René Leys/Texte entier

G. Crès (p. 7-257).



à SA mémoire


V. S.


RENÉ LEYS

Pei-king, 28 février 1911. — Je ne saurai donc rien de plus. Je n’insiste pas ; je me retire… respectueusement d’ailleurs et à reculons, puisque le Protocole le veut ainsi, et qu’il s’agit du Palais Impérial, d’une audience qui ne fut pas donnée, et ne sera jamais accordée…

C’est par cet aveu, — ridicule ou diplomatique, selon l’accent qu’on lui prête, — que je dois clore, avant de l’avoir mené bien loin, ce cahier dont j’espérais faire un livre. Le livre ne sera pas non plus. (Beau titre posthume à défaut d’un livre : « Le livre qui ne fut pas ! »)

J’avais cru le tenir d’avance, plus « fini », plus vendable que n’importe quel roman patenté, plus compact que tout autre aggloméré de documents dits humains. Mieux qu’un récit imaginaire, il aurait eu, à chacun de ses bonds dans le réel, l’emprise de toute la magie enclose dans ces murs,… où je n’entrerai pas.

On ne peut disconvenir que Pei-king ne soit un chef-d’œuvre de réalisation mystérieuse. Et d’abord, le plan triple de ses villes n’obéit pas aux lois des foules cadastrées ni aux besoins locataires des gens qui mangent et qui peuplent. La capitale du plus grand Empire sous le ciel a donc été voulue pour elle-même ; dessinée comme un échiquier tout au nord de la plaine jaune ; entourée d’enceintes géométriques ; tramée d’avenues, quadrillée de ruelles à angles droits et puis levée d’un seul jet monumental… — habitée, ensuite, et enfin débordée dans ses faubourgs interlopes par ses parasites les sujets chinois. — Mais le carré principal, la ville Tartare-Mandchoue fait toujours un bon abri aux conquérants, — et à ce rêve :

Au milieu, dans le profond du milieu du Palais, un visage : un enfant-homme, et Empereur, maître du sol et Fils du Ciel (que tout le monde et les journalistes s’entêtent à nommer « Kouang-Siu », qui est la marque du temps où il régna, — c’est-à-dire, après J.-C. de 1875 à 1908). Il vécut vraiment, sous son nom de vivant mais indicible… Lui, — et ne pouvant dire le nom, je donne au pronom européen tout l’accent incliné du geste mandchou (les deux manches levées par les poings réunis jusqu’au front baissé) qui Le désigne… Lui demeure la figure et le symbole incarné du plus pathétique et du plus mortel des vivants. — On lui réserve des actes impossibles… et c’est possible qu’il les ait bonnement commis. Je suis sûr qu’il est mort comme personne ne meurt plus : de dix maladies toutes naturelles, mais avant, tout de cette onzième, — méconnue, — qu’il fut Empereur, — c’est-à-dire la victime désignée depuis quatre mille ans comme holocauste médiateur entre le Ciel et le Peuple sur la terre…

… et le lieu de son sacrifice, l’enclos où l’on avait muré sa personne, cette ville violette interdite, — dont les remparts m’arrêtent maintenant, — devenait le seul espace possible à ce drame, à cette histoire, à ce livre qui, sans Lui, n’a plus aucune raison d’être…

J’ai pourtant donné tous mes efforts à recueillir sa Présence, à rejoindre au dehors toutes les échappées rétrospectives du « Dedans ». Je comptais pour cela sur la pénétration professionnelle des médecins de nos races européennes. Ils sont là, campés au long de la « rue des Légations », juste au débouché des égouts palatiaux, prêts à s’introduire par toutes les fissures, et, sitôt dans la place, prêts à mordre confraternellement celui qui voudrait entrer. Un jour, c’est au médecin de tel pays que l’On s’adresse, et la Légation de tel pays se glorifie dès lors d’être en charge, seule en charge de Leurs Impériales Santés. — Deux ou plusieurs Docteurs se flattent à la fois d’être seuls appelés, consultés, au dénigrement exclusif de tous les autres. Et ils se regardent sans rire. J’avais peur de me heurter au secret médical. Ils n’ont livré qu’indiscrétions professionnelles… Leurs rapports sont faits du même papier, des mêmes grands mots hygiéniques dont ils affublent et condamnent n’importe lequel de leurs clients bourgeois. Ils ont certifié que Lui, l’Unique, était suspect de tares infantiles, de celles qu’un vulgaire rejeton peut rejeter sur ses parents… Ils ont conclu à de la dé-gé-né-res-cen-ce… Bref, que le Fils du Ciel languissait d’un mal… héréditaire !

Repoussé par la sacrilège ignorance de mes compatriotes, je me suis retourné vers les Eunuques indigènes. C’est une autre confrérie, aussi honorable, mais plus fermée. N’entre pas qui veut : on exige d’abord le diplôme. Les fonctions sont toutes restrictives, avec certains amendements. C’est ainsi que la paternité est permise dans les hauts grades, et les trahisons partout.

J’ai tenté de soudoyer quelqu’un de ces personnages. Le résultat n’a pas équivalu à la dépense : je possède des anecdotes éculées dont la presse locale avait déjà nourri ses colonnes ; et vraiment, je n’ai levé aucun secret d’alcôve. Je n’en veux pas à mes Eunuques : au Palais, l’alcôve, définie avec rideaux et ruelle, n’existe probablement pas.

Restaient les médecins chinois. Munis de recettes étrangères, mais fidèles à la pharmacopée autochtone, ils sont très fiers de leur redoutable savoir à deux tranchants. L’un des meilleurs, après un bon dîner, de cuisine justement mi-partie française et pékinoise, a bien voulu me raconter chez moi, me mimer, me faire toucher cette scène : une consultation au cœur du Palais. Le consultant est à genoux, sur le sol, la tête inclinée après trois fois trois prosternations. L’Empereur, et la terrible vieille Douairière, sont assis plus haut que tous les regards. Le consultant, interrogé, n’ose plus que dire. On le force de parler. Il a très respectueusement demandé « de quelle partie du Précieux Corps souffrait injustement la Personne Ineffable… »

L’Auguste Vieille répondit pour Lui « que les humeurs s’agitaient sous sa peau… »

Le consultant a conseillé très respectueusement quelque chose. Il ne sait plus quoi (certes, pas une drogue étrangère ! — on l’eût accusé de traîtrise, d’empoisonnement, — encore moins une poudre chinoise ! — puisqu’on l’appelait pour son savoir étranger.)

Il se souvient exactement de cette impression personnelle :

— La tête ne me semblait pas très solide sur les épaules…

Il l’a gardée. Je le félicite. C’est tout.

C’est tout. Abandonner la partie ? Je m’accorde une chance dernière de pénétrer dans le « Dedans ». C’est de me servir de son langage, le dur « Mandarin du Nord » ; — de me passer désormais de tout entremetteur, de tout eunuque, et d’attendre l’occasion directe qui me permette…

…de dire, ou de faire… quoi ? Je n’en sais rien.

À tout hasard je m’agrippe à cette chance et je m’en prends avec une désespérante énergie à ce vocabulaire « Kouan-houa ». On dit communément qu’il faut s’y consacrer de l’enfance à la vieillesse avant de pouvoir écrire et composer comme un bachelier provincial ; c’est possible. De fait, cela se profère avec facilité. J’ai conscience de mes prouesses. — Je parlote, je parle, — je dis déjà n’importe quoi. Je ne sais qui je dois féliciter : de moi, de la langue, ou de mon professeur ? Contre toute logique, en pleine Chine, j’ai choisi pour magister un étranger, un Barbare non lettré, et, qui mieux est, un jeune Belge ! Son étonnante facilité à tout apprendre, et peut-être à tout enseigner, m’a beaucoup plu. Officiellement, il tient, à l’École des Nobles, un cours « d’Économie Politique ». Partout ailleurs ceci m’inquiéterait… Mais il est convenu que pour mieux nous entendre nous ne parlerons que Chinois.

Mon professeur s’étonnerait fort du but véritable de mes entretiens avec lui. C’est le bon fils d’un excellent épicier du quartier des Légations. Je ne l’ai point connu près des balances paternelles. Mais il parle avec un tel respect de son père, du commerce, de la famille, des « économies », des domestiques, des voitures, des chevaux, et des principes de son père, — qu’il est manifeste qu’il croit impossible de mener à Pei-king une autre vie honorable que celle de son père… — Littéraire, il relit Paul Féval.

Si j’en arrive là… où je désespère d’atteindre, — il sera le premier surpris de mon succès, — épouvanté de sa part à mon succès… improbable, ai-je déjà écrit. — C’est un bon professeur. Je l’engage pour un mois de leçons encore. Et, d’avance, je déclare renoncer à tout.

30 mars 1911. — C’en est fait. Je n’ai plus un professeur de Pékinois, mais deux. C’est arrivé malgré tout, et je pense devoir m’en réjouir. Ce brave homme m’a fait une imposante impression. Je me reprends à espérer. Si je trouvais par lui mon vrai chemin vers le « Dedans » ! — Oh ! c’est par la plus petite porte, et de service, et qui touche presque aux cuisines… Elle m’est ouverte moyennant (car tout se paie ici) la modeste somme de dix taels d’argent par mois, et le temps, perdu ou gagné, d’une heure et demie quotidienne.

Ce vrai « lettré » s’est offert sous les espèces d’un petit homme sans âge, aux jambes courtes, — et la figure pleine de politesse penchée vers la terre. J’ai remarqué son étonnant parapluie, sans âge aussi, et sans bout. Il m’a présenté, — tout comme un marchand de pierres authentiques de lune et de topazes fausses à Colombo, — un lot de cartes de visite françaises, et défraîchies. Des compatriotes à moi avaient expérimenté son savoir et le déclaraient étendu ; sa méthode claire ; sa patience longue… enfin, un fidèle attachement pour les Français, depuis l’époque de sa vie où, compromis dans les affaires des Boxers, et entraîné soudain vers le catholicisme, il avait, pour cette raison même, trouvé asile auprès de nous.

Viendrait-il de nouveau me demander asile ? Tout est si calme dans ce Pei-king d’à présent !

Il ignore tout de ma langue. J’émets sans pudeur les quelques mots retenus de la sienne ; et je crois bien avoir compris, grâce un peu à l’intervention de mon boy, qu’il a longtemps professé le Mandarin du Nord, le « Kouan-houa », dans une école de policiers au service du Palais ; — qu’il devait cette charge à des parents de sa femme qui est Mandchoue et « suivante du Huitième rang » de la septième Concubine durant la période Hien-Fong… (Second Empire ! voilà qui ne rajeunit pas !) Quant à lui, c’est un « Chinois des Bannières », le descendant de ces vaillants fils de Han, ralliés précocement aux Mandchous, et qui trouvèrent opportun de servir, avant tout autre, les Conquérants. — Des confidences encore, que je ne puis garantir exactement traduites… Mais je suis certain de ceci, qu’il enseigna dans la Police intérieure du Palais… Il a même ajouté quelque chose comme « secret ».

C’est vraiment pénétrer par la plus basse porte ! Je tiens à entrer. Je fais donc bien en le priant, sur l’heure, de m’accorder ses conseils. Afin de ménager une susceptibilité que je lui attribue comme à tous ses compatriotes, sur la foi des miens, je décide d’éviter qu’il rencontre chez moi mon premier professeur, le petit Belge. J’ai lu tant de choses sur l’exquise défiance de ce peuple… chinois !

Un pas de plus, et je congédierais le petit Belge ?

Non. Il suffit qu’avec mensonge et politesse, j’explique la présence de ce dernier chez moi. Il remplira une fonction anodine,… il sera mon secrétaire… ou, plus commodément, mon ami. C’est fort bien. J’ignore en chinois comment s’énonce « secrétaire », et j’use depuis longtemps, à tort et à travers, de l’épithète avantageuse d’ « ami ».

Mais, plutôt, j’éviterai qu’ils se rencontrent. D’abord ils se parleraient entre eux à mon nez, avec une facilité que j’envie, des tournures qui ne sont point d’un commençant, une véritable sténographie verbale qui m’irrite. Et puis, mon Belge pourrait bien poser des questions à mon Chinois des Bannières sur ses fonctions, — ses fonctions professorales dans une école du Palais, — une école de Police… Oui, maintenant, je suis bien sûr d’avoir compris : « Police secrète ». Et la discrétion s’impose ici, évidemment.

Évidemment, ils ne doivent pas se rencontrer chez moi.

9 mai 1911. — En revanche, voici un nouveau venu que je puis sans crainte présenter à mes futures relations mandchoues. Et d’abord, il s’est présenté lui tout seul, à moi, au moyen d’un carton à double face. Du côté « chinois », j’ai pu lire avec fierté l’un des trois caractères de son nom, le plus gros de ses titres : « fonctionnaire au Ministère des Communications », — et, sans hésiter, son adresse compliquée qui d’ailleurs, à un point cardinal près, est la mienne. Nous habitons la même ruelle, le même « hou t’ong » ; lui, « porte Nord » ; la mienne, alignée au sud. Nous sommes voisins. C’est à ce hasard que je dois sa visite. De ceci je ne retiens qu’une chose : cet homme est « quelque chose » au Ministère des Communications !

Alors, je m’inquiète de le faire asseoir. Il l’est déjà ; il s’ébroue ; il se déboutonne : — Voilà, il est heureux de « dénicher » un Français qui semble s’intéresser aux Chinois… Il répète :

— Monsieur, c’est rudement rare ici !

— Pardon, les Français ?

— Non ! les gens qui s’intéressent aux Chinois. Quand je vous ai vu nous débarquer dans ce quartier excentrique, et louer une maison tout près de l’Observatoire, j’ai compris que vous compreniez la Chine.

— Si vite ?

— Moi ! Je suis ici depuis tantôt dix ans et trois mois.

— Et trois mois. Vous les comptez ?

Il déclare avec suffisance :

— Eh bien ! c’était nécessaire ! c’était bien nécessaire ! — Indispensable pour mes opérations.

Je n’ai aucune envie d’en connaître le chiffre. Il poursuit :

— Voyez-vous, je prétends qu’on ne peut traiter avec les Chinois, qu’à la chinoise. Par ailleurs vous perdez votre temps… Ils se méfient de vous… vous n’obtenez absolument rien d’eux…

J’en sais, moi, quelque chose.

— J’ai fait autrement. Ainsi, je suis venu d’abord habiter comme vous la Ville Tartare. J’ai mes domestiques, payés à la chinoise, 3 dollars. J’ai des mules, — pas des chevaux ! — ma charrette chinoise…

Il ajoute familièrement :

— J’ai mes femmes.

Ceci ne m’éblouit pas. J’ai tâté, j’ai goûté aux parèdres femelles que Pei-king, Capitale du Nord, met à portée de ses hôtes de marque ou de passades… Juste au nord du quartier des Légations… Ce monsieur m’en propose sans doute…

— Je viens d’en épouser une.

— Vous…

Je relève la tête. Le regard du nouveau marié reluit d’honnêteté satisfaite. Mille excuses, d’avoir songé à du proxénétisme… Je termine :

— Vous en épousez une seule ?

— Une d’abord, une femme en titre. Les autres ne seront que mes concubines.

Je ne sais trop s’il faut absoudre ou envier, féliciter… Il explique :

— C’était indispensable pour ma situation de « fonctionnaire » et surtout mes contrats d’entreprises…

Voilà qui m’en impose. Qui sait ! le voisin me paraît être en bonne voie dans la pénétration chinoise. Il ira loin ! Il doit connaître déjà bien des accès… Je lui…

On frappe. C’est l’heure belge de la leçon. Le boy introduit tout naturellement et tout droit l’arrivant, puis demande après coup si le « Professeur étranger » peut entrer. Naturellement ! — Rien n’est plus simple que de présenter au passage… Monsieur… — Tiens, j’ai omis de me souvenir du nom exact de… « mon petit Belge » — son nom de famille, voyons ! son nom d’épicier !… J’escamote et je conclus : « Professeur à l’École des Nobles ». Puis, relisant à la dérobée le verso européen de la carte de l’autre : — … et Monsieur… Monsieur Jarignoux, fonctionnaire au Ministère des Communications.

Et je vois deux personnages bien différents ! — Malgré ses origines, le jeune Belge est mince et brun, d’une étrange peau mate, et il daigne à peine ouvrir des yeux qu’il a fort beaux, sur le fonctionnaire, court et blond, gras, vif et rose, malgré les quarante-cinq années que portent ses bajoues et ses rides. Ils se sont tendu la main. Ils se croisent. Je reconduis pompeusement le fonctionnaire qui se retourne et, à mi-voix, désignant l’autre :

— Vous connaissez ce garçon ?

— Et vous-même ?

— Moi ? Oh ! pas du tout. Pas du tout.

Et il me promet de revenir, de voisiner, de m’aider dans ma « compréhension » du chinois.

La porte se referme à deux battants, les loquets de cuivre tintent. Je rentre, puis, à mon tour :

— Dites-moi, vous avez déjà rencontré ce « monsieur » ?

— Oui, je crois l’avoir vu chez mon père.

Et, avec un dégoût pudique assez amusant dans sa bouche jeune et bien faite :

— On prétend qu’il a des femmes chinoises.

— Eh bien ?

— Voulez-vous que nous nous mettions au travail ?

— Oui… Oui… c’est vrai… Il m’a annoncé son prochain mariage… Mais, j’y pense : comment diable un Européen peut-il « épouser » légalement une Chinoise ? Je croyais la chose interdite…

Mon professeur se détache du texte qu’il feuilletait avec beaucoup trop d’attention, et prend un air de dédain trop sérieux pour son visage.

— C’est qu’il est « chinois » !

— Non ! vous ne l’avez pas… regardé, mon cher ! Blond roussâtre, avec des yeux ronds et gris et un accent ! et un nom : Jarignoux, voyons, ça ne trompe pas ! C’est du bon terroir de Picardie.

Mon professeur accentue son mépris :

— Il n’est plus Européen. Il s’est fait naturaliser Chinois, il y a deux mois et demi, tout juste : il lui fallait ses dix ans de séjour.

Mon professeur est si désapprobatif que je renfonce ma curiosité. Il est bien loin de la vie chinoise, lui, de la « pénétration » chinoise ! Je le lui laisse entendre :

— Et ça ne vous a jamais tenté ? Quand on parle pékinois comme vous le faites ! Vous…

— Moi ?

Ses yeux s’allument :

— Moi ! Non. Jamais.

Il se remet et me lance de force au travail.

Les caractères tremblotent un peu. Je songe ailleurs. Sans doute, une naturalisation pleine et entière à la Chine ne va-t-elle pas sans de graves inconvénients. On voit aussitôt ce que l’on perd : ces prérogatives d’étranger auxquelles il est bon de ne pas toucher… On relève désormais de la justice chinoise. On peut être dénoncé, destitué, découpé, décapité, avec une prestesse et un doigté que la procédure européenne ignore. Les injustices ne sont pas plus fréquentes… mais moins réparables. Il y a aussi la cangue, supplice incommode que j’ai vu bien décrit dans les journaux illustrés d’Occident.

Enfin, ne prenons de son abjuration que ses avantages, et les miens. Monsieur Jarignoux est mon voisin, et sujet chinois. Je peux donc, en évitant ses avatars, participer (peut-être) à sa récolte. Il me fera des relations. Il me présentera à ses néo-concitoyens, — ceux-ci à de hauts fonctionnaires ; à des conseillers du trône… à des Princes du sang…

Décidément le Palais s’ouvre. Mais les colonnes de caractères bien alignés sur la feuille tremblotent toujours et s’impatientent. Je n’écoute plus le commentaire et la voix belge, trop monotones. Je n’y tiens plus. Il fera jour deux bonnes heures encore.

Je vais, pour la vingtième fois, m’en aller suivre et toucher de près ce carré de murailles, dont l’accès, d’un bord ou de l’autre, me sera permis… je n’en doute déjà plus.

Je congédie mon Professeur.

— J’ai un peu mal à la tête… Je m’en vais prendre l’air près de l’Observatoire… Il y a là un pan de terrain vert et boisé, encastré dans l’angle sud-ouest de la ville tartare, et tout à fait… Comment, vous ne connaissez pas ?

— Moi, je rentre à la maison. Mon père a besoin de moi de bonne heure aujourd’hui.

Je le quitte avec allégement. C’est le bon fils d’un fort bon épicier.

Et me voilà tournant juste le dos à l’Observatoire et au « coin sud-est », approchant au grand trot de mon but, la Ville impériale qui contient la Cité violette interdite, — le « Dedans ». Je vais pour la dixième fois l’assiéger, l’envelopper, tenter le contour exact, circuler comme le soleil au pied de ses murailles de l’est, du sud et de l’ouest, achever, si possible, le périple en m’en revenant par le Nord.

J’ai esquivé la chaussée de la rue des Légations, trop propre et trop dure aux sabots de mon cheval. Quand, face à l’ouest, je coupe l’axe magnétique et impérial, j’ai sur ma droite la porte dynastique du Palais, Ta-Ts’ing-men, la porte de la Grande Pureté. Je la salue respectueusement du regard ; triple et basse, peinte d’une ocre violette comme l’enceinte entière de la ville interdite, avec de grandes lèpres grises, elle m’est triplement fermée. À gauche, m’écrasant de ses toitures surélevées, est Tcheng-Yang-men, la « Porte droit au Midi », que tous les gens de la ville appellent familièrement « Ts’ien-men » et qui marque, sous son tunnel, l’échange entre les deux mondes : l’un extérieur, « Ts’ien-men wai », l’empire chinois avec ses plaisirs, ses tributs, ses bombances, et l’autre restreint, cerclé, emmuré, « T’sien men nei », la cité intime et, en son milieu, le Dedans. Immobile un instant entre la vertu fermée à ma droite et le vice béant à ma gauche, j’évite l’une et l’autre, et je passe. Pensif, je chevauche au milieu d’une foule adroite à m’éviter, sur des dalles archaïques effondrées, usées et vénérables, et j’entame ma randonnée autour de tout le mur interdit que je laisse continuement sur la droite.

Vers l’ouest, il est déconcertant. Il lui faut se modeler sur le contour des Lacs. Il n’a pas cette carrure rectangulaire du pan oriental. On devine à ses retraits la figure des jardins qu’il protège. Par-dessus la crête, se voient des cimes d’arbres, des frises de toits vernissés de bleu et de jaune… Le nez en l’air, je laisse mon cheval longer exactement le fossé.

À gauche, une haute bâtisse chinoise, paradoxale de hauteur si proche du Palais, dont ma route seule la sépare. — Je reconnais, au linteau de sa porte, une grande inscription arabe : c’est une mosquée.

C’est vrai, il y a, malgré les entretueries et les persécutions historiques, — il y a bon gré mal gré vingt millions de sujets musulmans, ralliés de force et depuis peu à l’Empire.

Cette mosquée domine assez curieusement le mur impérial. Elle observe, avec une obstination impunie. Elle risque jour et nuit le regard que je voudrais donner, le coup d’œil par-dessus le mur

Maintenant, ayant tourné d’un angle droit sur ma droite, je remonte vers le Nord, dans la longue allée feutrée de poussière, d’un galop rectiligne parallèle à la muraille. Au loin, la porte Si-koua men grossit sur place à chaque foulée de mon cheval sans que rien change autour de moi, tant le mur est uniforme sur un millier de grandes allongées.

Je remets au pas, tourne à l’est, et franchis la Porte. Me voici dans la Ville Impériale, l’habitat maintenant ouvert à tous les premiers conquérants… mais proche, sans autre chose qu’un dernier mur interposé, du Palais, du Dedans, du Milieu. Précisément, par-dessus ce mur, de grandes choses grises et jaunes et bleues dépassent de nouveau le faîte et souffrent d’être vues : des crêtes de temples, des Palais à deux étages, et le gros bulbe ventru de la « Tour Blanche » qui impose ici sa panse empruntée, son corps de « Stupa » bouddhique, sa personnalité hindoue… Assez jeune ! Auprès des quatre mille ans d’Âges chinois et de culte authentique du « Ciel », la piété qui la gonfle apparaît vraiment comme sa forme, un peu… « art nouveau ».

Et puis, elle m’irrite. C’est une étrangère au Palais. Bien pis ! c’est une infidèle ! Et sa place n’est pas là ! Retourné sur ma selle, sans la perdre de vue, je contourne la longue sinuosité de murailles dont elle fait le centre… Je laisse aller le pas… La route est libre, et d’ailleurs, je suis seul Européen. Les brouettes chinoises s’écarteront.

La Tour Blanche a disparu. Je rassemble mon cheval, qui pointe : à dix pas devant nous, il y a un autre cavalier, et Européen, — en difficultés avec sa monture. Au beau milieu de la route, — qui est pourtant libre, — il piétine des quatre sabots. Son cheval est assez vif, mais je n’aperçois rien qui l’effraie… Alors, le cavalier est un nerveux ! Au lieu de calmer sa bête, il se déplace à tort et à travers : il regarde autour de lui les murs de haut en bas, — puis, à sa droite, un parapet… — la route passe là sur un talus qui fait le gros dos… il cherche… — enfin, il se redresse : tiens ! C’est mon Professeur.

Je suis pris en faute. L’ « Observatoire » et le « Pavillon d’angle » sont juste à une lieue d’ici, — et, qui plus est, à l’opposé diagonal du point géographique où nous nous rencontrons ! Mais, lui-même ?

Il me salue très poliment, sans étonnement et sans honte. Son cheval calmé tout d’un coup prend naturellement la direction et l’allure du mien, comme s’il visait la même écurie. J’hésite un peu :

— Vous ne m’aviez pas dit que vous montiez à cheval.

— Oh ! je fais sortir les chevaux de mon père.

— Il me semble un peu « sur l’œil » celui-là ?

— Il a peur de tout. Il m’a jeté par terre huit fois.

— Pourquoi le montez-vous ?

— C’est le plus amusant…

Au même instant, le cheval a volté, s’est jeté sur le mien, puis sur moi, les lèvres démasquant un furieux râtelier… Il glisse fort à propos sur une dalle, fait deux cabrioles, reçoit une magistrale volée, et, tout en reniflant, daigne se tenir tranquille. J’ai été fort bousculé. Mon Professeur, droit en selle, excuse sa bête…

Je dis :

— Avez-vous remarqué comme la route sonnait creux ?

— Non… Ah ! oui, peut-être… C’est un égout du Palais…

— Un égout ?… ou un aqueduc ? Au fait, par où les eaux des trois lacs entrent-elles au Palais ?

Il n’en sait rien. Il ne sait rien du Palais, sauf tout ce que « les gens » en connaissent : l’extérieur, le crépissage. Je lui propose de rentrer avec moi.

— Par le nord ?

— Par le nord, si c’est possible.

Je me suis perdu une ou deux fois sans arriver à contourner le ras des remparts.

— C’est possible. Excusez-moi…

Il passe devant et s’engage dans un lacis de ruelles. Voilà que le mur se poursuit de tout près, avec des à-coups ; on le perd, on le rattrape, on s’en écarte, on le rejoint à travers des places vagues encombrées de fumiers et d’enfants. L’itinéraire que je croyais constant à angles droits dans la grande ville échiquière, prend le dessin d’une « marche du cavalier ».

Mon Professeur conduit grand train, avec des ralentis placés juste pour prendre, au trot serré, les tournants étriqués par les ruelles… Il est certain que ce chemin suit de tout près, et bien mieux que je n’osais le faire, la Grande Enceinte Interdite, que l’on toucherait, par moments, à travers le fossé rétréci. Enfin, nous débouchons au plein nord du Palais.

C’est un point qui m’est familier, mais vraiment par un tout autre accès : les grandes avenues carrossables ! Saurais-je m’y reconnaître ? Voilà bien la « Montagne de Charbon » : nous allons passer entre elle et tous les corps de bâtiments du Palais proprement dit.

Mon Professeur désigne le tertre couronné de cinq kiosques, — le point culminant, — et déclare :

— C’est ridicule ! tous les Européens l’appellent « Montagne de charbon ».

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est ridicule. Le vrai nom, c’est « Montagne de la Contemplation ».

Je jauge une bonne fois le mamelon, — peut-être artificiel, — couronné des cinq kiosques, fort élégants, et qui accrochent là-haut quelques jeux de soleil attardé…

Et je dis avec regret :

— Évidemment. On doit pouvoir contempler de là-haut toute la ville tartare, — même la ville chinoise… et, quant au Palais, y plonger comme si…

— Non, coupe nettement mon Professeur. Le toit du Kien-tsi-tien est gênant.

Je le regarde. Il n’a pas changé. Et pourtant il sait qu’il y a dans le Palais un Kien-tsi-tien, dont le toit, vu de là-haut, empiète sur l’horizon du sud ? Alors…

— Vous y êtes monté ? On peut y monter ?

— Non, reprend-il. Je le sais par un de mes élèves qui est neveu du Prince Lang.

— Oh ! vous éduquez des neveux de Prince ?

— Évidemment, à l’école des « Nobles » !

Il rassemble ses rênes. Je l’arrête.

— Restons au pas. Laissez-moi regarder au sud vers le Palais, par-dessus les parapets.

Je me dresse haut en selle. Les fossés du Palais sont pleins jusqu’aux lèvres, comme une vasque abreuvée de pluies, d’une eau dense, nourrie de limons et de sèves ; d’une eau couleur de plomb, sans rides, et qui porte lourdement, — laque embaumant ses profondeurs, — des cernes de larges feuilles rondes d’un vert doux : les lotus du Palais vont éclore… Sans une ride dans cette eau, les pavillons aux toits jaunes miroitent ; et je vois la denture renversée de leurs créneaux à deux marches… L’eau porte sans crever tout ce poids immobile et tout ce moment crépusculaire d’une densité qui me pèse…

Mon Professeur attend un peu plus loin ; immobile, poli, — il ne sent rien de l’éternelle beauté de l’heure. Il ne sent pas que ces reflets dans l’eau visqueuse, ces affleurements de choses sourdies du profond inconnu de la vase, se manifestent là tout exprès, par justice du Ciel, pour figurer à la fois la beauté secrète du Dedans, et sa contemplation impossible. Ces passions murées, ces vies dynastiques… j’en saurai sans doute moins que du bourbier de cet étang révélant ses fleurs… et quelques bulles fétides…

J’ai cependant besoin de me confier. L’heure est trop lourde : et il est là. Après tout, ce garçon m’a très à propos livré le nom de la « Montagne » d’où l’on contemple… Je me rapproche de lui. Je désigne d’un coup d’œil le Palais, les fossés, l’eau dormante, la nuit, l’heure enfin… Et je parle…

… Il a tout écouté sans m’interrompre ; même quand il s’est agi de certains détails peu connus de la vie du noble et doux prisonnier d’Empire, le Régnant de la Période Kouang-Siu. Je lui communique ce que je sais : le mystère… toutes les suppositions… celles que j’ai faites — en portant aux limites logiques le merveilleux éclos et contenu là, près de nous, au cœur de la Ville Violette…

Quand je me tais, il ne fait aucune sotte réflexion. Il ne dit point, par exemple : — « La vérité sur sa mort, on l’a sue par les journaux de l’époque… » Je lui en sais gré. À ma confidence inattendue par lui comme de moi, il n’a opposé que du silence. C’est très bien.

J’ajoute :

— Mon grand regret reste d’être arrivé trop tard en Chine. Je coudoie tous les jours des gens qui, le temps d’une audience, sont entrés là, et ont pu l’apercevoir. Je doute, d’ailleurs, qu’ils aient su bien voir.

— Je l’ai vu, prononce mon Professeur, avec un respect soudain…

Encore un arrêt. Je remets en route. Les chevaux, reniflant le retour, gagnent à la main. On ne peut plus trotter de front, et c’est un jeu d’adresse que d’éviter les grosses lanternes pendues à ras de terre entre les roues des chars à mules… Cependant mon compagnon pousse l’allure. Le train est un peu fou à travers tant d’obscurité encombrée… et c’est tout à fait ahuri que je m’arrête, à côté de son cheval dont il a sauté déjà, devant une boutique désobligeamment éclairée.

— Oh ! je suis en retard. Mon père m’attend depuis longtemps. Voulez-vous une tasse d’un thé de Pei-king comme vous n’en avez pas bu ?

Il va couvrir son retard de ma présence. J’accepte. Et j’aimerais le revoir en pleine lumière…

On entre. Maison européenne ridicule. Cependant, il est bien chez lui. Et le Père lui-même survient, me « reçoit », me fait asseoir, me remercie de bien vouloir m’occuper de son fils, — de son « mauvais diable de fils ». Je bois son thé, — en effet remarquable, — et ne songe qu’à m’en aller, l’éclairage de cet asile du négoce redonnant soudain à mon Professeur son air de tous les soirs, sous la lampe…

Et vraiment, tout est trop laid ! Un « amour » en fromage de Saxe tend les bras à des fleurs si éternelles qu’on peut les croire artificielles. Le service à thé vient de Satsuma, par Hambourg. Pas un rappel, même maladroit, des belles choses de la Chine au milieu desquelles on vit bon gré mal gré partout ici.

Cependant… ces deux vasques de porcelaine, exilées, déposées comme une ordure à la porte d’entrée… Voilà du « Chine », et fort acceptable, bien que neuf (car ils portent le cartouche où je reconnais le sceau du four impérial « grande dynastie Ts’ing, période Kouang-Siu » sur un fond jaune où nagent des Dragons). — Que font ici ces transfuges du Dedans ! ici, à l’entrée de cette auge à mélasse, à l’orée de la conserve et de l’épicerie ?

— Oui, dit mon Professeur, qui, me reconduisant, a suivi mon regard qui s’attarde, et répond à mon étonnement, — oui, ils en viennent.

Et, daignant user pour la première fois du chinois, en dehors de ses heures payées :

— Ils viennent du Palais, du Ta-Neï.

Et il me reconduit jusqu’au trottoir, tête nue, s’inclinant à chaque pas, et, dans le même style :

— Pardonnez-moi de ne pas aller plus loin.

Me retournant pour le saluer à la chinoise, j’aperçois, au-dessus de sa tête, s’illuminer la raison sociale et le nom paternels : « Import and Export Leys & C°. »

C’est vrai. Il s’appelle « Leys », et même, je me souviens maintenant de son petit nom de « René ».

C’est bien cela. Mon Professeur se nomme « René Leys ».

10 mai 1911. — Ce grand jour, qui s’opalise avec douceur à travers le papier translucide de ma maison sans fenêtres et si doucement lumineuse, me dépouille et me lave de mes rêveries d’hier. Ce grand jour est plus distant d’hier et de cette nuit qu’un lendemain n’est obligé de l’être. Et voici, comme une potion sans amertume, le débit et la faconde empressée de Maître Wang qui m’apparaît dans ce grand jour, — juste à l’heure de tous les autres. Il n’y a donc rien de changé.

Au travail… et le temps perdu à rejoindre. Cette fois, je n’en laisse plus rien échapper :

— Maître Wang, je désirerais apprendre aujourd’hui quels sont les titres et les charges de ceux qui habitent le « Dedans ».

Contre tout usage, je suis allé droit où l’on sait qu’il faut ménager tant de détours.

Maître Wang n’en prend aucun. Sur le ton même dont il énumère les « Dix-huit provinces de l’Empire », les « Cinq Relations », ou les « Trente-six vertus obligatoires », il récite :

— Dans le Dedans, habite l’Empereur, dont le nom de respect est « Fils du Ciel », et le nom pour obtenir une grâce, « Maître des Dix mille Âges ».

Bien. C’est noté. Caractères, romanisation et traduction. Et puis ?

— Ensuite, il y a l’Impératrice, dont la désignation littéraire est « Palais du Milieu ». Quand il existe à la fois deux impératrices de rang égal, l’une s’appelle « Palais de l’Est », et l’autre « Palais de l’Ouest ». Le titre de respect, dans les deux cas, est « Mère de l’Empire ».

— Bien. Au-dessous de l’Impératrice ou des Impératrices ?

— Il y a les Concubines Impériales, — de premier rang ; — au-dessous, de deuxième rang ; — au — dessous…

— De troisième rang. Bien.

Ce protocole arithmétique est assez peu mystérieux. Et nous descendrons jusqu’au numéro… ?

Maître Wang ne veut rien omettre, repart du quatre, et s’arrête au cinq.

— Et au-dessous ?

Il y a les Dames d’honneur de l’Empereur. Elles peuvent être élevées au rang de Concubines du cinquième rang, qui peuvent atteindre le quatrième, qui…

— Bien, bien.

Toutes ces réponses sont immédiates, claires… un peu trop claires : il ne se dérobe pas. Il ne semble rien me cacher. Il parle comme un fonctionnaire, récite le nom de ses collègues, — des sous-chefs dont il vise l’emploi, — des « directeurs » qui le « proposeront »…

C’est ainsi que j’apprends, en bon ordre et de la même voix méthodique, la classification des Princesses Impériales ; des Époux des dites Princesses ; puis les couleurs, — champs et bords, — des « Huit Bannières », toute l’héraldique des Conquérants Mandchous ; et ce beau titre « Prince au chapeau de fer » !

Maître Wang cite enfin une curieuse caste dont je comprends peu l’origine et l’emploi. Ce sont les « Pao-Yi », les « Esclaves »… et malgré la servilité du nom, je les vois figurer parmi les Conquérants. Ils sont du sang des « Huit Bannières ». Celui qui les mène, choisi parmi eux, est un Prince, esclave aussi.

Maître Wang daigne expliquer : ces gens-là, serfs Coréens ou Mongols des Mandchous d’autrefois, ont été entraînés avec leurs maîtres à la conquête de la « Fleur du Milieu ». Ils l’ont conquise. Ils sont maîtres maintenant, à leur tour, et anoblis.

Quelle noblesse, en effet, et quelle fière allure ! Les Mandchous ont fait maîtres sur leurs nouveaux esclaves chinois, ceux qui les avaient bien servis, dans les temps difficiles… Du moins, je crois avoir compris. Je note avec soin :

— Pao-yi, — esclaves… Pao-yi ts’an-ling, — Chef des Pao-yi… Pao-yi tso-ling. — …

— Entrez !

Presque en même temps que le boy, débouche René Leys. C’en est fait ! mes deux professeurs sont en présence. À l’arrivée de l’hôte inattendu, le vieux Wang, levé soudain, a fléchi les jambes, touché la terre du poing droit, dans un salut mandchou, — non chinois, — parfait d’aisance et de souplesse. L’autre, avant même d’accepter la main que je lui tends, a répondu, comme d’instinct, par le même geste, et avec la même aisance, la même souplesse polie. Puis, tout d’un coup, il s’excuse… il paraît bouleversé… il en a des larmes aux yeux… Et il reste là sans rien dire…

Je veux aussi m’excuser : ce brave homme de Chinois n’est pas un professeur en titre. Un ami… indigène… et qui m’était recommandé… chaudement. Je termine :

— D’ailleurs, je vais le congédier.

— Inutile, reprend René Leys. Il n’entend pas un mot de Français.

C’est vrai. Le brave homme s’est de lui-même retiré discrètement derrière des feuillets de livre.

— Ah bien ! dit la voix réellement émue de René Leys, il m’arrive des choses ennuyeuses…

— …

— Mon père veut quitter Pei-king.

Je m’attendais à bien pis, — ou à bien mieux.

— Il prétend avoir des affaires qui l’appellent en France. Et il va y rester quatre ou cinq mois.

— Alors ?

— Je ne peux pas l’accompagner.

Pourquoi ? Évidemment, il a sa chaire à l’École des Nobles, sa « situâtion » ! Ce bon élève de seconde moderne tient ici la place de quelques agrégés.

Il devine :

— Non ! ce n’est pas mon poste de Professeur. Mais c’est mon père, qui ne veut pas que je l’accompagne.

