Requiescat in pace (Pierre Veber - La Revue blanche)


La Revue blancheTome 2 (série belge) (p. 211-220).
REQUIESCAT IN PACE.

Ne crois pas que les morts soient morts
Tant qu’il y aura des vivants.

(Chansons de Miarka. Richepin).

Comme il rentrait du lycée, abruti par sa journée de service, le concierge lui dit, en lui tendant ses lettres et sa clef : « M. Tardieu est mort ce matin, à 11 heures. » Il eut un « Ah ! » indifférent, et machinalement il ajouta le « c’est bien triste » de rigueur, puis passa outre ; quel intérêt cela pouvait-il avoir pour lui ?

Pourtant, quand il fut dans sa chambre, il pensa, tout en rangeant ses livres : « Tiens, tiens ? Mais si Tardieu est mort, sa femme est veuve ? » Cela lui fit plaisir de découvrir que Mme Tardieu était veuve, et il tira de cette idée une foule de déductions satisfaisantes. Alors, il se dit hypocritement, qu’il devait lui porter ses condoléances, ne fut-ce que pour se mettre en règle avec la mémoire de son mari, professeur au même lycée que lui ; du reste, il lui avait été présenté, l’avait revue aux distributions de prix, aux solennités religieuses. Elle habitait dans la maison, et ils se connaissaient pour quelques saluts échangés et quelques mots hâtifs.

Donc, il résolut d’aller le soir même déposer sa carte chez elle, avec plusieurs mots. Il est de ces petites politesses qui prennent une signification en des circonstances aussi pénibles ; on s’en souvient plus tard. Il ajusta une phrase pleine de respectueuse tristesse, où « l’affliction partagée » laissait cependant entrevoir une intention ; l’ayant mise au point, il descendit dîner. En passant devant le palier des Tardieu, il s’arrêta, tendit l’oreille, et une pensée très indécise lui donnait envie de siffloter.

Il dîna sobrement, choisit ses mets, se préparant malgré lui à des évènements possibles. Il rentra pour s’habiller, revêtit une redingote sévère, un peu ajustée néanmoins, mit une cravate noire flottante, et des gants également noirs, secoua un peu de Chypre sur son mouchoir, passa l’inspection devant sa glace, et descendit. Le cœur lui battait un peu quand il arriva devant la porte ; il se traita d’imbécile, par contenance envers lui-même, et sonna doucement, très doucement.

La bonne ouvrit, il donna sa carte : Paul Moige, maître répétiteur au Lycée. Sans laisser parler la bonne, il bredouilla vite une explication : « il ne voulait pas déranger Mme Tardieu, venait seulement apporter ses condoléances pour le triste événement qui la frappait » et, tirant un crayon, il s’apprêtait à écrire. La bonne le pria de s’asseoir : Madame n’était probablement pas visible, mais elle avait donné la consigne de faire attendre. Moige s’assit très content,le chapeau en arrêt. Cela se présentait bien déjà. La bonne revint lui annoncer que Madame tenait à le recevoir, puis le laissa seul. Il attendit cinq minutes, juste le temps que met une femme à préparer son négligé. Un claquement de porte, un frôlement de pas souples sur le tapis, et Mme Tardieu entrant, Moige se leva.

Tout de suite il se dit : « elle n’a pas les yeux rouges, elle n’a pas beaucoup pleuré ». Sans préambule, il plaça sa fameuse phrase ; il trouva un ton de voix voilée assez sincère, et fit convenablement vibrer « l’affliction dont il réclamait sa part ». Mme Tardieu fut très touchée : « c’était en ces tristes circonstances que l’on pouvait reconnaître les amitiés vraies. Littéralement abandonnée par sa famille, elle trouvait une grande consolation dans la sympathie que M. Moige voulait bien lui témoigner ; du reste, elle n’en attendait pas moins du « plus cher collègue de son pauvre ami ». Tout cela était débité sans hésitation, en des tonalités attendries, et il semblait qu’ayant prévu les termes précis des condoléances, elle avait tout à l’heure préparé sa réponse.

Moige pensa : « elle a trop d’aisance, et elle vient de mettre ce peignoir ». Immédiatement Mme Tardieu s’excusa de le recevoir si mal, dans l’antichambre, mais chez elle, tout était en l’air. Dans la soudaineté du coup qui l’atteignait, elle n’avait même pas eu le temps de choisir son deuil. Moige, désappointé, fit un pas vers la porte : il n’entendait pas la déranger plus longtemps ; maintenant qu’il avait pu lui exprimer sa sympathie, il tenait à la laisser toute à sa douleur.

