G. Crès (p. 19-33).

9 mai 1911. — En revanche, voici un nouveau venu que je puis sans crainte présenter à mes futures relations mandchoues. Et d’abord, il s’est présenté lui tout seul, à moi, au moyen d’un carton à double face. Du côté « chinois », j’ai pu lire avec fierté l’un des trois caractères de son nom, le plus gros de ses titres : « fonctionnaire au Ministère des Communications », — et, sans hésiter, son adresse compliquée qui d’ailleurs, à un point cardinal près, est la mienne. Nous habitons la même ruelle, le même « hou t’ong » ; lui, « porte Nord » ; la mienne, alignée au sud. Nous sommes voisins. C’est à ce hasard que je dois sa visite. De ceci je ne retiens qu’une chose : cet homme est « quelque chose » au Ministère des Communications !

Alors, je m’inquiète de le faire asseoir. Il l’est déjà ; il s’ébroue ; il se déboutonne : — Voilà, il est heureux de « dénicher » un Français qui semble s’intéresser aux Chinois… Il répète :

— Monsieur, c’est rudement rare ici !

— Pardon, les Français ?

— Non ! les gens qui s’intéressent aux Chinois. Quand je vous ai vu nous débarquer dans ce quartier excentrique, et louer une maison tout près de l’Observatoire, j’ai compris que vous compreniez la Chine.

— Si vite ?

— Moi ! Je suis ici depuis tantôt dix ans et trois mois.

— Et trois mois. Vous les comptez ?

Il déclare avec suffisance :

— Eh bien ! c’était nécessaire ! c’était bien nécessaire ! — Indispensable pour mes opérations.

Je n’ai aucune envie d’en connaître le chiffre. Il poursuit :

— Voyez-vous, je prétends qu’on ne peut traiter avec les Chinois, qu’à la chinoise. Par ailleurs vous perdez votre temps… Ils se méfient de vous… vous n’obtenez absolument rien d’eux…

J’en sais, moi, quelque chose.

— J’ai fait autrement. Ainsi, je suis venu d’abord habiter comme vous la Ville Tartare. J’ai mes domestiques, payés à la chinoise, 3 dollars. J’ai des mules, — pas des chevaux ! — ma charrette chinoise…

Il ajoute familièrement :

— J’ai mes femmes.

Ceci ne m’éblouit pas. J’ai tâté, j’ai goûté aux parèdres femelles que Pei-king, Capitale du Nord, met à portée de ses hôtes de marque ou de passades… Juste au nord du quartier des Légations… Ce monsieur m’en propose sans doute…

— Je viens d’en épouser une.

— Vous…

Je relève la tête. Le regard du nouveau marié reluit d’honnêteté satisfaite. Mille excuses, d’avoir songé à du proxénétisme… Je termine :

— Vous en épousez une seule ?

— Une d’abord, une femme en titre. Les autres ne seront que mes concubines.

Je ne sais trop s’il faut absoudre ou envier, féliciter… Il explique :

— C’était indispensable pour ma situation de « fonctionnaire » et surtout mes contrats d’entreprises…

Voilà qui m’en impose. Qui sait ! le voisin me paraît être en bonne voie dans la pénétration chinoise. Il ira loin ! Il doit connaître déjà bien des accès… Je lui…

On frappe. C’est l’heure belge de la leçon. Le boy introduit tout naturellement et tout droit l’arrivant, puis demande après coup si le « Professeur étranger » peut entrer. Naturellement ! — Rien n’est plus simple que de présenter au passage… Monsieur… — Tiens, j’ai omis de me souvenir du nom exact de… « mon petit Belge » — son nom de famille, voyons ! son nom d’épicier !… J’escamote et je conclus : « Professeur à l’École des Nobles ». Puis, relisant à la dérobée le verso européen de la carte de l’autre : — … et Monsieur… Monsieur Jarignoux, fonctionnaire au Ministère des Communications.

Et je vois deux personnages bien différents ! — Malgré ses origines, le jeune Belge est mince et brun, d’une étrange peau mate, et il daigne à peine ouvrir des yeux qu’il a fort beaux, sur le fonctionnaire, court et blond, gras, vif et rose, malgré les quarante-cinq années que portent ses bajoues et ses rides. Ils se sont tendu la main. Ils se croisent. Je reconduis pompeusement le fonctionnaire qui se retourne et, à mi-voix, désignant l’autre :

— Vous connaissez ce garçon ?

