René Bérenger (Henri Joly)

René Bérenger (Henri Joly)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 43-74).
RENÉ BÉRENGER

La vie de M. Bérenger[1] a été longue, « si toutefois, comme dit le poète, il y a quelque chose de long dans ce qui est mortel. » En tout cas, il représente une époque dont les malheurs, les aspirations, les efforts et les regrets, dont les beaux exemples aussi donnés au monde tout entier, mériteront longtemps d’être étudiés. Par ses souvenirs de famille, par sa précoce autorité personnelle, relevée d’un vif sentiment de l’indépendance, M. René Bérenger avait été de ceux qui eussent pu retenir le régime impérial dans la voie d’une réforme véritable ; puis il a fait partie de ces groupes qui, obligés de renoncer à une monarchie moderne, entreprirent avec sincérité, sans arrière-pensée et sans faiblesse, sans concessions à aucune passion suspecte, de faire au moins une république libérale. Entré dans la vie publique au moment de la guerre de 1870, il avait donné spontanément la preuve de cette vaillance dont on devait retrouver, à un si haut degré, la tradition dans la guerre de 1914-1915. De cette dernière, il n’aura pas vu la fin. Pas plus que Félix Voisin et d’autres encore de ses amis, il ne sera entré dans ces terres promises qui s’appellent l’Alsace-Lorraine reconquise, l’Afrique française du Nord définitivement libérée de tout péril de partage et d’affaiblissement économique, une moralité défendue sérieusement contre toutes les formes de la débauche, la nation, enfin, croissant dans le respect des familles saines et nombreuses. S’il n’a pas vu de ses yeux toutes ces réparations qu’il désirait tant, il en aura suivi tous les débuts, après les avoir toutes provoquées. Arrivé à ce grand âge où l’on se dégage également de beaucoup d’imprudences de l’optimisme et de ces tentations de découragement qui n’ébranlent que les ambitions trop naïves et trop orgueilleuses, il témoignait de la fermeté de ses opinions par la fidélité de son attitude et par son activité prolongée. Malgré les souffrances qui l’ont éprouvé dans les derniers mois de sa vie, il a fini dans la sérénité que donne le sentiment du devoir accompli jusqu’au bout et la certitude que des efforts pareils à ceux qu’il a prodigués ne peuvent pas demeurer inutiles.


Ces efforts avaient été préparés de longue date, et il est impossible de ne pas prendre très précisément au pied de la lettre ces paroles que prononça le président du Sénat au lendemain de la mort de son collègue : « Messieurs, en apprenant la mort de M. Bérenger, le Sénat s’est senti atteint dans une de ces forces morales qu’une assemblée met longtemps à retrouver, car cette force était elle-même le rare produit d’une vie exemplaire et d’une double hérédité de talens et de vertus. Il était, en effet, le petit-fils d’un député du Tiers-Etat à l’Assemblée constituante de 1789, dont le rôle ne fut pas sans importance, et le fils du grand criminaliste qui, après avoir occupé une haute situation dans les Chambres des Cent-Jours, de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, devint pair de France, président à la Cour de cassation et membre de l’Institut. »

Ce rappel des traditions familiales était aussi éloquent qu’exact ; il vaudra la peine de raviver ces traditions, autant qu’on le pourra, et de les empêcher de s’effacer. Marcelin Bérenger, le grand-père, avait été installé à vingt-six ans, comme avocat général, dans le siège occupé avant lui par Servan. Le fils de Marcelin, celui qui fut si connu sous le nom de Bérenger de la Drôme, fut l’un des héritiers et des défenseurs du renom de Barnave, à la famille duquel la sienne était intimement liée ; il fut le collègue et l’ami fidèle de Manuel. A travers bien des régimes, devant bien des postes de combat et de devoirs très divers, il mérita que l’auteur très instruit et très avisé de sa notice académique, Charles Giraud, dit de lui : « L’homme de bien, l’homme sincère, le magistrat, étaient ce qui prévalait toujours chez M. Bérenger : un peu d’hésitation quelquefois, mais une conscience constamment pure et scrupuleuse : là était la source de son crédit et de son autorité dans les Chambres. »