Il me semble avoir raison, ce père-là ! Mais la figure du fils a l’air de lui reprocher tout autre chose. À travers beaucoup de réticences (timidité peut-être… ? — oui, car il s’exprime ensuite plus à son aise) j’apprends des dessous de boutique auxquels j’étais loin de m’attendre : le père épicier fait argent de tout ; veut céder local, meubles et immeuble, et le reste ; et enverra bel et bien son fils coucher où il voudra. Ce père ingrat, ce marchand « économe » aurait même ajouté : « Ton chinois va te servir à quelque chose ! Tu vas pouvoir louer un ya-men dans la ville tartare, et y recevoir tes amis ! »

— Vous avez donc des « amis » chinois ?

René Leys, rougissant à l’improviste, avoue :

— Ce n’est pas ça qui m’ennuie ! Mais, que voulez-vous, je n’ai jamais habité seul.

Je le regarde. C’est vrai : il a dix-sept ou dix-huit ans d’âge réel. Une figure et des yeux plus… anciens… indéfinissables.

— Ah ! vous n’avez jamais habité seul ?

— Surtout je n’ai jamais couché ailleurs que chez mes parents.

Il hésite :

— Je n’aime pas : je ne parviens pas à m’endormir.

Moi, je n’y peux rien ; pas plus qu’à ce départ d’un père. René Leys me regarde à peine :

— J’ai peur qu’il ne m’arrive encore ce qui m’est arrivé quand j’étais jeune…

— Quoi ?

— D’être mordu. Mon père se moque toujours de moi quand je lui… Je ne lui en parle plus. J’ai été mordu au doigt, une nuit, à ce doigt-ci…

— Par qui ?

— Par qui ? Oui, par qui ?…

Il change de voix, et, plus bas…

— Par qui ? C’est vrai. Je ne me l’étais jamais demandé. Enfin, j’ai été mordu. J’ai sauté de mon lit. J’ai entendu sonner à la porte. J’étais seul. J’ai cru que mes parents revenaient de voyage. Ma mère n’était pas morte à ce moment… Je suis allé ouvrir… J’ai vu une grande flamme…

— C’est la flamme qui avait sonné, dis-je en riant avec sarcasme.

Je n’aime pas ces histoires de revenants. La péripétie est courue et connue d’avance. On a vingt explications, toutes fausses, à la clef…

Mais René Leys ouvre des yeux voilés, embus d’une peur véritable. Évidemment, ce garçon a vu dans son enfance d’assez troublantes apparitions… vraies ou fausses… Il ne regarde point du même côté que moi dans ce monde : car maintenant, par-dessus mon épaule, il donne toute son attention à ce qui se passe derrière moi, et… je voudrais bien me retourner.

Enfin, j’accepte, — sans l’approuver, sans le féliciter, — qu’il redoute la solitude. Et soudain je m’explique ses changements d’allure et de voix quand la nuit se fait… À coup sûr, ce Professeur est peu banal. Une idée me vient, pleine de curiosité pratique : ma maison chinoise est vaste ; ses bâtiments disséminés dans leurs séries de cours carrées… On lui fera mettre un lit de voyage dans les pavillons de l’ouest. Il aura son couvert à ma table, et j’aurai à mon service, ou presque, un excellent professeur. Assez occupé au dehors, il ne m’encombrera guère.

Sympathique, ce garçon-là, très sympathique tout d’un coup, malgré ses gaucheries, ses enfantillages, ses épiceries, ses épouvantes… Je lui offre donc à coucher et à manger chez moi. Et cela est proposé, accepté, conclu, ordonné, en moins de mots qu’on ne peut dire. En vérité, tout cela semblait préparé d’avance.

En me quittant, il n’a rien dit de plus que tous les jours. Il sait donc être réservé. Ceci, encore, est très bien.

11 mai 1911. — Journée sotte. Maître Wang, comme vidé tout d’un coup de ce qu’il avait à me dire sur le Palais, — se dégonfle, s’épuise, se répète, revient à son catalogue-annuaire des Fonctions, à son numérotage de Princesses, Concubines et Suivantes. J’ai très envie de lui demander impoliment quel était le chiffre ordinal de sa propre épouse, au Palais : trente-troisième laveuse de vaisselle, ou quatre-vingt-quinzième suppléante suiveuse en expectative d’emploi ?

… Je rabats toute ma mauvaise humeur sur mon excellent voisin Jarignoux. Je lui dois, vraiment, la visite que je lui fais, — et dont c’est la seule raison d’être ; car j’ai bien réfléchi sur son cas : décidément, il a fort mal joué en se faisant Chinois.

Au moins, qu’il serve à quelque chose. Avec une grande bonhomie, un air absent, je ramène entre nous la personne du petit Belge, qu’il a si carrément refusé de reconnaître, l’autre jour, chez moi. Voici que, tout d’un coup, le voisin se met à le connaître. Il le connaît certes bien puisqu’il en dit aussitôt pis que pendre : — ou peu de chose, après tout.

— Monsieur, c’est un fameux noceur !

— Oh ! Par exemple !

J’entends encore la candide voix de René Leys qui a si peur de coucher hors de sa famille. Ou bien, qu’il s’arrange, avec sa réputation ! C’est affaire à lui. Je répète à voix haute cette fois :

— C’est affaire à lui.

Mon brave homme de voisin semble vexé. Il attendait sans doute la réponse classique : « Il s’amuse, c’est bien de son âge ». Je suis sûr qu’il l’attendait ! mais le silence le rend tout d’un coup moraliste : Ce jeune noceur, explique-t-il, a un père. Ce père fut un homme marié ; actuellement, c’est un veuf ! Un homme respectable ! Et jamais, lui (mon voisin) l’ami du père, jamais il ne dira tout ce qu’il sait…

Je laisse aller. Ce qu’il sait se réduit à ceci : René Leys fréquente assidûment toutes les nuits les « maisons de thé » à Ts’ien-men-waï. Il s’arrête :

— Vous savez ce que c’est ?

— Ts’ien-men-waï ? Oh !… je vois ça d’ici. Et ensuite ?

Ensuite, mon moraliste change de ton et s’en vient de lui-même à excuser celui qu’il chargeait tout à l’heure.

René Leys, paraît-il, a passé par une enfance négligée. Il a eu le malheur… (on n’ose jamais appeler ceci d’un autre nom), il a eu le malheur de perdre sa mère à l’âge où l’on refait ses premières dents. (Je ne saurai donc pas si cette mère valait la peine d’être gardée.) Elle était Française. (C’est un fait. Peut-être du Midi, et ceci expliquerait ce teint mat, et ces beaux grands yeux…) Son père est un marchand wallon. Quant à lui, il a été un peu laissé à lui-même, c’est-à-dire mis au Lycée en Belgique, où il a pu atteindre à la seconde moderne. Puis, entraîné par les affaires paternelles jusqu’ici, où il est arrivé à l’âge de quinze ans et s’est trouvé tout d’un coup dépaysé, désœuvré. C’est pour cette unique raison qu’il s’est donné au « chinois ». Il faut avouer qu’il le parle bien.

(En effet il a une extraordinaire facilité à se servir de tous les mots dans toutes les langues.)

M. Jarignoux, qui ne semble pas aussi bien doué, s’arrête court, se demande s’il n’en a pas trop dit sur ce jeune homme, et puis se récuse :

— Après tout, je ne le connais pas. Mais son père, monsieur, ah ! quel brave homme !

Nous parlons ensuite d’autre chose. Pas longtemps. Je ne me sens plus très droit sur la route vers les Hauts Fonctionnaires ; et les affaires de mon voisin tourneraient aisément autour des miennes. La visite est rendue. J’ai été poli.

12 mai 1911. — J’y comptais presque. Il m’arrive. (J’avoue avoir regardé à regret son couvert vide, ce premier soir.) J’ai à peine eu le temps de lui faire dresser un lit… Il est là. Mais je ne l’attendais plus, si tard !

Rien n’est changé dans la beauté de la nuit. Comme le Printemps se gonfle tout d’un coup jusqu’à l’Été, j’habite, et pour longtemps, la plus grande de mes cours intérieures. J’ai dîné dans cette cour, sous le carré du ciel crépusculaire. J’ai lu et j’ai écrit un peu, et surtout, renversé sur la chaise de joncs, j’ai regardé, sans penser à rien de certain, le plafond cave étoilé au-dessus de ma face…

Il est là, brusquement arrivé, et calme, comme si le rectangle de mes murs l’abritait et le rassérénait.

Il s’est assis auprès de moi. Je devrais évidemment chercher des phrases à dire. Je ne dis rien. Je goûte avec sécurité, comme lui, la quiétude géométrique de ma maison. Il passe parfois au dehors un vendeur de fromages ou de pâtes, qui jette un extraordinaire cri, sur un mode angoissé, résolu par un retour étonnant et triomphant à la tonique juste ! — (Et tout ça pour vendre du fromage de haricots et des pâtes graisseuses !)

Mais son cri se mélange à l’odeur de ce lotus à peine entr’ouvert, triomphant aussi de l’eau sourde dans ma vasque de porcelaine, au milieu de ma cour. Tout se fond et disparaît sous la pénétration de cette nuit.

René Leys n’a rien dit encore. Quel à-propos ! C’est à moi d’étoffer ce silence et ce noir… Mais non. Je songe plus clairement et plus lucidement que le grand midi sur mes toits ! Je songe, qu’allongé, la tête ici et les pieds là, tout près de ce coin sud-est de la ville tartare, je me trouve exactement étendu du nord au sud. Comme toutes les maisons, les palais ou les huttes de Pei-king, ma maison, ma hutte ou mon palais est très astronomiquement orienté, occidenté, dressant ses bâtiments majeurs exactement face au midi. Ceci est une règle impériale entre toutes « que l’Empereur soit nommé Celui qui est face au midi » ! Je me sens ainsi — non point participer à cette vie pouilleuse et « unanime » des vers grouillants sur le fumier, ou des ténias intestins, mais vivre parallèlement, dans toute la rigueur froide et mesurée du terme, parallèlement à la vie cachée du Palais, comme moi face au midi.

Il me semble que l’heure est venue de prier René Leys de me dire comment il a pu réussir à « Le » voir, autrefois, Lui, le prisonnier des Palais cardinaux ! — Est-ce à propos d’une audience ? D’un sacrifice impérial au temple du ciel ? (Mais je sais bien que les rues sont toutes barrées.) Enfin, et cette fois, je pense tout haut :

— Vous m’avez bien dit l’avoir vu ?

René Leys s’étire. Je crois bien qu’il se réveille… qu’il dormait paisiblement depuis une demi-heure… Pourtant il répond sans hésiter :

— Mieux que personne.

Et puis, il parle avec douceur :

— Je l’ai vu. Je le voyais souvent, surtout dans la matinée entre dix heures et midi. Il était alors très éveillé, très intelligent. Il s’occupait vraiment des Affaires… Il jouait ensuite avec ses femmes…

— Tiens ! on m’avait dit…

— Il jouait avec ses femmes à des jeux innocents. Ainsi, une espèce de jeu chinois où l’on cherche à se toucher en courant… ou plutôt, à n’être pas touché… On se met chacun à sa place… dès qu’on l’a quittée, on peut être… Oh ! c’est très chinois… Mais… je me souviens que je jouais aussi à quelque chose du même genre à l’école moyenne de Termonde. Et l’on criait « Pouce » ! Et l’on n’était pas « pris »…

— Est-ce que Lui criait aussi…

— Oh non ! il avait un autre moyen. Pourtant il se fatiguait vite et ne courait jamais. Quand on le serrait de près, savez-vous ce qu’il faisait ?

— … ?

— Il s’asseyait, tout simplement, n’importe où.

— …

— Alors ? Toutes ses femmes tombaient à genoux devant Lui.

— …

— Évidemment. Croyez-vous qu’une seule eût osé rester debout devant l’Empereur, assis, — même n’importe où ?

Cela est péremptoire. Cela est vu. Si jamais il me venait un doute sur l’entrée de René Leys au Palais, une telle scène, posée comme il vient de le faire, l’abolirait à jamais.

Il me revient donc aux lèvres cette question, toujours revivante au sujet de Lui : « Il est mort, — comme… » Mais je la transforme habilement :

— Tout ce qui s’est passé là, à quelques années près, est évidemment d’un autre âge. Mais tout est fini. Le palais actuel est aussi muré que l’autre, et ne contient plus qu’un grand vide, et pas une majesté. — Pas de « successeurs », pas d’héritiers. — Des simulacres… des « Altesses » dont le titre de respect, si j’avais à les aborder, serait pour moi, non plus « Votre Excellence », mais « Votre Haute Insuffisance »… Ainsi, le Régent, qui pourtant est Son propre frère…

René Leys se réveille tout à fait.

— Le Régent me paraît falot. D’abord, cela sonne assez mal à côté de « Trône ». Le Régent ! Oh ! je sais ! Il y a bien le petit Empereur de quatre ans ! Encore moins de personnalité ; mais on doit compter avec l’âge. Ils avaient surtout le vieux Yuan ! le plus fin ! le plus fort ! — et ils ont failli lui couper la tête… Il est mort… politiquement.

René Leys ne prête aucune attention à Yuan, si connu des Européens cependant. L’ignore-t-il ?

— Voyez-vous, je suis arrivé juste trois années trop tard. La vieille Impératrice est morte après soixante ans de règne. Lui aussi… après trente-quatre années de vie… seulement. Et peut-on même dire : de vie réelle ? Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir…

Au fait, je suis bien démodé à m’inquiéter ainsi du Palais. Il est déjà « monument historique ». Il n’enferme plus rien de vivant. Quelques eunuques, quelques femmes périmées… et parfois, entre deux et quatre, au matin, le Grand Conseil avec ses Princes… fatigués…

René Leys s’anime tout d’un coup :

— Mais le Régent ! N’en parlez pas sans le connaître !

Et, de nouveau, de sa voix tiède et veloutée :

— Il est presque aussi intelligent que son frère, Lui, « qui s’en est allé montant au char du Dragon, s’abreuver aux neuf fontaines ».

(Ceci est dit avec respect, comme une citation chinoise.)

— Le Régent ! mais il ne désire qu’une chose ! Faire le bonheur de son peuple. Seulement il ne sait comment s’y prendre. Il essaie de voir le peuple de près. Quelquefois, il sort sans aucune escorte. Une nuit qu’il était allé passer à Ts’ien-men-waï… — Ts’ien-men-waï, c’est le… « dehors de la Porte Ts’ien… »

— Oh ! j’ai compris. Continuez.

— La porte doit être fermée à minuit. On venait de sonner la troisième veille.

— Deux heures du matin à l’européenne…

— Oui. J’étais avec lui. J’ai marchandé avec le portier, qui nous a laissé passer, tous les deux, précisément, comme Européens… Le lendemain, le portier s’est réveillé en prison. Il faut de la discipline. Vous ne sauriez croire ce que le Régent risque tous les jours, à quatre heures du matin…

— Quoi ? Sa réputation ?

— Sa vie ! Vous ignorez que tous les matins, à quatre heures, il quitte sa résidence ?

— C’est vrai. Pour présider le Grand Conseil.

— Vous connaissez le pont par où il passe ? Tout au nord de la ville tartare, derrière la « Porte Postérieure ».

— Heou-men : un pont mal pavé et assez inutile d’ailleurs. Je n’ai jamais vu comme en Chine autant de ponts passer sur aussi peu d’eau !

— Attendez les grandes pluies d’été ! — Juin, juillet, et vous verrez, me promet René Leys. — Toute la « Mer Septentrionale » vient couler par-dessous. Aujourd’hui, il est évidemment à sec. Et c’est même ce qui facilitait l’attentat.

— Un attentat ?

C’est pourtant vrai. J’ai lu, avant-hier, dans les feuilles publiques, que le « Régent, se rendant comme chaque matin de sa résidence au Palais, avait échappé à la mort, surgie sous la forme d’une bombe qui aurait dû lui éclater sous le ventre ». Le coup manqué n’avait pas retenu mon attention. Et l’on voit de bien autres faits divers au passif des Empereurs, Régents et Rois, des Ministres, des Députés, des Présidents et des Reines de nos Palais d’Europe.

René Leys est surpris de mon peu d’intérêt.

— Savez-vous qui a découvert l’engin ?

— Non, je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. J’ai lu dans les journaux que « la police informe et croit tenir les coupables ». On ne saura donc jamais rien.

— La Police ? — Et René Leys prononce le mot avec un mépris tout… parisien. La police est arrivée… trop tard aussi. C’était déjà découvert.

Je prête un peu l’oreille. Mon professeur se déciderait enfin à m’apprendre un peu plus que ne m’en ont enseigné les journaux ?

— C’est découvert d’aujourd’hui par les agents particuliers du Palais.

— Il y a donc une « Police Secrète » ?

J’ai interrompu avec une candeur affectée. Je sais fort bien qu’il y a une Police secrète. Maître Wang me l’a affirmé. À travers lui, elle m’a semblé peu agissante… anodine, et très peu payée…

— C’est par elle qu’on a découvert la bombe ?

Sans demander rien, j’apprends tout : la bombe, un engin énorme et capable de broyer dix ponts, tous en pierre, comme celui de Heou-men, — cette bombe était munie de fils électriques conduisant… presque à l’intérieur du Palais, au pied du mur qui entoure les lacs. Quelqu’un a vu les fils, les a coupés d’abord, et a sifflé ensuite, — oui, comme cela…

René Leys sifflote confidentiellement un motif à deux tons, celui de nos Pompiers de France, quand ils passent à toute allure pour sauver une vieille femme, en écrasant tous les passants…

— C’est l’appel des Policiers secrets. Ils étaient disséminés sur le parcours du Régent. Ils sont accourus et ont suivi les fils, mais pas à temps pour trouver l’homme qui devait donner le contact.

— Alors ?

— Alors, ils ont fait emporter la bombe par un coolie ; on l’a examinée. Certaines pièces étaient d’estampille japonaise ; mais les vis les plus dangereuses sortaient d’une quincaillerie de Pei-king…

Les journaux n’ont pas publié ces détails. Enfin, qui a découvert l’engin et donné l’alarme ?

René Leys hésite un peu. Il fait si noir que je ne le vois pas rougir. Je suis sûr qu’il rougit dans l’ombre.

— C’est une… « chanteuse » de Ts’ien-men-waï…

Que pouvait-elle bien chanter là, à cette heure plutôt matinale, à une lieue nord de son « précieux lupanar » !

René Leys explique point par point. Elle « aussi » fait partie de la Police secrète. Ayant appris qu’un attentat se préparait, elle avait devancé les policiers mâles… C’est tout simple. Du coup, elle a reçu, par ordre de haut lieu, cinq mille taëls d’argent qu’elle a immédiatement placés dans une banque chinoise dont elle reçoit deux pour cent d’intérêts, — mensuels. Mais elle a d’abord remis à neuf le mobilier un peu démodé de sa chambre.

— Ce doit être une excellente femme d’intérieur. Pourrait-on… temporairement ?

René Leys reprend un air pudique :

— Oh ! pas tout le monde ! Mais nous pourrons « y » aller ensemble si vous le voulez.

— Pourquoi pas ce soir ?

— Ce soir, coupe nettement René Leys, impossible.

En effet, il semble las, nerveux, peu sûr de lui. Je ferais bien d’abréger cette soirée et de l’envoyer coucher ; — et moi-même. Il n’en veut rien faire. Il insiste pour demeurer ainsi, allongé sous les étoiles. Le moment est encore très confidentiel. Je reviens donc tourner comme un vampire à l’entour de mon héros triplement emmuré, par sa vie, par son rêve, par sa mort…

— Dites-moi, je vous prie, comment était-Il, de son vivant ? — J’ai lu tant de sottises sur lui ! Un rédacteur de gazette locale le peignait un « alangui Baudelairien désabusé » ! Je vous l’affirme.

René Leys, qui ne semble point connaître Baudelaire, répond avec des mots précis ; des mots qui font touche d’or et s’incrustent dans la mosaïque à fond noir des cieux du Ciel où règnent les Régents défunts… des mots qui peu à peu dessinent le plus beau portrait qu’on livrera jamais de « Celui qui régna durant la période Kouang-Siu » :

— Un enfant très intelligent et très doux, à l’âge d’un homme. Un savoir de vieillard qui ne se souviendrait pas d’être vieux. Parfois, uniquement préoccupé de femmes ; de ses femmes ; des princesses ou des suivantes qu’il appelait à son gré ou que la Vieille Douairière, sa tante, — qu’il nommait « Mère vénérée » — Lui préparait.

Oui, très intelligent, très affaibli, sauf aux premières heures du jour. Il aimait la poésie. Il caressait élégamment « du bout du pinceau, le papier tendre » — (ceci prononcé dans un rythme de citation chinoise). Il aimait aussi la musique…

René Leys s’interrompt. Le mot « musique » ne lui semble pas suffire à exprimer ce qu’il veut. Et il n’en trouve pas d’autre.

— Ou plutôt… il aimait à écouter ce qu’on effleure : un gong que l’on touche sans frapper : il en pâmait ! Il fallait le soutenir. Il demandait à voix basse qu’on le touchât de nouveau. Et quand le gong avait fini de vibrer, il écoutait jusqu’au bout du silence et pleurait alors à sanglots… Je l’ai vu regarder sans rien dire une peau de tambour…

René Leys accorde à ces souvenirs une trêve mélancolique. D’autre part, je perçois — à peine — le son de fer et de cuivre et d’étain étouffé de la « Grosse Cloche » boômant ses doubles veilles, tout au nord, tout au centre de l’antique cité défunte mongole…

Son coup est sourd et noble, ayant passé sur les toits du Palais, et venant de loin.

René Leys achève :

— Enfin, il est mort.

— Oui. (Et j’y reviens malgré moi.) Enfin, comment est-il mort ?…

Un temps. René Leys va-t-il me…

— Peu importe. Il est mort sans un ami auprès de Lui…

C’est vrai. Dans ma curiosité… historique, — passionnée cependant ! — j’omettais ce seul point qui m’est rappelé : cet enfant doux et douloureux est mort, de poison ou de rêve, il importe peu, en effet. Il est mort au milieu d’eunuques et de femmes, sous les yeux terriblement maternels de l’Impériale Vieillarde veillant son dernier geste ! — et, j’oubliais ! — sans un ami auprès de Lui !

René Leys est bien venu à dire là ce qui n’avait pas été dit. Je reprends :

— C’est vrai… Mais avait-il un ami à Lui, un seul ami ?

Car il pouvait se rencontrer un Prince ou un cocher ou un fonctionnaire ou un garde, un fidèle à l’image des grands Serviteurs d’Autrefois, servant le Ciel en la Personne de son Descendant !

— Oui, dit simplement René Leys. J’étais son ami.

En effet, quand un être comme René Leys en dépeint un autre sous les couleurs et dans les contours animiques du Portrait que je viens d’écrire sous ces mots, — ces êtres ne peuvent que se détester ou s’aimer, jusqu’à la détresse ou la passion. René Leys aimait donc d’une jeune amitié cet Empereur jeune et dolent, cet abandonné…

Et lui-même est très jeune et dolent dès qu’on ne le voit plus en pleine action physique. Mais alors comment L’a-t-il connu ?

— Dites-moi, comment l’avez-vous connu, votre ami… Comment êtes-vous entré pour la première fois au Palais ? Qui vous a introduit au Palais ?

Je n’ai pas conscience de mon indiscrétion : aucun aveu ne serait trop grave pour le respect dont je l’accueillerais. Si l’on a bien entendu ce qui précède, rien ne saurait être déplacé ?…

… si ce n’est le ton sec et tout à coup fermé avec lequel Leys me ferme la bouche :

— Comment j’y suis entré ? Ah ! c’est mon affaire !

Entendu. Je n’insiste pas. Je me retiens avec peine de l’envoyer… se coucher pour tout de bon. Croit-il que je veuille m’emparer de sa recette ? Je vais donc me retirer, quand on frappe au portail, — une main chinoise secoue en guise de marteau les loquets de cuivre pendeloques…

Mon portier ne se réveille pas. René Leys est, bien avant moi, debout, et, à travers les vantaux, parlemente. J’arrive : il a ouvert.

— C’est pour moi, — dit-il du même ton bref, en fourrant dans sa poche un mouchoir de soie blême qu’on vient certainement de lui remettre. — Et, le temps de prendre son chapeau, très Européen, celui-là, « melon » je crois, sans me dire s’il reviendra, ni quand, il est parti, au trot de la mule d’un beau grand char qui l’attendait, tourne le coin de la ruelle, et disparaît.

Il fait maintenant presque jour. J’achève de noter dans une précision insomnieuse ceci, qui me déconcerte jusqu’au dépit, ou me plaît bien mieux que tout ce qui précède…

13 mai 1911. — Je n’ai pas dormi. Du moins, je somnole dans le grand jour, quand mon cuisinier lui-même, à l’heure dite, mais terriblement matinale aujourd’hui, vient indécemment me rappeler que j’ai « deux hôtes » à dîner ce soir.

J’ordonne de confiance un menu « soigné ». Et je me souviens péniblement d’avoir, il y a trois ou quatre jours, prié madame et maître Wang de m’accorder, au repas de ce soir, leurs précieuses présences.

J’ai peut-être été mal élevé : il y a de ces clichés établis : jamais un Chinois n’exhibe son épouse… Et, d’emblée, je la fais venir chez moi ! Le certain, c’est qu’il a très cérémonieusement accepté. J’avais grande envie de voir de près ce rutilant et décoratif objet qu’on nomme d’un peu loin dans la rue : « une femme Mandchoue », — même vieillie sous le harnais (je n’oublie pas que celle-ci a servi sous notre second Empire) —, ni que c’est par ses intrigues basses que son Époux professe depuis à l’école des secrets Policiers du Palais !

Ce même matin, reçu cette lettre indéchiffrable, mais couramment lue par mon boy : « Maître Wang, qui habite tout au nord de la Ville tartare, me prie de l’excuser s’il ne vient aujourd’hui qu’une seule fois chez moi, — pour dîner. » — Entendu. Et je me rendors.

… Un peu plus tard : ce mot, écrit au pinceau, mais en belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes : René Leys me prie de l’excuser s’il ne peut me donner aujourd’hui ma leçon de l’après-midi. Il viendra sans doute après minuit. Et il termine : « On » me demande… où vous savez ».

J’ignore. Pour un garçon jamais sorti de la porte paternelle, il découche un peu trop à ses débuts.

… Le sommeil est impossible. Et ce grand œil jaune du ciel pékinois, ce grand soleil si quotidien qu’on le réclame comme un dû, qu’on l’attend comme un ami fidèle… Je m’accorde donc plein congé, puisque mes professeurs eux-mêmes…

Et ce grand soleil donne encore une ombre allongée, que je suis debout, dehors, à cheval, en route pour n’importe où, sous sa lumière et sous le bol bleu sans tache… — n’importe où, c’est-à-dire évidemment près du Palais.

D’instinct, me voici face à Tong-Houa-men, la Porte de l’Orient Fleuri, — jamais vue encore à cette heure princière… encombrée de chars à mules, de valets, d’eunuques et d’officiers en tenue de cérémonie : le chapeau d’été, le chapeau conique de paille à la queue de crin rouge, que l’on coiffe par ordre aujourd’hui. Par-dessus tout, la masse ventrue dans ses lignes inclinées, le flanc violet à lèpres grises du mur, percé de la porte coiffée des trois chapes recourbées… Je sais d’instinct que la porte va s’ouvrir.

Elle s’ouvre. Un flot en débouche et me refoule. Je prends poste à l’angle de la grande avenue par lequel il faudra bien que le cortège tourne. La garde, échelonnée de dix pas en dix pas, ose à peine écarter l’Européen que je suis. On voudrait bien me faire descendre de cheval. Je descends. On me laisse libre ; et, simplement, au moyen de quelques mouvements de coude polis, on accepte ma présence au premier rang, et je vais voir…

Je vais bien voir. C’est l’heure de la sortie du Grand Conseil, tenu chaque jour avant l’aube, logiquement, afin de régler par avance de quoi sera fait ce jour-ci. Le Régent, le premier, pour regagner, hors de ces murs, ses maisons privées. La porte s’ouvre : voilà son escorte, à toute allure, droit sur moi : d’abord des ambleurs mongols, portant en vedette des étendards… puis, un extraordinaire cavalier, jeune et rond, brun de visage, trapu et vif, serrant fortement de ses courtes jambes la selle haute très arçonnée, la selle chinoise qui le juche bien plus haut que l’échine de son cheval… Un œil étincelant qui fouille à la fois la rue et les passants… Dans un éclair, voilà toute la chevauchée tartare conquérante, aux prises, il y a deux cent quarante ans, avec la Chine soumise… Ces Mandchous, durs et mobiles, à la tresse longue, servant à lier les paquetages au-dessus du front, pour la traversée des fleuves à la remorque de la queue de leurs chevaux… Le fait est là ! Ce sont les conquérants, et depuis, par centaines de millions, les Chinois se rasent le front et tressent leurs cheveux en natte… sans jamais passer une rivière…

Le conquérant, comme les autres, en un clin d’œil, a passé la rue. Et toute la Mandchourie chevauche et semble détaler avec lui.

Toute… jusqu’à la déplorable voiture de gala européenne où j’aperçois derrière les vitres le Prince Tch’ouen : Lui, fils du Septième Prince et Régent de l’Empire, il a choisi la mode Européenne ! — Déjà ! — Et ce sont deux grands trotteurs russes qui l’emmènent, à bonne allure, je dois le reconnaître !…

Il va passer, après un autre tournant ou deux, sur le pont de Heou-men, le pont de l’attentat. Je puis donc sauter à cheval. Je suivrai au trot ou au petit galop dans les allées latérales de ces voies larges de Pei-king… Je vais…

Mais, derrière la voiture du Régent, une curieuse figure de jeune officier mandchou m’arrête net au montoir. Mince, le nez un peu fort, de beaux yeux sombres… — Je jurerais reconnaître René Leys en personne… si mon serment à ce propos n’était parfaitement ridicule… Le cavalier passe à toute allure et se perd au milieu des autres. Mais cet excellent René Leys sera bien amusé ou peut-être scandalisé, quand je lui avouerai innocemment lui avoir trouvé un « sosie » dans la Garde Impériale !

Je perds du temps à dévisager le sosie. Tout est loin. Les cavaliers s’enfuient à la débandade… Voici un nouveau défilé, moins rapide, mais combien plus classique ! Une chaise à huit porteurs, et, dedans, la silhouette large du Grand Conseiller Na-T’ong, « premier Protecteur ». Il est vraiment beau à voir, assis et puissant, — mais difficile à suivre exactement à une allure de cheval : trop lent pour le trot, il dépasse mes foulées de pas ; et d’ailleurs, aucune bombe, aucun attentat à espérer sous ce gros personnage peu offensif.

Je rentre chez moi. Je m’endors enfin… qu’il est tard ! Et je n’ai pas de fleurs ! En faut-il pour recevoir une jeune femme Mandchoue ? Car je sais depuis une heure à peine, par les soins de mon boy, que — loin de remonter à notre second Empire (je paraphrase) — madame Wang actuelle est la troisième madame Wang, c’est-à-dire ma toute contemporaine…

Enfin il est tard. On n’attend point la nuit close pour dîner en Chine… Je n’ai pas de fleurs !… Pour couper court à toute hésitation, les voici :

Spectacle inoublié. La « troisième madame Wang » s’avance sur ses hautes semelles blanches, épaisses de trois pouces, et balance un corps fluet et long surmonté d’un visage que j’ai bien vu du premier coup, et que je mets en vedette dans mon portrait : c’est une lune ovalaire, fardée de blanc, découpée de longs yeux bridés comme il s’impose, tamponnée aux deux pommettes d’admirables disques d’un rouge carminé du dernier fatal. Les cheveux, lissés et collés, ont le noir bien connu de l’aile de corbeau, — qui est bleu ; ils se relèvent en arrière, se plaquent sur la large broche d’argent. Enfin, le cou possède évidemment ce « poli gras du suif épuré et figé… » (Livre des vers, ode dix millième…)

Au fait, je suis dix mille fois ridicule de me moquer ainsi. Ce visage, râclé à fond, laisserait voir un agréable champ de peau claire ; et, sous la robe droite mandchoue, les épaules et les reins se meuvent d’un élancé adolescent… Et vraiment ceci me distrait des formes grasses et de la petitesse dodue que revêt un peu trop la beauté chinoise du nord…

Je n’exprime évidemment aucun de ces divers sentiments. Je fais des gestes mandchous, appris de la veille, auprès du mari. Lui, est fier de mener sa femme en « Soirée Européenne ». Elle, très amusée de mes fourchettes à quatre dents, de mes couteaux, de mes verres, — de voir changer tant de fois d’assiettes pour si peu de services. Mais elle s’intéresse tout à fait au mauvais champagne que le père Leys et Cie m’a fourni, voici un mois, à des prix défiant toute surenchère.

Mon boy sert de mauvaise grâce. Lui seul et moi sentons l’indécence, pour cette honnête femme, à se trouver près de son mari assise à la même table… même Européenne ! Mais la lampe baisse ; les couleurs trop vives reculent ; la coiffure largement équarrie se perd dans les ombres… Il ne reste que des yeux presque débridés ; un nez… existant, presque modelé, et surtout ces épaules minces sous la soie souple et mince de la robe… — Vraiment, l’on conçoit ici toute la féminité de la longue et impudique robe, à voir la femelle chinoise se pantalonner de deux fourreaux chastement ficelés à la cheville, serrés à la taille, et inexpugnable à tous les désirs qu’elle a, par avance, éteints.

Je n’omets point que les « Dames mandchoues » ne sautillent pas sur des moignons aiguisés, mais marchent hautement, le pied à plat sur les épaisses semelles blanches…

Madame Wang, si mon vocabulaire à peine éclos comportait plus de mots poétiques et floraux que votre vieil époux ne m’en a appris encore, soyez certaine de mon premier soin à les essayer à son insu, — à vos pieds.

14 mai 1911. — J’entre au hasard, de bon matin, dans mes bâtiments du sud. Tiens ! Ah par exemple ! Il est là ; couché à peu près habillé sur son lit, et dormant. Il est très pâle. — Mais quand est-il rentré ? Je n’ai pas entendu ouvrir… ayant profondément rêvé de madame Wang.

Je sors très doucement. J’appelle le boy : il ne sait rien, mais injurie le second boy qui le renvoie au coolie, qui dénonce le portier, lequel n’était pas à sa porte. Le fait est là : René Leys, rentré pendant la nuit, dort enfin chez moi. Pourquoi ne pas se déshabiller ? Est-il si paresseux, si timide, si pressé de ressortir ? — Je recommande à mes gens (ce qui est aussitôt répété à voix perçante) qu’on ne fasse aucun bruit ce matin…

— … Comment ! Vous voilà debout, à cette heure ! Où allez-vous maintenant ?

— Faire mon cours, répond tout naturellement René Leys, lavé, cravaté, les joues mates un peu roses, qui sort de sa chambre et s’apprête à s’en aller.

Je n’ose retenir un si ponctuel Professeur. Vexé, je m’en prends à mes domestiques. Le portier, qui rentre tout juste et très innocemment, jure avoir dû, cette nuit-là, pleurer à domicile la mort de son père adoptif.

Je travaille peu ce matin. Je regarde par-dessus mes toits élégamment courbes des angles, je regarde l’été approfondissant le rectangle bleu qui m’appartient dans le Ciel, par droit de locataire, à Pei-king. Je regarde mon lotus dans la grande vasque où devraient en bonne coutume nager des poissons compliqués ; et, par désœuvrement, je mesure, je jauge, à la course de mon ombre oblique s’approchant de l’axe des bâtiments majeurs, quelle est l’heure, marquée par le jour, à cet instant que voici. Et quand l’ombre de mon corps se confond exactement en cet axe, je sens à travers moi qu’il est midi vrai au méridien du lieu que j’habite, où je suis planté, sur les dalles pénétrées de lumière, dans la cuve quadrangulaire de la cour qui est mon Palais à moi !

… C’est à ce moment juste qu’il revient une seconde fois. Mais point seul : trois jeunes élégants l’accompagnent. Il présente :

— Messieurs Tie-leang, Leang-tch’en et Ngo-ko…

Parfait ! Tous mandchous : ces noms à deux caractères ne trompent pas.

Il dit également le mien : « Monsieur Sié. » C’est le monosyllabe choisi parmi les noms classiques des « Cent Familles » auquel se réduit mon nom occidental, extrême-occidental, du bout de la terre, du « Finistère »… mon nom breton de « Segalen ». Mon prénom hérite des deux derniers sons. Le tout se prononce : « Sié Ko-lan », et me déplaît un peu, car, traduisant, j’obtiens sans erreur (outre le mot « Sié », nom de famille) Ko-lan, « orchidée du Pavillon des Vierges ». Je prise davantage mon « Épi de Seigle » breton.

L’heure de cette visite m’incline à croire que ces jeunes gens viennent tous faire honneur à mon déjeuner. Sans trouble, je fais tenir à mon cuisinier la nouvelle : « Trois hôtes de plus à ma table », — assuré que nous mangerons dans un instant comme cinq, et que je paierai, ce soir, comme si nous avions été douze.

Cependant que mes « hôtes » devisent entre eux et repèrent les indispensables objets européens acceptés dans ma maison chinoise, — René Leys complète la présentation :

— Ce gros-là, le plus gros, — celui qui fouille votre bibliothèque, est employé au Ministère des Rites. L’autre, le petit avec des sourcils froncés, est le neveu du Prince Lang…

— Ah ! oui, votre élève ?

— Non. Ce n’est pas mon élève : c’est mon ami.

— Vous m’aviez dit avoir pour élève le « neveu du prince Lang ».

René Leys me regarde et, avec une précision commisérante :

— Le prince Lang a dix et quelques neveux. C’est le onzième qui suit mon cours. Celui-ci est le sixième.

— Pardon ! et ce « troisième », là-bas, qui va crever mon stylographe en l’écrasant comme un pinceau chinois ?

— Lui ?…

René Leys se rapproche de mon oreille, et y déverse respectueusement :

— C’est le premier fils du prince Kong !

Oh ! Oh ! voilà qui est précis et important. Que ce jeune homme dévaste mon bureau, s’il daigne ! C’est le premier fils du prince Kong ! — Et je me récite, comme un paragraphe du Gotha chinois, les alliances et les convols du vieux Mandchou célèbre pour ses négociations d’il y a cinquante ans, victorieuses au milieu de la défaite, sur les « ruines fumantes du Palais d’Été ». (Monument désormais historique.) « Premier Fils »… historique, également. Mais quelle étonnante disproportion d’années entre lui et son père ! Il porte cet âge éternel — de vingt à trente-cinq — de tous les Chinois ou Mandchous ou Mongols qui ne sont pas très vieux.

— Je vous ai amené mes amis, dit enfin René Leys, parce que rien ne vaut une conversation multiple pour enseigner vite une langue ; et surtout, afin que nous les retrouvions ce soir, à Ts’ien-men-waï… s’il vous convient d’y aller.

Ce soir même. Entendu. La comparaison sera fraîche entre ma dame mandchoue, d’hier, et nos prostituées chinoises d’aujourd’hui. On déjeune. Ils parlent entre eux, du bout des lèvres. Le plus incompréhensible de tous est René Leys, qui jette des bons mots et des allusions rapides.

Enfin, ces jeunes gens de haute famille me quittent pour aller « à leurs affaires », s’excusant fort d’avoir interrompu les miennes.

