CHAPITRE XII

Renaissance roumaine au XIXe siècle par l’idée nationale militante après l’Union des Principautés


Réformes sociales sous le prince Cuza. — Le règne de Cuza dura peu ; il succomba en février 1866 sous les coups d’une conspiration militaire ourdie par les libéraux et par certains conservateurs, également mécontents d’un « tyran » qui osait mépriser les formes constitutionnelles ou plutôt « conventionnelles » pour atteindre le fond même de sa mission. Pour bien comprendre son rôle, il faut se rappeler que, dans les intentions des électeurs, aussi bien que dans la conscience de l’élu, il n’était que provisoire : on avait confié le pouvoir à un noble indigène, d’une énergie et d’une franchise qu’on savait sans égales, uniquement pour accomplir le programme dérivant des Divans de 1858.

Il y avait des milliers de paysans non propriétaires, obligés de fournir aux boïars, pour l’usage de la terre, un service personnel qu’ils abhorraient, surtout à cause de son caractère arbitraire. Un cinquième du territoire, donné jadis par les pieux fondateurs à leurs couvents, avait été soumis ensuite, « dédiés », pour empêcher les usurpations, aux Lieux Saints, aux grandes maisons religieuses de l’Athos, de Jérusalem, d’Alexandrie, etc. ; les moines grecs qui, pour prix de leur protection, n’auraient dû se faire attribuer qu’une faible partie des revenus, s’en emparèrent abusivement. De même que celle de paysans, cette question des « couvents dédiés » traînait dès le commencement de l’ère du Règlement Organique, et Cuza devait la résoudre, de même qu’il s’était engagé à en finir avec l’opposition manifestée par la Porte à l’égard de l’acte même de l’Union.

Contre la Russie, qui soutenait les Grecs, et contre l’Angleterre, qui ne voulait pas abandonner les Turcs, Cuza expropria, « sécularisa » les biens des couvents, sommant les moines de présenter leurs prétentions à des dédommagements ; comme ils tardaient, la Chambre leur offrit, en décembre 1863, une somme très importante. Les saints Pères espéraient gagner en traînant l’affaire en longueur et en invoquant toutes les autorités auxquelles ils croyaient pouvoir recourir. En 1867, une autre Chambre allait déclarer la question « close ».

Aussitôt avait commencé la discussion de la question rurale, dans une Assemblée composée de boïars implacables, non seulement à cause de leurs intérêts matériels, mais aussi parce qu’ils croyaient voir dans le prince un despote qui ne ménageait pas leurs susceptibilités, un ennemi des formules creuses du libéralisme, tel que l’avait formulé et pratiqué l’époque du Second Empire. On ne put pas s’entendre au moins pour reconnaître au paysan le droit de propriété sur ce tiers du bien-fonds ancestral que le Règlement Organique mettait à sa disposition, le reste devant être désormais la propriété absolue d’un maître qui était plutôt un usurpateur. Kogalniceanu, auquel Cuza avait confié l’exécution de ces mesures, conseilla un coup d’État encouragé aussi par l’exemple de la création du nouvel Empire français enraciné par le plébiscite. La loi rurale fut promulguée telle que l’avait proposée le prince ; la grande propriété était créée ainsi, à côté du lopin accordé au paysan, et elle l’était sur des bases solides, alors qu’il aurait fallu des soins incessants pour faire valoir le champ de l’ancien serf. Ce ne fut pas la faute de Cuza si ces soins manquèrent sous un nouveau régime.

Les décrets princiers de 1864 avaient créé aussi un Sénat dont la moitié des membres fut nommée, le chef de l’État ayant aussi le droit de désigner le président de la Chambre et de prolonger le terme d’un budget.

Ce régime du Statut, dont le titre avait été emprunté au royaume d’Italie, fut confirmé par un pé-bliscite écrasant et par l’approbation ultérieure des Puissances ; il exaspéra l’opposition, dans laquelle se réunissaient, ainsi que nous l’avons déjà dit, les grands propriétaires, incapables d’apprécier le bien qu’on leur avait fait, et les libéraux armés contre 1’ « usurpateur ». Elle provoqua d’abord une échauffourée de paysans pendant l’absence du prince à l’étranger, puis elle recourut à un complot militaire qui réussit. Quelques mois auparavant, Cuza, qui venait de provoquer de nouveaux mécontentements en adoptant ses bâtards, avait déclaré formellement qu’il était prêt à remettre, aussitôt son œuvre accomplie, le pouvoir qu’on lui avait confié et dont son âme forte et sincère n’avait jamais tiré vanité. On prétend qu’il avait désigné pour son successeur le duc de Leutchenberg, descendant des Beauharnais par son père, mais, par sa mère, la Grande-Duchesse Marie, petit-fils de Nicolas 1", et les libéraux anti-russes avaient ajouté cet article à la longue liste de leurs récriminations.

Conquête de l’indépendance sous Charles Ier. — Après avoir élu d’abord Philippe de Flandre, dont la candidature avait été déjà posée, de Bruxelles, avant 1859, mais qui refusa cette fois, Bratianu le cadet et ses amis de la « Lieutenance Princière », après avoir pris l’avis de Napoléon III, qu’on avait réussi à tourner contre Cuza, s’arrêtèrent sur la personne du prince Charles de Hohenzollern-Sigmaringen, âgé de vingt-sept ans : il était le petit-fils d’Hortense de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon I ; par son père même il descendait d’une sœur du roi Murât. Il avait visité Paris, reçu comme un parent par un souverain qui tenait à avoir des vassaux sur le Rhin, et il avait espéré obtenir la main d’Anne Murât, amie de l’Impératrice. Mais son père, Charles-Antoine, avait été ministre du roi de Prusse, considéré comme chef de la famille par les représentants de cette branche souabe, et l’éducation du prince Charles avait été influencée par le nouvel esprit allemand que fanatisait les succès de Bismarck.