Je ne sais si quelques-uns des collègues du sénateur mort hier ne retrouveront pas chez lui un ensemble qui rappelle jusque dans les nuances le caractère paternel. « Un peu d’hésitation quelquefois. » On en eût eu à moins ! Passer successivement, — dans les jeunes années tout au moins et dans les premiers souvenirs, — de la Révolution à l’Empire fidèlement servi, accepter la situation nouvelle née du désastre final, et se trouver tout à coup en présence du grand homme de guerre remettant tout en question à son retour de l’ile d’Elbe ; se voir, en qualité d’homme public, obligé de comprendre et de s’expliquer à soi-même tant de péripéties dans les épreuves, d’abdications plus ou moins forcées, de changemens de dynasties, d’insurrections sanglantes, voilà qui ne permettait pas seulement, mais qui, en quelque sorte, exigeait des hésitations. Devant celui qui, à chacun de ces orages, eût pris instantanément une résolution rigide, on eût pu se demander ce que signifiait une telle intrépidité dans le volle-face. S’il est prouvé, — et cela est prouvé, — que Bérenger de la Drôme s’inspirait constamment, en digne et vrai magistrat, des sentimens d’une justice pleine de noblesse et d’humanité, on peut se féliciter sans réserve d’avoir vu le fils imiter les scrupules du père. A Napoléon remontant sur le trône, le père avait recommandé d’avoir plus de souci de la liberté ; mais lors de l’abdication, il avait fortement insisté pour qu’elle fût accompagnée de la reconnaissance de Napoléon II. En juillet 1830, il combattit les tentatives de retour aux institutions de l’Ancien Régime ; mais, chargé de soutenir l’accusation contre les ministres tombés, il le fit avec une modération voulue. Avoir passé sans reproche par de tels événemens, avoir combattu avec énergie, comme il le fit dans le plus célèbre de ses ouvrages, les lois d’exception et les juridictions improvisées, tout cela témoigne, non pas d’un caractère hésitant, mais plutôt d’un esprit persévérant partout dans la défense même des principes. « Il n’y a pas de plus grand travail, dit Malebranche, que de demeurer ferme dans les courans. » Oui, c’est un grand travail, et souvent ingrat ; car on sait assez que l’homme resté fidèle en toutes choses aux principes fondamentaux de sa conduite sera celui qui, dans les illusions de l’optique contemporaine, semblera peut-être avoir le plus changé : c’est qu’il n’aura pas correspondu aux évolutions et aux déviations de ceux qui tournaient autour de lui.