En disant cela, il sentait monter à sa gorge une envie de rire stupide et sans aucun motif, ainsi qu’il arrive en pareil cas. Mais non ! il ne la dérangeait pas, au contraire. Elle se trouvait si seule aujourd’hui, qu’elle avait besoin de se raccrocher à cette amitié. Elle le priait de rester encore, si toutefois elle n’abusait pas. — Alors il se mit à son service ; il devait y avoir des démarches à faire, malséantes pour une femme ; il voulait absolument se charger de quelque chose. « Nous verrons à vous utiliser, dit-elle avec un demi-sourire. »

Il y eut un silence un peu long, plein de pensées.

Moige était de plus en plus à son aise ; distinctement, il entrevoyait ce quelque chose qui l’avait fait siffloter une heure auparavant, et, sans cette stupide hilarité nerveuse qui demandait à s’épancher, il eut été complètement libre.

Maintenant, les banalités arrivaient en foule à ses lèvres, et il était prêt sur tous les sujets funèbres.

Elle lui demanda, en hésitant un peu :

« Voulez-vous le voir ?

— S’il n’y a pas d’indiscrétion… ?

— Nullement, c’est trop naturel. Vous verrez comme il est changé ! »

Elle le guida, à travers l’appartement, jusqu’au salon où elle déposa la lampe. Au fond, la porte de la chambre mortuaire était ouverte, laissant entrevoir les deux inévitables bougies rangées sur la table de nuit, en pendant autour d’une petite tasse d’eau bénite. Ils entrèrent,très recueillis. Le mort était recouvert jusqu’au menton, la tête seule émergeant sur l’oreiller, en antithèse avec les deux pointes raides des pieds sous le drap. Du buis parsemait le lit, et, par un sentimentalisme provincial, on avait épinglé quelques roses çà et là.

Ils restaient immobiles, sans parler ; lui, près de la porte, la tête inclinée comme il sied ; elle, près du lit, les yeux fixés sur le corps. Elle poussa un soupir mélancolique, par acquit de conscience ; en réalité, elle était très gênée par la vue du cadavre : sur cette face bonasse de professeur de cinquième, l’agonie avait fait un curieux travail de grimace ; les yeux étaient à demi-clos, presque clignotants, la bouche avait ce rire tranquille, habituel à certaines morts ; et l’on eût dit que feu Tardieu, de par-delà la vie, prévoyait je ne sais quelle vilenie dont le grotesque le rendait désespérément joyeux. — Dans la chambre,une odeur planait, indéfinissable, une odeur froide mêlée au parfum des roses-thé.

Après quelques instants, le temps conventionnel de la prière muette, Moige remarqua :

« Cela s’est fait bien rapidement !

— Mon Dieu, oui ; une congestion. Les médecins lui avaient dit de se méfier, il prenait si peu d’exercice ! Le chemin du collège une fois par jour, et ce n’est pas loin. Depuis une année, il épaississait, s’endormait après dîner. Les répétitions l’ont beaucoup fatigué. Ces derniers temps, il avait des absences. Hier au soir, en se couchant, il se plaignit de lourdeur à la tête. Ce matin, en se réveillant, il était tout drôle, respirait péniblement, geignait. J’ai envoyé prévenir au collège, et la bonne devait ramener le docteur. Alors il a commencé à étouffer, et puis, au bout de dix minutes, ç’a été fini… »

Elle fixait toujours la face narquoise, avec l’étonnement de cette chose si vite faite. Elle ne ressentait au fond aucune douleur, pas même du regret; elle n’avait jamais aimé cet homme-là. Ce qu’elle éprouvait tenait plutôt de la peur et de la stupéfaction. Cette immobilité, le changement surprenant de cette figure dont elle avait coutume de reconnaître la bêtise à chaque réveil, le rire muet des mâchoires, tout cela l’inquiétait. Elle avait comme une appréhension instinctive qu’il ne se mît tout à coup à remuer et à vivre, avec la nouvelle face.

Elle continua : « J’ai essayé de remettre les traits en place avec une serviette attachée sous le menton ; je lui ai fermé un peu les yeux, mais je n’ai pas pu lui redresser la bouche. » Moige lui expliqua que, dans certaines agonies, les nerfs extenseurs des ailes du nez et des commissures des lèvres se contractent invinciblement ; elle écoutait sans comprendre, rassurée un peu. Le silence retomba.

Ils rentrèrent alors au salon. Moige vit qu’il devait effectuer sa sortie, mais il ne savait comment l’amener, et, d’un autre côté, il eût bien voulu rester.