Avec ces traditions de famille et ces dispositions, le jeune prince, qui avait accepté volontiers et s’était rendu aussitôt en Roumanie, au risque de se faire arrêter et interner par les Autrichiens, à la veille de la guerre contre la Prusse, devait rencontrer bien des difficultés. Il satisfit Napoléon III en évitant pendant quelque temps tout contact avec la Russie, car ce fut seulement en 1869 qu’il fit visite au Tzar Alexandre II à Livadia ; puis un mariage projeté avec la Grande-Duchesse Mark fut abandonné, Charles Ier ayant épousé bientôt Elisabeth de Wied, apparentée à la Maison d’Orange, mais qui avait passé des années à la Cour de Pétersbourg, où elle conservait des relalions. Dans les Balcans, où le grand knèze serbe Michel, passionné de l’Yougoslavie de ses rêves, lui proposait une confédération balcanique capable de résister à tous ceux qui convoitaient la possession de Constan-tinople, en même temps que le prince du Monténégro courtisait le chef des Principautés et que le roi de Grèce cherchait à s’appuyer sur lui, il n’osa pas prendre une résolution. Cependant jamais la politique turque, séduite par l’idéal impossible d’un vrai Empire unitaire, pareil à celui de Napoléon, n’avait été si insolente : on avait imposé au fier Hohenzollern, non seulement le voyage à Constantinople, où l’on aurait voulu le traiter en haut fonctionnaire du Sultan, comme les Hospodars antérieurs à la guerre de Crimée, mais encore une convention formelle qui serrait plus étroitement les liens de la Principauté avec la Porte ; elle reconnaissait en effet que la Roumanie était une « partie intégrante » de l’Empire, ce qu’elle n’avait jamais été ; elle lui interdisait le droit, réclamé hautement par Cuza, de créer un Ordre et de battre monnaie, de recevoir des ministres étrangers et de conclure d’autres actes internationaux que de simples conventions de voisinage ; les ministres du Sultan, dont les remontrances avaient été déjà rejetées avec indignation en 1865 par le prince indigène, malgré sa situation précaire, ne craignirent pas, à l’occasion de nouveaux troubles, de lui signifier qu’il devait prendre garde « à ce que pareille scène ne se renouvelât plus ».

En outre, le nouveau prince était à la merci des partis auxquels il devait le pouvoir, partis qui, après s’être coalisés pour mettre fin au règne de Cuza, se divisèrent de nouveau ; des discordes acharnées éclatèrent en effet : entre les conservateurs de Démètre Ghica et de Lascar Catargi, les conservateurs progressistes de Manolachi Costachi et les libéraux, les « Rouges » révolutionnaires et républicains de Jean Bratianu, personnalité particulièrement active et très sympathique, et ceux du sévère, du « pur » mazinien Rosetti, sans que ces différences de conceptions politiques eussent abouti à des programmes en relation avec les besoins actuels, si nombreux et si profonds, du pays. Croyant que les « Rouges » étaient les plus puissants — et ils l’étaient de fait — par leur propagande incessante, par leur organisation solide et par la popularité du journal de Rosetti, « Românul » (le « Roumain »), Charles Ier aurait préféré remettre entre leurs mains son sort et celui de la dynastie. Or les radicaux étaient décriés, non seulement à Pétersbourg, mais aussi à Paris, où tel d’entre eux avait été dénoncé jadis comme ayant trempé dans des complots contre l’Empereur. Il fallut sacrifier Bratianu, qui ne pardonna pas cette abandon au prince qu’il avait lui-même introduit dans le pays, et donner le pouvoir à Ghica, fils de Hospodar, homme très riche et très influent.

Quand les conservateurs furent les maîtres, Napoléon III leur indiqua Vienne comme appui. Ils n’hésitèrent pas à demander la protection autrichienne contre des adversaires intérieurs si forts et si remuants. Dès 1869, cette protection fut formellement obtenue, et le voyage de Charles Ier à Pesth et à Vienne fut présenté comme un acte glorieux pour ces deux pays et des publications spéciales le commémorèrent. La condition principale imposée au prince était, bien entendu, de « s’abstenir de toute immixtion dans les affaires de la Transylvanie », de cette Transylvanie où, après que Saguna eut rempli sa mission, les Roumains n’avaient plus de chef respecté, ni d’orientation permanente.

On alla si loin dans cette sujétion, déterminée par l’instabilité d’une vie politique que dominaient les partis d’intérêts, personnels, qu’on accepta, en 1870, lorsqu’on craignait une invasion russe en Turquie, une collaboration, admise volontiers par l’Autriche, avec les Turcs, qui auraient même envoyé un Pacha pour commander les troupes roumaines. Une autre fois surgit un projet, de source germanique, qui voulait faire, dans une confédération ottomane pareille à l’Empire de Guillaume Ier, de la Turquie elle-même une Prusse et une simple Bavière de la Roumanie.

Les agitations des libéraux pendant la guerre franco-allemande, la proclamation ridicule d’une République à Ploiesti, avec un ancien officier démissionnaire à sa tète, les insultes faites au prince « prussien », surtout lorsque ses compatriotes furent empêchés par une émeute de célébrer avec exultation leur victoire sur la France généralement aimée, ne firent que rendre plus étroite cette dépendance de l’Autriche. Charles I aurait préféré une alliance avec l’Allemagne même ; mais Bismarck, qui, dans le conflit avec l’entrepreneur de chemins de fer Strous-sberg, n’hésita pas à imposer brutalement le respect des intérêts des actionnaires allemands, ne cessa jamais, tout en prodiguant au prince personnellement ses civilités insolemment obséquieuses, de mépriser cette Roumanie qui représentait pour lui seulement l’aventure orientale d’un parent du roi de Prusse. En 1874, malgré les protestations violentes d’une opposition qui comptait parmi ses membres Kogalniceanu, constamment disgracié, les lignes de chemins de fer furent raccordées avec celles de l’Autriche (en Moldavie, la compagnie Lemberg-Czernowitz-Jassy dut attendre longtemps encore son privilège), et en 1875, une convention commerciale que le gouvernement présenta comme la preuve que les droits roumains étaient reconnus en ce qui concernait la conclusion des traités, mit en fait le commerce de la Roumanie dans un état de vassalité envers la Puissance voisine. II était déjà question d’entreprendre des travaux aux Portes-deFer, avec la permission de la Turquie et sans avoir même demandé l’avis de cette Principauté riveraine, « partie intégrante de l’Empire ottoman ».