Comme son père, René Bérenger fut vite jeté dans une situation fort différente de celle où il avait été appelé d’abord à grandir. Magistrat d’avenir sous Napoléon III, il n’hésita point, quoique marié et père de famille, à partir comme volontaire et à se mettre au service de la Défense nationale. Elu dans deux départemens, le Rhône, où, comme avocat général, il avait donné des marques de courage d’ordres divers (car il avait été dénoncé aux anarchistes et arrêté par eux), et dans son département originaire, la Drôme, il avait opté pour la Drôme. Dans sa détresse, la France, sur laquelle ne pesait du moins aucune contrainte officielle, était allée, comme d’instinct, aux hommes ou éprouvés, ou même simplement signalés au public par des services désintéressés, par des marques, anciennes ou nouvelles, de courage, ou par la réputation de leurs familles. Ainsi Félix Voisin, du fond d’une forteresse prussienne, avait été élu sans le savoir. Quelquefois, on vota pour le nom, sans pouvoir dire exactement qui en était alors le titulaire le plus qualifié, et ce ne fut qu’après coup qu’il fut bien établi que ce devait être celui-ci plutôt que celui-là. Tel fut, parait-il, le cas de M. Carnot, alors ingénieur dans la Haute-Savoie. Quant à M. Bérenger, il fut désigné à la fois par son nom, par ses services personnels et par la virilité de son altitude. Une fois à l’Assemblée, il se fît également remarquer par son désintéressement et par sa ténacité ; il s’effaçait volontiers derrière un homme d’initiative, il le soutenait en dehors de toute ambition, et, encore plus, de toute intrigue, mais jusqu’au jour où il se voyait contraint de lui déclarer franchement : « Je ne peux plus vous suivre. » Très scrupuleux, il estima tout de suite qu’il n’était pas permis de défendre des causes justes par des moyens qui ne le seraient pas. En tout cela, il devait y avoir du père au fils une continuité d’autant plus intéressante qu’elle ne ressembla jamais à une sorte d’imitation impersonnelle. Très vif et quelquefois très âpre dans les débats, facile à l’indignation, son caractère s’adoucit de plus en plus avec l’âge et avec les mécomptes de la lutte ; mais, d’un bout à l’autre de son existence, il se fit bien à lui-même ses convictions, ses préférences et ses résolutions. Bref, il fut un bel exemple de ce qu’il doit y avoir de libre originalité dans la fidélité aux traditions et d’initialive novatrice dans un esprit conservateur.

Si cela est, il importe d’entrer dans le détail et dans la suite des faits qui l’établissent. Depuis quelques années, on ne voyait guère en M. Bérenger que l’ennemi des publications obscènes et le criminaliste qui avait fait voter la loi de sursis ; mais la sève qui s’était déployée là montait de racines plus larges et plus profondes : à aucun titre, il n’est permis de négliger son rôle politique.


A l’Assemblée nationale, il ne tarda point à prendre très ouvertement parti pour une solution immédiate du problème gouvernemental. Retrouver exactement le fil auquel il s’attacha dans le labyrinthe des questions du jour serait peut-être un peu téméraire. On sait cependant, à des signes certains, de quoi il fut le plus touché. Il fut touché avant tout de la nécessité d’un pouvoir régulier et qui ne restât pas trop longtemps en suspens., Il fut non moins remué par le prestige de Thiers et jugea très imprudens ceux qui ne se rangeaient point à ses avis. Il se déclara donc sans hésiter pour des mesures qui devaient faire de lui l’un des premiers partisans et des premiers soutiens du régime républicain. Il n’était pourtant entraîné ni par d’anciennes préférences personnelles, ni par des influences familiales. Qu’il me soit permis de dire que peu après 1871, à Dijon, je me trouvai souvent, dans une œuvre mixte, la Société de lecture, en compagnie de son beau-père, M. Détourbet. C’était un homme très intelligent, très considéré, et c’était aussi un conservateur très ardent. Il s’attristait de voir la représentation aller de plus en plus à gauche, et je me souviens que, dans nos petites réunions du comité d’administration, gémissant de plus d’un symptôme, il nous répétait avec vivacité : « Je l’ai assez dit à Bérenger ! Il verra ! il verra ! » Eh bien ! oui, on pouvait prévoir que la République serait vivement sollicitée d’aller trop à gauche, comme en 1815 on pouvait prévoir que la monarchie restaurée serait sollicitée d’aller trop à droite. Dans un cas comme dans l’autre, c’était un risque à courir, quitte à faire tout le possible pour en amortir le péril. La question urgente n’en était pas moins de savoir si, à ce risque, on pouvait se dérober. L’un après l’autre, les deux Bérenger, le fils comme le père, répondirent également non, se réservant également de se dévouer pour calmer les imprudences et pour prévenir les excès, dans quelque sens que ce fut. Il avait donc affermi et prononcé ses résolutions bien assez tôt pour que nul ne pût le soupçonner de s’être engagé dans des calculs et dans des machinations ; de parti. Il fut élu sénateur inamovible le 61e sur 15. En vérité, c’était fait pour lui, comme il était fait pour justifier et l’institution et la place qu’on y avait fini par lui ménager. Eùt-il donc, s’il avait été soumis à des réélections successives, couru le danger de se compromettre en des concessions intéressées et en des marchandages indignes de son caractère ? Assurément non ; mais il eût couru, — et bravé, — celui de se voir exclu à jamais des assemblées politiques. C’est surtout dans des réunions contradictoires et devant les exigences des incompétens qu’il eût manqué de souplesse en exprimant trop franchement sa véritable opinion. La sécurité lui donna plus de calme, elle consolida son habitude de considérer les problèmes en eux-mêmes et dans la vérité des solutions nécessaires. Enfin, ayant devant lui la perspective de ces réformes qui, étant des plus sérieuses et des plus difficiles, sont destinées à revenir souvent d’une législature à l’autre, il pouvait approfondir la question et en préparer de loin les données. Ne nous attachons donc pas ici à l’ordre exclusivement chronologique. Prenons les groupes de questions où se marqua le mieux son empreinte et où il laissera les traces les plus saillantes de son passage.