— Et vous-même ?

— Moi ? Oh ! pas du tout. Pas du tout.

Et il me promet de revenir, de voisiner, de m’aider dans ma « compréhension » du chinois.

La porte se referme à deux battants, les loquets de cuivre tintent. Je rentre, puis, à mon tour :

— Dites-moi, vous avez déjà rencontré ce « monsieur » ?

— Oui, je crois l’avoir vu chez mon père.

Et, avec un dégoût pudique assez amusant dans sa bouche jeune et bien faite :

— On prétend qu’il a des femmes chinoises.

— Eh bien ?

— Voulez-vous que nous nous mettions au travail ?

— Oui… Oui… c’est vrai… Il m’a annoncé son prochain mariage… Mais, j’y pense : comment diable un Européen peut-il « épouser » légalement une Chinoise ? Je croyais la chose interdite…

Mon professeur se détache du texte qu’il feuilletait avec beaucoup trop d’attention, et prend un air de dédain trop sérieux pour son visage.

— C’est qu’il est « chinois » !

— Non ! vous ne l’avez pas… regardé, mon cher ! Blond roussâtre, avec des yeux ronds et gris et un accent ! et un nom : Jarignoux, voyons, ça ne trompe pas ! C’est du bon terroir de Picardie.

Mon professeur accentue son mépris :

— Il n’est plus Européen. Il s’est fait naturaliser Chinois, il y a deux mois et demi, tout juste : il lui fallait ses dix ans de séjour.

Mon professeur est si désapprobatif que je renfonce ma curiosité. Il est bien loin de la vie chinoise, lui, de la « pénétration » chinoise ! Je le lui laisse entendre :

— Et ça ne vous a jamais tenté ? Quand on parle pékinois comme vous le faites ! Vous…

— Moi ?

Ses yeux s’allument :

— Moi ! Non. Jamais.

Il se remet et me lance de force au travail.

Les caractères tremblotent un peu. Je songe ailleurs. Sans doute, une naturalisation pleine et entière à la Chine ne va-t-elle pas sans de graves inconvénients. On voit aussitôt ce que l’on perd : ces prérogatives d’étranger auxquelles il est bon de ne pas toucher… On relève désormais de la justice chinoise. On peut être dénoncé, destitué, découpé, décapité, avec une prestesse et un doigté que la procédure européenne ignore. Les injustices ne sont pas plus fréquentes… mais moins réparables. Il y a aussi la cangue, supplice incommode que j’ai vu bien décrit dans les journaux illustrés d’Occident.

Enfin, ne prenons de son abjuration que ses avantages, et les miens. Monsieur Jarignoux est mon voisin, et sujet chinois. Je peux donc, en évitant ses avatars, participer (peut-être) à sa récolte. Il me fera des relations. Il me présentera à ses néo-concitoyens, — ceux-ci à de hauts fonctionnaires ; à des conseillers du trône… à des Princes du sang…

Décidément le Palais s’ouvre. Mais les colonnes de caractères bien alignés sur la feuille tremblotent toujours et s’impatientent. Je n’écoute plus le commentaire et la voix belge, trop monotones. Je n’y tiens plus. Il fera jour deux bonnes heures encore.

Je vais, pour la vingtième fois, m’en aller suivre et toucher de près ce carré de murailles, dont l’accès, d’un bord ou de l’autre, me sera permis… je n’en doute déjà plus.

Je congédie mon Professeur.

— J’ai un peu mal à la tête… Je m’en vais prendre l’air près de l’Observatoire… Il y a là un pan de terrain vert et boisé, encastré dans l’angle sud-ouest de la ville tartare, et tout à fait… Comment, vous ne connaissez pas ?

— Moi, je rentre à la maison. Mon père a besoin de moi de bonne heure aujourd’hui.

Je le quitte avec allégement. C’est le bon fils d’un fort bon épicier.

Et me voilà tournant juste le dos à l’Observatoire et au « coin sud-est », approchant au grand trot de mon but, la Ville impériale qui contient la Cité violette interdite, — le « Dedans ». Je vais pour la dixième fois l’assiéger, l’envelopper, tenter le contour exact, circuler comme le soleil au pied de ses murailles de l’est, du sud et de l’ouest, achever, si possible, le périple en m’en revenant par le Nord.