Dès 1873, des, agitateurs autrichiens, venus de Bal-maitie, travaillaient la Bosnie et l’Herzégovine, qu’il s’agissait d’annexer, d’après un projet présenté déjà en 1853 ; le voyage de François-Joseph à Cattaro,. démonstration contre la Serbie irrédentiste du prince Milan, avait tout l’air d’un voyage solennel entrepris par l’Empereur catholique d’Orient pour se présenter à ses futurs sujets. Bientôt la révolution éclata dans les deux provinces slaves, et on se garda bien de la laisser s’éteindre. Quant à la responsabilité, on la rejetait, bien entendu, surle « panslavisme », donc sur la Russie. En, 1876, la Serbie intervint. Orientée vers l’Autriche, la Roumanie regardait naturellement cette guerre comme totalement étrangère à ses intérêts. Les conservateurs dm parti Catargi et du général Florescu, son successeur, et même le nouveau gouvernement libéral de Jean Bratianu, formé en 1876, restaient fermement attachés à la politique du Traité de Paris et de la garantie des Puissances. Charles I" était d’avis que la question de Bosnie et d’Herzégovine ne pouvait être résolue que par leur annexion à l’Autriche-Hongrie. En même temps qu’on affirmait officiellement la volonté de persévérer dans cette « politique de neutralité et de respect des traités » et qu’on envoyait des émissaires à Londres pour demander l’appui de l’Angleterre, rivale en Orient de la Russie, on déclarait que rien ne rattachait la Roumanie latine à ces populations slaves, d’au-delà du Danube dont on se bornait à déplorer les malheurs. Lorsque la Turquie se trouva acculée à ses plus grandes difficultés l’ïn-tervention de 1a Russie devenant de plus en plus pro-bable Kogalniceanu, qui eut le courage de protester contre les horreurs turques en Bulgarie, se borna à demander aux suzerains la reconnaissance du nom de « Roumanie » et du droit de conclure des conventions, le thalweg du Danube pour frontière et la possession des îles du fleuve, donc du Delta aussi, qui avait été jadis incorporé par les diplomates de Paris à la Moldavie.

Un revirement se produisit cependant dans l’esprit du prince. Abreuvé d’humiliations, il venait d’être traité dans la Constitution ottomane du mois de décembre, de simple « chef de province privilégiée », ayant à recevoir des instructions pour sa participation à la guerre. Déjà un émissaire d’Ignatiev, le tout-puissant ministre de Russie à Constantinople, était venu à Bucarest pour négocier une convention secrète au cas où les troupes russes voudraient passer à travers la Principauté ; mais, comme il ne présentait pas de pouvoirs au nom du gouvernement lui-même et comme il donnait une forme louche à la garantie, réclamée par Bratianu, qu’on ne toucherait pas, en détruisant les clauses de 1856, aux districts bessara-biens réincorporés à la Moldavie, on n’avait rien conclu avec M. de Nélidov. Cette fois-ci, grâce à l’intervention personnelle du grand-duc Nicolas, ami de la Roumanie, l’affaire prit un cours plus rapide. Au moment où l’opiniâtreté du Ministère turc rendait inévitable un conflit armé, la convention était signée par Kogalniceanu, revenu aux Affaires Etrangères (avril 1877). Peu de jours plus tard, et sans avoir attendu que la convention fût ratifiée par le Parlement roumain, les troupes du Tzar entraient dans le pays ; une proclamation, de tous points pareille à celle de 1853, s’adressait, oubliant la présence d’un gouvernement, à la population des Principautés.

Il n’y avait pas cependant une entente nette et franche entre la puissante Russie, dont l’intention était de regagner son influence sur les bouches du Danube et qui n’était guère disposée à s’arrêter devant les droits d’un plus faible, et la Roumanie ; celle-ci n’avait obtenu qu’une apparente garantie, car on lui promettait seulement de défendre son intégrité territoriale, si elle venait à être mise en danger — évidemment, il est question d’un tiers — par le fait du passage des armées russes. Le 10/22 mai déjà, les Chambres roumaines s’empressèrent de proclamer l’Indépendance du pays, afin qu’il pût participer, en tant qu’État de plein droit aux complications qui devaient amener la guerre. La diplomatie russe vit cependant de très mauvais œil cette décision, dont elle avait aussitôt saisi la signification. Lorsque la Roumanie indépendante, mais dont l’indépendance n’avait pas encore été reconnue par l’Europe, offrit le concours de ses troupes pour éviter, comme alliée, cette atteinte à son territoire qu’elle pouvait redouter comme neutre, la réponse de Gortschacov fut particulièrement dure : on n’a pas besoin d’un pareil concours ; mais, si l’on tient à l’offrir, il ne peut pas être question d’une action militaire séparée que le gouvernement roumain, oubliant la Dobrogea, bientôt occupée par les Russes, aurait voulu entreprendre du côté de Vidin. Les entrevues, si amicales, du prince avec le Grand-Duc, avec le Tzar Alexandre II, venu lui-même sur le Danube, ne changèrent rien à cette situation de plus en plus tendue.