Etait-il donc entré dans la vie politique avec tant de raideur et d’intransigeance ? Non ! Il n’eût probablement pas été, ai-je dit, bien accommodant devant les réclamations si souvent incohérentes et devant les vœux irréalisables de la foule. Ceci ne l’empêcha point de savoir dans ses rapports sur les bancs du Sénat (car, enfin, ce n’était plus le même auditoire) discerner les points sur lesquels il pouvait céder et ceux sur lesquels il ne le pouvait pas. Il a personnellement mis en pratique ce conseil qu’il donnait un jour à ses collègues à l’occasion d’un projet de loi sur le mode d’élection des sénateurs. Suivant lui, la part du suffrage universel devait y être prépondérante, elle ne devait pas y être absolue. À cette occasion, il avoua qu’il était de la minorité, mais, dit-il, « quand on se voit battu, même sur une disposition considérable d’un projet essentiel, je pense qu’il y a un parti préférable à l’abstention, c’est de chercher à se rapprocher des esprits sages et modérés pour trouver ensemble quelques combinaisons nouvelles ou des dispositions modificatives de nature à adoucir la mesure qu’on regrette. De la sorte, je crois mieux servir les intérêts du pays. »

Ces appels aux « esprits sages et modérés » ne furent pas toujours pris comme il l’eût voulu, ni à droite ni à gauche. A droite, on avait essayé de gagner du temps de peur d’engager la discussion sur la forme du gouvernement trop tôt, avant de s’être assuré des dispositions du prétendant qui devait, — comme beaucoup le craignaient, — tout compromettre. On combattait donc, sinon ouvertement, du moins par des mesures dilatoires, le travail qui, à ce gouvernement qu’on appelait, tantôt le gouvernement de l’Assemblée nationale, tantôt le gouvernement de M. Thiers, devait donner une forme, des fonctions, des attributions méthodiquement concertées. M. Bérenger fut de ceux qui voulurent qu’on fermât la porte trop ouverte, selon lui, à des négociations qui laissaient la France entière en suspens. Très résolument, il demanda qu’on se mit immédiatement à une besogne qu’il estimait urgente et plus pratique, celle de la refonte des institutions et en premier lieu celle des institutions judiciaires. De là cette proposition qu’il déposa le 5 avril 1873, malgré les murmures de bien des collègues dont il était cependant très estimé : « L’Assemblée se prononcera sur la forme définitive du gouvernement avant de nommer la commission chargée de l’étude des projets de loi sur l’organisation des pouvoirs publics. »

