Restons chez nous !/Chapitre XIII

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 97-101).

XIII



DE son côté, Paul se trouvait seul, enfin ; seul à Québec, loin des siens, déjà… Il s’en éloignera davantage, toujours, maintenant, quand il le voudra, quand il en aura le désir. Quelle curieuse impression ça lui fait, vraiment, d’être enfin maître de lui, de faire ce que bon lui semble, sans demander l’avis de personne… Libre !

Dans sa petite chambre d’hôtel, enfoncé béatement dans un fauteuil fatigué et boiteux, le premier soir qu’il se vit seul, il fut d’abord triste et essuya à plusieurs reprises une larme fugitive, au souvenir de tout ce qu’il venait de quitter. Mais l’insouciance revint bien vite ; une philosophie qu’il s’était faite à lui seul, l’emporta sur sa douleur, et, comme ces amoureux meurtris et froissés, qui veulent se reprendre à un nouvel amour, sur-le-champ, il se laissa aller tout entier à l’affection de sa nouvelle vie. Il lui sembla même qu’une série de mauvais jours finissait pour lui. L’avenir lui souriait ; … bientôt la gloire et la fortune, sans doute allaient le prendre par la main et le conduire doucement dans de petits sentiers ombreux, pleins de voix mystérieuses qui lui chanteraient à l’oreille les chansons les plus enivrantes sur un rythme fort mouvementé…

Aujourd’hui, il s’en allait avec cette curiosité naïve des enfants pour l’inconnu et aussi avec un autre sentiment qu’il ne s’expliquait pas très nettement encore, un besoin de changement inhérent à tous les êtres qui se transforment. Il lui semblait qu’il avait vécu jusqu’alors au fond d’une affreuse chrysalide et aujourd’hui, seulement, il naissait à la liberté.

Il lui tardait d’essayer ses ailes…

En quittant la maison, comme il l’avait fait, c’était la première fois qu’il accomplissait un acte personnel, et, après avoir passé toute son existence à obéir aux volontés de ses parents, à suivre docilement la vie banale où le poussaient les circonstances, il était heureux de se livrer à un entrainement de son imagination, à un caprice de son cœur, à une fantaisie de son esprit, si l’on veut, mais à quelque chose, enfin, qui lui appartenait en propre, que personne ne lui avait soufflé…

Mais si cette pensée, en certains moments, le ravissait, elle l’effrayait, en même temps. Il était trop raisonnable pour ne pas se rendre compte, en ses bons moments, de sa situation, sans comprendre le danger de sa folie.

Songez que pour en réaliser la plus petite partie, il lui avait fallu abandonner un père qui commençait à se faire vieux et faible, qui devait désormais travailler seul la terre, celle qui serait devenue sienne plus tard ; qu’il lui avait fallu aussi s’échapper des bras déjà faiblissants d’une mère dont la bonté et la tendresse, à chaque instant de sa vie, avaient jalousement veillé sur sa jeune âme ; abandonner enfin une petite amie qu’il faisait cruellement souffrir dans son amour et dans la tendre et bonne affection qu’elle avait toujours vouée à son capricieux petit voisin.

Et pourquoi tous ces abandons ; pourquoi cette fuite de tant de caressantes réalités ? Pour un rêve, pour une illusion qu’il allait accrocher à la première ronce du chemin.

Et qu’allait-il faire à présent ? Qu’importe pour le moment cette question trop importune qui trouble les premiers instants de cette si douce liberté. Sans doute il allait travailler, plus tard, quand il sera là-bas, où l’appelle son rêve ; le travail se suffit à lui-même. Avec le courage, il vient à bout de tout. Il travaillera donc, le jour et la nuit, s’il le faut… et ensuite, la fortune viendra.

Tout cela est encore, hélas ! bien vague. L’avenir lui donnera-t-il bientôt raison ; réalisera-t-il tant de si beaux espoirs ?

En tous cas, Paul, en ce moment, a-t-il un but précis vers lequel il puisse se diriger ; un plan bien arrêté, capable de le guider dans la recherche de cette fortune entêtée et si capricieuse ? Non, il n’avait pas le temps de s’occuper en ce moment de si minimes détails.

Lorsque l’on part pour un long voyage, il est utile aux esprits réfléchis de se tracer un itinéraire, de s’assurer à l’avance que, sur la route que l’on doit parcourir, on rencontrera ici, des relais, là, une source d’eau fraîche… Mais les esprits moins pondérés, plus volatiles, préfèrent le charme de l’inconnu ; ces ravissants panoramas qui se découvrent soudain au détour du chemin, ces vallées, ces bois dont on ne soupçonnait pas la présence, ces haies, ces barrières fleuries qui vous arrêtent tout-à-coup, vous barrent le passage et vous obligent à revenir en arrière, de revoir les paysages déjà vus, ces nuits à la belle étoile hantées de blanches visions, ces levers de soleil en pleine forêt… Tout cela est beau, sans doute : l’imprévu a des charmes, mais il est perfide, et que de désagréables surprises, cruelles même, il recèle souvent…

Deux jours après son arrivée à Québec, un train emportait Paul vers New-York où il avait décidé d’aller d’abord. Des centaines et des centaines de lieues allaient le séparer davantage des siens.

Être emporté avec une vitesse vertigineuse, dans un bruit de ferrailles, à travers des campagnes fuyantes ; voir défiler, comme dans un rêve, des fermes silencieuses entourées d’arbres jaunis, des routes charbonneuses, des vallonnements ocreux ; ou bien, traverser en tourbillon des villes industrielles avec de sombres maisons trapues… et filer vers New-York, la cité-reine de l’Amérique… c’était une partie d’un rêve de Paul qui se réalisait !

Pauvre, pauvre Paul !…