L’Autriche était la première à s’en réjouir. En décembre 1876, Andrassy s’était fait fort de conserver à la Roumanie son intégrité territoriale, si elle se bornait à retirer ses troupes en Olténie, maintenant le contact avec les forces de la Monarchie. Il recommandait de ne pas se jeter dans une aventure qui pourrait avoir les pires conséquences. Démètre Ghica proposa, en avril suivant, dans le Conseil de la Couronne, « d’exiger que l’Autriche occupât, avec la permission de l’Europe, la Roumanie, pour empêcher le passage de toute armée étrangère ( !) », et, en juillet, Kogalniceanu allait à Vienne remplir une mission secrète. Andrassy avait été le premier à offrir aux Roumains « une partie de la Dobroudscha ».

Mais les Russes furent battus à Plevna, qu’Osman Pacha avait transformée en une citadelle formidable ; ils étaient en danger d’être rejetés au-delà du Danube, où avaient paru déjà, répandant la panique au milieu de la population, les premiers fuyards. Les Roumains avaient dû répondre, dès le commencement, au bombardement turc de la rive gauche ; ils avaient collaboré ensuite à la destruction des monitors turcs sur le Danube ; après le passage des Russes à Zimnicea, ils avaient pris la garde du Danube et avaient même envoyé une garnison à Nicopolis. Maintenant, lorsque le Grand-Duc, désespéré, demandait au prince Charles « fusion, démonstration et, si possible, passage du Danube », au moins comme une « démonstration », on ne pouvait plus tarder, car une victoire des Turcs aurait signifié l’envahissemsnt de la Roumanie rebelle, avec toutes ses conséquences.

Du reste, les Russes venaient d’admettre « l’individualité » de l’année roumaine, commandée par son prince lui-même. Pour faciliter la coopération, le Tzar offrit le commandement général des forces opérant devant Plevna à Charles Ier, dont l’orgueil en fut naturellement très flatté. Quant à des garanties nouvelles, Bratianu s’était rendu au quartier-général russe, mais sans en rapporter autre chose que l’assurance formelle d’Alexandre II que la Roumanie n’aurait pas lieu de regretter ce qu’elle faisait.

Les Roumains participèrent glorieusement à la prise de la première redoute de Grivitza. Ils continuèrent à concourir à l’investissement de Plevna ; Osman, contraint à capituler en octobre, s’adressa d’abord à un colonel roumain. Mais, aussitôt que ce chapitre de la guerre fut fermé, leur situation militaire était en l’air ; ils ne continuèrent pas leur concours à l’action principale, se bornant à poursuivre l’attaque contre Vidin, dont la possession leur était absolument refusée par l’Autriche. Les troupes roumaines s’y étaient immobilisées, lorsque l’armée russe se dirigeait sur Andrinople et imposait au Sultan, en mars 1878, la paix de San-Stefano.

Cette paix, à laquelle Charles Ier s’était vainement efforcé de collaborer en facteur indépendant de la guerre et de la victoire, créait la Grande Bulgarie, jusqu’à l’Archipel, pour punir la Serbie d’avoir un moment abandonné la partie ; elle accordait des agrandissements à cette Serbie même, et surtout au Monténégro ; mais, en ce qui concerne la Roumanie, on se bornait à reconnaître son indépendance : aucun territoire ne lui était cédé ; seulement, suivant l’exemple donné jadis par la France à l’égard de l’Italie, la Russie faisait abandonner par les Turcs la Dobrogea pour qu’elle pût être échangée contre les trois districts de la Bessarabie que la Russie voulait avoir à tout prix. On se réservait même le passage des troupes russes par la Roumanie pendant des années.

Les protestations les plus indignées ne servirent à rien. La résolution de l’Empereur, que la diplomatie poussait en avant, était inébranlable. On offrait à Pétersbourg, tout au plus, des avantages plus grands sur la rive droite, même l’élection de Charles I" comme prince de la Bulgarie nouvellement créée ; il fut question, à un moment donné, de renoncer à une partie du territoire bessarabien. Mais l’opposition, s’était déjà emparée de cette question, et, malgré l’inclination du prince et de Kogalniceanu à s’entendre, on ne put guère abandonner le point de vue de la plus stricte intransigeance. La brutalité de Gortschacov menaça même de désarmer les troupes roumaines ; il s’attira cette réponse de Charles Ierque « ses troupes se feraient écraser, mais désarmer, non ».

Invoquant la protection des Puissances, Bratianu et Kogalniceanu s’adressèrent aux diplomates, réunis en juillet 1878 à Berlin pour procéder à la revision du traité. Il n’y trouvèrent aucun appui réel. « Nous croyions que vous vous étiez entendus avec vos alliés », fut la réponse de l’Autriche, qui attisait cependant le mécontentement des Roumains pour s’assurer une situation plus solide dans la Bosnie et l’Herzégovine, qu’elle « occupa » ; dès la convention de Reichstadt en 1876, François-Joseph avait consenti, du reste, pour avoir ces provinces serbes, au retour des Russes sur le Danube inférieur. La Roumanie n’eut pas même une bonne frontière dans cette Do-brogea qui était alors un vrai désert, habité surtout par les restes misérables d’une population turco-tatare réfractaire à tout progrès ; elle la fit occuper par ses soldats, au moment où, sans avoir rien signé, les organes administratifs roumains évacuaient la Bessarabie. On eut un conflit avec les Russes lorsqu’il s’agit de fixer la démarcation à l’Ouest de Silistrie, et la question d’Arab-Tabia, une des anciennes redoutes qui entouraient la ville, fut sur le point d’amener une échauffourée.

Le résultat de ces froissements fut brillant pour la politique autrichienne. Pendant des années, tout rapprochement avec la Russie devint impossible. Le gouvernement libéral de Jean Bratianu, qui garda le pouvoir pendant dix ans, n’était guère disposé à oublier l’humiliation infligée personnellement à son chef. En publiant, en allemand, ses Mémoires, qui forment un vrai réquisitoire contre la politique russe en Orient, Charles I" avait rompu définitivement avec le Tzar. On murmura à Pétersbourg lorsque les Chambres offrirent au prince souverain la couronne royale en mars 1881, quand Alexandre II succomba à un attentat des nihilistes. L’idée d’une union personnelle avec la Bulgarie, lorsque le premier prince, Alexandre de Battenberg, détrôné par les agents russes, dut quitter définitivement la Principauté, fut empêchée par les mêmes agents ; ils avaient travaillé patiemment à nourrir la jalousie et la haine des Bulgares contre ceux qui avaient abrité pendant des siècles les représentants de leur nationalité, de Mathieu Basarab, protecteur des insurgés de 1640, à Bratianu, qui s’était compromis envers l’Europe en fermant les yeux sur la formation des bandes de la liberté. On avait espéré même, en 1888, provoquer, sur la question de la Dobrogea un conflit entre les deux pays.