Ce n’était point là chez lui, on peut le croire, une question de théorie ou de philosophie politique, encore moins une question de parti ou de secte. Il fallait, pensait-il, se décider sans retard, donner au gouvernement les organes dont il avait besoin et faciliter ainsi ses fonctions maîtresses en vue du travail législatif. Plus tard, si des nécessités nouvelles se manifestaient, la nation serait toujours maîtresse de ses destinées. A deux reprises, l’orateur insista pour déclarer qu’il reconnaissait d’avance tout droit à une révision totale ou partielle de la Conslitution ; et quand vint la proposition d’expulsion des Princes, il demanda qu’on les admît au contraire dans l’armée à titre définitif fit il protesta contre la loi d’exil avec la dernière énergie : « Le retour aux idées de classes et de distinctions sociales fondées sur la naissance, nous reporte, dit-il, à plus d’un siècle en arrière ; il est particulièrement étrange sous une forme de gouvernement dont l’égalité est devenue la devise. La majorité de votre Commission repousse une mesure d’exception incompatible avec les principes d’égalité et de liberté sur lesquels doit rester solidement assis, en dépit des factions, le gouvernement de la République ; une mesure nuisible à notre considération au dedans, à nos bonnes relations au dehors, propre uniquement à satisfaire les partis violens et à effrayer le pays par de nouvelles concessions à leurs exigences et qui ne serait, en fait, avec son caractère personnel, qu’une condamnation sans loi, sans défense, arbitrairement proposée par le pouvoir législatif. »

La crainte que lui inspiraient les partis avancés de gauche le trouva plus prêt encore à certains actes d’autorité accompagnés de démonstrations très vives et très lucides. S’il avait soulevé quelques murmures dans le débat sur la prompte constitution des pouvoirs publics, il en souleva bien davantage quand il fit, avec beaucoup de verve et sur des argumens de fait très solidement établis, le procès détaillé de la Commune de Lyon. On lui en voulut beaucoup de s’opposer au projet d’une mairie centrale. Là, il dut se séparer d’un homme qu’il avait d’ailleurs loué publiquement pour ses actes de courage accomplis en pleine insurrection dans cette même cité lyonnaise, je veux dire M. Le Royer ; mais l’émiettement anarchique du suffrage universel et les empiétemens des pouvoirs locaux lui avaient laissé de tristes souvenirs. C’est pourquoi, sans doute, il s’opposa de même à la publicité des délibérations des Conseils municipaux. Il est maintenant superflu d’expliquer comment il rejeta l’offre de démission de Thiers, vota contre le ministère du duc de Broglie, pour l’amendement Wallon et pour l’ensemble de ces fameuses lois constitutionnelles adoptées à une voix de majorité.

Ce mode d’action, d’une modération voulue et résistante en sa complexité, avait attiré sur lui l’attention générale. Aussi lui fut-il offert d’entrer dans le Cabinet Casimir-Perier le 19 mai 1873. Ce qu’on lui offrait n’était point le ministère de la Justice ; c’était celui des Travaux publics. N’appuyons pas ! En tout cas, ce ministère fut court : il prit fin cinq jours plus tard, le 24 mai, par la chute de Thiers. Il n’y eut là qu’une occasion de rappeler comment le premier Casimir Perier avait voulu jadis prendre comme ministre, — et de la Justice, cette fois-là, — le précédent Bérenger de la Drôme, et comment celui-ci, par simple modestie, a-t-on dit, s’était récusé.

