G. Crès (p. 128-135).

16 juillet 1911. — Il est à peu près l’heure du dîner que je retarde inconsciemment tous les jours. Le voici qui se fait annoncer, et s’excuse avec empressement. J’excuse tout, j’ai tout compris : il se prépare un nouvel attentat. Après la bombe, quoi ? Le poignard ? ou bien le… ?

Comme il s’agit peu de cela ! J’ai parlé vite : il achève froidement :

— Je suis très occupé par mes élèves. Nous sommes en pleine période d’examen. Soixante copies à corriger en deux jours !

Je m’incline, désappointé, devant le Bon Professeur, revenu. On mange sans appétit par ce crépuscule brûlant.

Va-t-il, pour conclure, me prendre pour exutoire des amours de son père ? Pour témoin de sa carrière d’orphelin manqué répudiant l’auteur ingrat de ses jours ?

Il m’épargne cette avanie… De nouveau, nous baignons dans le silence tiède de la nuit, et sa voix changée prend le timbre de fer d’une certaine cloche que je sais, rouvre une certaine porte que j’ai déjà franchie grâce à lui…

Il dit comme en écho de mes paroles :

— Après la bombe, le poignard. Vous ne pouviez croire si bien dire. C’est arrivé voici deux jours… C’est… la véritable raison de mon absence… J’ai juré de ne pas en parler…

Il attend l’effet, sur moi, de ces mots. Moi, j’attends simplement la suite de ces mots.

— … sauf à des amis sûrs et qui m’aideraient au besoin.

Un ami… sûr ! J’exprimai déjà la décision d’être un ami pour lui. — Et je suis sûr de moi, par principe (ou la vie serait impossible !). Quant à l’aider au besoin, — pourquoi pas ?

Il semble que mon silence lui suffise, comme un aveu discret d’enrôlement.

— Maintenant, je puis vous le dire. Il y a longtemps qu’ « ils » préparaient ça. Je n’eus la certitude que vingt heures avant… Enfin, c’est passé !

Et il soupire ; s’arrête ; reprend ; parle parfois très bas. Quel minutieux et logique récit ! C’est vraiment d’une belle maîtrise policière : la jeune vierge de Ts’ien-men-waï, persistant à se refuser toujours, par ordre, au deuxième fils du Prince Ts’i, cet amant en expectative d’emploi multipliait les promesses : lingots d’argent fin, perles mortes, corail faux, nécessaire à toilette Européen en métal Anglo-exportation, — enfin voiture Franco-Pékinoise à 4 roues et à ressorts, toute attelée, signée du carrossier-maquignon bien connu. Rien n’y faisait. Tout à coup, l’amoureux s’est décidé : il offrait à sa Pure et Belle Paracubine de devenir, en se donnant à lui, non pas concubine de dixième rang, non pas de cinquième, non pas de deuxième, pas même de premier… mais princesse, mais bien mieux que princesse ! de devenir :

— Impératrice, criai-je moi-même comme un hourra.

Je m’interromps : mais il existe une Impératrice ! falote, il est vrai : Long Yu.

René Leys continue, et convient qu’il s’en est fallu de bien peu. Sans doute devait-on, tout d’abord, se débarrasser du Régent. On avait trouvé l’homme pour cela. Et pour gagner une nuit sur les bénéfices de l’affaire, le Prince annonçait à sa belle, avant-hier, que le Régent serait mort avant son entrée au Palais pour le Grand Conseil au matin du vingtième jour de la sixième lune.

— Donc, hier matin ?

— Exactement,

Le reste s’enchaînait de lui-même. Prévenu dans le restaurant « de l’arc de Triomphe de l’Est » par l’envoi d’un certain mouchoir de soie rose, René Leys faisait donner aussitôt ses meilleurs policiers : pas un n’avait découvert la moindre trace irrégulière dans l’escorte de la garde désignée ce jour-là ; pas le moindre indice dans les rues, pas le moindre fil, même électrique, sous les ponts…

Cependant, au moment où le Régent, descendu de voiture, passait à pied la voûte du Tsi-ming-Kong, on a remarqué, à deux pas derrière lui, parmi les gardes de la porte…

— Qui a remarqué ?

René Leys ne s’arrête pas. On a remarqué un individu qui ne s’inclinait pas avec le geste d’un officier bien appris. On s’est précipité sur lui, on a fouillé ses manches et on l’a désarmé, — car il portait un couteau de cuisine, — et mis en prison, au secret.

— Et le Régent, quelle attitude ?