Chacun travaillait ainsi, selon ses moyens, pour l’Empereur de Vienne, étant donnée l’étroite alliance entre les Habsbourg et les Hohenzollern que venaient de conclure Bismarck et Andrassy. C’était simplement « travailler pour le roi de Prusse ». La question du Danube, que le traité de Paris avait soumise à une Commission riveraine et à une Commission européenne, fut rouverte par la diplomatie autrichienne. Le traité de Berlin avait attribué à cette dernière la mission de faciliter la navigation de Galatz aux embouchures. Dès 1881 cependant, l’Autriche se fit admettre, sur la proposition du délégué français Bar-rère, dans la Commission riveraine, dont les droits s’étendaient de Galatz à Orsova, bien que sur toute cette étendue, la Monarchie n’eût pas un seul pouce de terrain. Une conférence des Grandes Puissances, réunie à Londres, accepta cette nouvelle situation, tout en exemptant du contrôle européen le bras russe de Kilia et en étendant, d’autre côté, ce contrôle jusqu’à Braila. La Roumanie déclara ne pas pouvoir se soumettre à ces exigences ; mais, quelques années plus tard, le roi Charles assistait, de pair avec son voisin serbe, à l’inauguration des travaux aux Portes-de-Fer que la Hongrie seule avait entrepris, se réservant abusivement le droit de pilotage dans les eaux roumaines.

Dès 1885, donc, lorsque l’Italie se fut réunie à la ligue de paix que devait être la Triple Alliance, Bra-tianu apporta, au nom du roi Charles, qui avait déjà fait parler dans ce sens un des chefs des jeunes conservateurs, des « junimistes » (membres de la société « Junimea »), Titus Maiorescu, pour préparer le terrain, l’adhésion secrète de la Roumanie. C’était plutôt un moyen de se défendre contre la Russie et, d’après une expérien6e récente, contre l’Autriche-Hongrie elle-même,

La question de la Transylvanie n’exista donc plus pendant trente ans pour le gouvernement roumain ; elle servait tout au plus à agiter l’opinion publique au profit des partis d’opposition lorsqu’ils en étaient arrivés à leurs dernières ressources. La création d’un parti national roumain dans cette province et son action énergique n’eurent aucune influence sur l’attitude du Royaume, et il regarda avec indifférence toute une série de mesures destinées à détruire l’école confessionnelle des Roumains et même l’autonomie de l’Église orthodoxe qui signalèrent l’administration d’un Tréfort et d’un Apponyi. Un procès fut intenté, en 1891, aux chefs roumains, dont le grand crime avait été seulement d’avoir voulu présenter à l’Empereur, dans sa Capitale de Vienne, sous la forme d’un Mémorandum, les doléances de quatre millions de sujets fidèles, acte qui fut retourné, du reste, par la Chancellerie hongroise, sans que le pli eût été même ouvert ; ce procès monstrueux entrepris pour jeter en prison des personnes tout-à-fait innocentes, n’amena aucune représentation de la part de la Roumanie alliée ; elle se soumit même plus tard à l’humiliation de décorer le procureur qui avait soutenu l’accusation. Les Magyars en profitèrent pour mener énergique-ment leur action dénationalisatrice : bientôt le parti national fut dissous, et un régime de terreur rendit presque impossible toute manifestation sincère de la presse roumaine ; même lorsqu’ils eurent abandonné leur attitude de passivité électorale, qui avait été un moyen de protester contre le nouveau régime du dualisme, les Roumains de Hongrie ne furent représentés au Parlement, avec de très rares exceptions, que par des organes de leurs oppresseurs.

Rassurés par cette adhésion à la politique de l’Europe centrale, les partis purent continuer leurs luttes stériles ; après la chute de Bratianu, le vrai organisateur du Royaume, le gouvernement tomba aux mains des « junimistes », élevés en Allemagne et promoteurs de la réunion à la Triplice, puis des anciens conservateurs de Catargi et d’Alexandre Laho-vary ; enfin, le nouveau chef des libéraux, Démètre A. Sturdza, un des survivants de la génération de l’Union et le créateur de l’Église roumaine autocé-phale, mais le plus chaleureux défenseur, par crainte des Russes, de la politique allemande en Roumanie, prit le pouvoir pour quelques années. Entre sa politique et celle de son successeur, M. J.-J. Bratianu, d’un côté, et, de l’autre, celle des vieux conservateurs, des junimistes, ayant pour chefs l’intransigeant allié des Allemands, P.-P. Carp, junker transporté par le hasard sur les bords du Danube, et enfin celle de M. Take lonescu, qui, auteur d’une brochure célèbre, destinée à défendre la Triple Alliance, devait former plus tard un parti conservateur-démocrate, destiné à se confondre, tout dernièrement, sous sa direction, avec le parti conservateur des Cantacuzène et de Nicolas Filipescu, il n’y eut jusqu’aux guerres balcaniques de 1912, aucune différence. Fidélité aux Puissances centrales à l’extérieur, et à l’intérieur opportunisme au profit de la classe dominante, tel fut le programme commun. Quant aux paysans, des législations draconiennes, assuraient le fruit de leur travail aux propriétaires, et, de temps en temps, sous la pression de leur mécontentement (révoltes en 1907, suivies d’une « réforme » des contrats agricoles) ils obtenaient des distributions de terres

Renouveau national du peuple roumain.— Peu à peu cependant se produisit un changement profond, dont les dernières années virent les manifestations publiques et officielles, en même temps que s’affaiblissaient la classe dominante et que l’esprit d’initiative abandonnait le pouvoir suprême ; de même qu’au XVIIIe siècle, où contre la Roumanie phanariote se dressa le drapeau national des moines de Transylvanie, fils de paysans, et de Tudor Vladimirescu, le paysan d’Olténie, on put assister au développement en Roumanie d’une civilisation originale et aux progrès naturels de la classe laborieuse.