Il lança, à tout hasard :

« Vous m’avez tout à l’heure promis de m’employer ; je suis à votre service. »

Elle sauta sur cette proposition, ayant trop peur de rester seule :

« Si je n’étais pas indiscrète, je vous demanderais de m’aider. Figurez-vous que je n’ai pas trouvé d’agence mortuaire ; vous savez, les gens qui, moyennant une certaine somme, se chargent d’expédier toutes les corvées à votre place. À Paris, ces agences-là sont à l’affut des décès, mais, dans notre sotte petite ville, il n’y a rien. Jusqu’ici je m’en suis tirée tant bien que mal. Cependant il me reste à envoyer les lettres de faire-part, et j’en ai une masse. Mon pauvre ami connaissait tant de monde ! Si ce n’était pas trop abuser de vous, je vous prierais de m’aider. Écrivez-vous lisiblement ?

— J’ai une cursive convenable.

— À merveille, je vais vous mettre à contribution. »

Et tout de suite, elle courut à travers le salon pour l’installer ; elle se trouvait subitement heureuse de n’avoir pas à veiller seule, dans le silence, côte à côte avec cette chose rigide. Elle tira une table près de la fenêtre ouverte, la débarrassa des petits objets qui l’encombraient, plaça au milieu un grand buvard à coins mordorés, avec un encrier massif en cristal, mit en équilibre au coin une pile d’enveloppes à bordure noire, et, d’un joli geste, offrit la plume à Moige.

Il fut envahi d’une énorme satisfaction, et se dit : ça marche. Il s’assit devant la table, dans le fauteuil bas où Tardieu donnait ses répétitions, se carra.

« Il y en a 400 à faire, lui dit-elle ; tenez, vous écrirez, je vous dicterai pour aller plus vite. Il faut que nous expédions cela dans la nuit, » Moige esquissa un rond-de-poignet et resta la plume en l’air. Un carnet d’adresses à la main, elle commença résolument :

Monsieur et Madame Roux-Lerond,
11, rue Pavée,
Paris.

Après elle, il reprit, énonçant les mots à mesure qu’il les écrivait : « Monsieur et MadameRoux-Lerond… 11, rue PavéeParis… Et ensuite ? »

Une à une, les adresses tombaient, les enveloppes s’empilaient. Ils avaient tous les deux des gestes exacts de machines. Moige écrivit vingt adresses en un quart d’heure.

Dehors, un orage se préparait ; des éclairs muets coupaient la nuit, une chaleur épaisse pesait sur le jardin. Mme Tardieu dicta :

Maître Bénévent,
notaire,
à Argenteuil,
(Seine et Oise).

Moige travaillait sans s’arrêter, montrant un zèle exagéré ; son écriture était superbe et Mme Tardieu lui en fit compliment. Puis elle reprit :

Monsieur Gustave Chamblier,
professeur de rhétorique au lycée Condorcet,
2, passage Tivoli,
Paris.

Elle était près de lui, le dominant, droite dans son peignoir à plis droits. Il émanait d’elle une subtile odeur de femme, élaborée aux recoins mystérieux de son corps, aux fossettes de ses bras. Moige s’en imprégnait involontairement, les narines dilatées.

Monsieur et Madame Lauridan,
70, rue Saint-Placide,
Paris.

Elle était sournoise, cette odeur ; persistante, elle dominait le relent fade qui venait de la chambre mortuaire. Elle faisait évoquer des dessous parfumés, des jupons crémeux, et des pantalons de dentelles molles. Moige devenait inquiet, anxieux ; il soupira un peu, comme chassant des pensées folles, se remua sur son fauteuil, et continua :

Monsieur l’abbé Jubinal,
École des Carmes,
Rue Notre-Dame-des-Champs
Paris.

Par la fenêtre grande ouverte, béante sur le noir, entraient des souffles chauds d’orage,les susurrements sans fin des criquets et les exhalaisons des plantes amoureuses. Des bouffées brûlantes passaient dans le salon en faisant filer la lampe. Moige sentait naître en lui quelque chose d’étrange et d’inhabitué ; lentement, comme un balancier de machine qui s’anime, son sang entrait en branle. Et ce fut d’une main un peu tremblante déjà, qu’il moula :

Le général d’Espremont d’Hauteval,
Hôtel de la Division,
Grenoble (Isère).

Une émotion sexuelle montait à son cœur par un mouvement de plus en plus accéléré ; à grands coups, le sang lui affluait au cerveau, faisant dans ses oreilles le bruit d’une armée en marche. Une idée se faisait jour, qu’il n’osait se formuler. « Si… ?  ! » Il eut encore la force de l’écarter et concentra son attention sur les adresses qu’il inscrivait d’une main de moins en moins sûre ; il se donna pour tâche de deviner la vie des gens d’après leurs noms et leurs professions. Mais malgré tout, il savait que l’Idée lui restait au fond de la tête, et se développait à part, parallèlement avec les problèmes enfantins qu’il prenait pour dérivatifs.

Monsieur Maugiron,
Président du Tribunal de Première Instance,
Lille (Nord).