Avant de quitter l’Assemblée nationale pour le Sénat, où nous devons le retrouver pour de longues années, il est à propos de dire quelques mots de l’attitude de M. Bérenger dans les questions religieuses. On ne sait que trop comment la passion jacobine a mêlé la religion à la politique pour essayer d’affaiblir la première et pour corser la signification révolutionnaire qu’elle s’est toujours efforcée de donner à la seconde. Là comme ailleurs, M. Bérenger resta toujours bon centre gauche sans la nuance légèrement sceptique de quelques-uns de ses amis ; il le fit même voir, non par une sorte d’effacement, mais avec résolution : car, sans prétendre aucunement faire un mot, on peut dire qu’il était, non pas modérément énergique, mais énergiquement modéré. L’œuvre du Sacré-Cœur de Montmartre avait soulevé de vives polémiques. Elle était bien assurée alors du succès, puisque la minorité qui la combattit ne fut que de 164 voix contre 393. On n’en attaqua pas moins, avec des argumens d’ordre administratif très divers et même avec des argumens théologiques, le principe de la loi d’abord, puis les dispositions qui substituaient à perpétuité l’archevêque de Paris aux droits et obligations de l’administration sur une portion des terrains publics de Montmartre, puis enfin les efforts faits par une grande fraction de la Droite pour associer l’Assemblée tout entière aux manifestations projetées. M. Bérenger respectait profondément cet élan religieux ; il tenait même à l’encourager, et pourtant on sentait chez lui quelques doutes sur la parfaite correction des dispositions telles qu’on les avait rédigées. Ces doutes d’ordre juridique, il les partageait avec M. Bardoux, par exemple, c’est pourquoi il avait déposé un amendement inspiré du désir d’éviter toute exagération, par conséquent tout péril de réaction du côté d’un autre groupe. Mais, voyant le cours que prenait la discussion, il ne voulut plus faire à ce groupe la concession qu’il avait eue d’abord en vue. Il le déclara dans ces termes qui caractérisent bien l’énergie, parfois un peu brusque, qu’on lui connut pendant de nombreuses années : « Après les attaques si violentes et, à mon sens, si absolument injustes dirigées contre la Commission, à un moment où elle venait de faire disparaître de son projet les expressions qui pouvaient y donner lieu, je crois que les critiques qui divisent doivent s’effacer. Je retire mon amendement. » Dès lors, plus d’un orateur de la Droite rendit hommage à ce langage « plus conciliant et plus patriotique, » dirent-ils, que celui de beaucoup de ses collègues.

Ainsi, plus tard, devait-il combattre, et avec plus de résolution encore, l’article 7. Il soutint que les lois existantes ne pouvaient pas s’appliquer aux congrégations non autorisées. « Quand j’aurai reconnu, s’écria-t-il à la tribune, le danger de la doctrine des Jésuites, quand j’aurai reconnu qu’ils sont les adversaires de la société moderne, quand j’aurai reconnu, — et je ne le reconnais pas, — qu’ils sont des conspirateurs acharnés contre nos institutions, je demanderai : ne leur devez-vous pas la liberté ? » Ce fut encore sous l’empire de ces sentimens qu’après avoir soutenu pendant quelques mois l’un des ministères de Waldeck-Rousseau, il se sépara nettement de lui.

Sans doute, il ne faisait point d’opposition aux mesures nouvelles qui devaient rendre, — on s’en flattait, — l’instruction élémentaire de la jeunesse plus solide, plus lumineuse, plus scientifique, en même temps que plus favorable aux aspirations contemporaines. En un mot, il acceptait très bien qu’on exigeât désormais le brevet de capacité de tous les instituteurs privés ou publics, congréganistes ou laïques. Il pensait d’ailleurs, et il tenait à le faire observer, que le développement des écoles de tout genre rendait l’obtention de ces brevets plus accessible pour tout le monde. Seulement, il n’admettait pas que l’on donnât à la loi un effet rétroactif. Pour faire passer cette mesure, contraire à l’esprit de toute loi, on déclarait digne d’être « flétri, » — c’était l’expression lancée dans les débats, — l’ancien système de la lettre d’obédience. Le débat entre M. Bérenger et Jules Ferry fut alors très vif. Le premier protesta hautement ne pas accepter la condamnation si dédaigneuse d’un état de choses « digne de toute reconnaissance pour les services importans et glorieux qu’il avait rendus au pays. » Le ministre essaya de calmer l’orateur : il lui offrit des promesses, des transactions et des ménagemens. Fidèle à ses préoccupations constantes, l’orateur expliqua que précisément il voulait exclure toute complaisance parce que toute complaisance est arbitraire : il triompha ce jour-là à quatre voix de majorité. Dans le même esprit il essaya d’obtenir que l’enseignement religieux fût donné dans un local fourni par la municipalité.

