Reprise de Chatterton (Th. Gautier, 1857)
REPRISE DE CHATTERTON
Une des vives impressions de notre jeunesse a été la première représentation de Chatterton qui eut lieu, comme chacun sait, le 12 février 1835. Aussi, l’autre soir, en nous rendant au Théâtre-Français, éprouvions-nous une certaine inquiétude, à laquelle le talent de M. Alfred de Vigny n’avait aucune part, hâtons-nous de le dire ; c’était de nous-même que nous doutions. — Allions-nous retrouver l’émotion des jeunes années, le naïf et confiant enthousiasme, la consonnance parfaite avec l’œuvre, tous les sentiments qui nous animaient alors ? — Quand l’âge est venu, un grand poëte l’a dit, il ne faut revoir ni les opinions ni les femmes qu’on aimait à vingt ans. Nos admirations ont été plus heureuses.
Chatterton, lorsqu’il fut joué, se séparait plus encore qu’aujourd’hui de la manière en vogue. C’était le temps du drame historique, shakspearien, chargé d’incidents, peuplé de personnages, enluminé de couleur locale, plein de fougue et de violence ; la bouffonnerie et le lyrisme s’y coudoyaient selon la formule prescrite ; la marotte des fous de cour faisait tinter ses grelots, et la bonne lame de Tolède, tant raillée depuis, frappait d’estoc et de taille. Dans Chatterton, le drame est tout intime et ne se compose que d’une idée ; de fait, d’action, il n’y en a pas, si ce n’est le suicide du poëte deviné dès le premier mot. Aussi ne croyait-on pas l’œuvre possible au théâtre ; cependant, contre la prévision des habiles, le succès fut immense.
La jeunesse de ce temps-là était ivre d’art, de passion et de poésie ; tous les cerveaux bouillaient, tous les cœurs palpitaient d’ambitions démesurées. Le sort d’Icare n’effrayait personne. Des ailes ! des ailes ! des ailes ! s’écriait-on de toutes parts, dussions-nous tomber dans la mer ! Pour tomber du ciel, il faut y être monté, ne fût-ce qu’un instant, et cela est plus beau que de ramper toute sa vie sur la terre. Cette exaltation peut sembler bizarre à la génération qui a maintenant l’âge que nous avions alors, mais elle était sincère, et plusieurs l’ont prouvé sur qui, depuis longtemps, l’herbe pousse épaisse et verte. Le parterre devant lequel déclamait Chatterton était plein de pâles adolescents aux longs cheveux, croyant fermement qu’il n’y avait d’autre occupation acceptable sur ce globe que de faire des vers ou de la peinture, — de l’art, comme on disait, — et regardant les bourgeois avec un mépris dont celui des renards d’Heidelberg ou d’Iéna pour les philistins approche à peine. Les bourgeois ! c’était à peu près tout le monde ; les banquiers, les agents de change, les notaires, les négociants, les gens de boutique et autres, quiconque ne faisait pas partie du mystérieux cénacle et gagnait prosaïquement sa vie. Jamais telle soif de gloire ne brûla des lèvres humaines. Quant à l’argent, l’on n’y pensait pas. Plus d’un alors, comme dans ce concours de professions impossibles que raconte Théodore de Banville avec une ironie si résignée, aurait pu s’écrier sans mentir : « Moi, je suis poète lyrique, et je vis de mon état ! » Lorsqu’on n’a pas traversé cette époque folle, ardente, surexcitée, mais généreuse, on ne peut se figurer à quel oubli de l’existence matérielle l’enivrement, ou si l’on veut l’infatuation de l’art poussa d’obscures et frêles victimes qui aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur rêve. — L’on entendait vraiment dans la nuit craquer la détonation des pistolets solitaires. Qu’on juge de l’effet que produisit dans un pareil milieu le Chatterton de M. Alfred de Vigny, auquel, si l’on veut le comprendre, il faut restituer l’atmosphère contemporaine.
Le noble auteur que sa position personnelle mettait à l’abri de semblables infortunes se préoccupa toujours du sort que la société fait aux poëtes. Cette idée est développée tout au long dans Stello ou les consultations du Docteur noir, dont Chatterton n’est qu’un épisode repris et remanié pour la scène. Avec quelle sympathie nerveuse, quelle sensibilité féminine, quelle chaleureuse pitié M. de Vigny comprend et déplore les souffrances de ces âmes délicates froissées par le contact brutal des choses ! comme il réclame pour elles la vie et la rêverie, c’est-à-dire le pain et le temps ; en l’écoutant on lui donne raison, tellement sa voix est éloquente, et cependant qui jugera si le poète est vraiment un poète et si la société doit le nourrir oisif jusqu’à ce que l’inspiration lui descende du ciel ? — En croira-t-on les affirmations de l’orgueil ou les avis de la critique, et le bruit populaire ? Mais arrivé là, déjà l’écrivain n’a plus besoin d’aide.