A l’époque de Cuza, le mouvement littéraire était en pleine décadence ; les journaux commençaient leur activité bruyante sur les ruines de la prose littéraire, sans qu’un seul de ces périodiques eût un caractère vraiment éducateur. Bien qu’il eût donné à la grande année de l’Union quelques-unes de ses poésies patriotiques, bien inférieures cependant à l’hymne fervent par lequel le Transylvain André Muraseanu salua l’année libératrice de 1848, hymne qui est resté comme la « Marseillaise roumaine », Basile Alecsandri n’était plus le représentant d’une jeunesse poussée au combat par la foi et l’enthousiasme ; il dépensait son talent dans des pièces de théâtre, à l’intrigue d’emprunt, par lesquelles il servait souvent ses propres passions et celles de son groupe politique. Grégoire Alexan-drescu s’était tu, terrassé par la paralysie, et Bolin-tineanu, ministre de Cuza, répandait, à la veille de la maladie de nerfs à laquelle il devait succomber, les derniers restes d’un talent qu’il n’avait su ni développer, ni conduire.

La littérature historique florissait, mais surtout en ce qui concerne la publication des sources, chroniques et documents. L’exemple de Kogalniceanu lui-même, désormais perdu pour les lettres, de Lauraian et de Balcescu, éditeurs, avant 1848, du « Magazin historique pour la Dacie », fut suivi par un émigré de Transylvanie, qui écrivit, en témoin oculaire, l’histoire des journées révolutionnaires de Plaj, Alexandre Papiu Ilarian, et surtout par cet infatigable travailleur, qui fut aussi un penseur profond et original, bien que parfois d’une inspiration bizarre, B. P. Hasdeu, originaire de Bessarabie et même ancien officier russe. Mais le trésor qu’ils mirent à la disposition des lettrés d’une nouvelle ère ne fut que très peu employé. Alors que les chroniques éditées par Kogalniceanu avaient créé le genre même de la nouvelle historique, il fallut que Hasdeu lui-même, doué d’un remarquable talent littéraire, employât pour des récits et. des drames les révélations d’un monde archaïque. En fait de nouvelles et de romans, on n’aura que des scènes, d’un délicat travail littéraire dessinées par l’archéologue Alexandre Odobescu et les tableaux de mœurs naïvement présentés par un humble chantre d’église, Nicolas Filimon.

La nouvelle littérature s’annonçait sous des auspices encore plus mauvais : elle consistait dans un simple jeu de mots, empruntés pour la plupart aux néo-logismes français, plutôt inassimilables. Une réaction devait se produire : lès junimistes commencèrent leur carrière par la publication d’une revue, les « Entretiens Littéraires » (Convorbiri Literare), qui, tout en exposant au ridicule ces travers de la poésie courante et en redressant les exagérations de la pensée contemporaine, n’aurait guère donné en échange que la critique impitoyable et sans horizons de Titus Maiorescu, ou des imitations du romantisme allemand, si, encore une fois, le fonds national, plein d’énergie naïve, ne se fût imposé aux compilateurs et aux pasticheurs.

Alecsandri et son contemporain Alexandre Russo, élève des écoles de Genève, avaient recueilli déjà ces poésies populaires que le premier remania artiste-ment avant de les livrer au public ; le succès de sa collaboration l’encouragea à composer de toutes pièces des ballades dont la succession devait donner une vraie histoire épique des Roumains. Si la Transilvania, revue de « l’Association pour la culture de la langue et de la littérature roumaines » au-delà des Carpathes, fondée en 1861 par Saguna lui-même, par son collègue de Blaj et par les chefs intellectuels de la nation, ne remplit pas sa promesse de répandre le trésor de ces chants transylvains, dont la partie lyrique est absolument supérieure, Hasdeu, qui avait fait de son journal Traian, de sa revue Columna lui Traian (Colonne de Trajan) un riche recueil de documents historiques et en même temps de folklore, attira continuellement l’attention sur cette inspiration toute nouvelle ; des collaborateurs de tous les pays roumains s’empressèrent d’envoyer leur récolte. Les revues publiées par les élèves de Hasdeu, auquel on avait confié une chaire à la nouvelle Université de Bucarest (celle de Jassy, fondée aussi par Cuza, est un peu plus ancienne), comme Grégoire G. Tocilescu, suivirent la direction imposée par le maître. Une grande collection de chants populaires fut donné par G. Dem. Teodorescu, à Bucarest même, et bientôt un professeur roumain de Brasov, André Bàrseanu, associé au philologue tchèque Jarnk, publiait le premier recueil transylvain de morceaux populaires choisis.

Les Convorbiri des junimistes furent engagées aussi dans cette voie, et bientôt on en vit les résultats. Les pâles imitations germaniques disparurent, de même qu’avaient disparu les fades pastiches de la poésie française. Un ancien diacre de Jassy, rude esprit jovial, fils du paysan Jean Creanga, commença d’écrire, au milieu de tous ces « savants » aux grandes prétentions, ses contes d’une vérité populaire si frappante ; un ouvrier typographe de Bucarest, Pierre Ispirescu, abonda dans ce même genre, sans avoir cependant la même énergie, le même humour rustique. Toute une littérature semblable suivit, attirant aux revues, aux calendriers, aux journaux, un public toujours plus étendu qui reconnaissait sa propre manière de penser et de sentir.