Entre ce déjeuner et la nuit qui se prépare, rien de mieux que m’en aller longuement contempler toute la ville de son point le plus haut. Je vais donc gagner le nord, et monter à l’ancestrale tour de la cloche, le « Tchong-leou », douairière mongole de tous les monuments… Du haut de sa terrasse crénelée de blanc, je verrai, droit au sud, le volumineux Kou Leou, « Tour du Tambour », la Montagne de la Contemplation, le Palais distant et clos, les murailles de la Cité Tartare, limites catégoriques à coins droits… Et, plus loin que le sud, le rectangle difforme de la « Ville Chinoise », couchée comme une vache de trait au pied de la Cité conquérante… D’un coup d’œil de fondateur, je tracerai dans la campagne environnante l’immense quadrilatère, la ville extérieure (dont la chinoise n’est que le faubourg sud), la conception monumentaire totale que le Grand Empereur rêva « qui régna voici quatre cents années, durant la période Yong-Lo », trop courte à l’accomplissement de son mur ! Dans ces limites, fictives ou debout, je sais que du haut de la Tour je verrai s’étendre la Capitale du Nord, mosaïque vert-de-saule, jaune de toits impériaux, grise de maisons d’habitants, si bien étalée dans sa plaine.

Je sais que, me détournant, me recueillant au sombre du monument qui me porte, je puis faire sonner du bout des doigts la cuve en bronze de la cloche… éveiller pour moi seul sa voix de fer et de cuivre et d’airain étouffé… qui découpe le temps des veilles, comme je viens de recadastrer l’espace étendu…

… Si je tarde ainsi à faire seller mon poney pour m’en aller à la Tour de la cloche, le soleil s’en ira crever derrière les « Collines de l’ouest » qui montent la garde à cinq ou six lieues sur la plaine… — Mais, dans ces jours du solstice des chaleurs, il fera clair encore à ma rentrée…

Je sais d’avance tout ce qui se fera, tout ce qui est… tout ce qui demeure impossible. Pourquoi fatiguer de redites ce manuscrit ?… — Mieux vaut sortir librement, plus tard, quand le jour se refermera, afin de mûrir le dessein, — grandi au fond du crépuscule incertain du seul rêve, — dans ce moment intérieur qui, roulant sur lui-même, ne se répète néanmoins jamais.

Même soir. — Le rendez-vous est bien ici. C’est bien un restaurant : cette façade où vont et viennent des conducteurs de chars, des marmitons portant des victuailles, des eunuques, hélas, ne portant désormais plus rien.

J’hésite, cependant. On n’entre pas ainsi impudemment dans le Palais des « Délices Temporelles », dont le nom se peint en gros caractères noirs sur la lanterne… Mais c’est bien lui ! C’est René Leys qui du fond du couloir étroit s’en vient à ma rencontre et m’introduit : simplement ; dignement ; véritablement chez lui.

Une cour, amusante d’ombres et de passes de lumière… une salle… une autre cour ; un « escalier », — échelle incommode, mais rare dans ces bâtiments chinois, toujours de plain-pied.

— Nous dînerons, m’explique René Leys, dans le « Pavillon supérieur », ce qui est beaucoup plus distingué.

Ah ! voici tous les amis. J’ai déjà le mot de « vieux amis » à la bouche. Je me sens guilleret et tout à l’aise au milieu de ces jeunes gens de familles très excellentes, réunis évidemment pour « s’amuser ». L’on va donc s’amuser. Énormément. Le Chinois sait boire, oui. Mais le Mandchou de bonne race, descendu presque de Sibérie, joint, sur ce point, le savoir du Chinois à l’imposante capacité du Russe, — son beau-frère.

Et les voilà tous : le « gros à lunettes », le « Petit Neveu », le « Premier fils historique »… Ainsi les ai-je déjà qualifiés, usant du droit de l’ami donnant à ses nouveaux amis des désignations tout amicales… Mais cet autre… surprenant et déjà connu… Où l’ai-je donc rencontré ? — Cet œil vif, ces courtes jambes arquées, qui cherchent la selle en marchant… Aucun doute, c’est mon « Conquérant Tartare », l’avant-garde du cortège de ce matin. Nul étonnement de ma part à la présentation : « Voici monsieur Tchao, chef de l’escorte du Régent ». Il me serre gauchement le pouce, oubliant dans une effusion mal apprise d’adjoindre les quatre derniers doigts que j’ai honte, un instant, de voir ainsi tenus à l’écart. Je pardonne. René Leys complète à mots couverts : « Un officier de premier ordre, très dévoué, très courageux, extrêmement susceptible, et terrible quand il a bu. »

Sans aucun doute : avec ce cou de crapaud solitaire, ce front rasé à l’extrême et presque jusqu’à l’occiput… Oh ! je revois derrière lui toute la Mandchourie dévalant et caracolant du nord au sud, irascible et pourtant loyale au nouvel Empire établi ! Bons soudards, bons archers, bons sabreurs… avant tout… intelligents… ensuite… et terribles quand ils ont…

Eh bien, qu’il s’enivre ! Et, s’il casse terriblement quelques verres après boire, eh bien, je les paierai !

Enfin, l’on va s’amuser.

Mais, qu’est-ce que l’on peut bien attendre pour s’amuser ?

Ce qu’on attend, — ou plutôt, celui qu’on attend ? C’est, explique René Leys, tout simplement le Vieil Oncle du « Petit » qui est là ; « l’oncle du neveu du Prince Lang ». Oh ! parfait ! Un raisonnement bref me fait conclure que cet oncle est le prince lui-même, et c’est avec une gravité excessive que je me fais présenter par René Leys au noble vieillard qui surgit…

Ensuite, je déchante : il paraît que ce « sixième » neveu du Prince Lang a autant d’oncles que le Prince a de neveux… Celui-ci « en est un autre »… le quatrième ou le quatre-vingtième, peu importe. Enfin, un noble Vieillard qui vient s’amuser avec nous.

De mieux en mieux. J’aime infiniment voir s’amuser la vieillesse. L’oncle paraît disposé à quelques jeux. À peine avons-nous pris place, à deux tables, que cet ancêtre galant propose de « prier quelques chanteuses »… — J’y compte bien ; m’étonnerai-je de voir ici la musique préludant aux brèves fiançailles et à ces ébats que nous provoquons si bien chez nous par la Danse ?

René Leys, qui semble « recevoir », et, si j’en juge par son importance, être « celui qui paie » au dessert, commande un pinceau, de l’encre, une longue feuille de papier rouge, et jette élégamment des traits. C’est une invitation en règle : il est décent, avant d’aller chez ces dames, de les traiter d’abord en ce lieu… — qui n’est point ce que j’avais cru lire sur la lanterne. Il était bien question de Délices Temporelles ; mais je m’étais trompé de sens. C’est le cinquième, celui du goût, qui est seul satisfait ici.

Que l’attente me paraît longue ! Il y avait bien des promesses sous les noms écrits : « Jade aux Cinq Couleurs », « Sœur Minuscule », « Patience expérimentée », « Montagne fleurie », « Branche de Broussonetia Purpurea »… (du moins est-ce la version latine qu’en donnent dans leur lexique sino-français les Pères de la Compagnie de Jésus). Pour finir, ce nom d’un baptême inattendu et qu’on hésite à dire professionnel : « Pureté indiscutable » !

Que l’attente devient peu tolérantielle ! Ni les premiers, ni les seconds, ni les dixièmes services qui déjà couvrent les tables, ne comblent ma soif et ne trompent cette attente. Enfin, enfin, Les voilà !

Maintenant, il s’agit peut-être de choisir… ou bien d’attendre encore ? René Leys ne me faisant aucun signe, je me risque… Il m’arrête :

— Pas celle-là ! C’est la « fiancée » du deuxième fils du Prince T’aï.

— Oh ! pardon ! Alors, celle-ci, peut-être ?

— Impossible ! — C’est la petite « Sœur Minuscule ». Elle est déjà la concubine attitrée du Vieil Oncle.

J’aurais bien dû m’en douter ! Et pourtant, « Sœur Minuscule » enfermait, tout comme le Restaurant, des promesses palpables de Délices véritablement Temporelles, mais dans un sens un peu différent, — le sixième…

Alors, au hasard :

— Cette grosse fille ?

— Si vous voulez, m’accorde René Leys. Il ajoute négligemment : « C’est la Policière dont je vous avais parlé, « Jade aux Cinq Couleurs ».

Je voudrais bien retirer mon choix : l’amour policier me trouble par avance : je vais être fouillé, déshabillé, retourné jusqu’au fond de l’âme ; je vais être dénoncé, inculpé, impliqué dans des forfaits gratuits, alors que je médite tout au plus un attentat — payant — à l’impudeur !

Je voudrais retirer mon choix. Il est trop tard : j’ai tout avoué d’avance : la Belle Policière est près de moi.

Je me rassure aussitôt ; le repas se fait tout familial et reste décent, même à la chinoise, car les convives mâles mangent seuls, servis par leurs épouses temporaires. C’est fort bien ; la Policière aux Cinq Couleurs manie les bâtonnets beaucoup mieux que moi. J’aime cette répartition du travail alimentaire : j’ouvre la bouche : elle y place délicatement des objets savoureux ; je mastique et déglutis. Je bois aussi. J’ai déjà bu, je crois. Ces tasses, plus petites que les tasses pour le thé, s’emplissent d’un vin tiède, d’un vin transparent comme le vieux marc… d’un vin de roses, dit René Leys, qui en boit peu, mais me prie de boire. Je bois. J’ai déjà bu.

J’essaie de bien reconnaître les convives et leurs invitées. Le Vieil Oncle confère d’assez près avec sa « Sœur Minuscule ». Mais, — commente de loin René Leys, — « ils parlent d’affaires : il veut l’acheter comme sixième concubine, et ils ne sont pas d’accord sur le prix ».

Cette absence de sentimentalisme me dégoûte tout d’un coup. Je regarde ailleurs vers le neveu… qui s’efforce discrètement de ne point porter ses regards, même respectueux, du côté de son oncle. Le Gros bon Garçon, sur sa gauche, vient d’hériter de « Patience Expérimentée ». Ayons confiance ! Attendons ! Nous verrons bien ! Il me semble qu’à ce coin de table, « Montagne Fleurie » est aux petits soins du « Chef d’Escorte », cependant que « Branche de Broussonetia », malgré son nom, n’a trouvé aucun inviteur. Il reste aussi « Pureté Indiscutable »…

Je fais signe à René Leys l’invitant à combler l’un de ces veuvages. Il répond à peine. Il s’occupe bien de cela ! Il est tout entier à tout autre chose ! À cette histoire que l’on se raconte avec vivacité (le chef d’escorte en est certainement le héros, car il mime un jeu terrible : un homme coupé en deux ! d’un revers de sabre !!) Serait-il déjà soupçonné, convaincu, disgrâcié, condamné à mourir demain ? Ce soir ? Tout de suite ? Là ?

— Non ! rassure René Leys. Le chef d’escorte, en conduisant ce matin la sortie du Grand Conseil — qui sort par « Tong-houa-men »… (la porte… vous connaissez ?) eh bien, il a vu des gens de mauvaise allure rassemblés au premier tournant, derrière le cordon des troupes… Il les a fait disperser à coups de plat de sabre, mais un de ses cavaliers est tombé de cheval sur son propre sabre, et s’est coupé en deux…

— Oh ! seulement en deux ? Vous en êtes sûr ? Et ce matin, au tournant de Tong-houa-men ? Mais j’y étais ! Je n’ai rien vu.

— C’est que les autres ont emporté le corps, m’explique René Leys. Le Régent lui-même n’a rien vu.

J’ai bel et bien raté mon attentat ! J’aurais dû suivre à toute allure le cortège. C’est ce diable de Sosie qui m’a valu ce retard… Je dis en plaisantant à René Leys combien je le félicite de ses nouvelles fonctions : Grand Suiveur à la Garde Impériale. Je le complimente de monter avec tant d’aisance les poneys mandchous sellés à la chinoise. Je me promets, quelque jour, de m’en aller le voir défiler de nouveau… Et j’attends quelque impertinence… une dénégation…

René Leys ne nie rien, et ne se renie pas. Il prend toutefois quelque temps avant de répondre :

— Vous ne me verrez plus défiler dans l’escorte : je viens d’être nommé… ailleurs.

Et il se remet à bavarder, avec trois convives à la fois, bien avant que j’aie pu lui demander quelles étaient ces fonctions d’ « ailleurs ». Le voici engagé dans une partie de « doigts montrés », et échangeant avec le « Premier fils historique » des gestes vifs, des chiffres jetés comme aux enchères, l’œil prompt à saisir le nombre surgi afin d’ajouter juste assez pour faire « dix ». Et le perdant boit. René Leys gagne à coup sûr, et boit peu. Je joue assez mal et bois bien. — Que ce vin de roses est tiède ! Que ma courtisane est tiède aussi ! mais si pleine d’attentions… réservées… Quelle décence dans ce festin ! Quelle décence…

Oui. Et quand cela finira-t-il ?

Dans une salle à peine séparée de nous par une cloison disjointe, il y a un bien autre tumulte ! — mais connu : ces sauts de bouchons, ces fusées de rires au Champagne, ces éclaboussements de voix Européennes dont la plupart, si je ne me trompe, sont Françaises. Je me croyais en plein milieu chinois. Et si je n’avais pas, à côté de moi, à toucher, le corps pantalonné de soie de ma Courtisane choisie, je reconnaîtrais les échos d’un certain « Mont des Martyrs » dont on célèbre tous les soirs très loin d’ici la fête païenne et… parisienne.

— C’est bien ça, devine René Leys, qui vient d’obliger son adversaire à « dessécher la coupe » une dixième fois ; il y a là deux ou trois ménages français qui ont voulu tâter de la cuisine chinoise. Les boys m’ont dit qu’ils avaient leurs provisions avec eux, et aussi du champagne.

— Quelle grossièreté quand on a le vin de roses ! (Non, René, voyons ! n’exagérez pas : c’est ma trente-huitième tasse… Eh bien, « Kan-pei », je te l’assèche !)

Je crois bien l’avoir appelé « René ». Je m’attends presque à l’entendre me répondre : « Victor ».

— Et qui sont-ce ? continué-je, imperturbablement.

Peu importe. René Leys nomme des noms. Je ne daigne… Je retiens seulement que ce sont des couples mariés. Très mariés. Mais, par la barbe de l’inventeur du mariage, qu’ils ont l’air de bien s’amuser sans contrainte ni contrat !

Je regarde passionnément mon épouse, moi ; je regarde ma belle Policière, Élue provisoire, maîtresse-postiche… Elle ne s’amuse certainement point. Elle remplit auprès de moi une fonction honorable. Elle a dormi beaucoup aujourd’hui, pour être si naturellement éveillée ce soir. J’ai des scrupules à troubler cette sérénité si… professionnelle. Pourtant, voici qu’elle consent à s’asseoir à peine, comme on embrasse du bout des lèvres, sur la pointe extrême de mon genou. Oserai-je ? De ses pieds à la ceinture, rien à prétendre. De son cou, hautement cravaté de soie, à la ceinture, rien à espérer non plus. Reste la ceinture, zone chaste, dépolie et mate au toucher, ni tiède ni chaude sous la jaquette à la mode, à pans droits. Sans grand espoir, je caresse la zone. Mais tout d’un coup, voici la propriétaire du terrain, debout, indignée… Maladresse de ma part, ou empiétement ? — Non. Ma Policière désigne et accuse la cloison, faite surtout de nombreux interstices… Et en effet : nous sommes, à travers la paroi, épiés, dénombrés, considérés à loisir par des yeux malicieusement européens : nous faisons la joie de ces dames mariées. Elles nous envient ? plutôt nous ridiculisent d’être si prudes, à cette heure, et si peu avancés… J’ai quelque envie de rendre par le regard œil pour œil. Je sais bien que tant de bruit et tant de rires ne va pas sans quelques abandons. Je les en félicite : moi je n’ai rien obtenu !

Prierais-je à la rescousse René Leys ? Non pas ! Il est déjà levé de table et s’écarte, entraînant l’ « Indiscutable Pureté ». Je vois son jeu : il l’achète, indiscutablement.

Le dîner est fini ! On a goûté, comme il convient, aux derniers potages et lapé quelques grains complémentaires de riz. On s’est passé sur le visage des serviettes plus suantes de chaleur que la face ronde du « gros bon garçon » dont le torse franchit de tous côtés la veste mince.

C’est fini. René Leys m’a poliment renseigné sur le montant de la note à payer ; — n’a rien payé… (il dit avoir un débit mensuel de cinq à six cents taels d’argent en cette maison…) et l’on part. Nos Dames élues nous invitent chez elles, à leur tour. C’est là sans doute qu’arrivera, ce qui, dans le Paradis des Romans à Gros Tirage, arrive toujours à l’heure dite.

… Il n’est rien arrivé du tout. J’aime mieux ne pas me faire attendre, et me l’avouer sans plus : l’Hôtel peu meublé, dont chacune de ces dames occupe une chambre, rendrait des points à toute École de chasteté obligatoire et laïque. — Oui, j’entends ! ma qualité d’Européen a dû faire rougir de honte ces pudeurs jaunes ! Mais personne, j’en suis sûr, n’a rougi, même pas René Leys, très à son aise, et d’un maintien parfait de réserve. D’ailleurs, ni le Bon Garçon, ni le Trente-sixième Neveu, ni le Premier Fils, n’ont paru croire qu’il y eût ici d’autres mots à dire, d’autre attitude à garder que celle du plus fraternel abandon ; d’autres intermèdes que le va-et-vient fréquent et libre d’autres femmes, venant rendre visite aux « nôtres », — des « nôtres » nous quittant confidentiellement pour revenir… intactes, cheveux lissés, cols montants, sans un pli à la jaquette, sans un accroc au pantalon.

Tout d’un coup, il y a tumulte à la porte d’entrée, dans la rue. Le chef d’escorte, entendant bagarre, est déjà professionnellement debout, la figure rouge, l’œil colère, et il va se jeter dans la mêlée… Mais, René Leys, plus vif, barre l’escalier, le retient à la chambre, et va tout seul constater ce qui se passe…

Du bruit encore : des coolies s’engueulent. Un coup de sifflet, et l’incident va se terminer au poste de garde voisin.

— Une simple bagarre, dit René Leys, rentrant, qui échange des mots rapides en chinois discret… Seulement, ajoute-t-il en pur français pour moi, — j’ai dû empêcher le chef d’escorte d’ « y » aller voir… Il aurait certainement assommé quelqu’un !

Et, plus bas :

— Et il se serait fait reconnaître !

La belle affaire ! Est-ce donc interdit à la Garde Impériale de faire en ces lieux des… descentes ? Ou doit-elle demeurer chaste à l’égal des Templiers ? Alors, c’est bien ici…

— Mais non ! il se serait fait reconnaître comme policier ! Il est déjà brûlé ! Et terrible quand il a…

— Bu.

Je sais. Il vient de boire encore, et, le regardant un peu plus, je devine des explosions dans ce petit homme bâti de muscles et de rondeurs solides… Il tient une longue guitare chinoise dont il joue fort délicatement, mais qu’il pourrait, encore mieux, réduire en poussière de ses doigts. — Et il parle, il raconte, il gesticule des yeux et des joues sans interrompre le toucher exquis de ses ongles…

— Comme il joue bien ! dit René Leys, d’un air d’envie… Il est connu pour sa douceur de doigté. — Et vous comprenez ce qu’il raconte ? Non ? Voilà ce qui le rend furieux, après coup : C’est ici que la chose s’est passée ! En 1900, juste après le Siège des Légations et l’entrée des troupes Européennes, il se trouvait dans cette chambre, un soir, et il jouait de ce même « pi-p’a », quand deux grosses têtes d’officiers allemands, bien plus ivres que lui, sont entrées et l’ont écouté en pleurant. Il s’est tu. Les autres lui ont fait signe de continuer. Il a naturellement refusé. On joue pour soi-même et ses amis… mais devant ces Diables Étrangers ! Enfin, l’un des To-Kouo-jen lui a remis de force la guitare dans les mains en lui donnant de petits coups de poing sur la tête. Ensuite…

— Je vois la suite : bâti comme il l’est, il a dû les faire passer tous les deux par la fenêtre de ce «  Pavillon à étage », sauter par-dessus, et les trépigner à tabac bien avant qu’on ait pu en sauver un morceau ? C’est bien ça, hein ?

— Non, dit tranquillement René Leys. Ensuite, il a joué…

—  ?…

— Ils avaient des revolvers. Il a joué. Ensuite, ils ont exigé qu’il dansât…

— Et il a dansé ? Et il les a poliment reconduits à leur voiture ? J’attendais mieux.

— Il n’avait pas bu ce jour-là ! avoue discrètement mon ami René…

Désabusé, dépité, déçu, j’ose à peine jouir des droits limités que m’accorde avec une gentillesse tarifée ma jolie Policière élue… D’abord, mon vocabulaire touche à sa fin. Je n’ai vraiment plus rien à lui dire. J’ai scrupule de la retenir ainsi, inactive, quand je la devine à tout instant fort occupée à d’autres soins. Il se joue en dehors de moi une scène dont je ne saisis que des gestes dérobés. Tous ces gens, femmes et hommes, semblent traiter naturellement leurs affaires, — quelles affaires ? — Souvent ils parlent à voix basse. René Leys, à demi-couché sur un lit inconfortable, ne s’occupe que de « Pureté ». Il lui parle de tout près, de tout bas. Le vieil Oncle a disparu, — marché conclu, — se livrant à domicile la toute petite sœur âme qu’il vient de payer un bon prix. (J’ai cru entendre trois mille huit cents taëls, ce qui, au change du jour, trois francs douze sous, fait bel et bien treize mille soixante-huit de nos francs.) Il est vrai qu’elle est désormais à lui, commercialement, pour la vie.

Le neveu n’a pas suivi l’Oncle. Ce Gros Bon Garçon transpire toujours. Je me sens tout d’un coup très seul. Très désoccidenté. Les rires à la Française sont loin d’ici. On ne rit pas souvent, ici où nous sommes ! Ayant, un instant trop long, accepté le gîte, j’ai bien envie de m’en aller, sans réclamer le reste…

Et j’approuve fort René Leys, qui vient à moi :

— Voulez-vous que nous rentrions « chez nous » ?

— « Chez nous » ! Ah ! certes oui ! Rentrons, rentrons. Où est la porte ?

Nous voilà enfin, lui seul et moi, dans le désert poignant et noir de ces rues que j’avais, trois ou quatre heures auparavant, traversées, bouillantes de lumière et de chaleur de fin du jour. Je m’y perdrais : je suis déjà perdu ! Il me conduit avec sécurité.

Je ne sais quoi dire. Suis-je ravi de ma soirée ? À tout hasard, je félicite René Leys :

— Très bien, votre cour auprès de « Pureté Indiscutable »… Dites-moi, après coup, pourquoi porte-t-elle un nom si… improbable dans sa Profession ?

Il proteste avec le plus grand sérieux :

— Elle est vierge. Elle n’a jamais été…

Ici un verbe chinois délicatement expressif, et qui mêle à l’épanouissance de la fleur toute la défloration des sépales encore tendres qui éclatent…

— Alors, que diable fait-elle ici ?

J’ai été grossier. Je le sens. Mais René Leys m’explique les usages : cette fille, cette « jeune fille » (elle n’a pas quinze ans, même à la chinoise qui donne un an au nouveau-né…) cette vertueuse enfant est la concubine future du second fils du Prince T’ai. Elle vit ici, dans la retraite, « pure et secrète » comme dit la très vieille chanson, parmi ses vieilles amies d’école. (Toutes sont lettrées.) Elle reçoit de temps à autre la visite du Prince Protecteur. Lui, voudrait bien transformer en rose rouge, et définitivement, ce bouton à peine formé. Elle, se refuse, et désire rester encore, pour quelque temps, ce qu’elle est.

Je raisonne :

— Le Fils du Prince lésine peut-être sur le prix ?

— Non. Pas ça, reprend René Leys d’une voix coupante et que je connais bien. Lui, est prêt à donner dix mille taëls d’argent. (Dix mille égale l’infini dans le mot chinois…) Mais, voilà, il n’y a rien à faire.

— Enfin, pourquoi ?

Alors, j’entends ceci d’inattendu, d’inespérable : René Leys, premier et unique fils d’Épicier, Professeur d’Économie Politique, me répond sérieusement ceci, que j’accepte sans éclater de rire :

— Elle se refuse à lui, par mon ordre. Il l’aura, quand je voudrai.

C’est prononcé dans la solitude immensément allongée des remparts du sud de la Ville Tartare, où nous rentrons enfin chez nous. C’est dit comme il parle presque toujours : d’un ton naturel et simplement comme l’expression de ce qui est. — Je n’ai vraiment aucune objection à faire. Je n’ai plus rien à lui demander.

C’est à moi seul que, tout au long du chemin silencieux de retour, je pose pour la première fois cette question, de moi seul à moi :

— Qui est ce garçon, ce jeune Belge, qui défend aux Princes Mandchous la possession de leurs futures concubines ? Qui protège et défend les virginités chinoises et l’emporte sur dix mille taëls d’argent pur ? Est-ce à prix d’argent lui-même ? (Il m’a semblé toujours fort économe, et, hormis son traitement qu’il rapporte en entier à son père, je sais bien qu’il n’a pas le sou.) Ou bien, s’est-il acquis sur cette fille impubère et naïve quelque pouvoir de fascination… Ce qu’il m’a laissé voir de son enfance : flammes apparues, visions prémonitoires… en font un nerveux, et peut-être… Non. « Pureté Indiscutable » me semble posséder une immarcescible santé de corps et d’esprit.

Alors, ni force d’argent, ni charmes occultes. Restent ses charmes, ou plutôt son charme apparent : C’est un beau garçon, sans conteste. Même les hommes, assez jaloux entre eux, doivent le reconnaître tel : une femme Européenne en raffolerait. Mais une Chinoise !

Ces amours d’étrangères pour le bel étranger, classiques évidemment et connues (celui de la Reine Noire pour Salomon, de l’Africaine pour Vasco de Gama, de toutes les autres pour Loti), m’ont toujours laissé quelques doutes : ils ne vont jamais jusqu’au bout : ils n’obtiennent jamais d’enfants (du moins dans la Bible, l’Opéra, les œuvres complètes de Loti).

Et cependant, faute de mieux, je dois, ici, conclure à de l’amour.

— Allons, bonsoir, Leys, dormez bien !

Il me paraît en avoir grande envie. Au fait, c’est la première « nuit » véritable qu’il va passer chez moi.

16 juin 1911. — Est-ce les leçons magistrales du vieux Wang, l’influence de Dame Wang, la précision des conseils du jeune Belge, ou la loquacité fureteuse de « ses » amis, — ou l’air pénétrant, les effluves lettrées de Pei-king… — le fait est que je progresse en cette langue pratique puisqu’elle annule la syntaxe en réduisant toutes les règles à trois, — et que je m’éprends tout d’un coup de Style écrit, ayant découvert une architecture et toute une philosophie dans la série ordonnée des « Caractères »… Enfin, j’en arrive à traiter mes Professeurs comme il convient : en simples lexiques, en outils bons ou mauvais, en machines parlantes et récitantes…

Ainsi :

— Maître Wang, nous avons vu, l’autre jour, ce qu’il y a dans le Palais. Nous pourrions, aujourd’hui, énumérer ce qui existe hors du Palais.

Maître Wang approuve et récite :

— Hors du Palais, il y a l’Empire. L’Empire a ses frontières. Dans les frontières, dix-huit provinces. Chaque province a une capitale de province, des Préfectures de premier ordre, des Préfectures de second ordre…

— Oui, comme les concubines… Quel Empire bien ordonné ! J’aimerais mieux un peu plus d’imprévu…

Maître Wang ne comprend pas mon essai timide de traduction du mot « imprévu ».

— Tout comme « impossible » en français, « imprévu » ne serait-il pas chinois ?

— Il y a bien les « Sociétés Secrètes », avoue enfin Maître Wang. Il y a des gens qui donnent de l’argent et font partie de réunions où l’on parle. Ils proposent que l’Empereur soit un Han-jen, un Chinois. Mais ces gens perdent leur argent, et quelques-uns d’entre eux vont en prison et perdent leur tête.

J’ajoute, un peu à l’aventure :

— Il y a aussi Yuan Che-k’ai ?

Mon Professeur me donne aussitôt une leçon, par l’air distant dont il reprend le nom.

— Yuan Che-k’aï ! C’est un ancien fonctionnaire de l’Empire. Il est en congé.

Et, confidentiellement :

— Il a une jambe bien malade.

Je sais. Yuan Che-k’aï est politiquement bien mal en point. Sa jambe malade… c’est une apocope toute littéraire, un euphémisme. Jambe est ici employé comme figure de rhétorique, à la place de Tête ; la tête, cet organe si important et cependant si fragile dans l’Histoire ancienne de la Chine et des Hommes, la Tête, cette calebasse pédiculisée toute prête pour le couperet, avec ce trou préparé pour le Poison, la bouche !

Tout ceci intraduisible en jeux de mots chinois !

Il faudra que j’en parle en bon français à René Leys.

Un entr’acte dans mon « emploi du temps ».

Deux heures. Le voici. Ponctuel à la leçon.

— Voulez-vous que nous fassions aujourd’hui une liste nominale des « Partis Politiques de l’Empire ? »

René Leys me toise d’assez haut.

— Des partis ? Je n’en connais pas. Il y a « la Cour », la Dynastie mandchoue, et… des Rebelles…

— Parlons donc des rebelles.

Il répond avec négligence, et ce qu’il dit ne m’apprend rien de plus. Les sociétés secrètes paraissent former des « clubs » tout à fait comparables aux « Loges maçonniques » américaines, et mélanger, en un seul saladier, la réclame purement commerciale des mercantis de Canton à la Raison sociale biblique, Jehovah Business & C°.

En vérité, en vérité, ceci ne m’apprend rien de nouveau. Alors, j’insiste sur le mouvement d’idée que l’on appelle « Révolutionnaire », et spécialement sur la personne d’un certain commis-voyageur en pacotille « 89 et Droits de l’Homme » qui dit s’appeler « Sun-Yat-Sen ».

Sur son propos, René Leys est particulièrement méprisant. Je l’approuve. Il ne dira jamais de ce personnage électoral, à peine éligible, tout le mal politique, moral, esthétique et social, que j’en pense.

Mais j’ai mieux à lui soumettre. Je reprends ma question.

— Et Yuan Che-k’aï. Que faites-vous de Yuan Che-k’aï ?

Il sourit. J’attends. Il daigne enfin me répondre :

— Yuan Che-k’aï… une invention des Européens !

Oh ! c’est un peu vif ! Yuan est tout autre qu’un fantoche… C’est précisément ce qui m’intéresse en lui. Yuan est un Mandarin de l’Ancien Régime… Un fondé de pouvoirs impériaux… Yuan a d’abord été l’élève de Li Hong-t’chang… un maître…

— Vous êtes trop jeune, mon cher Leys, pour avoir connu Li Hong-t’chang… Ensuite Yuan s’est trouvé tout seul, séparé de son maître, en Corée, à Séoul, comme Commissaire Impérial… N’oubliez pas, qu’il a fait, le premier, tirer le canon contre les Japonais… C’était une responsabilité, cela ! Il fallait défendre la Corée…

— Ce fut un tort. Nous avons été battus.

— Nous… Tiens ! seriez-vous Chinois, mon cher Leys ? Ensuite, en 1900, comme Vice-Roi du Chantoung, avouez qu’il a pris parti pour les Européens…

Il ne répond rien. Était-ce un nouveau tort ?

— Je sais bien qu’en 1898 il avait également pris parti pour l’Empereur contre la Vieille Douairière, et je sais encore qu’à la mort de l’Empereur et de la Douairière, il a failli… ou même, il a bel et bien été condamné à mort… et que sa peine fut précisément commuée en une convalescence… qu’il est retiré depuis dans ses terres… Mais, savez-vous ce qu’il y fait ? Comment un homme de sa valeur, et bien portant, de cinquante ans à peine, — comment un homme de son école peut-il accepter…

René Leys me toise de nouveau :

— Yuan est une invention Européenne. Il y a, dans Pei-king, des gens beaucoup plus redoutables qui ne sont pas retirés dans leurs terres ! Ils n’habitent malheureusement pas la Province… ni la Ville chinoise… ni la Ville mandchoue, ni la Ville Impériale… Ils résident dans le Dedans.

— Oh ! Mais vous savez bien que dans le « Palais » il n’y a que des femmes et des eunuques, et un Empereur de cinq ou six ans d’âge… infantile… et de quatre mille ans de Raison Historique !

Il paraît que ni l’Empereur, ni les Eunuques, ni les femmes n’en veulent au Régent, mais… « quelqu’un ».

— Il me semble que le Régent possède pourtant des droits de surveillance ou de défense sur toutes les personnalités chinoises ou mandchoues… Mais de quelle race s’agit-il ?

— Mandchoue, répond René Leys, puisqu’ « elle » habite le Palais.

— « Elle » habite… Une femme alors ?

— Évidemment. Le seul mâle du Palais est l’Empereur.

— Eh bien, mon cher Leys, le Régent dispose d’un moyen de sécurité politique, historique et discret. Il y a des puits au Palais ?

— Comment le savez-vous ? demande-t-il en tressaillant.

— Il y a des puits… comme dans toute la plaine environnante… C’est le même terrain, et l’eau des Lacs ne suffirait pas… Eh bien, pourquoi cette personnalité gênante, ou même dangereuse, n’est-elle pas déjà mise à l’ombre, au fond d’un beau puits d’eau fraîche ? — J’en ai vu, au Temple du Ciel, de remarquables : une énorme margelle de marbre monolithe, comme un tambour de jade, comme une grosse bague de pouce pour tirer de l’arc, et qu’on aurait bien posée à plat, avec ses centaines d’encoches lissées par la corde… celle du puits, — vous savez, la corde qui file dans la terre jusqu’à la nappe où l’on voit un pan de ciel… Et quand on relève la tête, on perce également à travers le toit du kiosque, par un trou de même diamètre que la bague, et l’on s’attend, par réflexion inverse, à voir le puits se tourner bout pour bout et se forer dans le ciel qui refléterait l’eau du puits…

Je m’arrête. René Leys, pâle et les yeux grand ouverts comme deux puits d’ombre, me regarde, ou regarde je ne sais quoi. Il a peur : il va défaillir… Je ne peux me croire en cause : il a déjà dû penser à tout cela. Peut-être une peur d’enfance lui revient tout à coup… Faut-il le gronder ? Ou lui jeter de l’eau à la figure ?

Il se détend, et reprend machinalement, non pas ce que je viens de dire, mais où je m’étais arrêté avant de jeter le mot malencontreux…

— Le Régent dispose d’un moyen de sécurité… Mais le Régent ne sait encore rien.

— Eh bien, et sa Police Secrète ?

— Ses moyens d’action s’arrêtent là.

— Où est-ce, là ?

— Là, où se trouve cette Personne.

— Enfin, oui ou non, dans le Palais ?

— Oui.

Ceci est posé d’un ton définitif, comme il sait parfois en avoir pour couper court à tous les doutes. Mais, si la Police n’y peut rien, si le Régent ne sait rien, si les bombes continuent cependant à pleuvoir, je ne vois vraiment aucune issue.

— J’en ai trouvé une, poursuit René Leys, debout, et qui a revêtu son allure nette et élancée… Voulez-vous m’accompagner demain au théâtre ? On donne depuis huit jours une grande pièce ancienne. Vous en verrez l’apothéose. Mais, avant elle, un jeu de scène tout moderne… qui vous expliquera…

— Bien. À demain. Ou plutôt à ce soir ?

— Je ne sais pas si je coucherai ici ce soir.

Alors, où couchera-t-il ?

17 juin 1911. — Par exemple, qu’est-ce que cet autre vient encore faire chez moi ?

Cet autre, c’est le fonctionnaire chinois Jarignoux, dont la carte à double face me paraît chargée de titres, encore plus importants, et neufs, dont il veut sans doute me faire part. Je m’y attends. Je suis prêt. J’écoute.

Non. Il vient, dit-il en s’excusant rondement, il vient me donner des nouvelles de Monsieur Leys, le père, qui, ayant eu l’honneur de me recevoir chez lui, me « salue bien ».

Enchanté ! Mais pourquoi donc Leys père a-t-il pris comme intermédiaire à Pei-king ce gros homme qui jurait, il y a un mois à peine, ne pas connaître — mais du tout, — notre Leys fils.

— Il m’écrit, dit l’intermédiaire, des choses fâcheuses. Voilà tout d’un coup qu’il se remarie. Comme ça, du jour au lendemain.

Il serait bon d’exprimer quelques condoléances… Je n’ai pas le temps. L’autre poursuit :

— Alors, il a de grandes dépenses à faire, et il demande à son fils de continuer régulièrement ses envois d’argent. Il craint aussi que ce garnement ne fasse des dépenses exagérées avec les filles. Il n’a pas tort. Ce petit Leys est un sacré noceur. Il passe toutes ses nuits à Ts’ien-men-waï…

— Oh !

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur ! Il est entouré de galopins chinois de son âge ; il boit ; il entretient des chanteuses, monsieur ! Il dépense là tout son argent.

— Non ?

— Vous ne le connaissez que de jour. On dirait un garçon bien rangé, n’est-ce pas ? Un vrai Professeur ? Si vous saviez la « guinguette » qu’il mène, après dix heures du soir !

Et Monsieur Jarignoux, au nom du Père Épicier, se lamente, se désole, s’indigne d’un aussi mauvais emploi de fonds. Il faut bien répondre quelque chose.

— Monsieur Jarignoux, permettez-moi une question très indiscrète… Mais vous m’avez dit, l’autre jour, avoir épousé quelques femmes. Comment se porte madame votre troisième épouse ?

Jarignoux est moins à son aise. C’est donc que la troisième Épouse ne va pas… Je n’insiste. Il revient assez lourdement :

— Enfin, le jeune Leys donne de grandes inquiétudes à son père, et son père me charge, monsieur, de vous demander… d’avoir un peu l’œil sur lui…

— Allons donc ! C’est impossible ! René Leys est mon Professeur. Je le respecte. Pourquoi voulez-vous que ce garçon, qui s’est fait une existence très honorable ici, s’encombre de sa famille ?

Il se fait un silence embarrassé. Jarignoux a sué évidemment tout ce qu’il avait préparé de me dire. Je n’ai rien à ajouter, si ce n’est ce souhait, — inexprimable, — qu’il remette le moins possible ses pieds chez moi.

— … À propos, si vous voulez approcher des Chinois, permettez-moi de vous dire que je viens d’être distingué…

Pas possible ! (Ceci non plus n’est pas exprimé.)

— … par le Ministre des Voies et Communications, et que j’ai reçu, avant-hier, la décoration de cinquième classe du Double Dragon.

J’attends moi-même, avec une patience de Dragon, qu’il s’en aille.

Il s’en va. C’est long ! (Long = Dragon. Encore un jeu de mots intraduisible en chinois).

Il me reste maintenant à oublier sa visite et son dénigrement qui ne désabuse pas ma sympathie… Bien au contraire.

Même soir. — Comme s’il tenait à se justifier ce soir, voici qu’il m’arrive de bonne heure… Ou bien est-ce la pluie qui s’annonce et l’orage qui va crever ?

Je lui montre son couvert. Il refuse de se mettre à table en face de moi… Il a dîné de bonne heure, avec de nouveaux amis mandchous.

C’est possible, mais il a dû mal dîner : qu’est-ce que cette mine éteinte, et ces yeux battus ?… je suis sûr qu’il a pleuré. Il s’assied. Il ne dit rien. Je me garde d’interroger. Il veut parler… Alors j’interromps :

— Mon cher, nous serons mieux sous la vérandah, pour causer tranquillement… Pas dans la cour : il va tomber des cataractes ! Laissez desservir. Nous mettrons la lampe à l’autre bout, pour bien attirer les moustiques, et… Tenez, prenez la chaise-longue…

Il s’étend. Il ne dit rien. Il y a dans mon ciel noir un bouleversement tendu vers l’orage que nous sentons bien tous les deux. C’est pour cela que j’ai parlé avec douceur.

