G. Crès (p. 9-15).


RENÉ LEYS

Pei-king, 28 février 1911. — Je ne saurai donc rien de plus. Je n’insiste pas ; je me retire… respectueusement d’ailleurs et à reculons, puisque le Protocole le veut ainsi, et qu’il s’agit du Palais Impérial, d’une audience qui ne fut pas donnée, et ne sera jamais accordée…

C’est par cet aveu, — ridicule ou diplomatique, selon l’accent qu’on lui prête, — que je dois clore, avant de l’avoir mené bien loin, ce cahier dont j’espérais faire un livre. Le livre ne sera pas non plus. (Beau titre posthume à défaut d’un livre : « Le livre qui ne fut pas ! »)

J’avais cru le tenir d’avance, plus « fini », plus vendable que n’importe quel roman patenté, plus compact que tout autre aggloméré de documents dits humains. Mieux qu’un récit imaginaire, il aurait eu, à chacun de ses bonds dans le réel, l’emprise de toute la magie enclose dans ces murs,… où je n’entrerai pas.

On ne peut disconvenir que Pei-king ne soit un chef-d’œuvre de réalisation mystérieuse. Et d’abord, le plan triple de ses villes n’obéit pas aux lois des foules cadastrées ni aux besoins locataires des gens qui mangent et qui peuplent. La capitale du plus grand Empire sous le ciel a donc été voulue pour elle-même ; dessinée comme un échiquier tout au nord de la plaine jaune ; entourée d’enceintes géométriques ; tramée d’avenues, quadrillée de ruelles à angles droits et puis levée d’un seul jet monumental… — habitée, ensuite, et enfin débordée dans ses faubourgs interlopes par ses parasites les sujets chinois. — Mais le carré principal, la ville Tartare-Mandchoue fait toujours un bon abri aux conquérants, — et à ce rêve :

Au milieu, dans le profond du milieu du Palais, un visage : un enfant-homme, et Empereur, maître du sol et Fils du Ciel (que tout le monde et les journalistes s’entêtent à nommer « Kouang-Siu », qui est la marque du temps où il régna, — c’est-à-dire, après J.-C. de 1875 à 1908). Il vécut vraiment, sous son nom de vivant mais indicible… Lui, — et ne pouvant dire le nom, je donne au pronom européen tout l’accent incliné du geste mandchou (les deux manches levées par les poings réunis jusqu’au front baissé) qui Le désigne… Lui demeure la figure et le symbole incarné du plus pathétique et du plus mortel des vivants. — On lui réserve des actes impossibles… et c’est possible qu’il les ait bonnement commis. Je suis sûr qu’il est mort comme personne ne meurt plus : de dix maladies toutes naturelles, mais avant, tout de cette onzième, — méconnue, — qu’il fut Empereur, — c’est-à-dire la victime désignée depuis quatre mille ans comme holocauste médiateur entre le Ciel et le Peuple sur la terre…

… et le lieu de son sacrifice, l’enclos où l’on avait muré sa personne, cette ville violette interdite, — dont les remparts m’arrêtent maintenant, — devenait le seul espace possible à ce drame, à cette histoire, à ce livre qui, sans Lui, n’a plus aucune raison d’être…

J’ai pourtant donné tous mes efforts à recueillir sa Présence, à rejoindre au dehors toutes les échappées rétrospectives du « Dedans ». Je comptais pour cela sur la pénétration professionnelle des médecins de nos races européennes. Ils sont là, campés au long de la « rue des Légations », juste au débouché des égouts palatiaux, prêts à s’introduire par toutes les fissures, et, sitôt dans la place, prêts à mordre confraternellement celui qui voudrait entrer. Un jour, c’est au médecin de tel pays que l’On s’adresse, et la Légation de tel pays se glorifie dès lors d’être en charge, seule en charge de Leurs Impériales Santés. — Deux ou plusieurs Docteurs se flattent à la fois d’être seuls appelés, consultés, au dénigrement exclusif de tous les autres. Et ils se regardent sans rire. J’avais peur de me heurter au secret médical. Ils n’ont livré qu’indiscrétions professionnelles… Leurs rapports sont faits du même papier, des mêmes grands mots hygiéniques dont ils affublent et condamnent n’importe lequel de leurs clients bourgeois. Ils ont certifié que Lui, l’Unique, était suspect de tares infantiles, de celles qu’un vulgaire rejeton peut rejeter sur ses parents… Ils ont conclu à de la dé-gé-né-res-cen-ce… Bref, que le Fils du Ciel languissait d’un mal… héréditaire !