J’ai esquivé la chaussée de la rue des Légations, trop propre et trop dure aux sabots de mon cheval. Quand, face à l’ouest, je coupe l’axe magnétique et impérial, j’ai sur ma droite la porte dynastique du Palais, Ta-Ts’ing-men, la porte de la Grande Pureté. Je la salue respectueusement du regard ; triple et basse, peinte d’une ocre violette comme l’enceinte entière de la ville interdite, avec de grandes lèpres grises, elle m’est triplement fermée. À gauche, m’écrasant de ses toitures surélevées, est Tcheng-Yang-men, la « Porte droit au Midi », que tous les gens de la ville appellent familièrement « Ts’ien-men » et qui marque, sous son tunnel, l’échange entre les deux mondes : l’un extérieur, « Ts’ien-men wai », l’empire chinois avec ses plaisirs, ses tributs, ses bombances, et l’autre restreint, cerclé, emmuré, « T’sien men nei », la cité intime et, en son milieu, le Dedans. Immobile un instant entre la vertu fermée à ma droite et le vice béant à ma gauche, j’évite l’une et l’autre, et je passe. Pensif, je chevauche au milieu d’une foule adroite à m’éviter, sur des dalles archaïques effondrées, usées et vénérables, et j’entame ma randonnée autour de tout le mur interdit que je laisse continuement sur la droite.

Vers l’ouest, il est déconcertant. Il lui faut se modeler sur le contour des Lacs. Il n’a pas cette carrure rectangulaire du pan oriental. On devine à ses retraits la figure des jardins qu’il protège. Par-dessus la crête, se voient des cimes d’arbres, des frises de toits vernissés de bleu et de jaune… Le nez en l’air, je laisse mon cheval longer exactement le fossé.

À gauche, une haute bâtisse chinoise, paradoxale de hauteur si proche du Palais, dont ma route seule la sépare. — Je reconnais, au linteau de sa porte, une grande inscription arabe : c’est une mosquée.

C’est vrai, il y a, malgré les entretueries et les persécutions historiques, — il y a bon gré mal gré vingt millions de sujets musulmans, ralliés de force et depuis peu à l’Empire.

Cette mosquée domine assez curieusement le mur impérial. Elle observe, avec une obstination impunie. Elle risque jour et nuit le regard que je voudrais donner, le coup d’œil par-dessus le mur

Maintenant, ayant tourné d’un angle droit sur ma droite, je remonte vers le Nord, dans la longue allée feutrée de poussière, d’un galop rectiligne parallèle à la muraille. Au loin, la porte Si-koua men grossit sur place à chaque foulée de mon cheval sans que rien change autour de moi, tant le mur est uniforme sur un millier de grandes allongées.

Je remets au pas, tourne à l’est, et franchis la Porte. Me voici dans la Ville Impériale, l’habitat maintenant ouvert à tous les premiers conquérants… mais proche, sans autre chose qu’un dernier mur interposé, du Palais, du Dedans, du Milieu. Précisément, par-dessus ce mur, de grandes choses grises et jaunes et bleues dépassent de nouveau le faîte et souffrent d’être vues : des crêtes de temples, des Palais à deux étages, et le gros bulbe ventru de la « Tour Blanche » qui impose ici sa panse empruntée, son corps de « Stupa » bouddhique, sa personnalité hindoue… Assez jeune ! Auprès des quatre mille ans d’Âges chinois et de culte authentique du « Ciel », la piété qui la gonfle apparaît vraiment comme sa forme, un peu… « art nouveau ».

Et puis, elle m’irrite. C’est une étrangère au Palais. Bien pis ! c’est une infidèle ! Et sa place n’est pas là ! Retourné sur ma selle, sans la perdre de vue, je contourne la longue sinuosité de murailles dont elle fait le centre… Je laisse aller le pas… La route est libre, et d’ailleurs, je suis seul Européen. Les brouettes chinoises s’écarteront.