Il s’étend comme un enfant fatigué. Il dormirait tout de suite, là, s’il n’avait, — je le sens, — très envie de raconter son intrigue, sans doute parmi les Vierges de Ts’ien-men-waï… Je vois qu’on lui a fait de la peine !

Il dit enfin :

— J’ai reçu aujourd’hui une lettre qui me fait beaucoup de chagrin.

Si « elles » se mêlent d’écrire aussi !

— Mon père m’annonce qu’il va se remarier…

C’est vrai. Il a un père ; et je sais déjà la nouvelle. Eh bien ?

René Leys devine que la nouvelle ne me consterne pas. Pour me faire partager son émotion, il me parle de sa famille, il parle, de la même voix confidentielle qui, l’autre soir, ouvrait des portes au Palais !

— Mon père a tort de se remarier ! On sait bien ce qu’il épouse ! Une fille qu’il a connue autrefois, dans une tournée d’achalandage, à Louvain. Et ma mère vivait encore…

Ceci ne me semblerait point offensif, si je ne devinais au fond de cette jeune âme demi-belge ce débat : sa mère était Française, et il ne veut pas être Belge. Ceci peut-être l’empêchera de jamais devenir Chinois à la façon de Jarignoux son ami.

Enfin, ce sont un peu ses affaires ! Et surtout, la vie intime d’un commerçant veuf qui reconvole n’a pour moi, ce soir en particulier, aucun intérêt poignant. — Si nous parlions d’autre chose ?

— Ce qui m’ennuie, insiste René Leys, c’est que mon père me fait des reproches sur la façon dont je vis. Je ne sais pas ce qu’on a pu lui écrire ! Il m’accuse de compromettre ma situation à l’Université. S’il savait !

(Enfin, nous y voilà).

— Mon père me traite comme un petit garçon. Je ne peux pas lui raconter ce qui m’arrive : il irait le crier sur tous les toits : mon père croit que, si je quittais mon cours, je n’aurais plus aucune « position ». S’il savait !

Et brusquement, avec la simplicité énergique de l’enfant qui passe sa manche sale sur les yeux, reprenant sa voix et son calme, René Leys redevient lui-même, précis et informateur : ce qu’il ne peut pas écrire à son père, il faut bien qu’il le dise à quelqu’un, à moi. C’est assez considérable : ce garçon de dix-huit à vingt ans, cet étranger, ce barbare, ce Belge, vient d’être nommé, aujourd’hui même, à de hautes fonctions dans la Police Secrète de Pei-king.

Je m’y attendais un peu. Cela explique bien des choses. Mais je n’aurais jamais inventé le détail : se doutant depuis plusieurs mois que la vie du Régent n’était pas en sûreté, il s’était, par amitié pour le frère de son ami, l’Empereur mort, donné comme devoir de la protéger. Il écoutait ce qui se disait parmi les neveux et fils de Princes, et les eunuques et les femmes, — surtout aux fins de repas arrosés de vins de roses. Il avait eu l’idée de prier les chanteuses de bien écouter aussi. Et, la veille de l’attentat du pont de Heou-men, la Belle Policière — que j’avais tenue, à distance, dans mes mains, — dénonçait fort à propos la machine, et lui, René Leys, passant toute la nuit aux aguets, coupait les fils et sauvait le Régent.

Je comprends, après ce premier succès, combien peut être solide sa « situation » officieuse. Je le complimente. Il poursuit : ce résultat lui donne confiance. Il va multiplier les « policières » dans les maisons de Ts’ien-men-waï. On peut compter sur elles : il les paie, et elles obéissent mieux que des hommes. Ainsi, « Pureté Indiscutable » ne se livrera à l’acheteur qui l’aime, qu’au jour dit.

Déconvenue ! Il n’y a donc plus d’étranges amours ! Seulement, dans toute la rigueur et la probité du terme, une simple… livraison.

J’apprends, de plus, que la police secrète du Régent est une sorte de Ministère des mieux organisés ; qu’il a ses bureaux, ses fonctionnaires, ses commis, ses employés.

J’ajoute :

— Ses écoles ?

— Oui. Comment le savez-vous ?

— J’ai aussi ma police. Continuez.

J’apprends aussi comment René Leys s’habille pour être reçu par le Régent : en « mandarin de quatrième classe ».

— Avec ou sans décorations ?

Je veux dire : a-t-il obtenu une distinction équivalente de celle de quelqu’un que je sais… le fonctionnaire chinois Jarignoux ?…

Il ne comprend pas. Je précise :

— L’ordre du Double Dragon.

Comme il semble me mépriser :

— Ça ? c’est fait pour les Européens ! Un Roumain avaleur de sabres, qui a beaucoup amusé le Régent le mois dernier, vient de recevoir ça… Et un autre, l’employé français, Jarignoux, celui que les Chinois traitent comme un coolie depuis qu’il s’est fait Chinois…

Il est fort bien renseigné ; et moi-même de plus en plus. J’apprends ce qu’il fait d’une partie — la plus copieuse — de ses nuits : il se rend au Bureau Central de la Police Secrète, il prononce familièrement de la « P. S. » et dépouille les rapports qui viennent s’y concentrer de tous les côtés, de tous les clans, de tous les recoins des Yamen, de toutes les cuisines et conciergeries des Légations Européennes, Américaines et Nippones.

Le personnel est inégal : dans les hauts grades, ce sont de grands mandarins ; tout en bas, des palefreniers, des valets, qui, recevant une lettre à porter, la transmettent tout droit au « Bureau Central », où elle est habilement décachetée (opération fort délicate, car le papier chinois craint la vapeur), puis enregistrée, lue, copiée, et d’où elle parvient, avec à peine une heure de retard, à son destinataire dont la réponse suit une étape identique. Chacun de ces honorables fonctionnaires, grands ou petits, est redevable d’un « rapport mensuel ». Il le communique à son supérieur immédiat, le seul qu’il connaisse, qui le fait parvenir à la tête, laquelle reste ignorée de tous les membres…

C’est méthodique et bien administré. C’est d’un naturel évident. J’attachais peu d’importance aux quelques mots tirés à ce sujet de Maître Wang : j’éprouve tout d’un coup, pour lui, une certaine considération. Quant à l’endroit de René Leys qui m’explique d’autorité tout cela, c’est de l’enthousiasme, de l’admiration prête à crever comme le gros nuage qui, insolemment, se promène dans la nuit supérieure…

Il fait chaud et très noir. Mais ! je vois clair. Voici la lumière et la porte et la pénétration ! Voici mes entrées promises : le mur rouge, le mur jaune, le mur violet infranchissable, me semblent tout d’un coup faits de réseaux délicats, transparents, que je perce et passe en jouant, sous des costumes… — Ma confiance n’a plus de bornes : je saurai tout : je verrai tout : je ne puis retenir de le complimenter :

— En somme, vous êtes chez vous, au Palais ?

Et j’attends un aveu total : il pénètre jusqu’au Grand Conseil à chaque aube ? Il jette des mots ou fait des signes, et les Eunuques s’inclinent très bas devant lui ?

Non. Il paraît qu’il n’en est rien, qu’il y a, dans le Palais même, des enceintes infranchissables à toute la police du Régent, et même au Régent !

— Ne les franchissez donc pas ! Et quel besoin ?

René Leys devient excessivement sérieux :

— C’est que… sa vie est en jeu tous les jours. Il faut bien arriver là d’où partent les coups… Et il ne se doute de rien.

— Avertissez-le !

— J’en ai peur. J’ai de la peine à l’effrayer une seconde fois… Si vous aviez vu son air tremblant et ses yeux, quand il a appris le lendemain qu’il « aurait pu être touché » ! La même figure que son frère d’autrefois ! Quand il a su que c’était moi qui avais coupé les fils, il m’a appelé « son ami ». Son ami ! vous entendez !

J’entends. Ce mot prend, dans la bouche de mon futur ami peut-être, une sonorité belle. Il semble comprendre et accepter ce que le mot veut dire jusqu’au fond de son assonance.

— Alors, vous êtes l’ami du « Régent », n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, si vous craignez pour lui des dangers que vous n’osez pas lui raconter, et puisque vous tenez un premier succès, allez jusqu’au bout. Faites-vous donner, pour une nuit, deux compagnies de la Garde Impériale ; cernez les quartiers du Palais où se retranchent « les dangers » en question… Le feu prendra, ce soir-là, par la malveillance d’un Eunuque jaloux ou de méchante humeur… et qui sera bien payé ensuite. N’échapperont que ceux que vous laisserez sortir. Quand ce sera fini, on jettera de l’eau pour empêcher les kiosques d’alentour de flamber. — Enfin, il ne restera pas grand’chose des « dangers » qui l’effraient, et vous serez promu… je ne sais quoi : grand chef de tous les Policiers des Dix-Huit Provinces et Pays Tributaires… Allez-y, mon cher Leys, et votre fortune est faite !

Je ne sais trop moi-même, si, parlant ainsi, je plaisante ou prophétise, — simplement : j’entre dans le jeu.

Mais…

Mais je le regarde, par hasard, — et je me tais, vraiment confus, presque apeuré tout d’un coup par sa figure pleine de peur… Il me regarde aussi… Je ne sais ce qu’il peut avoir à me dire : il est effrayant : les yeux caves, pleins de folie qui monte, la bouche tendue pour parler… — Drôle d’interlocuteur ! Par le front rasé de son ami le Régent, qu’il parle ! Au nom de Fô et des Chiens de Fô ! qu’il parle ! qu’il dise n’importe quoi…

Il dit :

— Personne… n’oserait. Vous savez qui habite  ?

— Non. C’est justement pourquoi mon conseil est désintéressé.

— Le Régent lui-même n’en parle qu’avec beaucoup de réticences… Vous ne savez pas de qui… il…

— S’agit ? Non. Je vous le répète.

— Vous ne… savez…

— Pas !

Je termine pour lui et n’ai que tout juste le temps de l’étendre sur sa chaise que j’ai choisie longue, heureusement. C’est la crise, la bonne crise avec larmes et gros sanglots. Bien, qu’il pleure. Ensuite, il dormira. Si j’étais poète, je me demanderais aussitôt : où est la source de ces pleurs ? et verserais à mon tour, en guise de localisations lacrymatoires, des fontaines d’alexandrins coulants et clairs.

Enfin le voici calmé, — assagi ; — trop sage et trop petit garçon :

— Excusez-moi : ce sont les mauvaises nouvelles que j’ai reçues aujourd’hui. J’peux pas admettre que mon père veuille se remarier !

Oh ! je m’en remets encore moins, d’une secousse telle ! Cette nuit de confidence et d’orage, cette nuit d’obscure beauté où ce jeune homme m’avoue enfin ce qu’il est… où je devine ce qu’il deviendra… ces projets, cette crise, tout cela conclu par un faire-part dramatique de remariage paternel ! Je ne sais plus…, il doit être bien fatigué de ses larmes ! Quant à la personne d’où vient pour le Régent ce danger jusqu’ici assez anonyme, — je me donne congé d’y penser, puisque lui-même, qui s’en préoccupe, y mélange des bigamies posthumes d’épicier !

Et pourtant je voudrais bien savoir lequel des deux a déclenché à point cette crise. Lui, a été vraiment épouvanté de ce que j’ai dit. Remettons-en l’exégèse à plus tard. Pour aujourd’hui, ou plutôt à l’heure de cette nuit, il dort.

Je le fais très doucement porter dans son lit.

Et j’attends, livré à moi seul, que les nuages, électrisés et chargés d’eau, crèvent enfin, et forment crise — résolvant de leurs pleurs souverains l’angoisse toute intellectuelle qui se gonfle de cet objet : lui, — ce qu’il dit, — ce qu’il paraît être, — ce qu’il est ?

J’attends un long temps. Les gros nuages ne crèvent pas. Aucune éclaircie là-haut. En moi, aucune détente ?…

18 juin 1911. — Ce Protocole vient à son heure : à mon tour d’entrer au Palais… de jour, il est vrai, et très officiellement. Le Ministre de France Plénipotentiaire, envoyé extraordinaire de Paris à Peiking, va présenter au Régent ses lettres de créance, et la Légation a décidé fort à propos qu’un Français de plus au cortège ferait bien.

Je suivrai, respectueusement, prêt à ne rien perdre du chemin que l’on fera, passé la Porte ; je ne sais encore où se donnera l’audience : dans le Palais de la Grande Harmonie ? au centre de la haute terrasse blanche, large comme une plaine, et carrée, dont on connaît de si enthousiastes et naïves descriptions Européennes d’autrefois ; dont on voit les toits doubles régner au centre et au fronton de la foule noble des Palais, du haut de Ts’ien-men ?… Mais peu d’espoir : la Maison Régnante est en deuil. Et l’audience se donnera, vraiment, je ne sais où…

Je suis le premier des « suiveurs » au rendez-vous, à Tong-Houa-men, la porte que je connais si bien du dehors. Mauvais signe : c’est une porte latérale, choisie évidemment pour dérober l’entrée par la grande Voie Impériale qui traverse la Chine, la ville sud, la ville Tartare et Ta Tsing-men, se vertèbre de monuments et va butter dans le Palais. — Soit, j’entrerai par la Porte Latérale.

On arrive, autour de moi. On se communique : que « le Ministre de France sera porté en chaise jusqu’à la salle de l’Audience ; que la suite… suivra. (J’abrège la formule.) Parvenue à la salle de l’Audience, quand le Régent paraîtra, la suite s’inclinera. Quand l’audience sera finie, l’on saluera par trois fois, et l’on se retirera en reculant. »

Voilà donc ce qu’il en est advenu, de la triple, triple et triple prosternation couchée d’autrefois ! Je songe que les courbettes inscrites à ce protocole ont fait couler beaucoup de sueurs diplomatiques. La Chine, suzeraine de toute l’Asie, exigeait de ses vassaux, comme des « tributaires » Européens, la grande « humiliation », le front au sol, et tout le corps allongé sur la terre, et cela répété neuf fois ! Les meneurs d’ambassades hésitaient, et, selon leurs pays d’origine, agissaient de façon toute différente : les Portugais, faciles et bons garçons, acceptèrent, se prosternèrent, et durent s’en aller bredouilles. Les Hollandais, plus réfléchis, visant des apanages commerciaux, se prosternèrent aussi, mais sans rien obtenir de plus. Les Russes, par bon voisinage, faisaient de même, simplement comme ils s’embrassent sur la bouche chez eux, par décence, aux fêtes religieuses. Les Anglais, avant de s’abaisser, exigèrent qu’un haut mandarin fît de même devant le portrait de leur King. (Le haut mandarin refusa.) Seuls les Français ne risquèrent ici aucune démarche « humiliante ». Il est vrai qu’ils n’envoyèrent ici aucun ambassadeur attitré. Leur mémoire historique et leur honneur sont saufs. Et c’est d’un front haut que je passe la porte.

Ensuite, j’essaie de repérer exactement mon chemin. Difficile à démêler, ce lacis équivoque de portes, de cours intérieures, rectangulaires et symétriques : je sais bien qu’il y a, courant du sud au nord, l’axe et la raison d’être de ce palais quadrillé : la voie droite, la voie médiane… je cherche à noter le moment exact où je la franchirai… De temps à autre, des valets à robe bleue et face blême, paraissent, regardent, et ne bougent pas sur notre passage… Ils appartiennent chacun à un enclos de ces murailles du même rouge-cinabre, ils s’abritent sous des toits de mêmes courbes jaunes… Comment m’y retrouver ensuite ? Faut-il, ici, où je suis conduit par la Diplomatie, me faut-il demander le chemin ?

Comment, sur un plan, retrouver mes traces ? Et surtout, comment repérer ceci où l’on s’arrête, où l’on pénètre… — « ceci » est une sorte d’antre civilisée, mystérieuse, caverneuse et absorbante comme la bouche à peine entr’ouverte du Dragon intelligent : un Palais chinois, surbaissé, un intérieur de bleus sombres et de verts, meublé seulement d’une estrade basse, — et qui serait vide, vide, à s’en inquiéter, si les murs, laqués de rouge, les colonnes de bois laquées de rouge, et surtout le plafond lourd et riche, caissonné, ouvragé, niellé, minutieusement compartimenté et menuisé, ne meublait ce vide et cette absence à l’égal d’un trésor royal attendant le souverain…

C’est à ce plafond que je remonte, le nez en l’air, le visage indécemment renversé, — quand je ne sais qui me pousse du coude, et me fait revenir à terre. Il est temps. À deux pas de moi, je L’aperçois, seul, sur son estrade basse, et nous tous, deux pieds au-dessous de Lui. Les trois premières inclinaisons sont faites. Je puis relever la tête et le regarder…

Mais d’abord, d’où est-il sorti, ou entré en scène ? Au fond de la muraille nord, il y a bien cette porte basse, voilée d’une tenture bleue qui vient de retomber sans bruit…

Jeune, gras, l’air très doux. C’est donc à lui que l’on s’attaque ? Lui, si peu « offensif ». Je le dévisage à souhait pendant que s’échange entre notre Ministre, un interprète et lui, la conversation obligée : — compliments, souhaits de santé, le meilleur souvenir à notre Président de la République… — Il est vêtu du petit costume de cérémonie, ou plutôt du costume de deuil. Il n’y a pas encore trois années officielles depuis que son frère, Empereur de la Période Kouang-Siu, s’en est allé, par ordre souverain, régner dans le Ciel des Sages…

C’est donc à celui-ci que l’on en veut ! Comme il a l’air doux, et la figure ronde sous le chapeau conique, — chapeau « chinois » depuis la conquête mandchoue, coiffure d’été, même en cérémonie ! — et les mains disparues dans les longues manches.

Il parle doucement, gravement, oui, gonflé d’une importance qui n’est point tout à fait la sienne…

Et puis il a fini de parler. Les autres s’inclinent. Je m’incline, et, suivant le Protocole, toujours tête basse, nous nous apprêtons à sortir à reculons. — Le cortège, peu accoutumé aux constructions chinoises, trébuche sur la grosse poutre qui barre solidement le seuil.

Quand on se relève, en respirant plus fort, et osant un dernier regard au fond de l’antre, il n’est plus là : la même trappe qui le fit apparaître, l’absorba : la tenture bleue est retombée sans un bruit.

Et, sur le chemin de retour, c’est une autre retombée qui m’obsède… J’entends autour de moi :

— En été, ça va bien ! Mais en hiver, ce qu’il doit falloir de poêles pour chauffer toutes ces bicoques !

(Ceci est proféré par un lieutenant d’artillerie).

— Et regardez-moi ça ! Cette espèce de tour qui a l’air d’une « bouteille de Pippermint » — (ajoute un autre qui désigne le stupa blanc, la Tour hindoue si peu à son aise ici). Comme c’est chinois ! Ça a l’air plein, est-ce pas ? Eh bien, c’est creux à l’intérieur. Ça contient un Bouddha de suif d’une religion inconnue !

J’affirme l’authenticité de ces paroles. Elles furent dites en cette circonstance par un capitaine du génie. Le suif est un mot sans doute mis pour « jade ». Et le trait de « Bouddha d’une religion inconnue » est fait de nacre : c’est la perle de mon sottisier chinois.

Seul, le Ministre de France a fait spirituellement les inclinaisons indiquées, est remonté non sans élégance en sa chaise, et s’en retourne sans avoir rien dit.

Voilà donc mon entrée personnelle au Palais. J’aimerais fort en discuter avec lui, qui doit m’arriver tout juste à trois heures après-midi, et, aussitôt, m’emmener au théâtre. L’attendant, j’ai à peine l’heur d’écrire en quelques mots ce que je viens de faire… ceci… Je voudrais tant me reconnaître dans ce chemin parcouru ! Et je déplie un plan à grande échelle de la ville interdite, un plan Européen, complet en apparence, exact, au centième, coloré, bourré de noms transcrits, — un plan levé hâtivement et puérilement par les troupes alliées, durant leur occupation pleine du Palais en « dix-neuf cent »…

Et, sous mes yeux, entre mes deux mains écartées de ce qui est à peine une envergure d’homme, je vois, je déroule, j’étale, je tiens et je possède, pour un peu d’argent, la figuration plane de cette ville, de la capitale et de ce qu’elle enferme… Pei-King.

C’est une figure inoubliable quand on l’a, non pas vue, mais habitée. Un Carré posé sur un Rectangle. Celui-ci, le socle, sans plus, est déformé, non accompli ; sa muraille de droite, son mur oriental est contourné, et hésite. C’est la ville chinoise, ou plutôt le lieu des mercantis enveloppant, happant et dévorant comme des fourmis… Ce terrain sud et large serait à déblayer, s’il ne contenait pas, comme un faubourg, ainsi qu’il sied, les deux Temples du ciel et de l’agriculture, enfermés à droite et à gauche, au long de sa muraille sud, pendus à la grande voie vertébrale.

Ce faubourg communique avec la Ville Carrée, la Ville Tartare, par trois portes.

Celle de l’ouest, je n’ai jamais raison de la prendre. Celle de l’est, Ha-ta-men, au contraire, me livre passage vers toute la campagne… je la connais trop bien : c’est ma porte, mon échappée.

L’autre, celle du milieu, est Ts’ien-men. Rien de plus à dire. La légende est close.

Au nord de la ville chinoise se campe la Ville Tartare, celle que j’habite, en conquérant, mais discrètement, dans son coin de droite et en bas. Elle hausse ses murailles à trente pieds au-dessus de la plaine… C’est mon vrai domaine. C’est mon bien : je possède un carré minuscule entre l’Observatoire classique, dont les Jésuites ont fondu les bronzes, et le K’iao-leou, le Pavillon d’angle d’où la citadelle domine au loin la campagne planée comme une mer calme, la mer alluvionnaire de la plaine… Puis, enfermée dans la Ville Tartare, la Ville Impériale, qu’un mauvais jeu de mots, celui-là intraduisible en français, sur le caractère « Houang », laisse appeler souvent la « Ville Jaune ». — C’est un rempart de plus, mais bossué vers l’ouest. Enfin le troisième rectangle inscrit que l’on peut peindre d’une belle couleur violette, par convention — car tous ses toits sont du plus beau jaune, Le Palais.

Je l’encercle, je le domine ; j’équarris mon œil à sa forme ; je le comprends. Les bâtiments, les cours, les espaces, les palais du Palais sont là, schématiques et symétriques comme des alvéoles, non pas pentagones mais rectangulaires ; l’esprit est le même : la ruche a travaillé dans la cire pour un seul de ses habitants, — une seule, la Femelle, la Reine. Quatre cent millions d’hommes, ici à l’entour, pas plus différents entre eux que les travailleuses de la ruche, ont aggloméré ceci : des cases d’échiquiers, des formes droites et dures, des cellules dont l’image géométrique — sauf la profondeur angulaire des toits — n’est pas autre que le « parallélépipède » rectangle ! Mais, protégé, abrité, défendu contre les incursions barbares… en l’honneur du seul habitant mâle de ces Palais, — Lui, l’Empereur. Et tout ceci, — métempsychose ou parabole, — projeté sur le papier de ce plan, sans un repère, sans une directive autre que le grand axe du sud au nord, qui, perforant le Palais et les portes, vient butter logiquement et finir précisément au « Tchong-Kao », au « Palais du Milieu » qui, sur ce papier, barre la route… — Rien de plus que cette indication du centre… Mais, pratiquement, je ne sais m’y reconnaître. Où est la route là-dedans suivie ?… Où le Régent nous a-t-il reçu ?

… Il m’arrive fort à propos pour me tirer d’embarras :

— Dites-moi, Leys, par où donc avons-nous passé pour nous rendre à l’audience, ce matin ?

Il sourit :

— Je n’y étais pas !

— C’est vrai, mais, grâce à vous, je pourrai peut-être m’y retrouver. Voici, je suis sûr d’être bien entré par Tong-Houa-men ; ensuite, j’ai passé un canal sur un pont, celui-là peut-être. Regardez donc.

Mais lui, donne à mon plan, précis sur le papier, une attention méprisante à peine. Ce plan, cette feuille étalée au grand jour, lui déplaît, évidemment, à lui qui pénètre mystérieusement de nuit et se dirige là comme un familier.

Et puis, je le sens préoccupé. J’en suis sûr. Je ramasse mon plan. Il m’emmène… Est-ce le moyen qu’il a trouvé ?

Même jour. — Nous reprenons, au théâtre, une causerie aussi libre, aussi abritée que dans ma cour aux meilleurs soirs. L’abondance de la foule des hommes pressés autour de nous, au ras du plancher, — les cercles de milliers d’yeux de femmes piquant ces visages blancs, roses et rouges, et trônant aux galeries ; et la musique nourrie de ce tonnerre de gong, font un enveloppé très délicat ; une atmosphère recueillie par excès de couleurs, d’odeurs et de bruits, qui ramène et dispose à la méditation personnelle. Lui et moi sommes bien seuls ici. D’abord, très peu de gens savent ce que lui et moi connaissons… Ce rôle, ce mystère, ce secret policier… Par exemple, tous ces « amis » qui occupent une table carrée, pas loin de nous, et qui nous ont salué vivement à notre entrée, — sont de petits jeunes gens riches et noceurs, sans plus, et ne se doutent pas de la partie qui se joue, au fond du palais, sur des planches autrement vastes que celles-ci…

Cependant, René Leys, désignant le « gros bon garçon » à lunettes…

— Tenez : voilà mon secrétaire au Bureau Central de la P. S. C’est un des meilleurs agents. Il est remarquablement fort, sous sa graisse, et très fin…

— Comment ! même vos amis…

Le « même » est un peu de trop. Il répond, très naturel :

— Tous mes amis en font partie, mais dans des grades très différents, et qu’ils ignorent de l’un à l’autre. Aucun d’eux ne connaît ma situation véritable…

Et notre policière et secrète et franche causerie se prolonge à mots coupés, en français furtif, au milieu de la même foule chinoise, de plus en plus pressée, parmi le va-et-vient des domestiques inondant les tables de thé, lançant à dix mains tendues des serviettes chaudes qu’on attrape et qu’on renvoie au vol, après essuyage de la sueur, d’un geste élégant comme un coup d’aile ou d’éventail.

Tout ceci, plus amusant que la scène encombrée de coolies machinistes, de chaises qui figureront des montagnes, de tentures du plus beau rouge de Chine qui seront des lits de justice, ou de rouges autels conjugaux… Le grand tumulte du gong et le sifflement acide ou azuré du violon à deux cordes enveloppent heureusement toute la scène de paillettes sonores et d’un ruissellement continu. Cependant, ce personnage, qui est là, depuis une demi-heure, pleurant dans sa barbe blanche avec de grands ports de voix, — une voix cassée de vieillard qui aurait connu Confucius à l’école Primaire ! — celui-là m’ennuie…

— Vous ne le reconnaissez pas ? souffle René Leys. C’est le neveu du Prince Lang !

Pas possible ! Et pourtant : ces sourcils et cet arc des yeux… Un bon travesti. C’est lui. Comment son oncle lui permet-il de monter sur les planches ? Je croyais que c’était en Chine l’avant-dernier des métiers, préparant d’ailleurs au dernier qui est…

René Leys m’arrête d’un rougissement.

— Non ! les chanteurs ordinaires, c’est possible ; mais il s’habitue à la scène pour pouvoir chanter dans le Palais, où c’est tout à fait à la mode, pour les Princes qui veulent s’amuser, et y entrer… Et puis, en attendant, il est très bien payé ; vous entendez : il joue le « Vieux Père », il fait la « voix cassée ». — C’est celle que les directeurs paient le plus cher parce qu’elle dure moins longtemps…

Un remous dans la foule : on se lève autour de moi… On se pousse… Je me lève. René Leys est déjà loin, jouant des coudes, parlant vite, passant où il veut. Il disparaît dans la bousculade et je le cherche des yeux avec la crainte ridicule d’un danger sur lui. Mais il revient, et je vois des policiers emmener vivement derrière les coulisses un assistant habillé d’élégantes soieries bleues, la face blanche-paille, qui proteste à peine et s’évanouit aux mains qui le traînent.

René Leys s’excuse de m’avoir quitté brusquement :

— Il fallait bien : mes policiers hésitaient à le prendre. L’affaire est faite.

Et, négligemment :

— Oh ! une histoire de rien du tout : un eunuque, accusé d’avoir un peu trop parlé, et qu’on n’osait pas arrêter dans le Palais. J’ai pu faire donner mes policiers, ici. Personne ne le réclamera.

— Croyez-vous qu’on ait remarqué votre intervention un peu… vive ?

— Pas du tout. Ils admettent d’un Européen toutes les fantaisies… Croyez-vous qu’un Chinois regarderait, en plein théâtre, ces femmes, comme nous ?

Nous regardons en effet, avec une insistance toute latine, une loge de balcon emplie de visages connus, empâtés de fards et de blancs, lustrés de cosmétiques, et des poitrines engoncées de soie gris tendre et bleu mourant, de mauves crus, de vert « couleur du ciel après la pluie »… Ce sont nos belles de l’autre soir, les jolies policières, étalant leurs grâces triomphantes à dix pieds au-dessus des fronts rasés qui houlent au parquet et à l’orchestre. C’est beaucoup plus charmant à regarder que la scène, et ce neveu qui pleurniche toujours…

Non. Il est parti à bout de voix… Mais ceci, ceci que René Leys me dit être l’apothéose du vieux drame déroulé huit jours durant, est tout d’un coup possible à contempler : voilà bien des couleurs, des formes, des lueurs et des gestes aux courbes magnanimes… Je ne sais point ce que cela signifie. Je regarde, je regarde… et voici un grand homme tout vêtu de rouge, masqué de rouge, qui, tenant un sabre dans chaque main, s’apprête à lutter terriblement, on ne sait encore contre quoi…

C’est une escrime pourfendant le vide ; un duel dont un seul combattant est visible ; ses deux poings armés jouent entre eux, s’évitent, s’attaquent ; les deux tranchants se croisent et s’esquivent… Un choc d’acier ? non : une pirouette, un bond, trois moulinets et, immobile, fixé par un coup d’orchestre, il dresse face au ciel son visage rouge emprunté, ses deux bras dont les lames ont tranché des milliers d’écailles dans l’air… Cet air est peuplé de génies qu’il vient de mettre à mal, je le suppose… je le sens… j’ai raison, car voici l’incarnation, le défilé batailleur de ces génies qui commence… L’homme rouge…

— C’est, me souffle dans l’oreille René Leys, c’est le professeur des acteurs Impériaux, le chef de la scène, au Palais.

Bien, bien. Je regarde. L’homme rouge est aux prises avec un incarné : un guerrier noir, caparaçonné de jaune, le visage atrocement peint, le dos hérissé de flèches de combat et de drapeaux, les sourcils relevés et prolongés du nez aux tempes… Un embonpoint de héros, — l’attitude rythmique et dansante d’un être invincible et terriblement sûr de lui.

L’escrime recommence : pas plus de chocs, mais des feintes, des sauts. Un silence d’armes effrayant dans le combat de l’orchestre de soie, de bois et de bronze déchaînés… Voilà ! le guerrier noir et jaune est vaincu, blessé à mort : il penche la tête, reçoit le coup sur la nuque,… puis s’en retourne dans la coulisse à petits pas, — figurant dont la tâche est finie…

À un autre. Celui-ci est d’autre couleur. Non moins belle. Il combat plus vaillamment, mais doit être vaincu de même : il reçoit le coup : il s’en va.

C’est ainsi que, par six fois, l’Homme Rouge aux poignets tourbillonnants fait des feintes, tourne et virevolte, pare un coup, en donne un autre et cependant, — est-ce fatigue réelle ? est-ce parfaite attitude dans un rôle qui tuerait un de nos athlètes ?… — paraît faiblir, et peu à peu, devant le dernier ennemi, reculer.

Peu importe ce qui se pense et ce qui passe là… — Pourtant, dessous ces gestes, s’il y avait, par aventure, un drame ! — une action tendue vers un but ! Si cela n’était que péripéties ménagées vers… je ne sais quoi !

Plus tard, j’interrogerai René Leys. Mais, de lui-même, il parle, et assez inopinément :

— Vous avez remarqué l’assaut du quatrième ? Il a été d’un « mou » ! Et il est arrivé un peu tard sur les « pointes » !

Il voit le spectacle en connaisseur. Pour moi, je regarde, je regarde éperdument.

Voici plus : les géants combattants de toutes les couleurs se sont tout d’un coup résolus en un seul homme, au visage d’argent, au visage bardé de lames et traits d’argent, le corps gonflé, le geste métallique… Celui-là, l’Homme Rouge reçoit encore son attaque, et le vainc.

Survient enfin le Génie au visage d’or ; c’est un gros soleil porté sur des épaules, et qui danse en éblouissant…

Celui-là ne peut être dit vaincu : il éclate d’un coup de pétard qu’on lui jette sous les pieds, et s’en va, du même pas que les autres.

On peut croire le drame résolu : le héros rouge a triomphé : le voici, haletant, couvert de sueur, soufflant et hurlant sa victoire dans des cris… Est-ce fini ? déjà !

— Non, dit René Leys ; attendez. J’espère qu’il sera meilleur dans sa défense contre les monstres.

Et, confidentiellement :

— Il a manqué la parade du « cinq ».

Je reconnais en René Leys le parfait habitué de théâtre : le drame qui se joue n’est rien : qu’il s’agisse de l’Hamlet humain de Shakespeare ou de l’autre si mignonnement travesti par Ambroise, qu’il s’agisse du grand dieu Brahma dans Lakmé (Léo-Delibes), ou de la grande soupe en famille de Louise, monologie du Peuple Souverain, — le parfait habitué de théâtre néglige ces nuances dans le détail du livret, pour s’en tenir au fond : la vertu de la grosse chanteuse, le port de voix du ténor éculé escamotant une « attaque » difficile…

Mais… mais… quelle pénétration de la vie chinoise, — mieux encore, Pékinoise, — ce garçon n’a-t-il pas atteint, pour rester sensible, au fort d’un spectacle à faire éclater les orbites, — aux seuls dessous du théâtre où il me mène !

Moi, je regarde de plus en plus : voici les Monstres annoncés. D’abord, un grand diable Symétrique, s’inversant, bout pour bout, à volonté, avec deux visages, mais non placés à la manière de Janus. On ne sait vraiment sur quels pieds ou quelles mains il peut danser ! L’Homme Rouge, un peu surpris, lutte avec un double à-propos.

Vient ensuite une boule vivante et ramassée, sans tête ni bras, qui se défend et se sauve en roulant sur son ventre total. Ensuite, un monstre élastique dont les bras, le tronc, les jambes se dilatent pour frapper, ou se ravalent pour éviter les coups. Puis, un monstre à tête de tortue, cuirassée d’écailles ; un autre qui figure un coquillage marin ; puis une roue inhumaine lancée sur les rais de ses bras et jambes multipliés par la vitesse… Enfin, le Géant Bonasse qui va tout écraser, car il est deux fois gros comme les autres…

L’Homme Rouge prend son élan ; et, d’un formidable coup vertical, le tranche en deux du crâne à l’entrejambe. Et je vois, je vois les deux moitiés gigantesques se séparer, clivées par une coupe abominablement moelleuse, sanglante et blanche ! — et partir en guerre, chacune de son côté, contre le Héros Rouge, qui, de deux sabres, les bras en croix, tient en respect le monstre divisé… qui s’en va, comme les autres…

Je vais enfin respirer… Non. L’Homme Rouge, resté maître de la scène, n’ayant rien de plus à pourfendre, regarde autour de lui, défiant le vide, en proie tout d’un coup à une peur extrême…

Il est épuisé. Assis par terre, le torse penché, jambes écartées, il regarde et il a peur. Si l’on pouvait savoir de quoi ! Il a grand’peur. Il ne lutte plus… Il voudrait s’enfuir… il ne peut. Il saute sur lui-même… puis il tombe, se rasseoit, et tout d’un coup se prend à s’agiter d’un épouvantable tressautement vertical…

— On ne dirait pas qu’il a cinquante-deux ans, dit René Leys. C’est fini. Mais avant de partir, laissez-moi…

— Attendez…

Il est insupportable aujourd’hui.

— Je vous ai promis de vous montrer le moyen que j’ai trouvé pour…

— Attendez. Vous êtes insup…

— Tenez : à droite, à toucher la scène, dans la loge du Patron du Théâtre…

Bon gré mal gré, j’aperçois une femme mandchoue en grand costume, minaudant avec des gestes connus… Encore une… Policière ? Bien, bien.

Et je reviens de force au spectacle. Et je regarde ; je regarde éperdument. L’Homme Rouge, seul au milieu de la scène qu’il a pourtant vidée de ses monstres comme un ventre de poisson cuit, est au comble de son épouvante ! Assis toujours, jambes écartées, il tressaute sur les fesses dans une mimique effrénée, impossible à expliquer, impossible à imiter… et retombe, et ne bouge enfin plus.

Cette fois, oui. Je veux bien m’en aller. Sortons vite.

Oh ! que ce grand air est bon !

30 juin 1911. — Il y a plus longtemps que de coutume, trois jours entiers. Je ne l’ai pas revu. Il a compris sans doute que ses leçons de Pékinois m’importaient moins que ses leçons de vie Pékinoise, qui ne peuvent, sans surmenage, se donner quotidiennement. Ou bien il mène en dehors de ma maison et de moi son jeu compliqué. J’en ai quelque jalousie. D’abord il me plaît. Je commence à l’accepter, voire avec la négligence affectueuse que l’on a pour celui qui se fait attendre d’une veille au lendemain. Il me faudrait faire effort pour le peindre, si j’avais jamais à le peindre, et pourtant il est beau dans l’action, le mouvement libre dans l’air, à cheval, ou chevauchant une histoire au galop, avec moins de volubilité que de domination contenue de l’acte et de ce qu’il dit. — Et il est impossible d’oublier le persistant de son regard d’ombre, dilaté brusquement.

Comme si je l’attendais, j’ai fait disposer ce soir la grande chaise et mon fauteuil, dans ma cour, tiède du chaud soleil de tout ce jour… comme pour des confidences encore…

Autour de moi, dans le ciel, du tonnerre. Le tonnerre dans l’arène renversée ; … le tonnerre qui, depuis de longs jours, ne se résout pas à fulgurer, mais roule dans le cirque horizontal ses courses de chars du bruit menant sans crever leurs manèges !

Je l’attends. Que peut-il perpétrer cette nuit ? Qu’a-t-il fait de la nuit dernière ? Je me surprends à l’épier avec la générosité d’un aîné prêt aux indulgences, efficace bien plus qu’un père ! — L’épicier, là-bas dans sa Lune de Miélasse, peut considérément se reposer sur moi. Oui, Monsieur, je veille sur votre fils. Du moins j’en compte plus jalousement que vous les absences… je crois le comprendre et l’aimer plus que vous.

C’est bien ça : j’aime ce garçon nerveux et décidé. Ce qu’il me dit est parfait d’anecdote et de ton. Ce qu’il fait, — ou bien me regarde peu, — ou fait partie de ce que j’ai décidé d’aimer le plus au monde : les gens qui vivent au Palais, successeurs — un peu éteints — de Celui qui régna et qui mourut au fond du Dedans du Palais ! Lui-même, qui les évoque, et les exotérise, fait donc partie de mon plan du Palais. Ce raisonnement vient tout droit buter sur ce mur rebondissant : j’aime amicalement ce garçon nerveux et vivace, cet animateur, ce montreur d’ombres…

… « Mon ami ! c’était mon ami ! » De quel ton il a dit cela, sur le propos du mystérieux Disparu… le seul, le seul mâle, l’épuisé de plaisirs officiels, le maître d’eunuques et de femmes…

Et puis, quand il m’a raconté que le « frère de son ami, le Régent », il entendait le défendre contre tout, le sauver…

Pourquoi donc ne serais-je pas « son ami » ? Il n’ose pas : quinze ans d’âge et les distances européennes… Il n’ose pas. C’est donc à moi de décider.

