu’il sorte d’un bureau, d’une banque, d’un magasin ou d’une usine, il rêve agriculture dès qu’il touche notre sol du pied. Or, jusqu’ici, il n’a fait que s’illusionner, que se flatter, que se vanter, sans qu’il ait songé une seule fois à se forger une cuirasse et à se faire les muscles en vue de la réalisation de son rêve. Il n’a pas pensé qu’ici, la terre ne consent à nourrir que l’homme décidé à lui sacrifier tout son être entier ; son corps, qui devra endurer le froid, le chaud, la courbature, les macérations de toutes sortes ; son esprit qui, dans le changement radical de méthode, de mœurs et de climat, devra sans cesse prévoir les contretemps, les accidents, les revers ; son âme, enfin, que l’épuisement des deux autres met dans l’impossibilité de reprendre son essor… Mais s’il n’est pas complètement aguerri, l’immigré, au moins, chez nous, aura toujours le théâtre nécessaire, indispensable au déploiement de son énergie, de ses forces et de sa bonne volonté. Il rêve d’agriculture ! eh bien, qu’il ceigne ses reins, qu’il brandisse la hache, qu’il empaume la pelle et la pioche et il aura le pain et le beurre quotidien, avec peut-être un morceau de fromage ; c’est quelque chose… Mais ce pain de chaque jour, comment le gagnera, à l’étranger, surtout dans cette Europe trop étroite, incapable de nourrir même ses propres enfants, le Canadien capricieux, que des salaires de plus en plus élevés, des travaux rendus davantage faciles, d’année en année et dans tous les métiers, par les multiples inventions du génie humain, ne réussissent pas à contenter ? Cent fois plus que les États-Unis, l’Europe est à redouter pour nos émigrés de toute classe. Le changement de tout, de climat, de nourriture, de mœurs, de méthodes dans le travail, et, avec cela l’isolement accablant, n’en constituent que les moins dangereuses perfidies. Ah ! eux, ils auront beau avoir l’énergie, la volonté, le zèle, enfin, toutes les belles qualités d’où dépend, pour ceux qui viennent chez nous, la promptitude comme l’amplitude du succès, il leur manquera toujours, à l’encontre de ces derniers, l’élément nécessaire pour les faire valoir. Chez nous, le « surcroît » fera défaut, peut-être, souvent, aux immigrés. La Providence ne s’engage pas toujours à donner plus que le denier promis ; là-bas, pour les nôtres, c’est « l’indispensable » qui manquera le plus…

Non, Paul n’avait pas raison d’assimiler son sort à celui des immigrés au Canada. Encore une fois, il se trompait étrangement ; il était mille fois plus à plaindre qu’eux.

À la question qu’il s’était posée en arrivant : « Qu’est-ce que font les milliers d’individus qui vont chercher du travail dans mon pays ? » il n’eut qu’une réponse, qui fut loin de le satisfaire : « Ils défrichent et cultivent la terre. » Ironie du sort !… ce serait pour refaire cela, ici, qu’il aurait déserté la terre paternelle ; ce serait pour se faire l’« engagé » d’un fermier quelconque ou garçon de ferme dans une métairie de province avec juste assez de sa soupe et de son morceau de pain quotidien, qu’il aurait refusé de devenir chez lui, un cultivateur à l’aise et honorable !… Non, non, mille fois non ! Tout plutôt que cela. Il serait débardeur encore une fois, s’il le faut, casseur de cailloux sur les grandes routes, manœuvre, mineur, tout enfin ; au moins, ces métiers-là ne lui rappelleraient pas, comme dans une ferme, l’incommensurable folie qu’il a faite en quittant « sa » terre du Saguenay, sa pauvre terre si bonne pour lui, si maternelle et qui, aujourd’hui, comme depuis deux ans, avec ses parfums, avec ses couleurs alternatives d’épis mûrs ou de jeune verdure, avec les plaintes si discrètement touchantes qu’elle rend sous les morsures du soc ou de la herse, réclame de toute son âme, son enfant…

Et à partir de là, ce ne fut pour notre émigré que travaux irréguliers, ici et là, partout, trouvés au hasard de courses à l’aventure, toujours ingrats, sans plaisir, accomplis machinalement pour tuer le temps, pour étouffer l’ennui, et aussi pour apaiser la faim… Parce que on n’a pas ce que l’on désire, ce n’est pas une raison pour se laisser crever de faim !…