Car il est toujours agréable de recueillir ce qui est dit face au danger…

— Le Régent n’avait rien vu : il va toujours les yeux baissés, — ce qui est la démarche de cérémonie. Il a bien fallu lui rendre compte…

Je serais curieux d’avoir été celui-là qui lui annonça la chose… le danger. Ou encore celui qui, le premier, soupçonna l’homme au couteau, et se jeta sur lui. Qui était-ce ? Le chef d’escorte ? Suivrait-il le Régent jusque dans le Palais ? Si c’est lui, je donnerais beaucoup pour avoir son récit, quand il sera bien ivre…

René Leys reste songeur un moment plus long que de coutume. Vais-je ignorer ? Enfin, de sa bonne voix confidentielle :

— Oh ! je n’ai aucun mérite ! Il me suffisait d’être prévenu à temps. L’homme était reconnaissable à ce fait que son couteau dans la manche le gênait pour s’incliner. En lui prenant le poignet au passage comme pour l’avertir, j’ai senti qu’il cachait une arme. Quant à raconter la chose au Régent ?… oh ! personne ne voulait s’en charger. Il a bien fallu que j’y aille…

C’est donc lui. C’est vraiment lui. Mais, le Régent ?

— Quand il m’a vu, en dehors de l’heure habituelle, il s’est douté… il est devenu vert. J’ai dit : « Ça n’a aucune importance, c’est fini. » Il m’a regardé. Je crois qu’il n’osait pas demander ce qui était fini. Il a compris que j’étais intervenu, et m’a serré la main.

— Comment, le Régent vous remerciait comme aurait fait Sadi-Carnot ! Il sait donc donner une poignée de main ?

— Je veux dire qu’il m’a serré le pouce, rectifie René Leys. Je lui avais appris pourtant à donner une poignée de main. Mais il oublie toujours quatre doigts.

C’est bien ça. Je sais ce qu’il me plaisait de savoir. Je tiens la main du Régent dans la mienne, ou plutôt hors de la mienne. J’ai la face du Régent devant moi. Cet homme, gonflé d’importance imposée, officielle… je n’ai rien à savoir de plus. J’ai vécu vraiment, un instant, de la vie la plus intime du Palais.

Ce René Leys ! quel merveilleux metteur en scène ! Mieux : quel homme de théâtre ! Quel acteur ! Ce qu’il a joué n’est pas loin du dénouement le plus brave… non pas au moment où il s’accrochait à l’homme armé du couteau… — Mais ces dangers avant l’attente, et la vengeance, après l’attentat même avorté. Je voudrais, comme un bon juge, tirer immédiatement tout au clair :

— Qu’est-ce qu’on a fait de l’homme au couteau ?

— En prison dans le palais. Personne ne s’en doute.

— Qui est-ce ? Un officier mécontent ? Un fidèle du Prince ? Un prince…

— Non. Un cuisinier auquel on avait fait des observations.

— Oh ! Comment savez-vous ? Il a tout avoué ?

— Il n’a rien avoué. Il est payé pour ne rien dire. Il ne dit rien.

— Et la question ?… Enfin, comment savez-vous son origine ?

— Par son couteau. Je vous l’ai dit, c’est un couteau de cuisine, dont il avait l’habitude de se servir.

Nous touchons à l’évidence même, à la logique éclatante de l’évidence. Rien ne remplacerait la certitude que voici : l’attentat, dénoncé vingt heures à l’avance par la belle Policière et Vierge-Maîtresse ; la promesse de son futur amant, instigateur de l’attentat. Celui-ci, second fils d’un Prince fort bien en cour, est difficilement « accusable ». Nul doute qu’il n’ait obéi à des motifs d’un ordre très éminemment supérieur. De quel ordre ? Quels furent ses motifs ?

René Leys ne répond pas. Je persiste :

— Notez bien : si je vous parais indiscret, c’est que je songe à l’avenir : vous venez de sauver la vie au Régent. Vous avez donc gravement déplu à ceux qui prétendaient la lui faire perdre. — Vous ne craignez rien pour vous ?

Ma question semble impliquer René Leys en une subite torture… N’y aurait-il point songé ? Quel enfant ! Décidément il faut penser pour lui. Il faut veiller sur lui. Surtout, il faut prévoir…

— La police du Régent vous couvre-t-elle complètement ?

— Non, puisqu’on s’en prend à lui-même.

— Alors, d’où viennent ces « histoires » ?…

— Je vous l’ai déjà dit : du Dedans. Mais je tiens le moyen d’y pénétrer…

— Enfin !

— Je vous l’ai montré, au théâtre. Vous avez vu, dans la loge du régisseur, à droite de la scène, cette femme mandchoue…

— Il y en avait beaucoup au théâtre !

— Cette femme était un homme, un acteur !

— Eh bien ?

Je m’étonne que mon grand policier se laisse prendre à une femme. Depuis que des touristes, des missionnaires et des académiciens parcourent la Chine, — le moindre journaliste n’ignore pas que les rôles de femmes, en Chine, au théâtre, et parfois ailleurs, sont fort bien tenus par des hommes, plus fins, plus minces, plus élégants.

Mais il explique : ce qui est remarquable en cet acteur, c’est d’avoir, lui, le premier, sous la dynastie mandchoue, obtenu de jouer en costume contemporain ; en costume de femme mandchoue.

— Comment a-t-il obtenu ?

René Leys prend un temps :

— En jouant le même rôle au palais.

Et, de toute la nuit, je ne puis en tirer un mot de plus. Lui aussi, on dirait qu’il joue un rôle, et que son rôle est fini.