Restons chez nous !/Chapitre XXIV

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 177-180).

XXIV



JUSQU’À vingt ans, dans son pays, Paul avait été à l’abri des contagions malsaines, des dépravations précoces des étiolés des villes, mais il y avait plus d’un an et demi que Paul était aux États-Unis — et, depuis qu’il était là, une grande transformation s’était faite en lui. Il avait passé par plusieurs phases morales. Les milieux, le climat, l’ennui, la solitude avaient exercé peu à peu sur sa tête jeune, leur influence ; lentement il s’était senti glisser sur des pentes inconnues et dangereuses…

Jusqu’à vingt ans, dans son village, il avait peut-être été indompté ; souvent même, il n’en avait fait qu’à sa tête, mais il avait alors un cœur bon et, quand on savait lui parler doucement, on le menait comme un enfant docile… Il avait même le cœur très gros quand sa mère le grondait et qu’il était sûr de lui avoir fait de la peine ; on le voyait baisser la tête avec une envie de pleurer. Oui, c’est vrai, il avait été un peu « mauvais sujet » comme le lui avait dit souvent son père. Il n’avait jamais été libertin.

Mais après ?…

Après, quand il eut brisé le joug de l’autorité paternelle, quand il eut connu la vie des villes, des étonnements de toutes sortes avaient commencé pour lui et il avait vécu des jours d’une vie troublée…

Plus que dans toute autre ville, peut-être, dans l’immense métropole américaine, il y a, dans les quartiers ouvriers, des maisons qui s’éclairent, le soir, aux heures où tout commence à se tranquilliser, dans le reste de la ville. Il sort de là d’étranges odeurs de fumée et d’alcool ; il en sort aussi des bruits d’enfer. Là, des groupes de sans-patrie, de sans-famille et de sans-travail vont faire tapage et s’étourdir, absorber, par besoin ou par bravade, d’incroyables quantités d’alcool, arrêter, comme à plaisir, la sève de leur vie, jeune pour la plupart.

Il se passe là d’effrayantes bacchanales.

Oh ! quelle tristesse navrante s’emparerait de nos cœurs s’il nous était donné, un instant, de pénétrer dans l’un de ces antres du vice et de la débauche ; d’écouter les conversations qui s’y tiennent, d’entendre les blasphèmes éructés entre deux hoquets et de surprendre les complots qui se trament cyniquement dans cette atmosphère empestée d’alcool, de fumée et de sueurs !

Jusque-là, Paul avait évité avec horreur ces lieux maudits… Mais il y avait la sombre nostalgie dont il voulait se débarrasser à tout prix ; mais il y avait l’ennui qui le guettait sans cesse à toutes les heures du jour et de la nuit. Alors, il souffrait. Et souffrir, pour lui, c’était chose relativement nouvelle ; et, il cherchait à se révolter contre cette puissance inconnue qui étreignait son cœur dans de pesants anneaux de fer ! Oh ! s’étourdir, alors ; oh ! oublier, à tout prix ; ne fut-ce qu’un instant…

Et, un soir, il s’était laissé entraîner, par un camarade, dans un de ces estaminets qui pullulent dans les quartiers ouvriers des grandes villes. Il y fit des connaissances et s’amusa bien, l’ivresse aidant. Il y retourna le lendemain. Les jours suivants, quand l’ennui le prenait et qu’il avait peur de la solitude, le soir, il y allait de nouveau, toujours.

Allait-il donc tomber tout à fait, comme tant d’autres, qui, eux aussi, avaient été bons, allait-il donc s’avilir, se ravaler au niveau de cette classe d’ivrognes ? Sa débauche allait-elle devenir repoussante et vulgaire, comme la débauche des ouvriers ?…

Hélas ! oui, il arriva cette chose triste : Paul se mit à boire, à boire avec frénésie pour s’étourdir. Depuis un mois, on le voyait traîner les bouges, au rang des plus débraillés, et s’essayer, pour plaire à ses compagnons, à des airs cyniques et débauchés.

Il y avait beaucoup d’enfantillage, il est vrai, dans son cas ; mais, c’est égal, il avait parcouru du chemin depuis quelque temps. Il était libertin.

Pauvre mère, comme elle a raison de prier, là-bas, pour son fils, et Jeanne, quand elle va, chaque soir, au calvaire de la route, dire une prière pour son fiancé, si Dieu pouvait donc l’exaucer !…