Il entendait la voix de Mme Tardieu dans un lointain à travers ses propres pensées ; monotone, avec des poses attendues, la voix dictait les mots, hachant les adresses par morceaux égaux. Tout en dictant, Mme Tardieu prenait les enveloppes faites et en plaçait d’autres à portée de Moige. Peu à peu, cependant, elle devint distraite, mit plus d’espace entre les mots, plus de mollesse dans le ton. Elle pensait à autre chose, et il y avait déjà de l’hésitation dans la manière dont elle dicta :

Monsieur et Madame Traugott,
et leur famille,
Large-Cottage,
Les Ifs (Seine Inférieure).

Le sang lui battait aux tempes et brûlait ses oreilles ; la même émotion lui montait à la poitrine, et les souffles venus du jardin éveillaient sur sa peau des frissons sensuels. Elle regarda au-dessous d’elle le cou de Moige, et fit à part cette réflexion qu’il devait avoir la peau très douce, et des muscles suffisants ; elle s’arrêta complaisamment sur cette pensée et sur ses conséquences, tout en énonçant négligemment :

Mesdemoiselles Toullé,
à Lormaison,
(Oise).

Elle regarda ensuite le profil de Moige, et trouva qu’il portait bien son lorgnon bleuté ; dès lors elle entrevit la possibilité d’un fait qu’elle évita de préciser. Des langueurs la prenaient aux genoux.

Monsieur le comte d’Ecrehous,
3, rue de Prony,
Paris.

Maintenant, ils vibraient à l’unisson, l’accord inconscient s’était fait, et la même émotion les poignait au même degré. Ils voyaient se détacher, sur le fond factice de leurs pensées du moment, une idée unique, nécessaire.

Monsieur et Madame Bréautet,
34, rue Saint-Marc,
Paris.

L’orage était imminent, les effluves du dehors entraient à torrents, charriant des papillons, enveloppant le couple ; une grosse mouche bruissante traversa la chambre, tourna autour de la table et repartit, laissant en sillage un petit frémissement d’ailes.

Nettement, l’Idée s’imposa.

Monsieur le capitaine de vaisseau Bérieux,
à bord de la Junon,
en rade d’Alger.

Ils furent pris d’une folie brutale ; l’un écrivait sans savoir ce qu’il faisait, l’autre lisait sans comprendre. Sa voix tâtonnait, tremblotait, de grands soupirs soulevaient ses seins. Moige savourait délicieusement le vent tiède de son haleine ; des voiles descendaient devant ses yeux, et les lignes des adresses se mirent à chevaucher dans tous les sens. Il dénoua sa cravate d’un coup sec.

Monsieur Auré,
Chef de bureau au Ministère de l’Agriculture,
3, rue Michelet,
Paris.

Les choses se tendaient ; leurs nerfs bandés à se casser tressaillaient au moindre bruit. L’émotion physique parvint à son point culminant : la voix de Mme Tardieu haletait, devenue rauque. Lui, il écrivait à blanc, sans encre :

Madame Léon Kahn,
Directrice du Lycée Montespan,
32, rue Racine,
Paris.

Alors, à pas lents, elle alla fermer au verrou la chambre mortuaire, et quand elle revint, elle posa la main sur l’épaule de Moige qu’elle serra nerveusement. Elle n’eut pas la force de dicter d’autres adresses. Il y eut un arrêt. Un coup de tonnerre éclata. Brusquement Moige prit conscience de son émotion, à elle, se dressa, la vit chancelante, prête à tomber. Ils tremblèrent d’une suprême flambée de désirs.

Et près de la chambre du mort, au long d’un divan bas, ils affirmèrent l’éternel triomphe de la vie……

Le temps se passa ; des heures s’écoulèrent, qu’ils n’entendirent pas sonner ; dehors, l’orage creva sans qu’ils y prissent garde, perdus dans le vague de leur rêve.

Lorsqu’au petit jour gris, ils se réveillèrent enfin, et qu’ils se furent rajustés, ils se trouvèrent dans la plus fausse des situations ; Moige cherchait une phrase de transition qui ne venait pas ; elle, de son côté, cherchait aussi, sans oser le regarder. Le silence devint gênant, presque ridicule. Il n’y avait qu’un moyen d’en sortir : sans se consulter, d’un accord tacite, ils se dirigèrent vers la table, tirèrent les rideaux, rallumèrent la lampe. Moige s’établit de nouveau dans le grand fauteuil ; elle s’assit tout contre lui sous l’abat-jour, et, d’une voix calmée, paisible, où ne sonnait plus aucune félure d’inquiétude, elle reprit où elle en était restée :

Madame veuve Petithomme,
14, rue de la Cloche,
Angers.
Pierre VEBER.