Alors apparurent les tableaux de la vie populaire, pareils à ceux qui ont créé à Bjoernsterne Bjoernson débutant, une si grande réputation. Il n’y avait aucune originalité dans la vie des classes supérieures ; elles ne faisaient que répéter ses modèles parisiens ; on se plongea donc dans l’étude des mœurs, simples et fortes du paysan. Par Jean Slavici, originaire de Hongrie, on eût pour la première fois le spectacle de la vie rurale au-delà des montagnes, et celle du paysan vala-que trouva un interprète d’une finesse de touche extrême et d’un rare sens de la couleur dans Barbu Stefanescu Delavrancea, né dans un faubourg de Bucarest. Dans Georges Cosbuc, venu de Nasaud, en Transylvanie, l’âme pleine de rythmes populaires, la poésie roumaine trouva le pendant de ces nouvelles. Quant à la vie pleine de contrastes des centres urbains, c’est-à-dire de ces couches sociales où se conservaient même sous un aspect caricatural, dû au mélange avec les modes nouvelles, les coutumes du passé, elle eut un peintre immortel dans J. L. Caragiale, qui était issu d’une famille d’artistes dramatiques, et qui sut manier le fouet d’une impitoyable satire.

Outre cette inspiration populaire, une connaissance approfondie de la littérature allemande, l’initiation à la culture classique, la piété religieuse pour le passé, un sens supérieur de la musique, du langage, contribuèrent à former la poésie complexe de Michel Emi-nescu, d’une forme parfois si rustiquement claire, parfois capiteuse par tous les parfums rares qu’elle dégage. Le grand poète du pessimisme, si habile à exposer ses idées abstraites, ses aspirations à la paix suprême dans le renoncement au principe même de l’existence, n’en fut pas moins un des restaurateurs du fonds original de la nation, par le rythme qu’il adopta, par la propriété des termes et leur énergie concrète, par sa profonde familiarité avec tout ce qui vient du peuple, par le timbre populaire de son âme elle-même. Fils d’un petit propriétaire moldave et ayant passé ses premières années à la campagne, les vicissitudes de la jeunesse l’amenèrent à Cernauti, où il fut l’élève du rénovateur même de la vie roumaine dans cette province, le Transylvain Aaron Pumnul, soutenu par les Hurmuzaki, puis à Blaj, où il connut le milieu renfermé, tout plein de traditions, des chanoines de l’Église unie, mais aussi les élans d’un peuple robuste vers la liberté nationale, et il devait passer de longues années comme rédacteur d’une feuille de parti à Bucarest. L’unité roumaine, dans l’espace aussi bien que dans le temps, paraissait vouloir se manifester dans cette personnalité exceptionnelle, dont l’activité fut interrompue trop tôt par la folie et une mort tragique. Ses qualités se retrouvent dans celui qui fut le plus digne d’être son successeur, Alexandre Vlahuta.


Cette littérature, venant des profondeurs de la vie nationale elle-même, accéléra le développement de la nation. Elle trouva cependant des adversaires. Vers 1890, le culte de l’imitation prétentieuse réapparut, et il eut encore ses adeptes. Mais la revue Samanatorul « Le Semeur », qui parut à Bucarest, avec des collaborateurs appartenant à toutes les provinces roumaines, le culte du passé, le sentiment de la beauté qui se dégage du chant populaire, l’étude attentive des réalités nationales s’exprimèrent de nouveau et gagnèrent la victoire. Les nouvelles de M. Sadoveanu, de Sandu-Aldea (les fines esquisses psychologiques de J. Bratescu-Voinesti n’ont pas la même origine), la poésie si douce de tons et si riche en nuances de St. O. Iosif, les grands éclats de voix qui se mêlent aux scènes rurales attendries d’Octavien Goga, influencé dans la partie combattive de son œuvre par la lyrique magyare de Petöffy, appartiennent à ce mouvement de réaction, dont l’influence dure encore.

Les autres arts fournirent aussi leur part à cette grande œuvre de vérité. Une inspiration analogue domine dans la « symphonie roumaine » de Georges Enesco. Il en est de même de la peinture nouvelle : Eminescu et Cosbuc, mieux qu’Alecsandri, surfait et doucereux dans ses scènes populaires, se retrouvent dans les riches poèmes campagnards de Nicolas Gri-gorescu (mort plus récemment), dont les prés fleuris, les ruisseaux argentins, les lents chariots traînés par des bœufs classiques, les frêles pastourelles et les bergers aux clairs yeux noirs, donnent, sous un ciel bleu ou gris-perle, dans les nuages de poussière des grandes routes ou dans la transparence d’atmosphère des lisières de forêt, toute l’idylle rurale de ce peuple. C’est lui, ce peuple, qui est l’inspirateur de la civilisation moderne ; il donna aussi à la nation les premiers de ses écrivains et de ses artistes : Enesco est le fils d’un fermier ; Grigorescu avait commencé par fabriquer des icônes pour les églises de village. Non seulement par son labeur incessant, qui donne à la Roumanie agraire toutes ses richesses, mais aussi par d’autres manifestation, il a montré que l’avenir doit reposer sur ses robustes épaules ; négligé, maltraité, pressuré par l’étranger et par les siens mêmes, ce peuple de paysans réussit, par son énergie invincible, à vaincre toutes les résistances, à maintenir la vitalité de la race. La vie des Roumains de Transylvanie ne repose guère sur le clergé, qui ne s’est pas toujours rappelé la prédication de Saguna et n’a pas conservé assez fidèlement son héritage : maint évêque fut un fidèle serviteur du gouvernement, jusqu’au méprisable Basile Mangra, actuellement chef, à force d’humiliations et de trahisons au service du comte Tisza, de l’Église des Roumains orthodoxes. Elle ne compte pas sur le talent et les connaissances de la classe des intellectuels, qui, après avoir arraché aux prélats la conduite de la lutte pour le droit, se prêta trop souvent aux concessions et qui ne comprit pas toujours le seul rôle de protestation implacable que peuvent avoir ses représentants au Parlement des usurpateurs à Budapest : il y a eu parmi eux des opportunistes et de simples démagogues. Le vrai héroïsme ne se rencontre que dans les masses paysannes, qui, dans des élections faites à prix d’argent, sous le gourdin des agents et le fusil des gendarmes, n’hésitent pas à donner leur vote oral aux candidats du parti national. Elles supportent une charge plus lourde que les 300.000 frères qu’elles ont en Bucovine, pays d’État autrichien, car à la contribution que leur impose le Trésor, elles en ajoutent volontairement une autre destinée à entretenir toute l’organisation de l’Église et toute la vie scolaire ; et elles ne s’en plaignent pas, toutes fières de vivre par elles-mêmes.

