Restons chez nous !/Chapitre XX

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 159-165).

XX



AVEC les premiers jours de novembre, New-York commence à ressentir les morsures de l’automne…

Un soir, Paul, selon sa coutume, quand il ne se rendait pas jusqu’à la rade, marchait sans but, à la bonne aventure, au milieu des quartiers pauvres et tranquilles de la cité ; afin de songer plus à son aise aux attractions du pays, il choisissait, de préférence, ces humbles faubourgs, habités en partie par des compatriotes qui avaient abandonné, depuis longtemps le pays, pour venir, comme lui, chercher fortune dans la grande République.

Aux premières atteintes de l’automne, la nature se faisait triste et un voile de deuil semblait s’étendre sur la ville dont les bruits ne résonnaient plus que comme des plaintes étouffées… C’était la fin d’un jour de pluie, et les trottoirs luisaient à la clarté des pâles réverbères, allumés de bonne heure. Les rues, désertes, ressemblaient à des corridors grisâtres où s’engouffrait le vent. Sur les toits, le grincement strident des girouettes et des enseignes… Bientôt, ce fut la nuit, impénétrable et compacte. Des nuages énormes, entassés dans le ciel, étouffaient les rayons d’un mince croissant de lune…

Plus que jamais en proie à la nostalgie, Paul s’avançait au milieu de ce mélancolique aspect de la nature malade, à travers le labyrinthe des rues mal éclairées… À cet instant, il se disait que sur les bords du Saint-Laurent, seulement, le Canadien, en toute saison de l’année, peut trouver l’agrément et le confort…

Tout-à-coup, il s’arrête et prête l’oreille du côté d’une fenêtre d’un deuxième étage d’où partait une voix qui chantait :

Un Canadien errant.
Banni de ses foyers,
Parcourait en pleurant
Les pays étrangers.

La mélancolique petite ballade, que nous avons tant de fois entendu murmurer par nos mères, quand, sur leurs genoux, elles nous berçaient, le soir, près du foyer, était chantée, ce soir-là, par une voix jeune de femme, qui mêlait à ces notes populaires toute la tristesse d’une âme délaissée.

Aux premiers mots de la chanson, Paul sentit des larmes lui monter aux paupières… Comme lui, il y avait donc sur cette terre d’exil un cœur qui souffrait et qui, pour ranimer les doux souvenirs de la patrie absente, chantait les couplets qui peignent si bien les souffrances et l’ennui du Canadien exilé — Paul écoutait, et la voix continua, plaintive :

Un jour, triste et pensif,
Assis aux bords des flots,
Au courant fugitif,
Il adressait ces mots :

Était-ce un rêve !… Mais, brusquement, comme par un coup de baguette de fée, Paul se crut transporté sous le ciel ensoleillé de son pays, si mélancoliquement évoqué, ce soir, par une inconnue. Oh ! cette voix, comme elle lui rappelait tout-à-coup les douces choses de « chez nous » !… En un instant, il vit tout, le pauvre enfant, tout, jusqu’au plus petit rien, ce petit rien qui s’était passé « chez nous » et qui, subitement, prenait les proportions d’un événement…

Il se rappela qu’il l’avait entendue, une fois entre autres, la touchante ballade, des lèvres mêmes de Jeanne, un matin d’automne, alors que les feuilles commençaient à tomber comme aujourd’hui, tombent, une à une, toutes ses pauvres illusions… La voix qu’il entendait, non, non, ce n’était pas la voix d’une inconnue, c’était celle de Jeanne ; il la voyait, traversant la prairie, de grand matin, ses seaux aux bras… là-bas, les vaches la regardent venir de leurs bons gros yeux ; et elle chante, oui, c’est bien elle qui chante :

Plongé dans les malheurs,
Loin de mes chers parents,
Je passe dans les pleurs
D’infortunés moments.