La Tour Blanche a disparu. Je rassemble mon cheval, qui pointe : à dix pas devant nous, il y a un autre cavalier, et Européen, — en difficultés avec sa monture. Au beau milieu de la route, — qui est pourtant libre, — il piétine des quatre sabots. Son cheval est assez vif, mais je n’aperçois rien qui l’effraie… Alors, le cavalier est un nerveux ! Au lieu de calmer sa bête, il se déplace à tort et à travers : il regarde autour de lui les murs de haut en bas, — puis, à sa droite, un parapet… — la route passe là sur un talus qui fait le gros dos… il cherche… — enfin, il se redresse : tiens ! C’est mon Professeur.

Je suis pris en faute. L’ « Observatoire » et le « Pavillon d’angle » sont juste à une lieue d’ici, — et, qui plus est, à l’opposé diagonal du point géographique où nous nous rencontrons ! Mais, lui-même ?

Il me salue très poliment, sans étonnement et sans honte. Son cheval calmé tout d’un coup prend naturellement la direction et l’allure du mien, comme s’il visait la même écurie. J’hésite un peu :

— Vous ne m’aviez pas dit que vous montiez à cheval.

— Oh ! je fais sortir les chevaux de mon père.

— Il me semble un peu « sur l’œil » celui-là ?

— Il a peur de tout. Il m’a jeté par terre huit fois.

— Pourquoi le montez-vous ?

— C’est le plus amusant…

Au même instant, le cheval a volté, s’est jeté sur le mien, puis sur moi, les lèvres démasquant un furieux râtelier… Il glisse fort à propos sur une dalle, fait deux cabrioles, reçoit une magistrale volée, et, tout en reniflant, daigne se tenir tranquille. J’ai été fort bousculé. Mon Professeur, droit en selle, excuse sa bête…

Je dis :

— Avez-vous remarqué comme la route sonnait creux ?

— Non… Ah ! oui, peut-être… C’est un égout du Palais…

— Un égout ?… ou un aqueduc ? Au fait, par où les eaux des trois lacs entrent-elles au Palais ?

Il n’en sait rien. Il ne sait rien du Palais, sauf tout ce que « les gens » en connaissent : l’extérieur, le crépissage. Je lui propose de rentrer avec moi.

— Par le nord ?

— Par le nord, si c’est possible.

Je me suis perdu une ou deux fois sans arriver à contourner le ras des remparts.

— C’est possible. Excusez-moi…

Il passe devant et s’engage dans un lacis de ruelles. Voilà que le mur se poursuit de tout près, avec des à-coups ; on le perd, on le rattrape, on s’en écarte, on le rejoint à travers des places vagues encombrées de fumiers et d’enfants. L’itinéraire que je croyais constant à angles droits dans la grande ville échiquière, prend le dessin d’une « marche du cavalier ».

Mon Professeur conduit grand train, avec des ralentis placés juste pour prendre, au trot serré, les tournants étriqués par les ruelles… Il est certain que ce chemin suit de tout près, et bien mieux que je n’osais le faire, la Grande Enceinte Interdite, que l’on toucherait, par moments, à travers le fossé rétréci. Enfin, nous débouchons au plein nord du Palais.

C’est un point qui m’est familier, mais vraiment par un tout autre accès : les grandes avenues carrossables ! Saurais-je m’y reconnaître ? Voilà bien la « Montagne de Charbon » : nous allons passer entre elle et tous les corps de bâtiments du Palais proprement dit.

Mon Professeur désigne le tertre couronné de cinq kiosques, — le point culminant, — et déclare :

— C’est ridicule ! tous les Européens l’appellent « Montagne de charbon ».

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est ridicule. Le vrai nom, c’est « Montagne de la Contemplation ».

Je jauge une bonne fois le mamelon, — peut-être artificiel, — couronné des cinq kiosques, fort élégants, et qui accrochent là-haut quelques jeux de soleil attardé…

Et je dis avec regret :

— Évidemment. On doit pouvoir contempler de là-haut toute la ville tartare, — même la ville chinoise… et, quant au Palais, y plonger comme si…

— Non, coupe nettement mon Professeur. Le toit du Kien-tsi-tien est gênant.

Je le regarde. Il n’a pas changé. Et pourtant il sait qu’il y a dans le Palais un Kien-tsi-tien, dont le toit, vu de là-haut, empiète sur l’horizon du sud ? Alors…

— Vous y êtes monté ? On peut y monter ?

— Non, reprend-il. Je le sais par un de mes élèves qui est neveu du Prince Lang.