Repoussé par la sacrilège ignorance de mes compatriotes, je me suis retourné vers les Eunuques indigènes. C’est une autre confrérie, aussi honorable, mais plus fermée. N’entre pas qui veut : on exige d’abord le diplôme. Les fonctions sont toutes restrictives, avec certains amendements. C’est ainsi que la paternité est permise dans les hauts grades, et les trahisons partout.

J’ai tenté de soudoyer quelqu’un de ces personnages. Le résultat n’a pas équivalu à la dépense : je possède des anecdotes éculées dont la presse locale avait déjà nourri ses colonnes ; et vraiment, je n’ai levé aucun secret d’alcôve. Je n’en veux pas à mes Eunuques : au Palais, l’alcôve, définie avec rideaux et ruelle, n’existe probablement pas.

Restaient les médecins chinois. Munis de recettes étrangères, mais fidèles à la pharmacopée autochtone, ils sont très fiers de leur redoutable savoir à deux tranchants. L’un des meilleurs, après un bon dîner, de cuisine justement mi-partie française et pékinoise, a bien voulu me raconter chez moi, me mimer, me faire toucher cette scène : une consultation au cœur du Palais. Le consultant est à genoux, sur le sol, la tête inclinée après trois fois trois prosternations. L’Empereur, et la terrible vieille Douairière, sont assis plus haut que tous les regards. Le consultant, interrogé, n’ose plus que dire. On le force de parler. Il a très respectueusement demandé « de quelle partie du Précieux Corps souffrait injustement la Personne Ineffable… »

L’Auguste Vieille répondit pour Lui « que les humeurs s’agitaient sous sa peau… »

Le consultant a conseillé très respectueusement quelque chose. Il ne sait plus quoi (certes, pas une drogue étrangère ! — on l’eût accusé de traîtrise, d’empoisonnement, — encore moins une poudre chinoise ! — puisqu’on l’appelait pour son savoir étranger.)

Il se souvient exactement de cette impression personnelle :

— La tête ne me semblait pas très solide sur les épaules…

Il l’a gardée. Je le félicite. C’est tout.

C’est tout. Abandonner la partie ? Je m’accorde une chance dernière de pénétrer dans le « Dedans ». C’est de me servir de son langage, le dur « Mandarin du Nord » ; — de me passer désormais de tout entremetteur, de tout eunuque, et d’attendre l’occasion directe qui me permette…

…de dire, ou de faire… quoi ? Je n’en sais rien.

À tout hasard je m’agrippe à cette chance et je m’en prends avec une désespérante énergie à ce vocabulaire « Kouan-houa ». On dit communément qu’il faut s’y consacrer de l’enfance à la vieillesse avant de pouvoir écrire et composer comme un bachelier provincial ; c’est possible. De fait, cela se profère avec facilité. J’ai conscience de mes prouesses. — Je parlote, je parle, — je dis déjà n’importe quoi. Je ne sais qui je dois féliciter : de moi, de la langue, ou de mon professeur ? Contre toute logique, en pleine Chine, j’ai choisi pour magister un étranger, un Barbare non lettré, et, qui mieux est, un jeune Belge ! Son étonnante facilité à tout apprendre, et peut-être à tout enseigner, m’a beaucoup plu. Officiellement, il tient, à l’École des Nobles, un cours « d’Économie Politique ». Partout ailleurs ceci m’inquiéterait… Mais il est convenu que pour mieux nous entendre nous ne parlerons que Chinois.

Mon professeur s’étonnerait fort du but véritable de mes entretiens avec lui. C’est le bon fils d’un excellent épicier du quartier des Légations. Je ne l’ai point connu près des balances paternelles. Mais il parle avec un tel respect de son père, du commerce, de la famille, des « économies », des domestiques, des voitures, des chevaux, et des principes de son père, — qu’il est manifeste qu’il croit impossible de mener à Pei-king une autre vie honorable que celle de son père… — Littéraire, il relit Paul Féval.

Si j’en arrive là… où je désespère d’atteindre, — il sera le premier surpris de mon succès, — épouvanté de sa part à mon succès… improbable, ai-je déjà écrit. — C’est un bon professeur. Je l’engage pour un mois de leçons encore. Et, d’avance, je déclare renoncer à tout.