Quand il reparaîtra chez moi, — (s’il lui arrive jamais de reparaître…) — je lui proposerai donc, logiquement, de devenir, s’il le veut bien, « mon ami ». Je sais d’avance qu’il nourrira ce mot de toutes les vertus que j’y place…

Je sais que peu de gens auront jamais, dessous un ciel aussi lourd, échangé de telles confidences… Serait-ce du ciel qu’il me faut espérer la résolution de ceci ? Il ne vient pas. La nuit est veuve. À des gouttes qui flaquent sur mes dalles, je sens enfin que toute la nue se détend, et qu’il pleut. — Il pleut enfin !

Alors, nu sous un vêtement de soie impalpable, de soie chinoise pour l’été, je reçois la grande averse, et, rafraîchi, je m’en vais, — enfin — dormir, détendu.

16 juillet 1911. — Il est à peu près l’heure du dîner que je retarde inconsciemment tous les jours. Le voici qui se fait annoncer, et s’excuse avec empressement. J’excuse tout, j’ai tout compris : il se prépare un nouvel attentat. Après la bombe, quoi ? Le poignard ? ou bien le… ?

Comme il s’agit peu de cela ! J’ai parlé vite : il achève froidement :

— Je suis très occupé par mes élèves. Nous sommes en pleine période d’examen. Soixante copies à corriger en deux jours !

Je m’incline, désappointé, devant le Bon Professeur, revenu. On mange sans appétit par ce crépuscule brûlant.

Va-t-il, pour conclure, me prendre pour exutoire des amours de son père ? Pour témoin de sa carrière d’orphelin manqué répudiant l’auteur ingrat de ses jours ?

Il m’épargne cette avanie… De nouveau, nous baignons dans le silence tiède de la nuit, et sa voix changée prend le timbre de fer d’une certaine cloche que je sais, rouvre une certaine porte que j’ai déjà franchie grâce à lui…

Il dit comme en écho de mes paroles :

— Après la bombe, le poignard. Vous ne pouviez croire si bien dire. C’est arrivé voici deux jours… C’est… la véritable raison de mon absence… J’ai juré de ne pas en parler…

Il attend l’effet, sur moi, de ces mots. Moi, j’attends simplement la suite de ces mots.

— … sauf à des amis sûrs et qui m’aideraient au besoin.

Un ami… sûr ! J’exprimai déjà la décision d’être un ami pour lui. — Et je suis sûr de moi, par principe (ou la vie serait impossible !). Quant à l’aider au besoin, — pourquoi pas ?

Il semble que mon silence lui suffise, comme un aveu discret d’enrôlement.

— Maintenant, je puis vous le dire. Il y a longtemps qu’ « ils » préparaient ça. Je n’eus la certitude que vingt heures avant… Enfin, c’est passé !

Et il soupire ; s’arrête ; reprend ; parle parfois très bas. Quel minutieux et logique récit ! C’est vraiment d’une belle maîtrise policière : la jeune vierge de Ts’ien-men-waï, persistant à se refuser toujours, par ordre, au deuxième fils du Prince Ts’i, cet amant en expectative d’emploi multipliait les promesses : lingots d’argent fin, perles mortes, corail faux, nécessaire à toilette Européen en métal Anglo-exportation, — enfin voiture Franco-Pékinoise à 4 roues et à ressorts, toute attelée, signée du carrossier-maquignon bien connu. Rien n’y faisait. Tout à coup, l’amoureux s’est décidé : il offrait à sa Pure et Belle Paracubine de devenir, en se donnant à lui, non pas concubine de dixième rang, non pas de cinquième, non pas de deuxième, pas même de premier… mais princesse, mais bien mieux que princesse ! de devenir :

— Impératrice, criai-je moi-même comme un hourra.

Je m’interromps : mais il existe une Impératrice ! falote, il est vrai : Long Yu.

René Leys continue, et convient qu’il s’en est fallu de bien peu. Sans doute devait-on, tout d’abord, se débarrasser du Régent. On avait trouvé l’homme pour cela. Et pour gagner une nuit sur les bénéfices de l’affaire, le Prince annonçait à sa belle, avant-hier, que le Régent serait mort avant son entrée au Palais pour le Grand Conseil au matin du vingtième jour de la sixième lune.

— Donc, hier matin ?

— Exactement,

Le reste s’enchaînait de lui-même. Prévenu dans le restaurant « de l’arc de Triomphe de l’Est » par l’envoi d’un certain mouchoir de soie rose, René Leys faisait donner aussitôt ses meilleurs policiers : pas un n’avait découvert la moindre trace irrégulière dans l’escorte de la garde désignée ce jour-là ; pas le moindre indice dans les rues, pas le moindre fil, même électrique, sous les ponts…

Cependant, au moment où le Régent, descendu de voiture, passait à pied la voûte du Tsi-ming-Kong, on a remarqué, à deux pas derrière lui, parmi les gardes de la porte…

— Qui a remarqué ?

René Leys ne s’arrête pas. On a remarqué un individu qui ne s’inclinait pas avec le geste d’un officier bien appris. On s’est précipité sur lui, on a fouillé ses manches et on l’a désarmé, — car il portait un couteau de cuisine, — et mis en prison, au secret.

— Et le Régent, quelle attitude ?

Car il est toujours agréable de recueillir ce qui est dit face au danger…

— Le Régent n’avait rien vu : il va toujours les yeux baissés, — ce qui est la démarche de cérémonie. Il a bien fallu lui rendre compte…

Je serais curieux d’avoir été celui-là qui lui annonça la chose… le danger. Ou encore celui qui, le premier, soupçonna l’homme au couteau, et se jeta sur lui. Qui était-ce ? Le chef d’escorte ? Suivrait-il le Régent jusque dans le Palais ? Si c’est lui, je donnerais beaucoup pour avoir son récit, quand il sera bien ivre…

René Leys reste songeur un moment plus long que de coutume. Vais-je ignorer ? Enfin, de sa bonne voix confidentielle :

— Oh ! je n’ai aucun mérite ! Il me suffisait d’être prévenu à temps. L’homme était reconnaissable à ce fait que son couteau dans la manche le gênait pour s’incliner. En lui prenant le poignet au passage comme pour l’avertir, j’ai senti qu’il cachait une arme. Quant à raconter la chose au Régent ?… oh ! personne ne voulait s’en charger. Il a bien fallu que j’y aille…

C’est donc lui. C’est vraiment lui. Mais, le Régent ?

— Quand il m’a vu, en dehors de l’heure habituelle, il s’est douté… il est devenu vert. J’ai dit : « Ça n’a aucune importance, c’est fini. » Il m’a regardé. Je crois qu’il n’osait pas demander ce qui était fini. Il a compris que j’étais intervenu, et m’a serré la main.

— Comment, le Régent vous remerciait comme aurait fait Sadi-Carnot ! Il sait donc donner une poignée de main ?

— Je veux dire qu’il m’a serré le pouce, rectifie René Leys. Je lui avais appris pourtant à donner une poignée de main. Mais il oublie toujours quatre doigts.

C’est bien ça. Je sais ce qu’il me plaisait de savoir. Je tiens la main du Régent dans la mienne, ou plutôt hors de la mienne. J’ai la face du Régent devant moi. Cet homme, gonflé d’importance imposée, officielle… je n’ai rien à savoir de plus. J’ai vécu vraiment, un instant, de la vie la plus intime du Palais.

Ce René Leys ! quel merveilleux metteur en scène ! Mieux : quel homme de théâtre ! Quel acteur ! Ce qu’il a joué n’est pas loin du dénouement le plus brave… non pas au moment où il s’accrochait à l’homme armé du couteau… — Mais ces dangers avant l’attente, et la vengeance, après l’attentat même avorté. Je voudrais, comme un bon juge, tirer immédiatement tout au clair :

— Qu’est-ce qu’on a fait de l’homme au couteau ?

— En prison dans le palais. Personne ne s’en doute.

— Qui est-ce ? Un officier mécontent ? Un fidèle du Prince ? Un prince…

— Non. Un cuisinier auquel on avait fait des observations.

— Oh ! Comment savez-vous ? Il a tout avoué ?

— Il n’a rien avoué. Il est payé pour ne rien dire. Il ne dit rien.

— Et la question ?… Enfin, comment savez-vous son origine ?

— Par son couteau. Je vous l’ai dit, c’est un couteau de cuisine, dont il avait l’habitude de se servir.

Nous touchons à l’évidence même, à la logique éclatante de l’évidence. Rien ne remplacerait la certitude que voici : l’attentat, dénoncé vingt heures à l’avance par la belle Policière et Vierge-Maîtresse ; la promesse de son futur amant, instigateur de l’attentat. Celui-ci, second fils d’un Prince fort bien en cour, est difficilement « accusable ». Nul doute qu’il n’ait obéi à des motifs d’un ordre très éminemment supérieur. De quel ordre ? Quels furent ses motifs ?

René Leys ne répond pas. Je persiste :

— Notez bien : si je vous parais indiscret, c’est que je songe à l’avenir : vous venez de sauver la vie au Régent. Vous avez donc gravement déplu à ceux qui prétendaient la lui faire perdre. — Vous ne craignez rien pour vous ?

Ma question semble impliquer René Leys en une subite torture… N’y aurait-il point songé ? Quel enfant ! Décidément il faut penser pour lui. Il faut veiller sur lui. Surtout, il faut prévoir…

— La police du Régent vous couvre-t-elle complètement ?

— Non, puisqu’on s’en prend à lui-même.

— Alors, d’où viennent ces « histoires » ?…

— Je vous l’ai déjà dit : du Dedans. Mais je tiens le moyen d’y pénétrer…

— Enfin !

— Je vous l’ai montré, au théâtre. Vous avez vu, dans la loge du régisseur, à droite de la scène, cette femme mandchoue…

— Il y en avait beaucoup au théâtre !

— Cette femme était un homme, un acteur !

— Eh bien ?

Je m’étonne que mon grand policier se laisse prendre à une femme. Depuis que des touristes, des missionnaires et des académiciens parcourent la Chine, — le moindre journaliste n’ignore pas que les rôles de femmes, en Chine, au théâtre, et parfois ailleurs, sont fort bien tenus par des hommes, plus fins, plus minces, plus élégants.

Mais il explique : ce qui est remarquable en cet acteur, c’est d’avoir, lui, le premier, sous la dynastie mandchoue, obtenu de jouer en costume contemporain ; en costume de femme mandchoue.

— Comment a-t-il obtenu ?

René Leys prend un temps :

— En jouant le même rôle au palais.

Et, de toute la nuit, je ne puis en tirer un mot de plus. Lui aussi, on dirait qu’il joue un rôle, et que son rôle est fini.

3 août 1911. — Cette fois, c’est à mon tour de lui raconter « mes histoires »… j’allais dire « mon roman », si le mot n’était décidément périmé par trente années d’abus et les viols répétés de l’école naturaliste. Enfin… mon entrevue, ma causerie muette, et, à défaut de souvenirs, mes « espoirs », le tout ayant pour objet la jeune dame Wang.

C’est donc chez elle, reçu par elle, malgré les coutumes et les Rites, que je passai la dernière soirée. Certes, nous n’étions point seuls. Il y avait des fils, des filles et des gendres, des enfants de divers lits, mais — fort heureusement pour sa jeunesse — ne sortant pas du sien ! Ils se sont retirés d’assez bonne heure, bien avant le repas qu’il eût été inconvenant d’absorber en famille, femmes et mâles mélangés.

C’est donc à moi, l’étranger, qu’ils ont pieusement laissé le soin de commettre l’inconvenance.

Certes, j’espère bien, en son temps, ne pas y manquer. Restent donc, en présence, sur trois côtés de la table parfaitement carrée et laquée, — elle, moi, le mari. Je mets celui-ci le dernier. Non point, certes, par une ironie facile et usagée (on n’est jamais certain de ne jamais devenir mari, à son heure…). Simplement, le brave homme tient, de lui-même, à occuper cette place. Il va et vient discrètement, parlant bas, très honoré de me voir ainsi à sa table, et franchement flatté… (ou bien, c’est à s’y tromper), de voir le soin que je prends au convoisinage de dame Wang, et les attentions progressives de madame Wang pour moi.

Cela se borne, tout d’abord, à des échanges de bouchées, de menus morceaux de viande qui vont et viennent au bout des bâtonnets, d’une assiette à l’autre…

Chercheur « d’impressions », ou rédacteur en quête de copie, je ne manquerais point de noter les noms bizarres épinglant des saveurs et des sauces d’un fumet classique, très étudié, très commenté, très évolué… J’ai mieux à faire : la jeune maîtresse de maison, moins officiellement peinturlurée, plus intimement parée, se présente sous des aspects féminins enfin discernables.

D’abord, sa toilette de saison, — qui est l’été, — n’est composée que de lignes minces ; verticales mais souples : droites mais ondulées au moindre geste, presque au moindre souffle… Une étoffe à peine opaque où l’air filtre et rafraîchit la peau : un tissu de crins légers, posés sur de la batiste. Une blouse à col échancré, tout rond, d’où part un cou sans anatomie visible, sans muscles et sans maigreur : une mouvante et vivante colonne ronde : tout à fait le « cou du ver blanc ». Sous la blouse, des seins discrets, précis dans leur angle. Enfin des jambes indiscutablement longues. Je m’attarde, afin de mieux mesurer…

Après le repas, la nuit commence. La nuit, faite dans la meilleure société de promesses, d’aventures, d’essais, et de refus… Certes, grâce au mari-professeur, mon entretien se prolonge. Madame Wang a compris déjà que rien de sa personne ne me déplaît, et mieux que des mots bégayés et sans doute ridicules, — l’attention, la politesse exagérée, même européenne, que je lui prête, lui traduisent mes plus momentanés sentiments. Même, — le vin de roses ou de maïs aidant aux illusions brèves, — j’en arrive à me demander si la… suite serait possible… (la nuit et le mari aidant) si, entre l’étranger, accueilli ou toléré que j’ai conscience d’être, et cette jeune femme mandchoue, si… quelque chose ne pourrait exister, au prix de gestes ou de mots, ou d’argent, — autre chose que ce qui se passe et va passer : un obscur état de désir ou d’ironie.

Je la regarde : elle rit à un geste que je fais. Je l’amuse. Je la distrais. Mais il m’amuse à mon tour de savoir si elle considère l’amour physique et tout ce qui s’ensuit comme un jeu d’enfant aussi (et c’est une hypothèse), ou bien comme une honte, une nécessité, un service, une fonction, une aventure, une mode, un moment, une habitude, une manière bien apprise, une cérémonie, un sacrifice, un rite enfin, réglementé par des pages précises de la Bible physiologique inculquée dès le sein maternel à toutes les femelles fécondables sur la terre et dans les enfers !

Ah ! si j’étais romancier, que la chose serait vite réglée ! Vite ! un 3,50 en 300 pages !

Même soir. — Mais je tiens à résoudre, même provisoirement, ce problème : — un Européen, et, précisons, un Français, nubile et normal, peut-il prétendre à la pleine possession d’une jeune Mandchoue, nubile également, puisque mariée officiellement, et décorer cette possession du nom d’ « amour » (sans préjuger des mauvais emplois supposables du mot).

— René, mon ami René, qu’est-ce que vous en pensez ? Un Européen nubile et normal peut-il aimer une Chinoise ? Exactement, une Mandchoue. Et surtout, peut-il en être « aimé » ?

J’interpelle ainsi, familièrement, le confident muet de toute cette histoire. Ce confident semble n’avoir rien compris. Il s’étire, il bâille, il bâille à la fois de la bouche et des yeux, puis les contracte, les ferme, se réveille enfin comme s’il sortait d’un autre rêve que du mien, et répond avec une négligence ennuyée :

— Je n’en sais rien.

Puis, sa voix change tout d’un coup. Il s’étire, se redresse, me regarde, avec un certain regard que j’ai appris à connaître. Et, lentement, profondément :

— Je vous remercie, mon ami, de m’avoir appelé votre « ami ».

C’est vrai. C’était à moi de décider. C’est fait. Ceci vaut bien une autre confidence ! Comme épanché tout d’un coup, il continue et se déverse :

— Savez-vous ce que le Régent m’a offert le lendemain du « coup de poignard » ?

— Dites.

— Une concubine.

— Bien choisie ?

— Je ne l’ai pas vue. Je ne l’ai pas acceptée. J’ai dit au Régent que je ne pouvais la recevoir chez moi… parce que… ça n’était pas dans les coutumes Européennes…

Il rougit. J’insiste.

— C’est tout à fait dans les coutumes Européennes !

— Je lui ai dit aussi que mon père s’en trouverait choqué. Et puis que les appointements dont je disposais ne me permettaient pas de la tenir sur un pied convenable.

Vraiment, René Leys est très embarrassé de cette « faveur ». Cependant, le Régent me semble avoir tout arrangé d’avance : la Concubine offerte habitera, pour quelque temps encore, dans le Palais du Régent, où elle aura sa cour intérieure, réservée, et tiendra sa cour.

En qualité d’ « ami », je crois le moment venu d’offrir mes services. Pécuniaires, strictement.

— Dites-moi, si vous avez besoin de quelque avance… ?

— Merci, répond assez froidement mon ami. Le même soir, on m’informait que mon traitement venait d’être doublé.

— Vos honoraires de professeur ? Deux et deux, quatre. Quatre cents dollars par mois. Au taux actuel, un billet de mille. Ça va bien. Mes compliments.

René Leys me toise d’un seul chiffre :

— Deux mille taëls. Je veux parler de mes appointements comme chef de la Police Secrète.

— Ah ! mes meilleurs compliments !

Ceci porte en effet au sextuple mes très humbles évaluations.

Mais ceci ne résout pas mon problème : une Mandchoue peut-elle, ou non, être aimée d’un Européen, qui est moi ? Peut-elle à son tour entourer cet Européen des gestes habituels qu’on étiquette traditionnellement « amour » par simple pauvreté de notre langue, réputée riche ?

Décidément, je n’en saurai rien. Car René Leys changeant de ton et de mesure, s’empresse de me parler de son père, des projets de son père… et… (horreur !) des amours, si cette dernière prostitution est possible… des amours déplacés de son père !

Il ne me reste qu’une défense : m’endormir ! ou feindre de dormir, sciemment.

15 août 1911. — Ensuite, je me souviens… (j’adopte malgré moi le style qui conviendrait si jamais j’écrivais ce livre… ce livre qui ne sera point, car ne vaut-il pas mieux le vivre ? — Problème.) Ensuite, voici des jours que les révélations récentes rendent ternes… René Leys est redevenu régulier dans son enseignement officiel, matinal dans ses levers (il est toujours debout avant l’aube), fidèle au montoir (c’est toujours la même bête qu’il sort, l’alezan qui l’a jeté huit à dix fois dans la rue…) — et me revient, son cheval éreinté, à sept heures du même matin qui l’a vu s’en aller, à l’heure précise où je m’éveille à grand’peine. Il se douche, se rhabille, et repart, cette fois en charrette chinoise dont la mule a vraiment bonne allure. Il s’en va… évidemment à l’École. C’est tout juste l’heure de son cours d’Économie politique…

— Non ! Je suis maintenant en vacances, m’a-t-il répondu avant-hier…

C’est vrai. L’université chôme depuis plus de quinze jours. Les examens de fin d’année sont achevés. Alors, où va-t-il ? Et surtout d’où me ramène-t-il ces amis variables comme les phases de la Lune, qui s’en viennent à un, deux, trois, jamais plus de quatre, me demander inopinément à déjeuner ?

Ils seraient charmants et fructueux, si j’avais un jour espoir de parler un peu de leur langage… Mais c’est d’avance à s’arracher sept fois la langue de la bouche ! Ils éructent un son mécanique où je n’entends plus rien de l’accent du Mandarin du Nord…

— Nous parlons Shanghaïen, daigne m’expliquer René Leys, qui semble, en ce nouvel aquarium verbal, se mouvoir autant à son aise qu’un poisson à gros yeux et quadruple queue parmi les herbes apprivoisées de ma vasque !

Enfin, lui et ses amis, se trouvent si naturellement en confiance chez moi, que j’aurais mauvais gré à ne pas m’y sentir bien, aussi. Au lever de table, la conversation devient tout à fait indistincte. De temps à autre, René Leys résume en deux phrases françaises, à mon usage, l’essentiel de ce qui vient — peut-être — de se dire.

Mes hôtes s’en vont « après l’orage » qui, régulièrement, dans cette saison des « grands chauds », ne manque point de crever à une heure ou deux après-midi. Lui, n’apparaît plus de tout le jour, et de toute la nuit, avant une heure que nul contrôle paternel ne pointe, mais, — si j’en juge par l’air entendu des domestiques, — s’approche excessivement du lendemain…

… L’autre, en revanche, le Jarignoux, devient tout à coup trop fidèle : deux visites en un mois !

Celle-ci menace un peu fort de tourner à l’inquisition parentale. Sans doute a-t-il reçu de nouveaux avis du Père : le veuf reconvolé s’inquiète toujours de son fils ! Et, pour lui rendre compte, ou plus exactement, « des comptes », Monsieur Jarignoux désire savoir à quoi ce fils emploie son temps, durant les vacances.

Comme je réponds n’en rien savoir, le même inquisiteur insinue : que les Professeurs à l’École des Nobles sont payés pendant les vacances, et qu’ « on » se demande ce qu’ « il » peut faire de son argent.

Je décide de l’ignorer. Jarignoux comprendra peut-être, et s’en ira.

Il persiste :

— Enfin, si je vous en parle, c’est de la part de son père, et dans son intérêt. Et dans le vôtre !

—  ?

— On le voit constamment entrer et sortir de chez vous ! Savez-vous…

Il n’ose continuer… Il voudrait bien m’entendre l’interrompre : je me tais.

— Ce jeune homme, on le croirait noceur ? Eh ! bien, monsieur, on ne lui connaît pas une « petite femme ».

Tout le monde n’est point polygame ! C’est un jeune homme rangé, ordonné. Voilà tout ! Je n’exprime rien… J’attends.

— Vous comprenez, Monsieur, qu’il vous est gaudilleux de le recevoir.

Je réponds avec simplicité :

— La Légation de France le reçoit. Et vous reçoit aussi, Monsieur Jarignoux.

Il part en guerre.

— Le Ministre est payé pour. D’ailleurs, je renseigne : les derniers troubles du Sseu-tch’ouan ont été signalés par moi.

Je médite mélancoliquement. Par fonction ou par ironie, le Ministre de France doit prier à sa table républicaine quelques gens qu’on enverrait volontiers à l’office… Il rompt mon silence :

— Alors, tout ce que je vous en ai dit, comme voisin et comme ami de son père… ça vous est égal ? Eh bien ! Eh bien…

Je songe que par politesse et par discrétion le Ministre de France doit serrer la main à tous les Jarignoux qui ne se sont pas encore décidément compromis… Je tends la mienne. Il s’en va.

16 août 1911. — Oui… Et pourtant, mon voisin, en s’en allant, n’a pas fait disparaître avec lui l’odeur des insinuations empressées qu’il apporte avec cette insistance. J’ai donc appris, bien malgré moi, et je ne l’ai pas oublié, que René Leys n’a point d’autre commerce féminin connu de la renommée que ses visites aux chanteuses de Ts’ien-men-waï. J’ai goûté, et je puis en témoigner, de la professionnelle chasteté de celles-ci… Je dois donc reconnaître que toutes les apparences le condamnent. Et pas même chez lui la présence menue de la petite Japonaise « pour l’hygiène »… Ce jeune homme est maladroitement vertueux. — René, mon cher René, tu es décidément imprudent ou bien mal guidé dans ta réserve juvénile… Faut-il, là-dessus, te conseiller telle une mère, le soir du contrat ? Non. Qu’il se « débrouille » avec sa réputation.

Même ce tutoiement, éclos dans la liberté d’un soliloque, m’irrite, et j’en veux tout naturellement beaucoup moins à lui qu’à Jarignoux. — Après tout, René Leys n’a-t-il pas le meilleur des prétextes à se désintéresser des femmes : une autre femme ; une seule ? Car il n’a point à s’en aller mendier, quérir ou payer à Ts’ien-men-waï, puisqu’il est possesseur, par ordre, au fond du Palais du Régent. Il est temps de s’inquiéter avec décence non seulement de la santé de sa jeune concubine, — mais de la santé de ses amours avec la jeune concubine.

… J’hésite à formuler ma demande : une fois ou deux, il a décliné des indiscrétions de ce genre. Enfin, la morale me paraît ici l’exiger !

— Dites-moi, cher, où en êtes-vous de vos amours avec… le petit cadeau du Régent ?

J’attendais une rebuffade. Non. Mais sa réponse emprunte tout naturellement l’expression Pékinoise.

— Oh ! pas encore ouvert.

Charmant ! et d’une précision bien placée ! Mais je voudrais savoir : pourquoi. L’objet n’est-il point digne de son démaillotage ? Doit-on craindre des précédents fâcheux ? Une saveur ancienne ? Peut-on savoir à quelques dizaines près l’âge, officiel ?

— Seize ans, à la chinoise, répond exactement René Leys.

Donc, quatorze ou quinze années de notre temps.

— Et, elle est jolie ?

René Leys se recueille, hésite, comme s’il ne l’avait pas bien regardée… puis :

— Vous vous souvenez du sixième fils du duc Tch’ang qui était auprès de nous au théâtre… à l’ouest, sur la même rangée ? Je vous l’ai fait voir.

Je ne m’en souviens pas, mais, tant pis :

— Parfaitement, un assez joli… garçon, figure allongée, grands sourcils…

— Non ! une face ronde et une petite bouche… Eh ! bien, ma concubine a tout à fait l’air d’être sa sœur.

Pour peindre la future bien-aimée, quel besoin a-t-il d’évoquer des contours de jeune garçon gras ?

— Je voudrais bien savoir quelle attitude a prise, à l’offrande, le petit cadeau vivant.

— Elle a voulu se cacher. Elle avait très peur. Le Régent lui a ordonné de rester près de moi. Elle s’est beaucoup amusée de m’entendre parler la langue mandarine du Nord. Elle m’avait pris pour un Mandchou né à Canton d’une mère Portugaise ! Je le lui ai laissé croire. Je ne devais pas me faire reconnaître même avec mon nez européen !

— Pourquoi pas ?

— Et les domestiques ? et la P. S. ?

— C’est vrai. Enfin, rien de plus ?

Une rougeur discrètement négative me renseigne. René Leys n’a rien offert de plus. Peut-être doit-il jouer pour elle le rôle immarcescible que « Indiscutable Pureté » assume là-bas dans sa retraite de Ts’ien-men-waï, vis-à-vis du Deuxième Fils du Prince… Peut-être, par ordre supérieur, doit-il demeurer inébranlablement fidèle ?

Fidèle ; mais à qui ? Par ordre… mais… par ordre… de qui ?

Je vois bien à sa face « redevenue » mate et fermée… qu’il n’est point l’heure de poser à voix haute ce double doute…

Saurai-je jamais ? — Mais lui-même, en sa candeur, lui-même… Sait-il ?

25 août 1911. — Combien tout s’explique ! Combien tout s’enchaîne maintenant ! Des paroles, qui d’abord pouvaient sembler maladroites, se précisent comme un… calcul… comme une opération de banque ou de police… Ah ! je lui rends pleine justice à ce défenseur du trône, sinon de l’autel (car le Temple du Ciel est en jeu à chaque dynastie !). Il a su pénétrer justement « là d’où venaient les coups » !

J’avoue qu’il détient une bien singulière fortune ! Peu ou pas d’Européens — non, pas un, même un Jarignoux, ne se flattera d’avoir ainsi été « employé » selon ses meilleures capacités, par ce gouvernement lucide malgré sa vieillesse !

— Enfin, mon cher ami — n’ai-je pu m’empêcher de m’écrier… — enfin, vous me semblez occuper en Chine une place, un poste, une fonction où je ne vous connais aucun prédécesseur historique… à peine un précurseur… ou deux. D’abord, ce vieux Marco-Polo…

Il m’interrompt, assez inquiet :

— Quel âge peut-il bien avoir ?

Manifestement, il ne connaît ni d’âge ni de nom cet exemple classique du Vénitien Comprador à la Chine, fils et neveu de marchand, marchand lui-même, puis hôte de la cour de Khoubilaï-khan, le Gengiskhanide, petit-fils du Khan des Forts, du Mongol Tchinguis-khan, du Maître de la Horde d’Or. — Il ne connaît point Marc Paul, citoyen de Venise, rentré dans sa patrie après dix-sept ans d’absence avec les poches lourdes de richesses, la bouche si pleine d’aventures et de lointains et d’ailleurs, que ses contemporains n’en voulurent rien croire, que personne « croire ne put ».

— Vous dites ? interrompt René Leys que mon français du temps laisse abasourdi, et qui écoute, très flatté d’être comparé à un personnage inconnu.

Marco Polo ! fils et neveu de Nicolo et de Matteo Polo ! qui pendant plus de dix ans fut l’envoyé plénipotentiaire de l’Empereur d’Extrême-Asie, cependant que chez nous sa patrie se battait contre Gênes et Pise, et que notre bon roi Louis guerroyait en Palestine… Et Marc Paul de retour voulut aussi se battre pour sa Patrie, et, ayant été le Missus Dominicus, l’envoyé extraordinaire et plénipotentiaire du Khan à travers les espaces immenses, fut fait prisonnier durant six ans par les Génois, — et grâce à cette opportune captivité, eut l’heur et le temps et le lieu de nous laisser un livre, la Grande Bible d’Exotisme, la Conquête des Ailleurs incroyables, sous le titre plus beau que tout ce qu’il contient : Diversités et Merveilles du Monde

René Leys ne connaît point Marco Polo !

Il ajoute :

— Et l’autre ?

— L’autre ? Eh bien : Sir Robert Hart.

Celui-là, il est impossible de l’ignorer, quand on a mis son pied européen dans la Chine fade contemporaine… — Le compliment est même un peu gros. J’attends de René Leys une dénégation modeste, une mise au point de ses mérites rapportés à l’œuvre foncière du petit commis des douanes anglaises devenu Grand Maître du Crédit de l’Empire auprès de la finance internationale. Mais, certains rapports au début, et du côté de René Leys, un… avancement plus rapide, j’en conviens.

Lui aussi, car il néglige carrément Robert Hart.

— Mon père le trouvait un peu faible, un peu trop entiché des Chinois… Et il parlait pékinois comme un compradore de Shanghaï !

J’arrête mes comparaisons flatteuses et j’engage René Leys dans « la voie des aveux ».

— Et ce moyen, dont vous m’aviez parlé, pour pénétrer à votre aise dans le Dedans ?

— Quel moyen ?

— Ce… cet acteur costumé en femme mandchoue par grande exception… Voyons ! vous m’avez mené au théâtre tout exprès pour me le montrer !

— ?

— Mais oui, à gauche de la loge du Régisseur…

— Je ne m’en souviens pas, avoue René Leys. Je ne peux pas vous avoir montré un acteur costumé en Mandchou… c’est tout à fait défendu.

— Par exemple ! J’ai une mémoire impitoyable, indiscrète. Je suis sûr d’avoir enregistré tout cela.

Si j’étais franc, je dirais : d’avoir écrit tout cela. Je commence à le connaître comme un jeu d’esprit de moi-même… Ce brave petit René Leys, j’en arrive presque à deviner ce qu’il va me dire… ce qu’il me dit :

En effet, sa voix change tout à coup :

— Vous m’excuserez de n’être pas venu depuis quelques nuits. J’étais au Palais, et assez occupé… J’étais…

Il n’hésite pas :

— J’étais convoqué pour une audience.

— Une audience… de nuit ? Mais le Régent ne couche pas au Palais ! Alors, le Petit Empereur de cinq ans ?

Il ne répond pas. J’insiste :

— Je ne vois vraiment personne autre que Lui…

— Et l’Impératrice, reprend modestement René Leys.

C’est vrai, et assez peu galant. J’oubliais l’Impératrice actuelle… et pourtant, c’est moi qui la lui avais signalée ; et j’avais, pour la première fois, prononcé le nom. Depuis la mort en beauté féroce de la Terrible Douairière, Tseu-Hi, qui, sous son règne ou plus exactement sous elle, tua un mari-Empereur, un fils de sa chair, Empereur, un neveu, fait par elle Empereur, et gouverna plus fort et plus longtemps que l’autre Concurrente d’Extrême-Occident, l’autre « Old Lady », Victoria, sa contemporaine ou à peu près, — depuis cette mort, les mots « Impératrice » et « Douairière » ne coiffaient plus rien d’existant (pour moi). Parfois, les gazettes locales enregistraient quelque geste rituel démarqué d’autrefois, un assez pâle édit brodé du sceau délavé de Long-Yu… C’est vrai. J’avais « oublié » l’Impératrice !

— La cousine du Régent, n’est-ce pas ?

— Bien plus ! sa propre belle-sœur ! puisque le Régent est le frère cadet de l’Empereur défunt dont elle était la première femme…

C’est encore vrai. J’avais oublié aussi. Mais le cousinage me paraît ici plus grave, et d’importance politique moyenne : le Régent et elle étaient neveux à un degré peu éloigné de l’ancienne Douairière ; l’un et l’autre portaient le même Nom de Clan, Nom d’assez mauvais augure, puisqu’une prophétie, qui remplit les bouches mécontentes de Pei-king, assure que la dynastie finira « par les fautes du Clan Ye-ho-na-la ».

— Comment, mon cher Leys, vous ne connaissez pas cette « mauvaise aventure » attachée à la famille de vos amis ?

Ce cher Leys répond avec sécurité :

— Les Ts’ing sont plus solides qu’ils n’ont jamais été, et le Régent beaucoup plus habile qu’il n’en a l’air. Il accepte toutes les Réformes…

— Justement. Ceci me ferait peur… et les attentats…

C’est alors que j’en reviens à mon inquisition…

— Mais vous m’aviez dit, pourtant, que le dernier des attentats venait de l’endroit même du Palais où vous teniez à pénétrer… où il me semble que vous venez d’être reçu… Dites-moi, est-ce que par hasard, en remontant de complice en complice, vous ne seriez point parvenu jusqu’à la « Personne » qui vous appelait en audience ? Alors, bien joué, mon ami. Ne répondez pas ! Vous venez de me rappeler fort à propos l’existence assez falote de l’Impératrice Long-Yu. Je pose que son mandat est doublement limité : par son insuffisance, par la majorité future du petit Empereur, — et aussi par la personne du Régent. Si notre Dame Long-Yu est un peu ambitieuse, la personne vivante du Régent doit lui sembler peu nécessaire au bien général de l’Empire, et néfaste à son bien particulier. Donc, le Régent a mauvais goût à vivre encore. Si j’étais mélodramaturge, je n’hésiterais pas à imprimer à cent mille exemplaires que l’Impératrice Long-Yu « aiguisa elle-même le bras du meurtrier ».

Silence improbatif de René Leys.

Il me faut aller plus loin. Alors, dans une série de déductions serrées de plus en plus, je rassemble mes arguments : je précise : que le second, peut-être même le premier attentat, sortaient d’un coin du Palais où René Leys, ni même les meilleurs limiers de la P. S. n’avaient jamais pénétré… que le chef des limiers, René Leys, venait au contraire d’y être appelé en audience ! Je concluais, — supprimant simplement les intermédiaires nombreux, — je concluais fort justement que l’Impératrice Douairière Long-Yu était la seule et responsable instigatrice des coups dirigés contre la peau tremblante du Régent (bombe et couteau)… que le deuxième fils du Prince T’aï ne jouait là qu’un rôle de comparse, — peut-être payé… ou d’amoureux rétribué également en espèces, et non pas en nature ! Donc, j’accuse Dame Long-Yu d’être amoureuse du Fils de Prince qu’elle élèverait, après la disparition du Régent, au rang brusque d’Empereur-Consort, accordant pour la vie, à la petite chanteuse toujours vierge, le titre de laveuse de linge de nuit de noces, et, à sa mort, la consécration officielle d’un bel arc de triomphe que l’on réserve aux veuves exemplaires, aux vierges à tous crins, et dont les poteaux, enjambant les carrefours, laissent passer dans leur entrejambe toute la circulation de la rue !

Très fier de ma déduction policière, j’insiste pour que René Leys s’aperçoive de ma lucidité :

— Hein ? Pour ne pas « en » être (encore) de la P. S… ai-je deviné ? Flairé ? Oui ou non ?

L’air de René Leys est tel, que je l’entends d’avance me répondre, comme il fit une première fois, avec un appuyé cinglant : « Ah ! ceci est mon affaire ! » — Je répondrais : « En effet, mais pourquoi m’en parles-tu ? »

Il reste muet. Il se renverse en arrière avec un port de tête très alangui. Il me regarde. On dirait qu’il prépare une confidence amoureuse… Lui ! — Voilà qui renforcerait jusqu’au fiel les malveillantes suppositions de Jarignoux !

Il parle enfin :

— Je vais vous conter l’histoire de la première nuit de noces de « Kouang-Siu »…

J’interromps :

— Pourquoi l’appelez-vous « Kouang-Siu » ! vous qui savez certainement son nom !

— Pourquoi voulez-vous que j’use du nom qu’il est défendu de…

— C’est vrai. J’accepte le pseudonyme. Alors ?

— Kouang-Siu, quand on lui a dit qu’il devait épouser l’impératrice actuelle, n’avait encore jamais vu de femmes…

— Jamais « vu » ?

René Leys rougit comme un rhétoricien impubère. « Voir » tient donc dans son récit la place que l’autre verbe, non moins actif, « connaître », occupe dans la Bible des Hébreux.

— Enfin, commente René Leys, il n’avait pas l’habitude… Il a demandé conseil à l’un de ses amis.

Ceci me paraît naturel.

— Et son ami lui a dit : « Quand toutes les cérémonies, qui durent huit à dix jours, seront finies, vous vous trouverez seul avec l’Impératrice… »

René Leys rougit encore…

— Seul… on n’est jamais seul au Palais. Il y a l’introduction par les eunuques et les soins des suivantes… C’est pourtant ce que lui a dit cet ami… « Enfin, on vous avertira que tout est prêt. Vous vous approcherez de votre épouse, vous vous étendrez sur elle, et vous agirez. »

René Leys s’interrompt.

Il me semble pourtant que nul conseil ne pouvait être formulé d’une façon plus classique, plus pure de langage, plus énergétiquement à propos. Je ne vois rien à reprendre à cela.

— L’Empereur, désirant faire plaisir à son ami, en suivant son conseil, s’est approché de l’Impératrice, et s’est étendu sur elle. Mais alors, — comme il avait un peu trop bu de vin pendant les huit à dix jours de fête, — il a oublié d’agir, et il s’est endormi…

Je regarde avec admiration René Leys. Rien ne pouvait évoquer avec plus d’angoisse le fantôme disparu, l’Impuissant, l’Inachevant par Raison d’État…

René Leys a-t-il vraiment conscience de la valeur de ce qu’il dit ? Et surtout, qui a bien pu lui raconter cela ? Un Eunuque ? Il n’aurait pas compris ! Une suivante… n’eût osé…

Lui demander d’où lui vient cette anecdote si conjugale ? si spéciale ? Jamais je n’oserais moi-même… D’ailleurs le voici de nouveau perdu dans un rêve alangui, les yeux noirs grand ouverts sous le ciel noir… Il n’est pas décent d’interrompre…

Il se redresse brusquement :

— Savez-vous combien m’a coûté ma première « nuit » au Palais ?

Vraiment non ! je n’en sais rien ! Je manque de bases… D’abord, qui a-t-on payé ?