Ah ! le beau rêve… Non, Paul, en ce moment, n’était pas à New-York, perdu au milieu d’une sale ruelle, non, ce n’est pas un ciel bas et triste, sans scintillements d’étoiles qui enveloppe une ville de fer !… c’est une belle nuit d’été, aux bords des flots bleus de la Baie des Ha ! Ha !… La brise n’était pas cinglante, comme ce soir, mais elle était très douce et faisait courir dans l’herbe et dans les feuillages des froissements de soie et des chuchotements, partout ; ce n’était pas l’odeur puante de la boue des rues qui montait vers lui, mais c’était un parfum pénétrant de trèfles et de foin fauché qui venait de la terre fraîchement remuée et humide de rosée, non, les lumières blafardes du gaz ne font pas de ces clartés fantastiques qui blanchissent les feuillages frémissants : et c’est bien la lune qui, en ce moment, apporte le sourire de sa lumière laiteuse et coule de menus rayons dans la verdure noire des champs qu’elle égaye d’une danse de vers luisants… Ah ! que tout est rayonnant et beau !…

Mais, est-ce un rayon du ciel bleu auréolant d’un dernier reflet d’or l’image aimée qui flottait dans l’âme du jeune homme, ou un ange béni qui, de sa douce présence, irradie sa vision ? Il ne sait, mais : rayon du ciel ou ange de Dieu, qu’importe !… Son imagination ouvre toute grande son aile et s’envole, légère et joyeuse, vers le pays ensoleillé de sa Jeanne, pour la retrouver là, belle et dans toute l’exquise fraîcheur de ses vingt ans… Et ils vont tous deux, leur cœur battant à l’unisson, par des sentiers ombreux, qu’illumine l’éclat de ses beaux yeux. Elle, le sourire aux lèvres, rayonnante et gracieuse, dans toute la troublante beauté dont le printemps de la vie a paré son front vierge de jeune fille ; lui, ému, s’enivrant du bonheur d’être près d’elle, buvant les paroles qui tombent de ses lèvres, se berçant au charme de sa voix, grisé de félicité, l’extase dans les yeux, le paradis dans le cœur… Inoubliable ivresse de pur et chaste amour !… Mais, hélas ! rêve mensonger, sur les débris duquel la réalité, froide, ironique et moqueuse ne tarde pas de tinter son glas funèbre…

Paul a l’air d’un fou au milieu de la rue. Au-dessus de lui la voix chante toujours et elle finit, en ce moment, la vieille ballade canadienne :

Si tu vois mon pays,
Mon pays malheureux ;
Va dire à mes amis
Que je me souviens d’eux.

Pauvre rêve !… rien ne reste de lui que le souvenir gravé au fond du cœur du jeune homme. Que n’as-tu vécu longtemps, que n’as-tu duré toujours, ô pauvre rêve éphémère, pour consoler dans son exil le petit Canadien !…

Ce n’était donc pas la voix de Jeanne que Paul avait entendue ; c’était celle d’une jeune compatriote, exilée, comme lui, et qui, dans un chant du pays, s’efforçait de faire revivre en son âme, les jours envolés de ce temps des violettes et des roses, le temps de la jeunesse…

Maintenant, Paul, rentré dans la réalité, s’efforce de l’adoucir, et il se sent aimer cette jeune inconnue qui lui avait fait revivre, un moment, des choses si suaves. Il se la représente avec de grands yeux bleus, tristes et rêveurs, avec de longues tresses de cheveux bruns, avec un esprit orné par une bonne éducation de famille, comme Jeanne. Il la voit, rêvant au pays, à l’ancienne maison, au village, déterrant tous les chers souvenirs cachés, là-bas, à l’ombre des vieux murs… Peut-être était-elle née sur une de ces plages où viennent déferler les vagues du beau Saint-Laurent, et, à cette heure, où elle chantait :

Un jour triste et pensif,
Assis au bord des flots…

peut-être se voyait-elle au temps où, le soir, sur la grève, elle regardait au loin se balancer lentement les voiles blanches et entendait la chanson des vagues ou le cri des grandes mouettes grises…

C’était pour Paul une sorte de consolation de savoir qu’il n’était pas le seul à avoir fait ce rêve des États-Unis : ce rêve, qui n’est qu’une pauvre illusion qui meurt et qu’on enterre dans le coin de terre abandonné là-bas…

Quelques minutes après, dans sa chambre toute triste, Paul eut longtemps la vision de sa petite compatriote inconnue qui, avec Jeanne, lui souriait…