— Personne a-t-il jamais strictement vécu de sa poésie, excepté ceux qui en sont morts ? nous ne le pensons pas. La poésie n’est pas lin état permanent de l’âme. Les mieux doués ne sont visités par le dieu que de loin en loin ; la volonté n’y peut rien ou presque rien. Seul parmi les ouvriers de l’art, le poète ne saurait être laborieux, son travail ne dépend pas de lui ; aucun — nous le disons sans crainte d’être contredit, même par les illustres — n’est certain le matin d’avoir fini le soir la pièce de vers qu’il commence, n’eût-elle que quelques strophes. Il faut rester accoudé à son pupitre et attendre que de l’essaim confus des rimes une se détache et vienne se poser au bord de l’écritoire, ou bien il faut se lever et poursuivre dans les bois ou par les rues la pensée qui se dérobe. Les vers se font de rêverie, de temps et de hasard ; avec une larme ou un rayon, avec un parfum ou un souvenir. Une stance abandonnée dans un coin de la mémoire comme une larve entourée de sa coque s’anime tout à coup et s’envole en battant des ailes ; son temps d’éclosion était venu. Au milieu d’une occupation toute différente ou d’un entretien sérieux, une bouche invisible vous souffle à l’oreille le mot qui vous manquait, et l’ode en suspens depuis plusieurs mois est achevée. Comment apprécier et surtout rémunérer un pareil labeur ? L’idée d’un poète exclusivement poëte et vivant de son œuvre ne peut donc se soutenir. — De ce que certaines œuvres poétiques ont été chèrement payées, il ne faudrait même pas en inférer que leurs auteurs eussent pu se suffire toujours avec cette ressource, ce n’est qu’un accident et encore tout moderne, dû à des motifs qu’il ne serait pas difficile de préciser et qui n’ont aucun rapport avec la poésie pure.
M. Alfred de Vigny, nous le savons, ne pose pas Chatterton comme une généralité, mais comme une douloureuse exception. Ce malheureux enfant n’aurait jamais pu se résigner à la vie, le pain ne lui eût-il pas manqué, et il se sérail enveloppé, pour y mourir, dans son orgueil solitaire.
Quand la toile, en se levant, nous a laissé voir le décor un peu effacé par le temps, avec ses boiseries brunes, ses vitrages verdâtres et cette rampe d’escalier en bois sur laquelle glissait, au dénoûment, le corps brisé de Kitty Bell, nous avons vainement cherché Joanny sur la chaise du quaker, et de l’autre côté la pauvre madame Dorval. Seul, Geffroy, pâle, vêtu de noir, se tenait debout au milieu de la scène, vieilli, comme tout le monde, de vingt-deux ans, ce qui est peut-être beaucoup pour un poète qui n’en avait que dix-huit, mais conservant le vrai esprit de l’époque, le sens intime de l’œuvre, déjà en partie perdu, l’aspect amer, romantique et fatal dont on raffolait en 1835.
Le commencement de la pièce a paru un peu froid, surtout aux spectateurs de la génération actuelle, dont les préoccupations sont si différentes de celles qui nous agitaient alors. John Bell, l’exact, le positif, le juste selon la loi, avec ses raisonnements pratiques et à peu près irréfutables, excitait autrefois une répulsion violente ; on le haïssait comme un traître de mélodrame tout chargé de noirceurs et de crimes, et lorsque, Barbe-Bleue commercial, il demandait compte à sa femme des quelques livres non justifiées sur le registre, un frisson de terreur parcourait la salle. On avait peur de lui voir décapiter la tremblante Kitty Bell avec le tranchant d’une règle plate. Plus d’une jeune femme romantique, au teint d’opale, aux longues boucles anglaises, tournait les yeux mélancoliquement vers son mari, classique, bien nourri et vermeil, comme pour attester la ressemblance. Maintenant John Bell, qui ne veut pas qu’on détruise ses mécaniques et prétend qu’il faut payer par un travail assidu son écot au banquet de la vie, ou se lever de table si l’on n’a pas d’argent, rigide pour les autres comme il l’a été pour lui-même, semble le seul personnage raisonnable de la pièce.
Le quaker, malgré ses excellentes intentions, radote un peu et fait l’effet sur sa chaise d’un patriarche en enfance. Kitty Bell aime chastement un jeune homme qui n’a pas un penny, ne fait que des vers et se promène en gesticulant ou en déclamant, maigre sous son mince habit noir râpé. Aucune femme ne la comprend, et les jeunes filles mêmes la trouvent absurde, elles dont l’idéal descend d’un coupé, en brodequins claqués, en gants de Suède, le cigare aux lèvres et le porte-monnaie bourré de billets et de napoléons. En 1835, cela paraissait tout simple d’aimer Chatterton ; mais aujourd’hui comment s’intéressera un particulier qui ne possède ni capitaux, ni rentes, ni maisons, ni propriétés au soleil, et qui ne veut pas même accepter de place, sous prétexte qu’il a écrit la Bataille d’Hastings, composé quelques pastiches de vieilles poésies en style anglo-saxon, et qu’il est un homme de génie ? Le lord-maire et les jeunes seigneurs en frac écarlate ont paru bien bons enfants de s’occuper de ce sauvage maniaque et de le venir relancer avec cette persistance. On n’y fait pas tant de façons à notre époque, et les lords montent peu l’escalier des mansardes, où les poëtes peuvent du moins mourir de faim en paix, si tel est leur bon plaisir, car du moment que l’on cesse d’être poëte, il faut le dire, la vie redevient possible.