Pour René Leys, aucun doute : il faut d’abord payer les Eunuques.

Je fais un calcul rapide. Le dix pour cent est la formule habituellement tolérée par les Européens aux prises avec les valets chinois… mais ici, ces valets sont tous fonctionnaires et de très haut rang ! — Et puis, dix pour cent de quoi ? — À tout hasard, je propose un chiffre que je crois considérable :

— Cent dollars !

Et je sens René Leys me mépriser, — pour deux raisons : je me suis servi du terme économique de dollars, à peine les soixante-dix centièmes du vrai taël, de l’once d’argent fin, coulé en lingots naviculaires…

Or, savez-vous, à votre tour, le chiffre de taëls que René Leys a dû payer ?

— Trois mille quatre, poids comptant, — et simplement comme souhait de bienvenue, à la porte, comme droit de passe. D’ailleurs, les choses se sont faites avec une rigueur toute commerciale ; il en a le reçu en règle…

Et il me tend un papier couvert de caractères dont les abréviations cursives demeurent dans ma main peu efficaces à éclairer ce qu’il vient de me dire… Je regarde, sous les derniers éclats de ma lampe qui saute, les files de caractères aussi mystérieux pour moi qu’une sténographie Égyptiaque enveloppée d’arabesques Hittites, cloutée de cunéiformes et regrattée par vingt archéologues !

Et, comme je relève avec stupéfaction la tête et veux lui rendre son papier, — un document précieux ! le reçu de trois mille quatre cents taëls d’argent pour une nuit première au Palais, — je m’aperçois qu’il dort tout de bon et très sincèrement.

Je mets le précieux papier dans ma poche et renvoie au lendemain la suite et l’issue de cette belle « première nuit »…

28 août 1911. — Nouvelle aventure ! nouvelle histoire un peu vexante pour ma perspicacité. Comment ai-je pu comparer René Leys à Robert Hart et même à Marco Polo ? Comment ai-je accouplé cet admirable fils d’épicier belge à ce petit commis anglais et au neveu des marchands vénitiens ? Je n’aurais pas dû lui dire : vous êtes aussi fort que Robert Hart et Marco Millioni ! Je lui fais toutes mes excuses, il fallait dire : vous êtes allé plus loin, dans la pénétration de la Chine, que tous les Européens connus et à connaître… Vous avez atteint le cœur du milieu du Dedans — mieux que son cœur : Son lit.

Et voici que ce roman secret et policier, — si jamais il m’incombait l’indécente hypothèse de l’écrire, — voici que ce roman vient tout d’un coup d’avouer son héros, véritable, authentique, vivant : en la personne de l’oiseau le plus rare de tous les romans bleus et roses des deux mondes : le Phénix ! Ce héros est une héroïne. Ce Phénix est femelle. Déjà, j’en ai trop dit : tout lecteur chinois de ces notes a dû comprendre ; mais, ayant compris, je doute qu’il ait fait comme moi : qu’il ait cru. Il faut avoir la foi réceptrice d’un voyageur étranger épris de ce pays pour admettre sans scrupule ce qu’un lecteur indigène déclarerait sacrilège, immoral, scandaleux, incorrect, inhabituel… Et pourtant, combien tout ce qui suit devient logique et nécessaire ! inévitable !… Des paroles qui pouvaient tout d’abord sembler maladroites se précisent, — et je lui rends justice, pleine justice, à cet amoureux triomphant ! à ce vainqueur René Leys ! Quelle revanche de l’assaut des Légations en 1900 ! Il vient d’assiéger et de vaincre le cœur impérialement clos, la Personne triple et quadruplement enceinte ! l’inexpugnable ! la Mère de l’Empire, l’Aïeule des Dix Mille Âges !

C’est même ce dernier détail qui me fait croire à ce miracle d’amour : la différence de condition sociale ou de race subrogeant sur une simple différence d’âge, surtout à rebours. Si je compte « historiquement », Dame Long Yu possède à elle toute seule trente-huit à quarante ans. Lui, pas même dix-huit. Les probabilités chronologiques sont fortes !

Et d’ailleurs, je tiens le document. Il semble qu’à chacune de ses nouvelles aventures, de ses nouveaux avatars, René Leys ait soin de me fournir galamment les raisons de croire : voici trois jours, c’était le reçu en règle de cette « Première Nuit »… (Il faudra bien me décider à le lui retourner : il en aura sans doute besoin pour marchander la seconde.) Aujourd’hui c’est un poème en prose, une sorte d’épître lyrique. (Le papier en est d’ailleurs parfaitement ridicule : des fleurs simili-bleues sur un vert et rose sentimental. Une enveloppe moirée crème et beige alangui.) Cela commence par :

— « Mon cher Victor… (déjà ?) Je m’autorise de nos conversations antérieures pour te tutoyer, en prose à la chinoise, comme font, en vers, les bons amis. Je t’écris pour te dire que tu avais parlé juste : puisque tu m’avais questionné : est-ce qu’une Mandchoue peut aimer un Européen, et en être aimée ? Permets-moi de te dire que c’est possible et que je le ressens. Puisque tu t’intéresses à tout ce qui La touche, comme moi (« la » est précédé de la majuscule impériale), je m’empresse de te communiquer ce qui suit : Hier, trouvant qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener ensemble (sic) sur la « Mer du Sud ». C’était le soir. Les derniers rayons du Soleil doraient le sommet de la Tour Blanche, et une légère brume couvrait le lac. Je me revois encore, habillé en mandarin de quatrième classe, assis près de sa chaise, derrière laquelle se tenaient deux eunuques et trois dames d’honneur, abandonné dans mes pensées au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup, j’entendis derrière nous des coups de gongs et de tambours ; c’étaient des eunuques qui suivaient dans une autre barque, chantant des airs antiques, sans aucun rapport avec ceux que j’ai appris au théâtre de Ts’ien-men-waï, mais qui n’en charment pas moins…

« Quand nous descendîmes de bateau, et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’elle avait composée en m’attendant, et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle ?

« Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées de cinq couleurs par les feuilles des dix mille arbres qui se mirent (sic) sur ses bords…

« Le paon et la paonne volent pourtant plume à plume dans les airs embaumés.

« Mais je crois l’apercevoir : une douleur bien connue fait tressaillir le sein du Phénix. »

(Le reste en prose, moins poétique, et, tel un commentaire) :

« Juge, mon cher ami, de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin, faisant mon cours d’économie politique ! Ma classe est au premier étage du bâtiment de l’Ouest, et de mes fenêtres on aperçoit les toits jaunes des Palais Impériaux… Je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite Celle avec qui je causais la veille…

« Qu’en dis-tu ? Ceci fait-il bonne figure dans les « documents » et souvenirs que tu cherches sur Lui ?

« P.-S. (j’allais lire « Police Secrète »… !)

« Post-Scriptum : N’oublie pas surtout de déchirer cette lettre ! »

… Voilà qui est fait.

4 septembre 1911. — J’ai eu tort. J’aurais dû la conserver, cette lettre… première, ou tout au plus seconde. Voici la troisième. Il serait fructueux de comparer les premiers billets d’excuses qu’il m’écrivit, voici quelques mois… C’était gauche et enfantin… L’écriture reste encore indécise, mais avec des barres, un appuyé ; des majuscules qui n’existaient certes pas ainsi dessinées, et d’ailleurs, que je reconnais fort bien : cet M aux deux jambages durs et verticaux, ce V prolongé d’un trait horizontal, cet S certainement lancé de bas en haut… je sais à quelle écriture il vient de les emprunter : à la mienne. Voilà qui est, tout à rebours, surprenant ! Je constatais l’influx chinois, découlant de ce maître en vie pékinoise. J’étais loin de me croire exercer une action calligraphique et sournoise sur lui. Elle est flagrante. Je relis curieusement ce billet, malgré sa banalité :

« Mon cher ami, j’ai un conseil à vous demander, (Prosaïquement, il a repris le « vous ».) — Voulez-vous que nous fassions de bonne heure, demain, une promenade à cheval ? Je crois bien que nous en avions parlé… Je vous serre la main. — René Leys. »

C’est vrai ; nous étions convenu d’une promenade à cheval, un matin, de très grand matin. Mais qu’est-ce donc qui importe : la promenade ou le conseil à lui donner ? — Sur sa vie officielle chinoise ? D’avance, je me récuse : il semble la conduire assez loin. — Sur sa vie officieuse ? Attendrait-il les… avis qui ne manquent jamais aux jeunes mariés ? — Ou, s’il a dessein d’être fils rancunier, va-t-il falloir lui dicter des « remontrances irrespectueuses à son père » ?

Demain…

… Avant de m’avoir laissé l’heure décente du réveil, il est là. Déjà ! Un grand beau jour, mais on devine encore à peine s’il fera bleu clair ou cendré de plomb ! Lui me prédit que le temps sera merveilleux. Il respire le dehors et l’air froid… Il m’enlève… nous voici dans la pleine campagne, à travers les champs de sorghos aux tiges plus hautes que nous en selle ; — au long des canaux pleins d’eau tiède de l’été… — à travers toute la plaine qui, de la mer aux montagnes, contient ma ville Capitale, la soupèse, la porte, l’entoure, l’abreuve et la nourrit !

Ce n’est rien de tout cela qui l’occupe… Il choisit son moment, me prie de mettre les chevaux au pas (il est bien temps ! nous sommes partis à un train de « trois mille mètres, haies ») et répète les termes de sa lettre.

— J’ai un conseil à vous demander.

— Entendu.

— Je voudrais savoir ce que vous feriez à ma place.

Qu’il me permette tout d’abord de m’y mettre, à sa place. Quelle est-elle, exactement ?

— Vous vous rappelez de cette concubine…

(J’ai fort envie de reprendre mon Professeur. « Vous rappelez-vous cette concubine… » Il est Belge et manifestement ému : double excuse…)

— Cette concubine que m’a offerte le Régent…

— Oui.

— À ma place, qu’est-ce que vous en feriez ?

Comment ! Ça n’est pas encore « fait » ?

Si j’avais le loisir de répondre, je répondrais certainement : « Suivez le conseil de l’ami de votre ami « Kouang-Siu » : « Vous vous étendrez sur elle et vous agirez »… mais il interrompt jusqu’au silence de mon conseil !

— Je ne veux pas dire… (Il rougit.) Enfin je ne sais pas s’il faut l’accepter officiellement.

— Acceptez, croyez-moi, acceptez au moins — officieusement. Vous m’avez dit que cette jeune offrande n’est déplaisante ni d’âge ni de formes. — Auriez-vous alors des raisons… politiques ?

Il saisit la perche que je lui plante.

— Oui, des raisons « politiques ». Elle ne le permettrait plus.

Il a donné au pronom « Elle » la même majuscule impérialissime qui se réserve rituellement à « Lui », avec l’inflexion de la voix équivalant au levé respectueux des deux poings réunis…

Et il se renferme dans le silence tardif qui suit d’ordinaire les moments où l’on feint, après coup, « d’en avoir trop dit ».

À mon tour de partir au galop. J’ai besoin de détente, de joie vive ! je suis follement gai. Il vient de me confirmer si crûment, si franchement dans l’aveu poétique de la lettre… Quel brave enfant ! Seul, j’aurais mis dix ans à entrebâiller la porte basse dont il m’ouvre les deux vantaux.

Quand je m’arrête un peu essoufflé, je le vois à la hauteur de l’épaule de mon cheval, me répéter d’un air attentif :

— Qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

— À votre place, je me féliciterais d’abord d’en être arrivé là… Et puis j’essaierais de tenir le plus longtemps possible : les audiences de grande Dame relèvent d’un protocole assez capricieux… Et j’attendrais avec confiance qu’après m’avoir ouvert la porte au nez, on me la referme au derrière…

Oui, c’est bien ce qu’il fallait lui répondre… Il ne faut pas lui laisser monter ce grand cheval : Amour d’Impératrice. — Le sport est un peu trop près de l’écurie. Il faut surtout l’empêcher de prendre ceci très au sérieux… Je vois clair et mon conseil aura du bon : l’Impératrice a daigné tromper son veuvage en s’égayant de la présence auprès d’Elle, — pour quelques nuits, — de ce jeune Européen vêtu d’un contour de peau « romantique » (il est vraiment beau, même à la Chinoise), à l’exception d’un nez que j’estime parfait et qui doit ici passer pour une trompe ! mais qu’Elle lui pardonne sans doute comme un signe de race. (Une Princesse pardonne à son singe favori de posséder une vilaine queue poilue, de grimacer et de mordre, peu importe, pourvu qu’il l’aime.)

Mais lui, avec une ferme précision, remet toutes choses à leur point. Il ne s’agit pas de se préparer à quelque disgrâce (il me semble bien sûr de son fait). Et je comprends tout : le débat n’est ni tragique, ni biblique, ni comique, encore moins appassionné sur le mode Hugolâtre ! mais ressort tout entier du programme qu’il professe à l’École des Nobles : Économie politique ; je veux dire à la fois politique générale et avarice privée : le tout résumé dans cet aveu définitif :

— Je ne peux pas Lui déplaire (Lui, pronom féminin, avec majuscule Impériale…) : c’est d’Elle que dépend toute ma situation !

Donc, au fond de tout ceci, le traitement de tous les mois augmenté, ou supprimé ? Ce n’est donc que cela ! Le peu d’amour, qui par extraordinaire aventure aurait pu se glisser entre l’amante millénaire et son jeune concubin, — ne s’est pas glissé ! — Pour la première fois, ce garçon m’a déçu.

7 septembre 1911. — Il est vrai qu’à bien réfléchir, plus encore à bien compter, la « situation » en vaut la peine. Que son père se rassure entièrement sur l’avenir et le présent de son fils : il m’annonce aujourd’hui à déjeuner, coup sur coup, qu’il est autorisé à porter la « Veste de cheval », et qu’il est nommé Grand Trésorier Payeur de tous les Princes du Dedans !

Je ne sais de quoi il convient de le féliciter davantage : le port de la « Veste de cheval », du Ma-koua, est sans doute un honneur extrême ; la « veste » en question est un véritable vêtement de couleur jaune, mais comparable, si j’ose dire, à un chapeau, au couvre-chef que les grands d’Espagne gardent noblement sur la tête dans certaines églises où ils entrent, comme la veste, à cheval. René Leys en est fier, car seuls jusqu’ici quelques Princes du Sang et les Ducs au Casque de Fer, et quelques anciens conseillers chinois ont porté cet habit jaune… Et le grand Tuteur Untel, et le Prince mongol Untel et Untel et le Vice-Roi des deux Hou et d’autres encore, n’ont jamais, jamais pu l’obtenir.

C’est bien cela : la qualité rare de la vertu de cet « ordre » consiste éminemment dans le mépris de ceux qui le possèdent pour ceux qui l’ont manqué de peu… En quoi cette « distinction » ressemble à tous les ordres du monde…

L’autre titre est bien plus pesant, plus sonnant. René Leys est prêt à me chiffrer les mensualités qu’il devra désormais compter lui-même à chacun des Princes. C’est ainsi que ce brave « Pou-louen », bien connu des joueurs de billard européens et cependant ex-futur héritier du trône par son ancêtre direct, Tao-Kouang, dixième Empereur, Pou-louen, « émarge » pour onze mille taëls à chaque lune. Le Régent, pour cinquante-cinq mille… Quant à la Douairière Long-Yu, outre sa cassette particulière, savez-vous ce que lui rapporte le titre qu’elle porte ? Long-Yu !

— Oui, oui, on l’appelle Long-Yu.

— Ce n’est pas un nom ; c’est un titre, offert du bout du pinceau du Régent ; un titre qui la met au-dessus de toutes les vieilles concubines T’ong-tche… eh bien, ce titre lui vaut dix mille taëls… de plus tous les mois.

Je feins l’éblouissement : deux mots, deux caractères honorifiques, ont-ils donc à la Chine un si grand pouvoir financier ? Je comprends que la situation de René Leys soit solide : je totalise et je conclus :

— Vous me paraissez en bonne posture. Vous voilà donc en même temps ami du Régent et… a…mi de l’Impératrice. Vous réconciliez à travers vous la dynastie… C’est un grand service rendu… Comment l’ont-ils reconnu ?

Il me répond avec modestie et précision :

— J’ai reçu l’avis que mes appointements étaient portés à quatorze pour cent…

Certes ! je ne me risquerai pas à demander « quatorze pour cent » de quoi ! Cela doit être extraordinaire. Je félicite en toute confiance !…

20 septembre 1911. — Et pourtant, aucun doute : il aime et il est aimé. Ce n’est plus seulement ses majuscules qui se redressent et prennent tournure virile. Mais son air d’enfant aventureux s’est changé en un contentement rassis, très satisfait de soi-même… un peu replié aux lendemains de grande audience… Il semble que quelque chose se soit décidément développé, transformé, révélé…

Serait-ce… Et tout d’un coup ce scrupule me prend : l’Impératrice aurait-elle été pour lui non seulement une amante après quelque autre, mais… qui sait… la Révélatrice ? L’Initiatrice ? Bien des choses me le feraient supposer. Il est vraiment délicat de le presser là-dessus. Délicate lorsqu’il s’agit d’une fille, malgré les preuves, la question devient presque impossible à poser quand il s’agit du sexe auquel je dois le mien… Il est vrai que la Poésie bien entendue permet toute licence. Et ce que l’on ne doit exprimer en paroles vulgaires demeure toujours possible à renier… Lui-même, en me faisant sous forme de lettre poétique l’aveu de la « Première Nuit », m’invite à prolonger la correspondance sur un mode équivalent.

Donc je compose et recopie avec grand soin sur papier filigrané de fleurs pâles, transparentes et indiscrètes, le poème suivant :

« Le jour nocturne où la Phénix-femelle reçut dans son nid le fils de l’Aigle Étranger,

« Qui des deux a tressailli d’amour ou d’ignorance ? La Phénix ayant par devers elle une déjà longue existence, sait tout, — et bien des choses encore.

« Mais le fils de l’Aigle veuf vient à peine d’ouvrir ses ailes : il bat à coups précipités ; il succombe.

« Lequel des deux ouvrira pour l’autre le sein bienheureux ? Si ce n’est, elle-même, la Phénix éternelle, maternelle,

« Qui l’accueille, qui le garde, qui le reçoit comme un hôte dont on précède, dont on provoque tous les pas ! »

J’aurais beaucoup aimé écrire d’un seul jet de pinceau ancien, en style coulé dans le bronze des vieux caractères « Tchouan », ce petit poème que j’ose affirmer « de circonstance ». Je dois me contenter de le retraduire en français, d’un chinois qui ne fut pas. — Je m’abstiens de le commenter, — il me paraît assez clair, — et l’expédie par la poste à l’adresse de M. René Leys, Professeur à l’École des Nobles.

S’il comprend, il me répondra. Ceci n’est pas très insultant : j’ai mué, par licence permise, le fils d’un épicier en aiglon !

26 Septembre 1911. — Il a compris, mais il n’a pas répondu, du moins sur le mode poétique : Loin de me retourner un poème qui reprenne les mêmes rimes (comme il est d’usage) et qui leur fournisse un écho, il m’a dit gentiment, familièrement, ce premier soir où nous nous retrouvons comme au début de notre intimité amicale, chez moi, face à la nuit qui dans son noir brave l’honnêteté, il m’a dit :

— C’était bien composé, votre petite lettre chinoise : on aurait dit des « caractères accouplés se faisant vis-à-vis ». J’ai saisi l’allusion historique… C’est bien Elle qui m’a…

Ici, un verbe bien français que je me refuse à noter, purement par décence chinoise.

J’ai donc pressenti ou calculé avec exactitude. En termes précis et policiers, « la Vierge s’est enfin accordée au Prince » (si l’on invertit les sexes dans cette proposition). C’est parfait. Mais lequel des deux dois-je féliciter ? Elle, d’avoir choisi avec goût en dehors de sa race ? Lui, d’avoir été choisi par Elle ? Le voici Chef de la Police Secrète et amant officieux de Celle qui ne doit point en avoir d’Officiels ! Ami du Régent ! Titulaire d’une jeune concubine offerte par ledit Régent ! Endossé de la veste de cheval ! Bref, un jeune homme très « arrivé » avant même l’âge d’homme. Par conséquent… heureux ?

Il hoche la tête avec beaucoup de gravité.

— Non. J’ai des ennuis. Les provinces du Sud m’inquiètent.

Et, sur un ton de profonde confidence :

— Il y a ce Sun-Yat-Sen…

Là-dessus, je puis vraiment le consoler :

— Non, mon cher. Ne vous alarmez plus. Sun-Yat-Sen ! Vous n’y pensiez même pas, l’autre jour, quand je vous en ai parlé ! Avouez-le : je vous ai mis à l’oreille cette puce cantonaise. Dangereux ? Tenez : comme cela.

Et de mon ongle du pouce droit, j’écrase sur celui du gauche un parasite imaginaire. Je termine en soufflant :

— Que la Dynastie en fasse autant, et voilà l’insecte et sa démangeaison révolutionnaire passée… et de nouveau de bons jours de règne et de bonnes nuits… d’amour. Au reste, vous ne m’avez jamais parlé des vôtres qu’en termes si poétiques qu’il m’a fallu inventer le réel. Pourtant, vous n’êtes pas là qu’en Esprit. Du côté « chair », que se passe-t-il ?

— Il y a le protocole, répond, sans rougir apparemment, le jeune homme ainsi mis en cause.

Je voudrais bien, sinon répéter ce Protocole, qui, dans ses gestes principaux, me semble remonter à la plus haute antiquité, du moins en connaître les nuances…

Il s’y prête et du meilleur gré du monde. Même il devance ma première question :

— Comment je pénètre au Palais ? Mais sous un costume de Princesse Mandchoue.

— Ah !

— … que j’échange à l’intérieur des murailles pour un costume de mandarin de quatrième classe.

— Ah ! tant mieux ! Oui, je préfère vous imaginer homme. Et alors ?

— Alors, le vieux Ma, vous savez, l’Eunuque en titre, qui a succédé à Li Tien-ying, qui était l’amant de la Vieille, — il vient lui-même me faire passer les autres portes jusqu’à la cour du palais de l’Est, où les eunuques de service aux Appartements me reçoivent.

— Comment vous « reçoivent-ils » ?

— Ils ont toujours un mot délicat. La dernière fois, ils m’ont dit : « Notre Maîtresse vous attendait spécialement ce soir ! »

— Délicat !

— Je les paie bien. Savez-vous combien la nuit dernière m’a coûté ?

— Non… je ne me hasarde plus aux comptabilités de ce genre.

— Cinq cents taëls !

— Pas plus ? Il me semble que c’est beaucoup moins cher que la Première Nuit. Le tarif serait-il du mode « décroissant » ?

— Oui. J’avais d’abord payé cinq mille…

— Pardon ! Trois mille quatre. C’est noté. Je m’en souviens à une sapèque près…

J’en ai même le reçu, — ajouterais-je, si, depuis qu’il a bien voulu m’en faire don, je ne le gardais en poche, honteux de ne pouvoir le déchiffrer…

— Depuis, j’ai fait mes conditions. J’entre pour beaucoup moins. J’ai passé un « t’ong-t’ong » avec un prince qui a grand désir d’entrer la nuit au palais. Nous payons pour « l’ensemble ».

J’ai grand désir, moi, de revenir à des détails d’un genre plus poétique.

— Dans cette « audience », qu’est-ce que l’On vous accorde ?

— Oh ! je ne demande rien. Ce n’est pas là que l’on présente les propositions sérieuses. C’est au Ministère de l’Intérieur. Ainsi, je viens d’être nommé…

Je l’arrête. Il y a, je crois, confusion entre différents ministères. Je me suis mal exprimé. Je voulais dire : est-ce que l’Impératrice est aussi sévère que la jeune policière de Ts’ien-men-waï… vous comprenez ? Enfin, ceci vous regarde !

Mais René-Triomphant n’en est plus à me marchander des détails intérieurs. En peu de mots, je deviens spectateur de chacun des actes prévus. Je sais comment l’on s’étend sur le lit tiède, fait de briques creuses, adouci de coussins de soie, et qu’en hiver on chauffe par la bouche extérieure comme un four, en y brûlant des herbes odorantes. Grâce à lui, je pénètre véritablement le milieu le plus intime du Palais. Ce jeune homme est jeune au point de donner comme histoires amicales et amusantes tout ce qu’un homme fait, dompteur de femmes, tient à cœur de garder jalousement pour lui. C’est ainsi que j’apprends sans détours « qu’elle est moins grasse que ne la représentent ses portraits » — et que, même déshabillée, elle garde toujours ce « petit triangle de soie qui pend entre les seins et le ventre, et forme une ceinture un peu haute, à la mode mandchoue »… Le reste, tout le reste, m’est livré en peu de mots.

Alors, pourquoi m’épuiser à épiloguer sans but sur le petit triangle de soie… — peut-être préservateur hygiénique à l’encontre du froid ombilical ? peut-être l’attribut d’un tiers-ordre bouddhique, peu connu et qui purifie tous les gestes, tous les plaisirs coupables du déduit ?…

Il continue :

— Quand l’hiver arrive, le lit de briques est officiellement réchauffé. La chaleur se répand de là dans toutes les salles, et les boiseries se mettent à sentir bon. On les a faites exprès en bois de santal et de cèdre. Alors tout le Palais se met à sentir bon.

— Je vois. Je sens. Je crois. Je suis imparfumé… Mais, nous sommes en été. Qui vous a dit combien cela sentait bon ?

Lui, très simplement :

— Elle.

Il demeure un instant rêveur, éperdu. Et cela lui va tout à fait bien.

— Savez-vous ce que nous disons lorsque nous nous… couchons l’un près de l’autre ?

Je souris. Et, à mon tour, délicatement :

— Cela s’appelle en chinois : « les paroles de l’oreiller ! »

— Non ! Nous parlons tous deux… d’autre chose… de… n’importe quoi.

— Je vous envie… Je vous félicite aussi de pouvoir ainsi demeurer seul avec elle…

— Seuls ? Mais pas du tout !

Et il s’étonne de ma question, de mon envie. Seuls ? Et les Eunuques, impossibles à écarter ? (Et qui d’ailleurs comptent si peu !) Et les servantes ? Les « petites servantes empressées » dont parlait déjà, voici trois mille années, le Livre des Odes, et qui, depuis lors, ne cessent de rendre, en tout lieu, de jour et de nuit, leurs services méticuleux à la Princesse, qu’elles ne quittent pas plus que les satellites leurs Étoiles-Maîtresses…

Je le félicite de demeurer ainsi parfaitement littéraire et traditionnel. À sa place, je serais un peu moins à l’aise.

Et pourtant, il m’a mené plus loin que jamais je ne me vanterais ! Grâce à lui je sais « tout et bien des choses encore » (citation déjà historique). Plus de choses que lui, peut-être ; car le voilà redevenu enfant. Il termine :

— J’ai eu très peur quand je me suis vu pour la première fois, à quatre heures du matin, dans le Palais, où il est interdit d’accepter un homme — sauf le Régent et les membres du Grand Conseil — sous peine de mort.

— De quelle mort ? Qu’est-ce que l’on vous ferait en pareil cas, si l’on vous découvrait ?

— Rien ! (Il éclate de rire.) Rien : je suis Européen.

C’est vrai. Mais véritablement, il faut bien que cette nuit ce soit lui-même qui me le rappelle ; c’est vrai ; ceci explique et sauve tout : il est Européen !

1er octobre 1911. — Il me faut un nouvel effort pour m’apercevoir combien ma vie pékinoise s’est à la fois augmentée et rétrécie… J’ai tout d’abord perdu les leçons et les visites de Maître Wang… S’est-il offusqué des attentions naturelles que je prodiguais à sa femme ? Ou de l’intérêt que je portais à son co-professeur, René Leys ?… Il a disparu, sans bruit, discrètement, comme il était venu, ayant prétexté dans une lettre signée de lui, — mais dont je garantis beaucoup moins la traduction, signée de moi, — que l’un des Princes, qui l’employait autrefois au Ministère des Rites, exigeait qu’il reprît ses services à l’heure même de ma leçon.

L’excuse est polie. Archifausse, mais polie. Ce professeur me donne élégamment congé…

En revanche, mon autre Professeur redevient ponctuel, naturel, dans l’exercice de ses fonctions. Je m’étonne beaucoup moins de ce qu’il m’apprend ou me conte. Il a, dans tous ses mouvements en milieu chinois, l’aisance d’un poisson cyprin qui aurait vieilli dix ans dans le même — ou la même — vase, et qui n’a plus besoin de ses gros yeux ni de sa quadruple queue pour paître, voir et se conduire. J’ai maintenant mon siège fait. Ce jeune homme, bien que nubile et non défloré, ce jeune homme si bien doué quand il faut agir et parler en chinois, n’a pas plus éprouvé d’hésitation à se découvrir, par raison politique ou autre, une impératrice dans les bras, qu’il n’en eut l’autre nuit, quand, par malice ou aventure, au restaurant, le sixième fils du duc Mongol — Ngo-ko — lui a mis dans les mains le violon public qui traîne sur toutes les tables des maisons privées de Ts’ien-men-Waï… Ce qu’il en a fait ? Il a joué, tout simplement, — naturellement.

Je me sens ragaillardi, et comblé. Pourquoi ce boy me remet-il à cette même heure, à la même heure ! cette lettre ridicule, — cette lettre parfaitement ignoble et à jeter sans aucune réponse, au panier. N’ayant point de « panier » dans mon bureau impeccablement chinois, je la roule et la lance rageusement à travers le ciel de ma cour, par-dessus le toit de l’écurie.

Elle devait contenir à peu près ceci :

— « Monsieur, puisque vous vous intéressez au nommé Leys René, et que vous avez l’avantage de le recevoir toutes les nuits à coucher dans votre immeuble, — que vous sachiez qu’il m’a emprunté cinquante dollars que je ne peux pas rattraper.

» Quand je lui dis ça, il me dit qu’il me paiera quand on l’aura payé. Et moi je vous dis qu’il n’est plus professeur à son école. C’est un sans-le-sou et sur le pavé. Veuillez me faire rembourser, et j’ai bien l’honneur d’être (signé) : Un ami prévoyant. »

Donc signé : Jarignoux.

C’est bien fait. L’autographe « anonyme » fait désormais partie indigeste du fumier de mes chevaux. J’avais raison : « potins d’écurie ». Ce voisin trop « honnête homme » devient désopilant. Ma vengeance sera de contempler son expression quand il apprendra de ma bouche, — ou peut-être de ma main sur la face, — que René Leys émarge, pour dix mille taëls par mois, au budget de la cour… Dès qu’il sera officiellement nommé Fermier général de la Gabelle à tant de milliers de dollars de transit par jour (car ce garçon est destiné aux plus hauts emplois), les Jarignoux feront assez bien de se tenir cois, et de changer à nouveau de pavillon pour couvrir leurs viandes envieuses…

Après tout, si le pauvre voisin est en mal d’un peu d’argent ?…

3 octobre 1911. — Ce matin, de grand matin, il fait encore presque nuit, car octobre commence, et, les moissons rentrées, le calendrier chinois annonce un retard étonnant dans les coutumes et la lumière, René Leys est déjà là, sur son cheval peureux, toujours le même… Au moment de sauter en selle, le valet d’écurie, d’une main, me sert l’étrier, et de l’autre me tend pieusement un chiffon couvert d’écriture européenne qu’il vient de tirer du crottin.

Inconsciemment, je le déplie. Inconsciemment, je rougis, et, comme pour m’excuser devant Leys, je mets précieusement le chiffon dans ma poche…

— C’est étonnant, mon cher, comme ces arrière-petits-fils de lettrés chinois, même domestiques, ont le respect de tout ce qui est écrit ! Savez-vous ce que ce brave « mafou » vient de me remettre ? Une vieille note de linge sale… Il a raison. Elle n’est pas encore payée. Elle le sera.

Il a passé devant, sur son extraordinaire cheval agressif… Il s’enfonce dans l’aube grise. Manifestement, le ciel hésite entre le grand hiver que je ne connais pas encore et le plein été qui se clôt. Il prépare doucement cet automne prolongé, légendaire, seule raison bien assise entre les trois autres éclatant comme des cataclysmes, en explosions de vent, de chaleur ou de froid, ou procédant par grands assauts de poussière, de caléfaction, ou de glace…

Pour la première fois, je constate que René Leys est doucement ému par la pénétration de l’heure et des choses alentour… Il respire longuement. Un poète dirait aussitôt « qu’il soupire ». Il regarde en haut, le « ciel », puis devant lui, tout l’ « horizon »…, se retourne vers moi et me sourit. Vraiment je ne l’ai jamais vu sourire ainsi : il semble chercher quelque chose de très difficile à exprimer… Il dit enfin, pleurant presque de ses yeux sombres devenus plus jeunes tout d’un coup :

— Ah ! il fait bien beau, ce matin !

J’ai compris : ce garçon est décidément amoureux.

Il se confie :

— Je n’ai pas suivi votre conseil. Vous m’aviez dit de refuser ?

— Refuser quoi ? La veste jaune ? Pas du tout !

— Non : la petite concubine offerte par le Régent.

— Encore moins ! Mais vous y pensez encore ? C’est très grave : vous allez vous attirer une bonne scène de jalousie ; vous ne pourrez pas vous cacher. Que va-t-Elle bien penser de vous, l’Autre ?

Et, de mes deux mains levées, je fais le geste qui désigne Celle ou Celui que le Trône assoit.

Il me répond avec simplicité :

— Je n’essaierai pas de me cacher… Elle a une « contre-police-secrète… » payée par Elle et qui ne me lâche pas. Mais c’est Elle qui m’a obligé d’accepter…

— Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à cheval, à courir les chemins et à parler « sans agir » ?

— C’est déjà fait.

— Enfin !

— Oui ; avant-hier, quand je vous ai quitté, ce n’est pas « Elle » que je m’en allais rejoindre.

Et son air est ravi à ce point que je ne dois dès lors plus rien ignorer. D’ailleurs, il m’explique :

— Elle aussi voulait m’offrir une concubine !

— Hein ! Elle aussi ?

— Mais oui. Ça n’est pas convenable qu’un homme un peu bien placé n’ait pas de concubine. Il y a des jours du mois où la concubine est nécessaire.

— Oui.

— Elle m’a présenté une suivante… Elle a compris que je ne la trouvais pas… acceptable, puisque le Régent m’en avait déjà réservé une autre.

— Alors ?

— Elle m’a permis de la recevoir. Je suis donc retourné au Palais du Régent et j’ai offert à ma concubine une voiture européenne…

— C’est tout ?

— Cette fois, elle n’a pas eu peur de moi. Je crois aussi que le Régent lui avait fait des recommandations.

J’admire beaucoup la poésie de cette défloration politique. Je ne puis m’aventurer à reconstituer au hasard les impressions de la jeune acceptée, — par ordre, — mais je dois dire que celles de l’acceptant lui ont donné ce je ne sais quoi de victorieux et de sûr qui s’attache aux fermes conquêtes…

Et, longtemps, la promenade se prolonge, mielleuse comme un voyage de noces, alanguie comme un retour de confidences…

… Bon ! encore un méfait de son cheval ! Cette bête endiablée a peur de tous les trous. J’avoue que l’écart est admissible, ici : à travers la campagne où nous trottons, elle a failli mettre le pied dans un puits ! Toute la terre du Nord est ainsi : elle donne l’eau et suce les vivants par des bouches sans lèvres, sans margelles… À ma surprise, il n’a point cravaché son cheval. Il dit, comme un enfant qui s’accuse :

— Pardonnez-moi : c’est moi qui ai fait l’écart. J’ai eu peur… Que voulez-vous ! Je songe que douze de mes meilleurs policiers sont déjà tombés là-dedans !…

Alors, son visage change. L’heureuse expression de ses yeux fiers devient tragique. Il me surprend, et, à brûle-pourpoint :

— Voulez-vous me promettre d’exécuter mon testament ? Je vous confie ce que je voudrais qu’on fasse, si je meurs. Vous prendrez dans ma maison les deux grandes vasques de porcelaine qu’il m’a données. Ensuite, vous direz que je suis tombé dans le canal, — ou que j’ai pris le Transsibérien… Ensuite, vous irez à la Banque Chinoise, dont j’ai l’adresse dans la poche droite de mon veston, et vous…

Oh ! Je l’interromps à temps : à quoi tout ceci a-t-il rapport ?

— C’est une dernière affaire que je veux tenter. Je vous l’ai dit : ce sont maintenant les sociétés secrètes qui deviennent redoutables… J’ai essayé de les faire surprendre, elles ont tué mes douze meilleurs agents. Alors je vais assister moi-même à l’une de leurs réunions qui se tiennent toujours à Ts’ien-men-waï…

Il hésite…

— Si vous ne me revoyez pas, vous me chercherez… dans un puits.

Non. Je préfère ne pas le perdre. Ts’ien-men-waï me connaît assez bien, désormais. Et je propose :

— Dites-moi : la partie que vous jouez est un peu lourde ! Si je puis vous être utile ?

Il réfléchit, se penche, me regarde en plein visage, et soudain sa décision me paraît être celle d’un homme :

— Je ne veux pas vous compromettre avec moi…

Bien. Mais si je tiens à être « compromis » ? Je laisse passer un long moment de promenade. Nous voici revenus sous les remparts. Nous rentrons, de nous-mêmes, très sagement au pas.

Alors, brusquement, spontanément, je change d’allure et de ton :

— Tu veux risquer le tout pour le tout ? Tu m’as tutoyé en poésie chinoise ; laisse-moi te le rendre aujourd’hui. — Écoute : n’oublie jamais, en Chine, que tu es Européen.

Il se redresse :

— Je sais bien ! ma mère était Française. Il faut que je me déguise en Chinois !

— Déguise-toi en Peau-Rouge ou en Lapon, si cela peut te servir… mais n’oublie pas qu’au moment juste où tu sentiras que « ça va mal », tu te réserves la transformation à vue : tu cries à ces gens : je suis « Étranger » !

Il sourit avec mélancolie :

— Ils auront peur, un peu, deux minutes… et ils m’étrangleront après…

— Oui. C’est plus grave. Où se passera l’incident ?

Il me confie, rapprochant la bouche de son cheval des oreilles du mien :

— Dans la ruelle des « Os de Mouton ». Il n’y a aucune issue. C’est tout près du théâtre…

— Bien. Je sais. Tu me feras le plaisir de tenir bon au moins deux minutes. Mais d’abord, tu lanceras un coup de sifflet. Je ne serai pas loin de toi, aux aguets, dans le Restaurant d’en face. Je te jure qu’avant la deuxième minute je serai avec toi, en complet veston et chapeau européen… Tes étrangleurs auront un second moment de surprise…

Il écoute. Il réfléchit. Il me tend la main droite :

— Entendu.

Nous rentrons, au pas, sans presser l’allure.

5 octobre 1911. — En effet ; je connais assez bien ce quartier ; mais j’ai eu l’envie soudaine d’y aller faire une re-connaissance. Il faut être sûr de ses puits et de ses échappées. J’ai pris le plus sage de mes chevaux. Sous couvert de plaisanterie à l’Européenne, j’entrerai tout monté dans les auberges et les maisons de jeux…

Et je dessine maintenant, de mémoire, la marche du cavalier — du cavalier un peu ivre de vin de roses — sur le quadrillé compliqué et souvent très déformé qui n’obéit point, comme les belles avenues de la Ville Tartare, au grand échiquier cardinal, Nord, Sud, Est et Occident… J’ai feint d’être ivre, par habileté policière… Tout Européen est admis partout, s’il paie bien. On lui reconnaît le devoir d’intriguer ; il a droit à toutes les sympathies, les plus accueillantes… Je fus partout bien accueilli.