Le paysan roumain du royaume n’a pas été admis jusqu’à prendre part à la vraie vie politique : les quelques villageois qui figurent quelquefois dans la Chambre des Députés appartiennent au décor, et les électeurs du troisième Collège n’étaient guère laissés libres de manifester leurs sympathies réelles. L’état économique et social de la classe qui forme plus des trois quarts de la nation n’a pas inspiré de trop lourds soucis depuis le commencement de cette vie des partis qui distrait l’attention des administrateurs de leur mission principale pour la reporter sur des intrigues des rivaux. Cependant, les paysans ont fait des efforts louables pour profiter de l’école rurale organisée enfin depuis une vingtaine d’années, par les soins d’un ministre actif et sincèrement démocratique, le professeur Spiru Haret. Alors qu’on ne pensait pas même à leurs misères, ils réunirent leurs petites économies pour commencer, sous la conduite des maîtres d’écoles et des prêtes, ce grand mouvement de coopération rurale, qui est en train de transformer le pays.

En 1877, l’armée qui gagna l’indépendance était en grande partie une armée de paysans. Mais, bien qu’il s’agît de combattre l’ancien ennemi héréditaire, le « païen profane », il n’y eut pas un mouvement populaire qui prépara, qui imposa la guerre. En 1912, lorsque la Confédération balcanique attaqua la Turquie, la Roumanie était incertaine de la voie à suivre ; le chef intellectuel des junimistes, qui se trouvait au pouvoir, ayant à ses côtés le chef du parti conservateur-démocrate qui existait encore, le critique et le philosophe Titus Maiorescu, se contenta de répéter la déclaration vaine de désintéressement faite en 1877 par la Roumanie. La politique de parti s’en mêla cependant aussitôt ; à côté des abstentionnistes, il y avait les partisans d’une guerre immédiate avec la coalition entière. Le roi Charles, qui se rappelait son ancien rôle au profit de la chrétienté de l’Orient, refusa d’obtempérer aux sommations de cette opposition ; mais l’Autriche, qui comptait sur un conflit entre Serbes et Bulgares pour arracher aux premiers le fruit de leur victoire, envoya à Bucarest, en automne encore, le général Conrad de Hoetzendorf, chef de l’état-major impérial. Lorsque l’armée bulgare attaqua traîtreusement ses camarades, il y avait à Bucarest des politiciens qui, ne pensant qu’aux avantages possibles, n’étaient pas décidés sur la direction que devaient prendre l’intervention roumaine.

Or, si la Roumanie, soutenue par la France et la Russie, put résister aux suggestions de l’Autriche, aux conseils mêmes de l’Allemagne, elle le dut à l’esprit public formé par cette civilisation nationale dont les tendances étaient dirigées, non vers une expansion d’État vers les Balcans, mais vers la reconstitution de l’Unité roumaine primordiale au-delà des Carpathes. La campagne contre la Bulgarie, qui sauva certainement la Serbie et la Grèce d’un désastre, fut faite sans haine aucune, et l’annexion de la Dobrogea méridionale avec Dobritsch-Bazargic et Balcic, ne fut qu’une mesure de précaution contre les appétits de voisins qui voulaient arracher au Royaume son droit à la mer. Enfin l’enthousiasme populaire pour cette campagne était une preuve évidente de la vitalité paysanne en plein essor.

Lorsque la guerre générale éclata, en août 1914, à la suite de la violence que l’Autriche voulait faire à la Serbie par son « expédition de châtiment », les hommes politiques roumains, retenus par tout leur passé et influencés par la grande autorité d’un roi fidèle aux « bonnes traditions », hésitèrent encore une fois. Ils voyaient peut-être bien qu’il fallait faire une autre politique, mais ce n’était pas la leur. Ce fut un grand succès inattendu que la déclaration de neutralité votée dans un Conseil de Couronne. Le roi Charles en mourut lentement (3 septembre 1915).

Les agitations qui commencèrent un peu plus tard pour amener l’intervention de la Roumanie du côté de l’Entente, agitations qui n’étaient pas exemptes de ce même esprit de parti, n’auraient pas réussi contre tant d’intérêts coalisés en faveur de l’Allemagne, si cette même conscience, à laquelle demanda conseil la loyauté de Ferdinand Ier, neveu et successeur de Charles I", n’avait imposé sa volonté à tous les partis, sauf les débris des junkers junimistes et quelques ennemis personnels du tzarisme russe. La manière dont, dans une lutte absolument inégale, les paysans roumains, auxquels on vient à peine d’accorder, par une réforme constitutionnelle, un droit plus large à la terre et celui du suffrage, combattirent et combattent encore, l’enthousiasme avec lequel leurs frères de Transylvanie et de Bucovine sont venus, quittant les camps de prisonniers en Russie, se sacrifier à leurs côtés, non moins que la révélation d’une âme « moldave » dans la Bessarabie russe, montrent, plus que tout plaidoyer diplomatique, qu’il y a dans cet Orient carpatho-danubien un peuple de presque 14.000.000, millions d’âmes, d’une ancienne civilisation originale, qui ne demande, en échange de ses souffrances millénaires, dont la civilisation du monde chrétien a profité, que le respect dû à ses droits incontestables.