Cependant l’émotion lentement préparée est arrivée enfin, lorsqu’on a vu cette chambre nue et froide, à peine éclairée par une lampe avare et dans laquelle la lune plongeait par les carreaux brouillés avec son regard blanc et son visage de morte, — triste et seule compagne d’une âme à l’agonie, inspiratrice défaillante d’un travail convulsivement découragé. Cet étroit grabat, plus semblable à un cercueil qu’à un lit, plus fait pour le cadavre que pour le corps, au bord duquel Chatterton veut forcer sa pensée vierge à se donner pour de l’argent comme une courtisane, a produit un effet sinistre. Plus d’un écrivain, dans la salle, a pu reconnaître là le tableau, exagéré sans doute, mais foncièrement vrai, de ses lassitudes, de ses luttes intérieures et de ses abattements. Oui, certes, il est dur, lorsque la Chimère vous sourit, de son sourire langoureusement perfide, vous caresse de ses yeux qui promettent l’amour, le bonheur et la gloire par des scintillations étranges, vous fouette le front du vent de ses ailes en partance pour l’infini et vous laisse mettre familièrement la main sur sa croupe de lionne, de la laisser s’envoler seule, dépitée et méprisante comme une femme dont on n’a pas compris l’aveu et de s’atteler piteusement à la lourde charrette de quelque besogne commandée. — Mais qu’y faire ? — Se rattacher à quelque devoir, à quelque amour, à quelque dévouement, traduire le prix de ce travail rebutant en sécurité, en bien-être, en aisance pour des têtes chères, et sacrifier courageusement son orgueil sur l’autel du foyer domestique. Eh bien, vous ne serez ni Homère, ni Dante, ni Shakspeare ; l’eussiez-vous été même en ne faisant que des vers ? — Le fâcheux de la chose, c’est que Pégase — comme on le voit dans la ballade de Schiller — n’est jamais, même lorsqu’il se résigne, un bien bon cheval de labour ; il trace quelques sillons droits, puis s’emporte, ouvre ses immenses ailes, casse ses traits, ou, s’il ne le peut, enlève avec lui le laboureur et la charrue, quitte à les laisser tomber plus loin brisés en mille pièces. En somme, la poésie est un don fatal, une sorte de malédiction pour celui qui le reçoit en naissant, — une grande fortune même n’empêche pas toujours le poëte d’être malheureux ; l’exemple de Byron le prouve assez.
Le dénoûment a remué les spectateurs comme aux premiers jours. — La passion la plus extrême et la plus pure y palpite d’un bout à l’autre. — Il ne s’agit plus ici de littérature ni de poésie. Chatterton, dès qu’il s’est décidé à mourir, redevient un homme et cesse d’être une abstraction. Du cerveau, le drame descend au cœur ; l’amour contenu éclate ; la mort est en tiers dans l’entrevue suprême ; et quand les lèvres de Chatterton effleurent le front immaculé de Ketty Bell, à ce premier et dernier baiser, la pauvre femme comprend que le pâle jeune homme va mourir. John Bell peut appeler tant qu’il voudra avec sa grosse voix, la timide créature ne répondra pas, et du seuil de la chambre funèbre glissera sur la rampe de l’escalier pour tomber à genoux et cacher sa tête innocemment coupable entre les feuillets humides de sa Bible.
La figure de Kitty Bell, cette angélique puritaine, cette terrestre sœur d’Éloa, est dessinée avec la plus idéale pureté. Quel chaste amour ! quelle passion voilée et contenue ! quelle susceptibilité d’hermine ! À peine au moment suprême son secret se trahit-il dans un sanglot de désespoir. — On sait que ce rôle fut un des triomphes de madame Dorval ; jamais peut-être cette admirable actrice ne s’éleva si haut ; quelle grâce anglaise et timide elle y mettait ! comme elle manégeait maternellement les deux babies, purs intermédiaires d’un amour inavoué ! Quelle douce charité féminine elle déployait envers ce grand enfant de génie mutiné contre le sort ! De quelle main légère elle tâchait de panser les plaies de cet orgueil souffrant ! Quelles vibrations du cœur, quelles caresses de l’âme dans les lentes et rares paroles qu’elle lui adressait, les yeux baissés, les mains sur la tête de ses deux chers petits comme pour prendre des forces contre elle-même ! Et quel cri déchirant à la fin, quel oubli, quel abandon lorsqu’elle roulait, foudroyée de douleur, au bas de ces marches montées par élans convulsifs, par saccades folles, presque à genoux, les pieds pris dans sa robe, les bras tendus, l’âme projetée hors du corps qui ne pouvait la suivre !
Ah ! si Chatterton avait ouvert une dernière fois ses yeux appesantis par l’opium et qu’il eût vu cette douleur éperdue, il serait mort heureux, sûr d’être aimé comme personne ne le fut, et de ne pas attendre longtemps là-bas l’âme sœur de la sienne.
- (Moniteur, 14 décembre 1857.)