Au reste, afin de mieux jouer le jeu, je me suis véritablement enivré de vin… de vin de roses… ce qui permet toutes les licences, même poétiques. Je dois avouer ne pas en avoir connu d’autres… J’ai lancé mon cheval, tête basse et reniflant, sur des obstacles moins élevés que vraiment étriqués ; les seuils formés d’une planche de la maison chinoise, mais encadrés de deux montants de la largeur d’un homme nu. Mon cheval a passé ; mes genoux aussi. Cet obstacle était précédé de quatre marches raides qu’il a fallu monter sabot après sabot… Mon cheval a monté ponctuellement, comme un âne de cirque. Je dois, à ma honte chinoise, avouer que c’est au Temple même de l’Agriculture qu’il l’a appris : mais le vénérable paysan, gardien des neuf marches impériales, riait d’aise, sous le pourboire à peine reçu… Ce jour-là aussi, je devais être un peu ivre, comme il le fallait bien aujourd’hui.

C’est dans cette attitude d’ébriété à la fois supposée et acquise que j’explorai ce faubourg interlope de Ts’ien-men-waï avec tous ses carrefours ambigus et ses venelles particulièrement pékinoises, ces « hou-tong » à deux issues et d’autres en cul-de-sac, que plus décemment le chinois de Pei-king dénomme : venelles « mortes »… Mortes ! C’est évident : elles doivent toutes aboutir à un puits. Mauvaise impression !

Comme s’il comprenait la chose, mon cheval sage s’est tout d’un coup mis à prendre des peurs inconsidérées. Ainsi, je n’ai pas pu le décider à franchir à reculons cet obstacle infime, — une planche ! — qu’il venait de passer avec ses deux pieds de devant puis avec ses deux pieds de croupe… Il ignore évidemment les grands principes Taoïstes que « tout peut se tourner bout pour bout, rien ne sera changé ». Il n’était pas assez ivre. Comme je l’étais, moi, par principe !

Comme je le suis encore, par fonction. Car tout ceci ressemble bel et bien à un enrôlement… dans sa police secrète. J’ai déjà fouillé le terrain. Je me fouille à mon tour. Je me retourne les poches du cœur. Est-ce par curiosité ? Par ivresse de savoir davantage ? Ou peut-être, et plus noblement, par amitié pour ce garçon brave qui, soudain et pour la première fois devant moi, a eu peur, vraiment peur, à propos d’un puits ! Là même il n’a pas été ridicule.

Mieux : c’est par désir de savoir ce qu’il est enfin, lui (et peut-être lui-même ne le sait-il pas encore !). Sa fortune est extraordinaire. S’il tient bon, un an de plus, et si j’ai le bonheur (fortuit également) de le tirer de quelque mauvais… puits, la mienne n’est pas loin d’être comblée : il me présente comme son meilleur ami à Celle… (le reste est affaire au Protocole)… Alors je saurai ce qu’il me plaît de savoir. Alors vivrai-je ce que je veux vivre. Ce sont là mes gages policiers, mes récompenses, mes triomphales vestes jaunes, à moi !

Voilà bien de quoi m’enivrer pour tout de bon. Et maintenant, le sommeil pesant d’honneurs a bien quelques droits, lui aussi !

8 octobre 1911. — Il a repris tout son courage et tout son entrain. Il a tout oublié : du pessimisme profond de sa dernière chevauchée (car il ne parle plus que femmes et fleurs et poésies adressées et reçues) et du beau temps d’automne à Pei-king, et de la nouvelle amitié que lui témoigne le Régent depuis l’acceptation de la Concubine !

Voilà qui le justifie de toutes les accusations Jarignoux du monde : ce jeune homme trop sage possède, en ce moment où j’écris, deux femmes officielles dans les bras ! Et quelles deux femmes ! L’une, expérimentée et de bonne tradition dynastique. L’autre, à peine innovée, toute prête à de nouvelles introductions protocolaires et traditionnelles… — C’est pourtant moi qui dois le ramener au sentiment de la juste convenance, lui reparler de ses devoirs professionnels, de ses craintes, de son testament d’il y a huit jours, de ses entreprises, de ses puits.

Il répond, avec un mystère que je sens déjà percé à jour, au grand jour.

— Oh ! ce n’est plus à Ts’ien-men-waï : les voilà maintenant dans le Palais.

C’est en effet beaucoup plus sérieux. Il ajoute :

— Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi Pei-king se nommait Pei-king ?

— Jamais.

— Pei-king, « capitale du Nord » ! Ça n’est pas le nom officiel. La préfecture « administrative » s’appelle toujours sur les papiers : Chouen-tö fou.

— C’est exact.

— Quand les gens des Provinces parlent de se rendre à « Pei-king », qu’est-ce qu’ils disent ?

— C’est vrai. Ils disent seulement qu’ils vont à la Capitale. Ils n’ajoutent jamais qu’il s’agit de la « Capitale du Nord ».

— Alors, d’où vient le nom de Pei-king ? Où est-il écrit ?

— Je n’en sais rien. Pour la première fois, depuis plus d’une année, je me demande si le nom de la ville que j’habite plus et mieux que nul de ses habitants, que j’essaie de posséder, de dominer autant et plus que l’Empereur lui-même, si cette ville et son nom détiennent une existence solide, foncière, autre que légendaire et historique !

Il me rassure :

— Les deux caractères « Pei-king » sont inscrits, quelque part, dans la Ville.

— Où donc ?

— Dans la Ville « Intérieure », sous la route qui mène du Péi-t’ang au Péi-t’a…

— Oh ! j’y suis passé…

— Très souvent. Mais la première fois avec moi C’est moi qui vous ai montré la route. Vous n’y avez rien vu d’extraordinaire ?

— Rien.

Pourtant ! Je m’en souviens maintenant : les écarts incompréhensibles de son cheval… Je dois donc lui avouer :

— Si ! Les écarts incompréhensibles de votre cheval…

— Vous n’avez pas remarqué… (il hésite et il sourit) — que cela sonnait creux ? Non ? C’est bien là. C’est à ce même endroit que les deux caractères « Capitale du Nord », Pei-king, sont inscrits. Mais je dois vous prévenir que le déchiffrage est difficile. D’abord, on ne peut rien voir en été : les eaux sont trop hautes.

— Quelles eaux ?

— Vous n’avez pas senti que la route à cet endroit passe sur l’aqueduc qui alimente le Palais ?

— Non. Je n’avais pas senti. Mais en hiver ?

— En hiver ? tout est gelé ! On ne va pas se promener sous cet aqueduc, ou alors, à tâtons, sur la glace…

Je casse à mon tour toute la glace :

— Je ne vois plus de rapports entre cet aqueduc et…

— C’est par là qu’ils ont pénétré !

Et du même coup il m’initie… Oui, toute sa peur est surmontée. C’était pourtant une belle peur et la plus loyale, celle que la volonté se dresse à elle-même ! Je comprends, j’accepte ses allures compliquées : il a maintenant à faire face à trop de bonheurs à la fois : une amitié-régente, deux amours, dont l’une maîtresse, l’autre servante ; un danger… mille et dix mille dangers à esquiver.

Il m’initie et m’admet « en profondeur ». Pei-king n’est pas, ainsi qu’on pouvait le croire, un échiquier dont le jeu loyal ou traître se passe à la surface du sol : il existe une Cité souterraine, avec ses redans, ses châteaux d’angles, ses détours, ses aboutissants, ses menaces, ses « puits horizontaux » plus redoutables que les puits d’eau, potable ou non, qui bâillent en plein ciel… Le tout, si bien décrit, qu’il parvient enfin à me faire frissonner moi-même…

Il m’initie et je commence à l’admirer. Il a son va-et-vient habituel, — son pas quotidien. Il m’a ouvert d’un coup de bien autres Palais de Songes, aux chemins desquels j’étais loin d’avoir passé ! Ceci ne faisait point partie du « plan ». C’est, — et j’y reviens, et j’y redescends malgré moi, — c’est aussi mystérieux que la Cité interdite ; et tout l’inconnu maçonné quadruplement derrière des murs de vingt pieds de haut se décuple, en s’affouillant à leur base d’un abîme vertical : la Cité Profonde en ses cavitations de la terre !

J’entends ! Je me vois sourire ! un « souterrain » n’est plus qu’un tunnel manqué sans voie ferrée, depuis l’usage abusif qu’en firent nos romanciers romantiques et surtout nos ingénieurs. Ici, sous la large capitale plate, tout ce qui mord un peu la profondeur est inattendu, plein de trouble.

Et son étonnante habileté à faire cabrer son cheval, — cette mystique bête issue tout droit d’une apocalypse mongole avec pedigree improvisé aux courses à l’Européenne de Tien-tsin-Bank & C° ! — aux prises avec la divination que les poètes et les théosophes ont prêtée faute de mieux à cet animal obtus ! — ce cheval, se cabrant avec cet à-propos sur ce terrain qui sonnait vraiment creux ! Je me souviens de la scène. C’est ensuite qu’il m’a conduit à travers l’extraordinaire promenade révélatrice. Il est curieux que je m’en souvienne à ce point : le premier jour où je l’ai retrouvé hors de chez moi et de chez lui, où je l’ai véritablement trouvé, — cela sonnait creux !

Et au moment où je vais lui faire part de mon admiration à son égard, de mes craintes, et des moyens de police préventive que je lui suggère, — il prononce négligemment :

— C’est prévu. J’ai donné ordre de murer cet aqueduc. J’ai dit que l’eau qui passait par là était sale, et que les Européens ne buvaient plus que de « l’eau en bouteille » par mode, ou bien de l’eau de pluie, bouillie et battue dans un bol…

Fort bien. Hygiénique, ingénieux et triplement plein de prudence. Toute révolte est ainsi par avance étouffée dans ses voies d’accès : l’Empire siège sur sa sécurité !

11 octobre 1911. — Fait divers, dans le Journal Pékinois : « Révolte dans la province du Hou-Pei : la Xe division, casernée à Wou-t’chang, vient de brûler le Yamen du Vice-Roi. Le Vice-Roi, comme il sied, est en fuite. Les révoltés se sont rendus maîtres de l’artillerie et bombardent les forts de Han-Yang. On commence à s’inquiéter dans les concessions européennes de Han K’eou… »

Ces trois villes, ou plutôt, cette « Triple Cité », beaucoup trop célèbre en Europe par cette qualité de centre ombilical de la Chine que lui confèrent, avec huit millions gratuits d’habitants, les « anticipations » de Wells, — ces trois villes sont, en effet, qu’on le veuille ou non, des localités à prendre en considération dans la politique chinoise. Et d’ailleurs, la révolte est du type « militaire », avec fusils à chargeurs et artillerie… Beaucoup plus grave encore que le mot historique : ceci est une révolution !

Il ne peut y avoir « révolution » en Chine : à peine une rébellion ! Cependant, il me faut en parler à René Leys. Lui seul peut me fixer sur l’importance de l’émeute. Lui seul sera directement en cause, si l’on s’en prend aux gouvernants dynastiques du Trône. Après tout : comme chef de Police et Amant de la Reine Impératrice, lui seul, — dirai-je, — est doublement, ou décuplement, payé pour ça.

Je saisis donc l’à-propos de sa présence pour attendre, sans le questionner, son avis là-dessus. C’est en grand mystère qu’il me rejoint. Il s’agit beaucoup moins d’une date européenne, quelconque, le 11 octobre 1911, — mon anniversaire, paraît-il, et la fête de ma trente-cinquième année, — que de célébrer à la chinoise ledit anniversaire : il prétend me donner « le spectacle », non pas au théâtre, mais chez moi. Il est tout heureux de son idée. Il me promet des acteurs de première classe, la mieux rétribuée, et me donne le titre de la pièce : « La rencontre dans le champ de mûrier ». Il a déjà payé mes domestiques pour dresser contre le mur ouest de ma cour une estrade — et il s’en va, repris d’une gaîté de bon aloi que je n’ai pas ressaisi chez lui depuis longtemps.

Deux heures après, il est de retour, précédé d’un quatuor de musiciens, avec le violon à deux cordes, les claquettes, le Gong, Empereur de tout orchestre, et une sorte de chalumeau dont le son grave précède les entrées de Prince. Lui-même enfin, accompagné de « ses » amis.

Ils me font plaisir à revoir. Le « Gros bon garçon » et le Nième Neveu du Quantième de nos Princes… Toute la Troupe a disparu déjà dans un appentis qui sert communément de remise aux harnais. En quelques instants, l’orchestre, occupant le fond de la scène, s’accorde avec un grand bruit discordant. Et tout à coup, devant moi, unique spectateur, le spectacle commence ! Cela représente… Cette fois je sais bien : la troupe de René Leys et de ses amis… Nouvelle organisation policière, sans doute… Ils évoluent, ils pirouettent, ils jouent avec une précision professionnelle. Là encore, il y a des combats, — mais obligatoires ; — des entrées, des reprises, des méprises, — mais par principe. Grâce à l’initiation bien retenue, je sais très exactement l’instant où il faut applaudir ; — et je pousse énergiquement à propos le « Rrrrhao ! » guttural qui tient lieu de toutes les claques parisiennes, de tous les sifflets américains.

C’est en effet très aimable à lui de me donner ainsi le théâtre à domicile. Je ne marchande point mes « Rrrrhao ! ».

Quand il me rejoint, modeste, la figure lavée des fards, un peu en sueur, fier et satisfait, je devrais tout d’abord le complimenter… mais un je ne sais quoi m’a déplu, m’a déconcerté… Pourquoi lui cacher ce que je pense ? Je le lui dis : quelque chose de cabotin, de très mauvais aloi, surtout en Chine, m’a déplu en lui.

Il répond, très sûr de lui-même :

— C’est qu’Elle aime tant le théâtre ! Elle m’avait fait promettre d’apprendre ce rôle. Vous me dites que j’ai bien joué — c’est tout ce qu’il me faut, — devant vous. Mais je dois jouer devant Elle…, après-demain.

Elle ? Et je répète indiscrètement tout haut :

— Devant Elle… Laquelle ? Devant qui ? René Leys n’hésite vraiment pas.

— Devant ma « Première ». L’ « autre » n’a rien à demander.

Heureux et victorieux jeune homme, qui numérote ses amours ! Que la polygamie règne au milieu des plus saintes fonctions de l’État ! Je ne l’aurais point imaginée réduite en ses facteurs impériaux à la seule arithmétique. Et pourtant, René Leys a raison. Par décence, la jeune concubine offerte, acceptée, possédée, demeure le numéro deux inscrit en sa colonne dans cette comptabilité nouvelle.

Et sérieusement, je voudrais le prendre à parti, le réduire au même dénominateur, aux mêmes facteurs, mais… révolutionnaires ! Qu’est-ce que l’on dit au Palais de ce qui se passe de nos jours — de ces jours que nous vivons, — dans la triple ville de Wou-tch’ang, Han-Yang et Hang-K’eou ?

Mais il s’en va, d’un pas léger, ayant baissé le rideau sur le spectacle. (Geste intraduisible en langue de théorie chinoise !) Il a conscience d’avoir très bien « rempli » « son rôle devant moi ». Il est assuré de jouer sans crainte désormais, pour Elle. Il s’en va, d’un pas satisfait.

Le reste, — la révolte du Yang, à mille kilomètres exactement, dans le sud, — est un peu distant et, vu d’ici, centre de la cour et des élégantes manières de théâtre, un peu… provincial.

13 octobre 1911. — Il faut absolument que je le voie, en dehors de tout geste de théâtre. Ça va très mal, pour ses amis les Mandchous Dynastiques. J’espère que le Sud extrême, cette espèce de colonie tropicale qu’est le Kouang-Tong, travaillée et maladroitement soulevée par Sun-Yat-sen, ne bougera pas… mais toutes les villes du centre s’agitent ; toute la vallée de l’immense Yang-tseu, du Thibet à la mer, — et les grosses villes pendues le long de son cours, « bourdonnent et essaiment comme des ruches », selon la comparaison déjà fatiguée par quatre cents ans de littérature historique chinoise.

Je l’ai, non pas vu… à peine entrevu au moment qu’il montait en un char, spécialement envoyé par l’Impériale spectatrice… Déjà il était costumé, et, véritablement, fort bien costumé en princesse Mandchoue, — mais emportant la veste de cheval, la prétexte, le palladium, un zaïmph qui doit lui assurer partout ses entrées, — les petites et les grandes, — et lui ménager, tel un Matho mêlé de Shahabarim, des dérobades sans danger ! — J’ai à peine le temps de comprendre sa réponse, rassurante :

— Vous troublez donc pas ! On vient de mettre en route sur Han-K’eou une bonne demi-brigade de troupes « impérialistes ». Surtout ne parlez pas de « révolution ». Ce sont des histoires de « rebelles ».

Voilà qui me semble avoir été déjà dit, mais à rebours, il y a quelque cent vingt années, et assez malencontreusement !

14 octobre 1911. — Après tout, j’ai promis de l’aider. Je joue dans son jeu. Je prends parti : le parti de nos Mandchous aux Belles Cités Interdites. Et j’observe les règles du jeu. J’étudie de nouveau par avance la marche de chacun des pions. — Que ce soir d’hiver approchant est tout d’un coup froid et désolé ! Cependant c’est pour Lui et notre parti que je sors, vers Ts’ien-men-waï, dont les alentours comprennent non seulement les quartiers d’ivresse et de plaisir, mais la Gare principale, la tête de ligne du chemin de fer Franco-Belge-Chinois de « Han-K’eou-Péking ! » Je tiens à surveiller par moi-même la mobilisation des troupes impérialistes, fidèles, et, par décret, victorieuses, avant peu, des « Rebelles ».

La Grande Porte est encombrée d’artilleurs cherchant à rejoindre leurs canons, et d’une cohue de coolies s’efforçant d’embarquer les caissons, le tout revêtu de couleurs allemandes que les taches rendent invisibles, efficacement kaki d’oie et beige sale. Telle est la « demi-brigade » destinée à soutenir là-bas, bien loin, au fond de la province, à la fois le Trône et l’Autel. Que ces gens, qui partent pour la guerre, me semblent gais, inoffensifs et encombrants !

Voici que leur troupe un peu molle est soudain traversée d’une bande joyeuse, venant de la Ville Tartare, passant la Porte, destinée sans doute à Ts’ien-men-waï où elle tend… où elle promènera de porte en porte, de maison en maison de thé la cadence de sa future ivresse !… Dieux de la Guerre ! Et toi-même, Kouan-ti barbu ! C’est la charmante société de jeunes gens bien appris dont René Leys m’a valu l’amitié… Et lui-même, en personne, au milieu d’eux !

Évidemment, il vient comme moi, très habilement entouré, surveiller l’embarquement…

Non. Il me prend très mystérieusement par ma manche Européenne :

— Figurez-vous qu’on allait se tromper de bout : ce ne sont pas les émeutes de Wou-tch’ang qui pressent… Savez-vous ce que je viens de découvrir, ici, à Pei-king… dans la ruelle « aveugle » au sud du Licou li tch’ang ?…

Non, vraiment, je ne puis accepter… Ce qu’ « on » a découvert est un peu trop anodin pour les temps que nous allons vivre. Il y aurait, paraît-il, une reprise du mouvement « réformiste » de K’ang-Yeou-wei — l’ancien conseiller de Kouang-Siu — et deux mille étudiants, munis de ses dogmes, seraient en marche pour battre la campagne, autour de Pei-king.

Non. Vraiment ! Je n’accepte plus… Il y a là-dedans ou bien cécité politique soudaine comme l’ « hystérie de l’autruche », ou bien mystification intéressée dans laquelle je ne tiens pas à jouer de rôle. Je l’interroge assez brusquement :

— Et les deux télégrammes de Canton qui viennent de parvenir aux Légations Européennes ? Je les ai vus. Le chancelier ne m’a pas demandé le secret : les consuls de là-bas annoncent en dehors de toutes nouvelles de sources chinoises que les trois provinces se proclament en république. Elles n’ont peut-être pas beaucoup de vrais soldats ; mais elles ont des têtes, des otages, et pas mal d’argent…

René Leys revêt le mutisme très digne qui précède les grands aveux.

— Enfin, que pense-t-il de tout ça, ton ami Tch’ouen, fils du Septième Prince, et Régent ? Il lui faut bien répondre :

— Le Régent n’en sait encore rien. Personne n’a osé le lui dire. On a donné des ordres en conséquence. Le Ministre de la Guerre est parti pour la guerre.

Bien. Les ordres sont donnés. Des troupes régulièrement payées prennent la route du sud.

Il fait une belle nuit d’automne expirant… Pourquoi me préoccuper de ce Sun-Yat-sen exotique, aussi « nègre » pour le digne chinois de la Wei ou le blême conquérant de Mandchourie que serait un Wolof métissé d’arbi s’agitant à Dakar, quand le pouvoir impérial siège à Dunkerque sous les espèces d’un Norvégien !

Et de plus, pourquoi René Leys qui devrait être à son travail de nuit, bureau de la Police Secrète, ou dans son lit, si c’est son tour de repos, ou dans d’autres lits que le sien — pour la nuit jaune, — pourquoi René Leys se dirige-t-il ainsi en liberté dans ces lieux que sa police précisément tolère ?

Ce n’est plus l’heure de le lui demander. Les soldats nous rebousculent au passage, refluant de la gare sur la ville. Ils ne partent plus. On rentre aux quartiers. Et devant cette sérénité qui succède au tumulte, je songe que peut-être les choses ont été exagérées, là-bas, par nos consuls, et que, selon leur habitude, les Européens ont encore grossi l’une de ces émeutes que la Chine absorbe, digère et éructe de temps à autre comme un immense intestin ses borborygmes et ses vents.

15 octobre 1911. — Il faut absolument que je le joigne. Il lui faudra s’expliquer et me dire une bonne fois si les Impériaux ses amis sont des fous à honorer comme tels, et préparent une chute en beauté, — ou bien s’ils en ont assez de l’Empire et s’apprêtent à démissionner en échange d’une rente ferme, — ou, mieux, si l’Empire et le Palais tout entier ne sont décidément pas un rêve d’historien ; avec tout ce que je viens d’écrire à ce sujet, fumée dansant sur une écume de non-sens !

Oui. Il faut absolument que je le voie. Si j’avais en poche le précieux mouchoir rose, mot de passe et passe un peu partout, je me mettrais, avec cette baguette de sourcier, en quête de René Leys dont vraiment l’ubiquité m’effare. Quand j’ai besoin de lui, comme aujourd’hui, où est-il ? Certainement point au gîte paternel ! Non plus à son École, fermée aux premiers jours de troubles par défaut de ses élèves, fils de nobles, passés en grand nombre à la « révolution ». Il n’est même pas à Ts’ien-men-waï, — du moins dans les plus honorables maisons connues de lui et moi… (j’en arrive). Il est peut-être au Palais ? Dans le Palais ? Sous le Palais ? Nulle part ? Évaporé ? Subtilisé comme un mage qui en a dit assez, et dont les jours sont clos ?… Je m’attends à quelque chose d’insolite…

Non. Rentrant chez moi, je le trouve paisiblement chez moi. Il est calme et quotidien. Je n’y tiens plus :

— Vous en faites de belles, au Palais !

Il prend un air innocent :

— Vous savez qui vient d’être nommé vice-roi des Deux-Hou ? En pleine révolte !

— Je vous ai dit que le Ministre de la Guerre… est parti.

— Un chou-blanc. Votre ministre n’arrivera jamais. On lui donne un terrible collègue ! Son maintien, son silence, son attitude réservée commencent à me jeter dans l’embarras.

— On vient de nommer…

Et je lui mets sous le nez, avec une vigueur excessive, le décret promulgué aujourd’hui par le Régent nommant Yuan Che-k’aï, — exilé, retiré dans ses terres — Vice-Roi des provinces révoltées du Centre, Généralissime des armées de terre et de mer, soutien de la Dynastie menacée !

J’insiste :

— Vous êtes fous. Comment le Régent peut-il supposer que l’homme à moitié décapité par lui, il y a trois ans, va revenir à son service ! Et le vieux Renard n’est point parti en disgrâce sans préparer son retour. Mais quel retour ! Il a ses soldats, cinq ou six mille Honanais, sa garde bien armée, bien payée, bien exercée : il a toute sa province autour de lui, le Ho-nan, l’essentielle « Fleur du Milieu ».

Mais René Leys me ramène à une moins poétique évaluation des faits. Assez négligemment, il ajoute :

— La nomination Yuan ? Mais c’est moi qui l’ai provoquée.

Il me regarde :

— C’était le meilleur moyen de l’écarter de Pei-king où il pouvait être gênant ces jours-ci. C’est un bon soldat. On l’envoie se faire tuer ailleurs.

Le ton, le regard, la formule, sont d’une telle décision que je n’ai plus qu’à m’incliner. Ces Mandchous sont décidément d’habiles politiques ; et René Leys le plus adroit de leurs jongleurs de théâtre.

22 octobre 1911. — Pourtant, il m’arrive assez inquiet aujourd’hui :

— Pourriez-vous me garder un peu d’argent ?

— C’est facile. Mais les Banques Européennes…

— Je ne veux pas être connu ! J’aime mieux vous remettre ceci… C’est tout ce que j’ai pu sauver de la banqueroute.

Tout ce qu’il a pu sauver ! Ce doit être considérable ! C’est déjà trop : ne serait-ce qu’un dixième et me voici responsable d’un dépôt.

Il me tend une enveloppe chinoise en papier bleu à fleurs, assez pleine, et sort de sa poche un gros paquet lourd enveloppé du fameux mouchoir de soie rose.

— Bien. Je vais vous donner un reçu. Quel chiffre ?

Il insiste pour que nous recomptions de pair. Il y a quarante-huit dollars en argent — piastre du Tche-li — vingt-huit billets de cinq dollars de la Banque « Hong-Kong et Shanghaï », dont quinze : émission de Tientsin, et treize ; émission de Pei-king. En tout, cent quatre-vingt-huit dollars. À peu près quatre cents francs.

Et voilà tout ce qui reste de ses fabuleux appointements ! Voilà les quelques sapèques sauvées… mais de quelle immense banqueroute… ?

Mon air impoliment déçu le force à s’expliquer : Voilà ce qui est arrivé, la nuit dernière : les nouvelles de la rébellion du Centre sont telles que toutes les banques chinoises de Shang-haï ont sauté.

— Vous leur aviez confié…

— Pas à elles ! Mais à leurs commanditaires de Pei-king. Songez donc ! Ils me donnaient vingt-quatre pour cent par an !

— Et Pei-king a sauté aussi ? Vous ne pouviez pas le prévoir… seulement… la veille ? Juste le temps… Qu’est-ce que vous faites à votre Police ?

— Je l’ai su avant n’importe qui.

Une grande flamme orgueilleuse, celle des meilleurs jours, passe dans ses yeux que je reconnais tout entiers :

— C’est moi qui avais reçu l’ordre de déclarer la faillite et d’arrêter d’abord les banquiers.

— Vous l’avez fait ?

— Oui. Cette nuit. Cinq de mes hommes et moi… on s’est battu,

— Et vous y avez tout perdu ?

— Et j’ai gagné un bon coup de pied dans le ventre. J’ai très mal ici.

Ses yeux s’éteignent. Les prunelles chavirent, Il va tomber. Il se redresse :

— Allons ! tout est à recommencer.

Il refuse de s’allonger, de s’étendre, de se mettre au calme avec de la glace sur le ventre, comme on doit le conseiller, je crois, en pareil cas. Il s’en va d’une allure presque négligente même à recevoir le reçu que je lui tends.

28 octobre 1911. — Je viens de me heurter au détour de ma rue, de notre rue, — au gros rire et à la face encombrante de mon voisin Jarignoux. Impossible de lui tourner le dos : ce serait fuir devant lui, et céder le terrain ; impossible d’espérer qu’il ne m’arrête pas jovialement au passage… Et j’ai fort envie de savoir comment il va prendre ceci : cette lettre un peu sale que j’avais mise, après désinfection, en réserve dans ma poche, précisément pour la joie de ce moment-ci. Je la lui déchiffonne avec soin :

— Ah ! vous l’avez gardée ? C’est pas prudent. Je me suis permis de ne pas me compromettre. Vous auriez pu être gêné pour m’en parler. Mais vous pouvez déchirer ça. Je vous remercie de l’avoir secoué ce garçon-là : il m’a payé deux jours après.

Et, pris d’une soudaine bonhommie :

— Il a peut-être eu bien du mal. Ce garçon n’a plus un sou. Il a dépensé en filles tout ce qui lui restait des appointements de l’École, qui est fermée, et qui ne rouvrira pas de sitôt grâce aux camarades socialistes de Canton ! Tous ses élèves ont déjà foutu le camp à Wou-tch’ang comme apprentis révolutionnaires. Et puis voilà qu’on dit que le « père Yuan » remonte sur Pei-king. Je ne donnerais pas une piastre de la peau d’aristo du Régent ! Ça fait plaisir de voir un beau pays, et riche alors, s’ouvrir aux lumières du progrès ! »

Je froisse et déchire avec un mépris ostensible la lettre, cause de l’entrevue, et prends un congé que je crois définitif. Ce futur électeur chinois me semble bien peu renseigné sur le sens politique de la rentrée de Yuan. « Nous savons bien (et malgré moi j’entends le timbre habituel et assuré de la voix de Leys), nous savons bien que Nous lui avons donné l’ordre de gagner son poste au plus vite, à la tête des troupes des Provinces afin de l’écarter de la Capitale… » Que Yuan Che-K’aï remonte sur Pei-king… Encore une histoire de naturalisé pontant sur sa venue et désireux de reprendre ses bassesses autour de lui !

10 novembre 1911. — Oh ! du nouveau enfin, parmi la caste mandchoue ! Maître Wang, disparu depuis deux mois — de vacances policières — me revient, parlant à voix basse, sa bonne figure énergiquement effrayée : on a, paraît-il, une peur extraordinaire au Palais. On ne sait pas exactement de quoi, et s’il faut craindre que Sun-Yat-sen ne remonte tout à coup le canal Impérial de Hang-tcheou à Tien-tsin à bord d’un vaisseau de guerre japonais ; ou bien qu’un perpétuel descendant des Ming ne se fasse sacrer empereur à Nan-king. On craint que la Mongolie n’aille porter ses tributs en Russie, que les Français ne divisent le Yun-nan en départements, et que les fleuves gelés dans le nord ne se mettent à fondre ! On a vu des signes dans le ciel : un dragon sans tête coiffé d’un chapeau de feutre noir, de la forme du melon d’eau, et une tortue jaune écorcée revêtant un complet européen. Alors, les mesures traditionnelles commencent : on a payé deux mois de solde en retard à la Garde Impériale ; on a licencié trois cents eunuques ; la Princesse Épouse du Régent boucle ses paquets et veut fuir ; elle ne sait point vers où : à Jehol dans les montagnes-nord, sans doute. C’est l’abri familial dans tous les cas de grande débâcle.

— Et vous, Maître Wang ?

Maître Wang ne tient pas à fuir, mais simplement à déménager. Il m’aide à comprendre que, dans le cas d’une émeute à Pei-king, sa vie, très compromise de par la coiffure et la race de son épouse, se trouverait fort poliment en sûreté chez moi. Oh ! un simple logis dans les dépendances !

Je demeure embarrassé. Je ne dispose vraiment que d’un seul corps de bâtiment ; celui du sud.

— Vous voyez : c’est la chambre de Monsieur « Lei ». Il est vrai qu’il n’y vient plus souvent.

Et je songe un instant à prier ce brave René Leys de me permettre d’abriter à sa place un couple infiniment plus en danger que lui… quand je réfléchis que lui-même est plus exposé que tous : le chef d’une Police Secrète, s’il ne démissionne ou ne disparaît à temps, est le premier à laisser en gage sa personne dans ces jeux antidynastiques. Les risques peut-être imaginaires ou grossis dont il m’a… — dont il avait peur — ne sont rien à côté de ceux qu’on devine… Maître Wang qui « en » fait partie, comprendra !

J’explique donc : je suis au regret : mais les « hautes fonctions » de Monsieur Lei devenant fort dangereuses pour lui, je tiens à lui conserver cet asile chez moi.

Wang fait un peu l’étonné :

— Un Européen n’a rien à craindre, même s’il est Professeur à l’École des Nobles !

— Je veux parler de ses hautes fonctions à… la Police Secrète…

Au moment où chacun doit se compter dans « notre » clan, il n’y a plus de prudence à garder. Je mets donc l’infime policier, Maître Wang, au courant des derniers titres officiels de René Leys, et de quelques-uns de ses plus avouables exploits.

Maître Wang prétend tout ignorer. Il y avait bien, dit-il, un étranger employé dans cette confrérie, mais avec un grade inférieur. C’était un Allemand. On l’a convaincu de vol, et chassé. Le chef actuel est un Pékinois nommé Siu.

Maître Wang est lui-même un fort bon policier, secret et discret, qui ne trahit point, même pour moi, ses patrons. S’il savait que je sais tout, et, comme le Phénix, bien d’autres choses encore ! — Nous convenons de lui aménager un recoin qu’il découvre derrière mes bâtiments de l’ouest, où j’ignorais ce prolongement, dont il s’arrangera, dit-il, ainsi que Madame Wang, sans nous compromettre.

Un mot de plus. Qu’est-ce qu’on dit, parmi ses amis mandchous, du retour en grâce du Chinois Yuan Che-k’aï ?

Rien. On n’en dit rien. La chose a passé parmi les nominations quotidiennes. Il est maintenant à la guerre, dans le sud. Quand l’affaire sera finie, on lui donnera un témoignage de satisfaction.

13 novembre 1911. — Je n’ai pas eu même le temps de courir chercher René Leys : une ruée de gens en fête dans la rue des Légations m’apprend « qu’Il arrive » — « qu’Il sera là dans dix minutes » ; que l’on s’attend à des troubles ; et que l’on ne sait pas si tout Peiking ne va pas brûler cette nuit.

Oh ! oh ! moment historique ! Le vieux renard a bien joué : un secrétaire à la Russie me détaille, en courant avec moi vers la gare, le jeu, tout le jeu de l’offre et du refus si bien mené jusqu’au gain, et dont aucun écho n’était parvenu au fond de mon quartier chinois, alors que tous les Étrangers depuis dix jours en marquaient les étapes. Voici : Yuan Che-k’aï, l’exilé, le disgrâcié, nommé soudain Vice-Roi des deux Hou, — refuse. Politiquement, médicalement (sa jambe est encore bien malade). En réponse, on le nomme non plus Vice-Roi, mais Généralissime des troupes envoyées contre les Rebelles ; il accepte et ne bouge pas. — On lui enjoint de regagner son poste, au front, à quelques lieues d’Han-K’eou ; à mille kilomètres sud de Pei-king, et, brusquement, levant tout ce qu’il a de troupes bien à lui, il se met en route, mais vers le nord ; sur Pei-king… Il arrive… il sera là dans dix minutes… Du haut de la muraille on verra l’entrée… Nous courons toujours, nous arrivons à temps !

Premier train ; bien plus long que le quai. Il en sort un millier de soldats aux figures rondes et rouges ; des paysans bien nourris. Second train, de même contenu. Rien de plus pendant deux heures…

À la nuit, dernier convoi : des valets, des gardes, des femmes, des soldats d’ancien modèle aux hallebardes terribles, et formant haie mouvante et drue autour d’un homme court aux gestes vifs, aux yeux puissants et inoubliables qui, d’un trait, boivent et absorbent ces créneaux d’où je me penche, saisissant la ville où il entre, déjà maître avant le siège, serviteur plus fort cent fois que celui qui le nomme. Il est vêtu de la robe jaune, de la veste de cheval, du chapeau d’hiver, plume de faisan ! Un second coup d’œil, très doux celui-là, amical, pour les Européens qui n’ont jamais en vain compté sur lui, et l’acclament… et le voici presque porté par ses gardes jusqu’à la berline à grands chevaux noirs, — un peu trop russes en ce moment de Chine antique… Les gardes courent et s’accrochent aux marchepieds… l’équipage passe à grande allure la porte… latérale, celle que le peuple emprunte tous les jours quand, descendant du train, il pénètre dans la demi-lune de Ts’ien-men-waï.

Bien que déjà très sûr de lui, il a eu cette patience, cette décence de ne point exiger qu’on ouvrît les vantaux du sud, impérialement clos. Il sait placer dans leur ordre chacun de ses gestes. Il roule confortablement sur ses ressorts européens et va loger, en bon père de famille, dans le Yamen bien protégé de son fils aîné, Yuan K’o-ting.

Voilà tout ce que je brûle de raconter à René Leys, que je m’étonne fort de ne pas saisir dans la foule qui descend avec moi des murailles, — mais qu’il me semble naturel de découvrir, frais et reposé dans sa chambre où il vient de dormir, me dit-il, tout l’après-midi, — comme il n’avait pas dormi depuis longtemps. Il craignait que ce coup de pied ne lui eût « brisé un nerf dans la vessie »… « Mais il ne souffre plus du bas-ventre, et il urine… » — Me prend-il pour un médecin ? Il est indécent. J’ai pudeur de mon enthousiasme pas encore tiédi… Je ne lui parlerai pas aujourd’hui de la belle arrivée de Yuan. Je me tais.

Lui m’interpelle :

— Eh bien ! vous étiez persuadé qu’on ne le déciderait pas à partir ?

— … ?

— Il est parti.

— Il est parti… et arrivé. Oui. Je l’ai…

— Arrivé, à son poste.

— Ah ?

— Je suis fier d’avoir tant insisté pour l’expédier là-bas. Le Régent ne pouvait croire qu’on le dépêcherait aussi facilement…

— Ah !

— Le voilà aux prises avec les Révolutionnaires et leurs vingt ou quarante mille hommes. Il aura fort affaire. J’avoue qu’il pouvait être dangereux dans le Nord… N’en parlez à personne : je viens d’assister au dépouillement des dépêches confidentielles reçues de Han-K’eou : il en est aujourd’hui exactement à dix kilomètres… Ça nous en fait mille de Pei-king…

Je regarde René Leys avec une candeur dont je ne savais pas mon visage capable. Je suis tout à fait calmé par son calme et j’arrive prodigieusement à lui confier ceci :

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? Tu as bu ? Tu es malade ? Tu as reçu des lettres de famille ?

Il s’étonne, très candide à son tour. J’explique :

— Eh bien, moi qui n’ai reçu aucune dépêche confidentielle, je vais t’annoncer sous le sceau du secret absolu que Yuan Che-k’ai est dans nos murs…

Il prend un air très fermé… Je ris avec un peu d’aigreur :

— Jure-moi de n’en rien dire aux cinq cents personnes qui l’ont vu arriver tout à l’heure à la gare…

— À la gare ! dit René Leys, un peu déconcerté. Par quel train ? À quelle heure ?

— À l’instant.

— Pas possible.

— Oh ! j’y étais.

Et je mets en scène : les deux trains de soldats, les gardes, la foule… et les Européens que l’on ne trompe pas…

Il ne dit rien. Pour la première fois, chercherait-il ce qu’il a l’intention de m’apprendre ? Et je me tais aussi… Ce qui me redéconcerte… Et je reprends avec difficulté… (est-ce l’énervement sec de l’hiver déjà commencé ? Il y a quelque crépitation dans mes syllabes…)

— Enfin, raconte ce que tu veux sur tes amis particuliers, mais laisse-moi te parler de mes « connaissances » ! Je connais assez le « Père Yuan » pour t’affirmer l’avoir vu descendre du train spécial, le troisième, à sept heures dix de l’horloge européenne, monter en voiture (deux chevaux noirs) et entrer à Pei-king, par la porte… latérale de l’ouest, et passer Ts’ien-men-waï… et s’en aller…

Il m’interrompt avec autorité :

— Vous avez vu quelqu’un… monter en voiture ? Ce n’était pas lui.

— Hein ?