— Oh ! vous éduquez des neveux de Prince ?

— Évidemment, à l’école des « Nobles » !

Il rassemble ses rênes. Je l’arrête.

— Restons au pas. Laissez-moi regarder au sud vers le Palais, par-dessus les parapets.

Je me dresse haut en selle. Les fossés du Palais sont pleins jusqu’aux lèvres, comme une vasque abreuvée de pluies, d’une eau dense, nourrie de limons et de sèves ; d’une eau couleur de plomb, sans rides, et qui porte lourdement, — laque embaumant ses profondeurs, — des cernes de larges feuilles rondes d’un vert doux : les lotus du Palais vont éclore… Sans une ride dans cette eau, les pavillons aux toits jaunes miroitent ; et je vois la denture renversée de leurs créneaux à deux marches… L’eau porte sans crever tout ce poids immobile et tout ce moment crépusculaire d’une densité qui me pèse…

Mon Professeur attend un peu plus loin ; immobile, poli, — il ne sent rien de l’éternelle beauté de l’heure. Il ne sent pas que ces reflets dans l’eau visqueuse, ces affleurements de choses sourdies du profond inconnu de la vase, se manifestent là tout exprès, par justice du Ciel, pour figurer à la fois la beauté secrète du Dedans, et sa contemplation impossible. Ces passions murées, ces vies dynastiques… j’en saurai sans doute moins que du bourbier de cet étang révélant ses fleurs… et quelques bulles fétides…

J’ai cependant besoin de me confier. L’heure est trop lourde : et il est là. Après tout, ce garçon m’a très à propos livré le nom de la « Montagne » d’où l’on contemple… Je me rapproche de lui. Je désigne d’un coup d’œil le Palais, les fossés, l’eau dormante, la nuit, l’heure enfin… Et je parle…

… Il a tout écouté sans m’interrompre ; même quand il s’est agi de certains détails peu connus de la vie du noble et doux prisonnier d’Empire, le Régnant de la Période Kouang-Siu. Je lui communique ce que je sais : le mystère… toutes les suppositions… celles que j’ai faites — en portant aux limites logiques le merveilleux éclos et contenu là, près de nous, au cœur de la Ville Violette…

Quand je me tais, il ne fait aucune sotte réflexion. Il ne dit point, par exemple : — « La vérité sur sa mort, on l’a sue par les journaux de l’époque… » Je lui en sais gré. À ma confidence inattendue par lui comme de moi, il n’a opposé que du silence. C’est très bien.

J’ajoute :

— Mon grand regret reste d’être arrivé trop tard en Chine. Je coudoie tous les jours des gens qui, le temps d’une audience, sont entrés là, et ont pu l’apercevoir. Je doute, d’ailleurs, qu’ils aient su bien voir.

— Je l’ai vu, prononce mon Professeur, avec un respect soudain…

Encore un arrêt. Je remets en route. Les chevaux, reniflant le retour, gagnent à la main. On ne peut plus trotter de front, et c’est un jeu d’adresse que d’éviter les grosses lanternes pendues à ras de terre entre les roues des chars à mules… Cependant mon compagnon pousse l’allure. Le train est un peu fou à travers tant d’obscurité encombrée… et c’est tout à fait ahuri que je m’arrête, à côté de son cheval dont il a sauté déjà, devant une boutique désobligeamment éclairée.

— Oh ! je suis en retard. Mon père m’attend depuis longtemps. Voulez-vous une tasse d’un thé de Pei-king comme vous n’en avez pas bu ?

Il va couvrir son retard de ma présence. J’accepte. Et j’aimerais le revoir en pleine lumière…

On entre. Maison européenne ridicule. Cependant, il est bien chez lui. Et le Père lui-même survient, me « reçoit », me fait asseoir, me remercie de bien vouloir m’occuper de son fils, — de son « mauvais diable de fils ». Je bois son thé, — en effet remarquable, — et ne songe qu’à m’en aller, l’éclairage de cet asile du négoce redonnant soudain à mon Professeur son air de tous les soirs, sous la lampe…

Et vraiment, tout est trop laid ! Un « amour » en fromage de Saxe tend les bras à des fleurs si éternelles qu’on peut les croire artificielles. Le service à thé vient de Satsuma, par Hambourg. Pas