— Je vais vous confier une chose de la plus haute importance ; et que vous serez seul à connaître, avec le Régent et moi…

Je le regarde. Je lui ai fait de la peine. Il est blême comme je ne l’ai jamais vu blême… J’ajoute, pour le consoler :

— Dites.

— Le vieux Yuan est bien à Pei-king. Mais j’avais raison de vous dire que vous ne l’aviez pas vu monter en voiture : ce n’est pas lui : c’était son sosie, celui qui prend sa place officielle, par prudence. L’autre, le vrai, était arrivé depuis… depuis…

Ah ! tant pis, qu’il s’évanouisse et qu’il donne sa crise et que tout soit fini ! La plaisanterie devient insupportable de tension ! Je vais la lui faire un peu sentir…

Mais c’est trop tard ? Je n’ai plus devant moi qu’un enfant dans un fauteuil, la tête penchée en arrière, les yeux chavirés, les lèvres blanches. — Je sais, cela dure dix minutes, et ça lui vient après des émotions diverses… Quelle est celle d’aujourd’hui ? L’arrivée de Yuan en chair et en os bien qu’en sosie, ou son dépit à n’être pas cru dans une version incroyable ?

Il est peut-être temps de le rappeler à lui. — Quelques tapes dans les mains… une serviette mouillée sur la figure. C’est fait.

Discrètement je le laisse redescendre tout seul en ce monde réel.

14 Novembre 1911. — Il revient de lui-même sur cette aventure d’hier soir, et me dit, un peu gêné :

— C’est la première fois que vous me voyez m’évanouir ?

— Non. La troisième.

Tout à fait déconcerté, il se livre, et m’avoue que « d’autres choses lui font peur » parce que dans « ces moments » il ne sait pas qui il est, ni dans quel endroit, il se trouve.

Et il précise, avec des mots cherchés, un très curieux état de transposition visuelle dont je ne connaissais pas d’autre exemple : ainsi, quand il se promène en un point précis de Pei-king, mettons, dans une rue au Sud-Ouest, il a tout d’un coup la certitude de voir, devant lui, mais comme dans un miroir aux images symétriques, le point correspondant, mais en diagonale exacte ; en ce cas : la ruelle du coin Nord-Est ; mieux : il se promène à sa guise dans ce lieu géométrique, aussi longtemps qu’il garde les yeux grands ouverts ; sans ciller. Il lui faut aussi ne pas respirer. Le détail vraiment neuf est que tous ses mouvements subissent la même transposition diagonale : il tourne à droite s’il veut aller à gauche… Ceci arrive sans qu’il y prenne garde… il ne peut pas obtenir ses « visions » quand il le désire…, mais quelquefois il en a trois ou quatre dans la même journée… et… c’est alors bien fatigant !

Je dis, innocemment, presque affectueusement :

— Vos entrées dans le Palais ne sont-elles pas un peu… influencées par ces « visions » ?

Il persiste à chercher des mots, pour lui-même, et à formuler des « souvenirs » :

— Je commence à comprendre pourquoi j’ai si peur de monter sur les murailles ou dans les tours…

— Pourquoi ?

— Parce que… une fois cela m’est arrivé et que naturellement je me suis vu noyé au fond d’un…

Oui. Je comprends moi aussi. Dans « ces moments particuliers » il vit dans un espace inversé bout pour bout, avec d’horribles angoisses de pénétration dans la matière ou de pesanteur à l’envers…

D’autres diront : angoisses imaginaires. C’est possible. Il en invente peut-être le sujet, l’anecdote : partie méprisable ! Je prétends qu’au moment même où il me parle et se confie, elles sont réelles, ces angoisses, d’une intensité enviable, presque redoutable… Et pourtant, je voudrais bien savoir.

— Vous avez eu des « visions » de ce genre dans le Palais même ?

— Non.

Il pousse un terrible soupir mécanique. Il respire comme on souffle… Ces alertes ne valent rien pour un « cœur » adolescent, un cœur au physique, ce muscle creux ! Il est temps de revenir à des sujets pleins et moins vertigineux, à des à-propos familiers… Je m’informe donc :

— Depuis quand ne L’avez-vous pas revue ?

— Depuis avant-hier. — Non ! depuis trois nuits.

— Oh ! dites-moi… mais c’est assez délicat… si vos premières « nuits » vous coûtaient cher…

— Oui, six mille dollars…

— Pardon ! Quatre mille… J’ai le reçu dans ma poche ! Comment faites-vous pour acquitter le péage, maintenant que votre école est fermée et la Banque ?.. Mais vous savez que je plaisante… Et d’ailleurs je suis à votre entière disposition… Il ne faudrait pas vous arrêter en chemin… Si vous aviez besoin d’un service ou d’un refuge, ou d’une mise en sûreté de ce qui vous est précieux…

— Non. Les Eunuques savent bien que j’ai tout perdu. Je leur fais des billets à terme sur mes appointements futurs… Pourtant, si j’ai un service à demander jamais à quelqu’un, c’est à vous que je m’adresserai… soyez-en sûr. Vous n’aviez pas besoin de me le répéter. Si j’ai quelque chose de précieux à cacher, je vous le porterai ici… Je l’ai déjà fait…

C’est vrai. Et quelle meilleure promesse ?

Même soir. — Lui parti, je reste tout d’un coup singulièrement gêné devant moi-même. Voilà moins d’une année que je connais ce garçon. Il m’a raconté toute son histoire, et ses histoires. Je n’en ai rien dit à personne. Je dégustais le développement et la saveur sans un doute sur la réalité.

Or, aujourd’hui, — est-ce d’aujourd’hui seulement ? — je doute de quelque chose… c’est-à-dire, d’un seul coup, — de tout.

L’un est aussi déplacé que l’autre. Il y a le même élément de créance brutale à tout croire ou à tout repousser. Je me reprends : je m’explique : ce n’est pas devant le merveilleux de l’aventure que l’on doit se récuser. Il ne faut pas tourner le dos au mystérieux et à l’inconnu. Les rares instants où le mythe consent à vous prendre à la gorge… à solliciter son entrée parmi les faits quotidiens de la vie…, les minutes hallucinées mensurables pourtant à la montre, — dont le battement retentit ensuite sur les années, — il ne faut rien négliger de cela…

Le fait existe : ce garçon m’a raconté des histoires mystérieuses et merveilleuses. Une seule. Il m’a laissé voir, il m’a conduit, il m’a ouvert… Oh ! voici que pour la première fois depuis si longtemps son surnom chinois me revient à l’oreille : il m’a véritablement ouvert au long des nuits chaudes ou froides, la porte de laine au logue de jade du « Jardin Mystérieux » dont il semblait le maître… Il conte si bien ! Et tant de gens pourraient l’envier !

Cependant, il me faut bien aujourd’hui, par logique apprise, par habitude mondaine ou philosophique, essayer de discerner le vrai du faux ; le possible du probable ; le croyable du déconcertant. Posons d’abord qu’il y a eu du vrai ; — mais qu’il a pu, par vantardise de jeunesse, enjoliver plus d’un détail. Et mettons en présence, d’une part, son récit :

— Un jeune Belge, fils d’épicier Belge (mais de mère purement Française : il y tient absolument), s’en vient en Chine avant la puberté. Il apprend une langue réputée difficile ; il entre au Palais, réputé fermé. Il devient le chef d’une organisation secrète ; l’ami du Régent ; l’a…mant de la Douairière ; le conseiller Européen de l’Empire au moment le plus critique que la fonction « Fils du Ciel » ait connue depuis la première intronisation !

Et, d’autre part, ses dons :

— Une aptitude singulière à apprendre tous les langages composés de sons imités ; à recueillir toutes les notions imposées ou suggérées… Une ardeur, un élan, une beauté adolescente ; un attrait évident, non point de lui vers la femme, mais de la femme pour lui… Il semble que la comparaison soit pleine d’équilibre… et que dans un procès de ce genre, le défenseur aurait réponse à tout.

On rétorquera : crédulité excessive ! Non. J’ai admis déjà que certaines aventures ont été édulcorées, accentuées, dépouillées de toute anicroche… mais c’est bien le rôle du conteur ! En revanche, combien d’épisodes, combien de « mots » ne relèvent que du « moment vécu » et par là seraient dignes, avec le Prix Goncourt, de l’école du Document humain !

Et l’on n’invente pas des détails, des éclats, des coups d’œil, des lueurs comme…

— Ce qu’on voit du haut de la Montagne de Contemplation. — La poignée de main maladroite du Régent, qui saisit le pouce, et laisse tous les doigts en dehors. — La peur du danger passé, de ce même Régent. — Le récit historique de la Nuit de Noces Impériales… Tout cela qui s’est empreint lucidement dans le souvenir, gravé comme un sceau, de ces jours !

Il faut bien que René Leys ait vécu cette extraordinaire existence… Et d’ailleurs, le parti est simple : ou bien, l’accuser en moi-même, derrière lui, comme un Jarignoux anonyme, — (et mon parti est déjà pris tout d’un coup) ou bien, carrément lui dire, dans un moment de grande confidence, tous les doutes, ridicules, maladroits ou trop divinateurs qui me sont venus, aujourd’hui, à son propos.

Mon parti est donc pris : celui de la grande confidence.

18 novembre 1911. — Ceci va de mal en malheur, et à l’extrême pour l’Empire ! Le marché est mis à la gorge : le Régent de Demain, le Régent qui monte, Yuan Che-k’aï, a respectueusement fait connaître au Régent d’aujourd’hui — Prince Tch’ouen — et presque d’hier, qu’il faut abdiquer ; — qu’il faut avoir abdiqué avant que le jour de demain ne se lève. Cette nuit sera donc la nuit du grand débat ; peut-être de la grande lutte : les cinq mille Honanais payés par le vieux Yuan, renforcés de tous les mécontents, payés aussi, vont assiéger le Palais défendu par la Garde Impériale, la P. S. et ce brave petit René à leur tête. Il y aura bataille antique et moderne, avec grands cris et visages terribles, et aussi mausers à magasin. Malgré toute la fidélité que je leur porte, les Mandchous seront battus. Alors vient le sac du Palais. Deux cents concubines, la plupart respectables, puisqu’elles remontent au lit et au règne de Celui qui régna durant notre second Empire, demandent grâce de vie, et s’abandonnent aux vainqueurs. Les eunuques s’efforcent d’obtenir les mêmes attentions. Quelques braves de l’Ancien Temps décident la lutte, sont bousculés, repoussés, et finalement acculés…

Ce qui suit ne sort plus de mon imagination. Nous en avions parlé d’avance, lui et moi. Il m’avait fait remarquer que, dans les sièges de la Cité Violette Interdite, c’est toujours aux quatre angles que s’opèrent les derniers massacres :

— C’est l’endroit le plus éloigné des portes, vous comprenez ?

— Oui. Il suffit d’un coup d’œil sur le plan.

— Sur le plan ! soupire René Leys. Il réalise sans doute que, s’il y a massacre, c’est à l’un des quatre angles qu’il tombera. Mais, lui-même, ne sait-il aucune « issue » ? Et comment, par avance, le tirer de là ? Sa place, loyalement, est bien là.

C’est avec un reposant plaisir que je le vois donc m’arriver un peu avant la nuit, la Grande Nuit. Malgré l’angoisse dynastique et les préparatifs, il consent à dîner avec moi, généreusement. Nous dînons ; lui, de grand appétit. C’est bien. Qu’il se prépare. On dessert. On s’étire. Le temps est dur en cet hiver. Il devra se couvrir. A-t-il sa fourrure ? Je sonne un boy pour l’habiller ici ; qu’il ne prenne pas froid avant l’heure ! — Et tout simplement j’ouvre la bouche pour lui réoffrir mes services, (surtout pour cette nuit-là !…). Il me prévient :

— Je ne sors pas.

Il s’installe, allongé, sur la même chaise dans le même confort, mais plus intime par huit mois de confidence, et l’enfermé de la maison d’hiver. Il ne sort pas. Il ne va pas au Palais. Je lui laisse entendre que sa présence ici, près de moi, me rassure. Il n’a rien à craindre en effet, malgré ses aventures policières, « sous les plis du drapeau d’étranger » battant à ma porte ; laquelle, ainsi que du sang de l’agneau protégeant du massacre, est marquée d’un vieux lampion tricolore ! Mais Elle ! Que lui a-t-elle dit, à sa dernière audience ? Depuis quand ne l’a-t-il pas revue ?

Il revient du songe familier, s’étire, et ne répond rien. Puis, brusquement :

— Et si… Elle venait vous demander asile cette nuit ?

Oh ! mais, voilà qui est bien. C’est si direct que je suis tenté de le prendre au mot. Qu’elle vienne… cette nuit… ce soir… maintenant… tout de suite. Viendra-t-elle seule ? Et le Régent, pourquoi pas ? Et… le petit Empereur ? Une maison européenne en quartier chinois est plus diplomatiquement discrète que le refuge en l’une des dix Légations Étrangères parmi lesquelles il faut officiellement choisir…

— Donc, nous L’attendons, ce soir ?

Il dit avec la même simplicité :

— Je venais m’assurer que tout était prêt pour La recevoir.

La recevoir ! Si vite… À la chinoise, « ma maison est bien peu grande, mais elle y sera la très bienvenue… » Enfin l’on va s’arranger. Mon premier boy arrange tout. D’abord, je cède ma chambre… Il devine mes combinaisons :

— Elle ne sera point ici avant la troisième veille. L’attaque du Palais commencera juste à la quatrième. (Il y a pour cela des raisons… stratégiques…)

Il est, comme toujours, très à propos, renseigné. La troisième veille, cela nous fait onze heures du soir. Il en est à peine huit. Oh ! en temps d’émeute, mon Impériale Invitée sera indulgente pour l’immonde petit ver à soie qui la recevra dans son abject cocon (style de politesse).

— D’ici là, mon cher, nous pouvons causer comme « autrefois ».

— Oui. Mais je dois recevoir un message d’Elle, qui me forcera à vous quitter un instant.

— Rien de plus logique. Vous serez libre, et c’est vous qui l’introduirez ici… (car nous avons pris, d’instinct, l’usage de nous servir à volonté, avec souplesse, du « toi » ou du « vous » selon les incidents, l’heure, et l’humeur, le sérieux ou la gaîté).

— Et ce message, sous forme de… Voulez-vous que je prévienne discrètement le portier ?

— Non. Sous forme d’un courrier de la P. S. qui demandera à me voir et me remettra un mouchoir de soie…

— Rose ?

Il prend un air offusqué tout d’un coup :

— Mais non. Jaune.

— Ah ! pardon. C’est vrai. J’oubliais. Ceci ne vient pas de Ts’ien men-waï.

Il paraît calme. Pourquoi ne le serais-je pas ? Ce soir, et depuis de longs soirs, il n’est plus possible de s’étendre sous le ciel… Il faut se confiner dans les chambres chaudes, et parfois, ouvrir grande la porte pour aspirer avec joie l’air glacé qui entre d’une seule haleine…

Est-ce cela seulement ? Les mots sortent avec difficulté, la confidence n’existe plus… Il s’efforce d’instinct, lui-même, de me ramener en arrière ; il me parle de sa concubine ! (et qu’en fera-t-on cette nuit !) de ses projets grandioses, « impérialissimes », quand les Ts’ing, « consolidés comme une valeur branlante et rematée », seront fixes après la crise. En vérité, en vérité, je me le dis : il parle comme il a toujours parlé depuis six mois. Mais j’avoue ne plus écouter du tout de même…

J’écoute ailleurs. Il m’a dit : « Avant la troisième veille, on me portera un message. » J’attends, bien plus que lui, le message. J’attends, — et il n’y a pas un souffle extérieur, — le message à travers l’air froid de la Grosse Cloche qui sonnera peut-être sa dernière battue, cette nuit ; et qui vient de nous dépêcher, à travers le ciel, le double coup de la Deuxième veille. J’attends. Lui, parle toujours.

Ce qu’il dit ne m’intéresse plus. Le doute a porté ses fruits. Qu’il parle de ceci ou non… Qu’il dise ceci ou cela… J’attends le fait, pris sur le fait, le grossier événement palpable que je toucherai de mes doigts, la plaie même, à travers sa poitrine et son cœur, où je mettrai le doigt. Mieux que le battement de la Cloche de Fer, j’écoute le tintement de garde de ma sonnette… l’arrivée du léger mouchoir de soie jaune… avant le coup de la Troisième veille.

La Troisième veille a frappé, là-bas. Et il me semble n’avoir rien entendu, lui, pourtant si près de moi. — Est-ce à moi à le mettre sur ses gardes ?

Aucun message n’a paru. Aucun tintement à ma porte. Aucun pas dans la ruelle dont le sol gelé serait un bon avertisseur… Il paraît écouter au dehors, puis se remet à parler. Il raconte à merveille, comme en ses meilleurs jours… Mais pour la première fois, aucun désir de noter, ni même de retenir ce qu’il me dit.

Les heures chinoises étant doubles des nôtres, un peu énervé, j’attends le coup de la veille Quatrième ; bien que non précédée du mouchoir, elle viendra, puisqu’il est ici, et qu’il ne marque aucun mouvement pour la joindre en cette nuit que j’ai décidée : tragique. D’ici là, qu’il parle encore ; j’ausculte, dans le silence plus grand que ses paroles, la sourde et claire nuit d’hiver, j’épie plus loin que sa voix le coup de la cloche qui me dise mécaniquement, péremptoirement, si ce soir Elle est fidèle ou non ; si lui, que j’ai appelé mon ami, est digne d’amitié, oui ou non…

J’attends…

— La cloche. Quatrième veille.

Je laisse le son retomber. J’écoute un instant de plus. Je lui fais grâce d’un peu de silence. Rien. Ma porte reste fermée. Il a menti. Ce qu’il m’a prédit et promis n’arrive pas. Tout ce qu’il m’a raconté serait-il vrai ou faux ?… À mon tour, en confidence inverse, de reprendre son histoire, ou ses histoires…

Mais il est chez moi ; il est mon hôte. Même les anthropophages respectent leurs hôtes ou les cuisinent avant de les dévorer… Je change de jeu, et, sur le ton coutumier que l’on m’assure plein de politesse insolente, je l’interpelle :

— Dites donc, René Leys, vous n’avez pas l’air de savoir l’heure ?

Aucune réponse. Je poursuis :

— Nous devions recevoir : à neuf heures, la visite d’un mouchoir jaune ; à onze heures, sa visite, à Elle, l’Autre, la Première… Il est exactement onze heures cinq.

Il ne dit rien. Je poursuis :

— Vous m’aviez demandé autrefois si vous pouviez compter sur moi ?

Ceci le réveille, le redresse : il n’hésite pas :

— Oh ! oui. Je voulais pouvoir compter sur vous !

— Bien. Comme ami ?

— Oh ! oui, comme ami.

— Alors, laissez-moi vous faire, à mon tour, des confidences… amicales… Laisse-moi te dire que… je ne comprends plus rien aux histoires que tu me racontes ; je n’en crois plus un mot ; et au lieu de m’en plaindre à Jarignoux qui s’est plaint à moi de t’avoir prêté… cinq francs, je préfère te parler carrément… cette nuit où nous avons désormais tout notre temps libre…

— Bien. Parlons…

— Il commence à faire chaud et lourd dans la maison. Sortons. Nous serons plus libres dehors.

Il est debout… Il me précède. Je l’arrête :

— Et si tout à fait par hasard Elle venait et ne trouvait personne ?

— Qui ça ?

— Elle ?

Il dit avec un grand soupir mécanique :

— C’est fini maintenant !

Nous allons dans la ruelle, sous la fraîche douche de lune, pluie éblouissante dans le Ciel lucide du Pei-king d’hiver. C’est un clair pénétrant. Des ombres violettes. « On lirait un journal cette nuit… » Va-t-on lire des choses moins imprimées ? moins quotidiennes ? Cette lumière fouille les recoins et bleuit jusqu’aux tas d’ordures… Va-t-on voir des joyaux que le grand soleil ou l’ombre n’ont pas encore décelés ?

Mais qu’il fait froid ! René Leys n’a point songé, dans sa hâte à sortir, qu’on ne sort plus sans fourrure. Il tremble dans un pardessus mince. Et la lumière est spécialement blême sur son visage. On ne voit plus que ses yeux agrandis que cette lumière ne pénètre pas… Remarque faite au hasard… Et son air d’angoisse véritable. Sentiments ! Reflets ! Ne jouons plus, ou enfin jouons plus serré. Tant pis si je suis dur :

— Avant de faire un pas de plus, j’ai besoin de savoir trois choses. Si je me trompe tout à fait, tu arrêteras mes questions. Si elles te déplaisent, tu auras le droit de te taire. Si je tombe juste, tu répondras. Convenu ?

Il fait signe que nous sommes d’accord.

— Première question : comment es-tu devenu l’ami et le familier de l’Autre… pas Elle… Lui, pas le Régent, — l’Autre ?… Enfin, par où es-tu entré pour la première fois au Palais ?

Pas de réponse. Bien.

— Seconde question. Quelle somme exacte as-tu payée pour entrer… à l’intérieur de l’intérieur du Dedans, chez Elle. Où est le reçu du prix de passe ?

— Je… il fait un effort… Je l’ai… perdu.

C’est exact. C’est moi qui le possède et ne m’en dessaisirai pas.

— Troisième question : oui ou non, as-tu couché avec l’Impératrice ?

J’ai employé à dessein le verbe neutre activé d’un adverbe qui porte son sens à l’extrême… ceci afin de provoquer coûte que coûte une réponse, au besoin même un déni formel…

Il me regarde, et simplement, fermement :

— Oui. J’ai couché avec Elle.

Moi, de même, simplement, fermement :

— La preuve ?

Lui, d’un grand naturel :

— La preuve ?… L’enfant.

— Ah !

— Et c’est un garçon. Le grand eunuque Ma me l’avait annoncé par téléphone il y a huit jours, presque à la minute de sa naissance, au bureau central de la P. S. Je ne l’ai pas vu. Il me ressemble… Il a un nez européen.

Qu’il est gênant avec sa réponse à tout ! Je commence à le trouver déplacé :

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il ne comprend pas. Il hésite. Je dois lui expliquer : un homme qui a femme et enfant, loin de son ménage, dans cette nuit où « les siens » doivent peu dormir ?

Il en convient :

— Oui, tu as raison… Je devrais être là-bas. Dedans. Et il me regarde avec une telle gravité, d’un incomparable aveu sous le ciel impitoyable que j’hésite et j’ai peur de la gravité et du profond de ce regard… Je tempère : je console :

— Oh ! rien n’arrivera de ce que l’on avait craint, cette nuit… C’est toujours comme ça, dans la Chine… L’abdication va se traiter à l’amiable… C’est peut-être déjà fait… Il est tard. Et le Palais n’a vraiment plus le temps de brûler cette nuit… Et puis les vents ne sont pas au massacre… Cependant j’ai un conseil à te donner… C’est d’avoir moins peur des puits, de laisser claquer des bombes chimiques qui ne font de mal qu’à leurs émissaires, et de veiller un peu plus, pour ta sécurité personnelle, sur un danger culinaire que tu m’as l’air d’ignorer tout à fait… dont tu ne m’as jamais parlé, et qui est pourtant d’un emploi… historique, en Chine.

Il écoute avec un sérieux tel que je voudrais me taire, tout d’un coup… Mais le sérieux est vraiment trop déplacé. Tant pis :

— As-tu songé dans « tes histoires », au poison ?

Il prend un temps pour répondre avec calme :

— Non. C’est vrai. J’y songerai. Merci de m’y avoir fait penser.

Il s’en revient avec moi, d’un pas de promenade accomplie ; il s’en revient, paisiblement, un peu lâchement, se réfugier chez moi dans cette nuit que lui-même m’a peinte comme décisive… Je le quitte avec une nouvelle mauvaise humeur, humilié de recevoir un tel hôte en un tel moment.

19 novembre 1911. — Ce matin ressemble à tous les matins de l’hiver… Rien ne s’est passé durant la nuit. Rien ne s’est fait. Pei-king, pour la première fois, m’a déçu : Pei-king et pas même les portes extérieures : Pei-king n’a pas brûlé tette nuit.

Faut-il croire à tant de bassesse ? L’abdication, le passage, la transmission des pouvoirs du Ciel se font-ils donc avec tant de complaisance aux pouvoirs de la terre ? Le Petit Empereur véridique, la main conduite par les doigts mous et gras du Régent, a « laissé tomber de son pinceau » le geste qui confère, au Dictateur, à Yuan Che-k’aï, tout pouvoir pour le Bonheur du Peuple et le soin de la santé de l’Empire… Après quoi, chacun sans doute est rentré dans ses appartements. Chacun dort paisiblement.

Il est peut-être indiscret ou maladroit de se réveiller à cette heure… historique pourtant. Et d’être soudain tout aussi lucide que le « grand ciel sec de l’hiver ». Je me réveille de très loin. Pour la première fois, ce jour n’est pas ce que j’attendais. Pei-king n’est plus l’habitat de mes rêves. Et ma mauvaise humeur envahissant et assiégeant le Palais même, j’en arrive à douter de mon désir d’y avoir jamais désiré entrer !

Comme après une nuit trop ivre de mauvais champagne belge, j’ai la bouche — et surtout les idées — mauvaises. Je voudrais avoir très mal à la tête, un prétexte à ce nauséeux état de mes idées… J’écris ceci d’une plume grinchue, et sans risquer une enquête politique, aujourd’hui, je me recouche une dernière fois dans l’aube de Pei-king. Ce soir ou demain, je bouclerai mes malles.

Et d’un geste inconscient, relisant le seul premier feuillet du manuscrit, je souligne ces mots : « Je ne saurai rien de plus… je me retire… »

Et j’ajoute d’une toute autre écriture :

… et ne veux savoir rien de plus.

20 novembre 1911. — Pour la régularité de mes comptes, je suis allé tout au nord de la Ville Tartare payer à Maître Wang sa dernière mensualité. Il l’a reçue avec une reconnaissance étonnée. Depuis qu’il m’avait demandé asile chez moi, il se considérait, ai-je compris, comme mon locataire moral… et c’est lui… qui aurait dû…

J’arrête cette effusion de politesse en lui avouant que je vais quitter avant peu ma maison du « coin sud-est » et sans doute la capitale, et rentrer dans mon « royaume »… mais je ne veux pas le laisser sans refuge Européen, s’il a de nouveau besoin d’asile ; une carte de moi, que j’ajoute à sa collection, lui ouvrira les portes de France à l’adresse bien connue de sa Légation.

À ma grande surprise, il accepte la carte et le refuge. Tout est calme maintenant et « les affaires » vont reprendre. Le décret d’abdication a paru dans les journaux d’hier au soir.

Je n’ai donc plus qu’à prendre congé de mon professeur, avec qui je suis en règle, et, bénéficiant autant que possible de ses leçons à tenter de traduire, sans ironie déplacée, le décret impérial dont le texte est dans toutes les mains, pour « un cuivre » — le prix d’une tranche de pastèque, déjà sucée au marché !

Et vraiment je n’ai plus dans ce quartier que je quitte — car ma résolution est vraiment bien prise, et mon déménageur déjà requis, — je n’ai plus qu’un seul devoir à accomplir : prendre congé du voisin Jarignoux. À défaut de Princes du Sang, ce vendeur de son sang Européen me livrera peut-être la raison marchande de cet épilogue, sans doute payé : l’abdication, le désistement sans bruit…

Au moment où je tinte à sa porte, il en sort, et s’exclame :

— Tiens ! justement j’allais chez vous ! Vous… vous ne savez pas ce qui vient d’arriver ?

— Non. Il n’est rien arrivé du tout !

— Oh ! ce pauvre monsieur Leys !

Je sais. Je sais d’avance. Monsieur Leys, deux fois marié, doit être déjà deux fois cocu.

— Mais ce n’est pas du père dont je vous parle ; ce pauvre monsieur René…

— Eh bien ?

— Ce petit, qui était tout le temps chez vous… On l’a trouvé mort ce matin.

Oh ! la belle histoire ! une de plus à toutes celles qu’il m’a déjà si bien contées…

Jarignoux attend évidemment quelque réponse. Le moment est doux pour plaisanter enfin :

— Dites-moi, Monsieur Jarignoux, c’est bien René Leys lui-même qui vous a chargé de m’informer de sa mort ?

— Hein ? répond l’autre qui n’a plus sa figure d’imbécile à tout faire et m’exaspère en prenant le masque du « brave homme ».

— Oui : c’est René Leys qui vous a raconté ça ? (Où est-il ? Voilà deux nuits qu’il ne découche plus de chez moi…)

Jarignoux, hébété de ma réponse, ne peut que bégayer :

— Mais puisque je viens de le trouver sur son lit, chez lui… Allez-y voir, vous qui le connaissez !

Et le brave homme, tout ému, ajoute qu’il a reçu ce matin vers huit heures la visite du boy de René Leys qui trouvait que « la maladie de son maître » durait plus longtemps que d’habitude aujourd’hui…

La « maladie » ! René Leys est en syncope. L’absence d’émotions attendues, peut-être !

Ou peut-être ai-je été un peu dur, l’autre jour, avec mon questionnaire en trois points. Il s’est endormi, pour un peu trop longtemps… Il abuse… Je lui dois bien d’aller le réveiller !

Même soir. — J’y suis allé. J’en reviens. René Leys ne s’est pas réveillé. Pour la première fois, Jarignoux avait raison : René Leys est mort. Cette matinée dans cet horrible Pei-king, déjà presque en république, dans ce ciel révolutionnaire… ne peut s’oublier. Son boy, plus blême que lui, — craindrait-il qu’on l’accusât de quelque chose ? — pleurait comme un chien sentimental. — La maison était ouverte et sans aucune garde. Le boy devait savoir à quoi s’en tenir, car il n’a pas imploré mon savoir Européen pour guérir son maître, et il semble lui avoir épargné les habituels remèdes chinois de la dernière heure… pointes enfoncées un peu partout…

Le visage de René Leys était exactement celui de ses grandes syncopes… dont celle-ci est la quatrième : un beau visage fixé, reposé, qui a fini de se tendre vers le but en action, quel que soit le but ; — les yeux étaient grand ouverts, avec, plus que jamais, et pour toujours, cet étrange envahissement de tout l’iris par le sombre de la prunelle… Je n’ai pas fermé ces yeux qui jouaient leur rôle charmeur jusqu’au bout dans le charme indécomposable de ce visage. — Je l’ai déshabillé pour me rendre compte, avant que les médecins n’interviennent, de la cause de sa mort : René Leys est véritablement « mort empoisonné », puisque je n’ai trouvé aucune trace de blessure… Le dessin de son corps m’a surpris : tant de force en tant de souplesse ! une parfaite élégance symétrique… à suivre le contour de ses reins et de ses cuisses, j’ai compris comment il se liait à son cheval fou, et le geste même détendu de ses bras m’a fait voir comment il aurait dompté les femmes s’il avait vécu ! Juste assez brun pour n’être pas traité de « blanc » par les Jaunes… Et un dépoli de la peau déjà froide très semblable au toucher délicat de l’épiderme chinois…

Donc, sans blessure, et déjà froid, René Leys est mort, peu de temps après m’avoir quitté, avant-hier. Mais, de quel poison ?

Si je posais ce doute, les médecins exigeraient l’autopsie. L’analyse intestinale… la profanation de ce beau corps que je revêts et recouvre… Je ne poserai point ce doute ; je veux cependant, non pas en médecin, mais en homme, je veux savoir à quoi la mort est due.

Jusqu’ici, de tout ce qui précède, un seul fait est certain. René Leys est mort et point de mort naturelle, qui, d’ailleurs, pour les bons taoïstes, n’existe pas. Quand on a vécu près de lui à grande allure, à grande action, on sent que ses organes étaient bons. — Et l’on pourrait conclure : empoisonné par ses confrères, ses compétiteurs… ses rivaux… Mais je sais bien que les Chinois évitent le poison rapide, aussi dangereux pour le cuisinier que pour sa victime, et s’adressent toujours aux poisons lents qu’ils manient avec sécurité.

Alors, est-il mort empoisonné… par Lui ?

Mais pourquoi ? C’est vrai, ses « affaires dynastiques » allaient depuis quelque temps assez mal. L’abdication… Mais elle a dû être payée… Et il avait « tout perdu » dans la faillite de sa banque. Mais, à dix-sept ans ! Car depuis que je le connais voici tout juste dix mois ! il n’a même pas changé le chiffre de ses années ! tant de choses en si peu de jours !

Et il avait eu ce geste et ce mot : « Tout est à recommencer ! » Il était de force à le faire : même si la fortune mandchoue tombait à plat, et il était de jeunesse à retailler entièrement la sienne dans les « milieux Européens »… cette prodigieuse facilité d’assimilation… son don des langues : parlant anglais, pékinois, shanghaïen, cantonais et pidgin à volonté… En quelques autres mois, sur ma recommandation, il pouvait entrer dans une banque, même honorable… et pour un fils d’épicier, — n’oublions pas, — se créer sa situation. Pourquoi ne s’est-il pas ouvert à moi ? Je l’aurais certainement tiré de là !

Alors, il s’est empoisonné : par dépit d’amour ? Il n’a jamais été très amoureux. Que faisait-il loin d’Elle, durant la nuit qui devait être la Grande Nuit Tragique !

C’est pourtant au lendemain même de cette nuit qu’il est mort. Au lendemain du moment où j’ai, pour la première fois, douté de lui ; où je l’ai mis en cause, directement… où j’ai failli ne pas le croire… où il a vu ses « histoires », sa merveilleuse histoire contestée… sa parole mise en doute !

Dans ce cas, il aurait fait usage de « feuilles d’or », mort impériale… et tout à fait de la couleur de ses récits… La feuille d’or, image et symbole, qui seule ne pourrait tuer, malgré toutes les explications qu’on en donne, mais enrobe l’opium… Il méprisait l’opium.

De ce doute, — s’il avait laissé quelque testament, quelque histoire écrite… Mais il n’y a pas un meuble — que ce petit lit mince, dans l’ancien logis de son père. Et il se méfiait de ce logis ouvert à tous les marchands…

Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites…

Et cet énigmatique reçu « de la première nuit d’amour au palais » — qu’il croyait perdu… sans que je l’eusse détrompé. J’ai déjà tenté de le déchiffrer. Mais suis-je mauvais élève, ou le devoir trop dur ? Ces caractères représentent des objets redoutables : des couteaux, une lance à croc ; des yeux en long ou dressés en hauteur, des fleurs, des dents de rat, des femmes se cachant le ventre, des puits, des creux, des tombes, des trous lutés d’un couvercle… un fourneau magique… une bouche vide… un bateau… De tout cela, qu’est-ce qui exprime ce thème… « Première nuit d’amour au Palais » ?

Faut-il faire traduire ? Si c’est faux, et peut-être un compte de maison, quel ridicule sur moi ! Si vraiment il s’agit de… cela, quelle trahison pour lui qui ne peut plus s’en défendre… et ne peut plus s’en expliquer !..

Ou simplement : ce papier ne serait-il pas écrit de ses mains ? car la calligraphie n’était qu’un jeu dans ses étonnantes aptitudes…

Et je reviens, et je me retrouve face à face avec mon seul témoin valable : ce manuscrit, — dont j’aurais voulu « faire un livre », voici dix mois ; et que je regarde avec une défiance lourde de tout ce qu’il contient. Je me souviens qu’il n’en ignorait pas l’existence : lui-même m’avait prié de le continuer avec soin. C’est avec son gré, dédié à sa mémoire, que je le rouvre et pour la première fois le relis d’un bout à l’autre…

22 novembre 1911. — Et, pour la dernière fois, le referme non sans y écrire ce qui suit. J’ai relu ce manuscrit, mot par mot, dans un corps à corps et une émotion grandissante, non plus avec mon doute ni ma défiance, — mais établissant l’irrécusable certitude de ma propre culpabilité.

René Leys ne s’est pas tué. On ne l’a pas empoisonné. Et pourtant il est bel et bien mort par le poison. (Ce paradoxe est le plus véridique des aveux.) Le poison : c’est moi qui le lui ai proposé, — certes le plus méchamment du monde —, c’est de moi qu’il l’a reçu, accepté et bu… et cela, depuis notre première entrevue…

René Leys, fils économe d’épicier belge, ne songeait guère aux Chinois, encore moins au palais, quand, pour la première fois, je l’ai pris pour confident du mystère du Palais… Il est vrai que sa réponse dépassait déjà mon attente. C’est moi le premier, qui, sur la foi de Maître Wang, l’entretint de l’existence d’une Police Secrète : huit jours après, il en faisait partie, et m’enrôlait au bout de deux mois. Les attentats à la vie du Régent ne m’appartiennent pas : on les lisait dans tous les journaux, mais je m’accuse de cette question répétée :

— Dites-moi, Leys : une Mandchoue peut-elle être aimée d’un Européen… et… — Et quinze jours après il était aimé d’une Mandchoue…

Enfin, enfin, je m’accuse de lui avoir tenu, voici quatre jours exactement, le propos trop suggestif : « Pensez donc au poison »… Il a répondu : « Merci de m’y avoir fait penser »… m’a pris au mot et ne s’est pas démenti.

Il ne s’est jamais démenti. L’interrogatoire incisif dans la claire nuit froide ne pouvait conduire à rien. Je demandais : oui ou non, as-tu… Mais j’aurais été cent fois déçu s’il avait renié ses actes, même inventés ; mais je tremblais plus que lui à sentir vaciller le bel échafaudage… Mais j’entendais venir sa réponse : il m’aurait plus durement trompé en me détrompant sans pitié. Il est resté fidèle à ses paroles et peut-être toujours fidèle à mes paroles…

Tout ce que j’ai dit, il l’a fait, à la chinoise, puisqu’il vient, à la chinoise, de m’en donner, par sa mort, la meilleure preuve — qu’il préférait perdre la vie et sauver la face… et ne pas se trahir ni me trahir ; et ne pas démériter… Tout ceci est donc vrai à « la chinoise » ?

Tout ce que j’ai dit, il l’a fait, même un enfant.

Cette preuve réclamée par moi, posée par moi … la preuve cruciale : l’enfant : de lui-même, il me l’a dit : — C’est un gros garçon… si cet enfant est vivant et viable… pourquoi me surprendre à compter tout d’un coup sur mes doigts… jusqu’au nombre neuf ? — Il me semble que le terme est un peu court, entre ma suggestion et l’enfant… Ce garçon est décidément surprenant… Mais part à deux ! part à moi-même… saurais-je jamais ce qui lui vint de moi ? — Restent des moments inexplicables… des aperçus, des éclats, des éclaircies… des lueurs, des mots impossibles à inventer, des gestes impossibles à imiter… Toutes ses confidences habitaient vraiment un Palais capital bâti sur la plus belle assise… Et la mise en décor… et cette pleine vie protocolaire et secrète et pékinoise que nulle vérité officiellement connue ne pourra jamais suspecter…

À bien réfléchir, sa part est donc beaucoup plus riche que la mienne… la jeunesse d’avoir osé cela ! la foi peut-être de l’avoir accompli… Et je suis là, vivant, promenant autour de sa mort mon doute comme une lanterne fumeuse… Alors que, fidèle à lui-même, — et je m’en aperçois tout d’un coup —, je devrais d’abord me souvenir de sa parole : l’autre, l’Empereur, est mort sans un ami auprès de lui… — « J’étais son ami » — m’a dit avec un profond accent René Leys…

— J’étais son ami, — devrai-je dire avec le même accent, le même regret fidèle, — sans plus chercher de quoi se composait exactement notre amitié… dans la crainte de le tuer, ou de la tuer une seconde fois… ou — ce serait plus coupable encore, — d’être mis brusquement en demeure d’avoir à répondre moi-même à mon doute, et de prononcer enfin : oui ou non ?


Écrit à Péking du 1er Novembre 1913 au 31 Janvier 1914.