Courageux devant toutes les tâches que sa conscience ne lui permettait pas de sacrifier, il ne craignit pas d’attirer sur lui bien des attaques à l’occasion de son rôle dans la Haute Cour. Il avait à faire valoir ou plutôt à se faire valoir à lui-même des argumens dont on ne peut pas contester la valeur. D’abord il était désigné d’avance pour ces fonctions, en vue de tous les cas possibles et imprévus : il ne convenait donc point à un magistrat (car il en était un dans la circonstance) de se récuser sans motifs irrésistibles. Ensuite, il était, de par la division des fonctions, chargé de l’instruction et de l’interrogatoire ; il devait donc remplir cette mission comme un avocat remplit celle de la défense. En condamnant tout procédé illégal comme il condamnait toute mesure exceptionnelle et arbitraire, il était parfaitement logique. Il le fut avec modération, sans rien d’opiniâtre et sans esprit de répression à outrance. Ainsi, au lendemain de la Commune, il avait insisté pour qu’on ne laissât pas trop longtemps les prévenus dans une incertitude à la fois inhumaine et dangereuse. « Il ne faut, disait-il, ni amnistie générale et prématurée, ni appel à des mesures de circonstance comme celles de 1848 et de 1851. Or si trop de prévenus attendaient trop longtemps qu’on statuât sur leur sort, le pouvoir serait trop tenté de tout abréger par l’un ou l’autre de ces deux moyens qui ne sont à recommander ni l’un ni l’autre. » Et il faisait voler une augmentation des crédits destinés à augmenter le nombre des conseils de guerre. En tout cela, il avait le droit de se recommander de ses principes et de ses méthodes, qui étaient celles de la justice tout court. En les défendant, en les appliquant, il pouvait garder devant qui que ce fût le front haut.

C’est enfin de ce biais, fort digne, à coup sûr, d’attention, qu’il abordait la discussion des questions sociales. Il intervint, et avec vigueur, dans la préparation de la loi des syndicats. Sans doute, attentif à ne rien oublier, ni du bien à favoriser ni du mal à empêcher, il entendait servir de son mieux les intérêts des travailleurs, mais à la condition de maintenir solidement l’équilibre national et de ne pas créer d’Etat dans l’État. Après avoir énuméré tous les droits que la loi nouvelle allait conférer aux syndicats ouvriers, il ne laissa point douter de son adhésion générale, mais il était alors engagé dans une série de combats particuliers où il lui arriva de n’être battu un jour qu’à deux voix de majorité (123 contre 125). Il n’en fit pas moins grande impression par la meilleure partie de son discours, qui fut très nourri et très serré, soutenu par un élan qui visait les vraies réformes destinées à attendre si longtemps leur réalisation complète. D’un côté, il voulait qu’on prit des précautions contre un esprit syndicaliste imprégné d’habitudes de lutte et de division : de l’autre, il réclamait plus de confiance que le pouvoir n’en témoignait envers le droit d’association pour tout le monde, excepté pour les malfaiteurs. Telle qu’on la présentait et qu’on allait alors la faire voter, cette loi, — le mot était bien fait pour porter, — était, en somme, « une loi de privilège[2]. » « J’espère, ajouta-t-il, qu’il n’en sera pas longtemps ainsi, et que la loi générale sur les associations fera participer, avant qu’il soit peu, les associations de toute nature aux mêmes faveurs. »

En quoi le privilège accordé semblait-il surtout excessif à M. Bérenger ? En ce que, non content d’autoriser les ouvriers à se réunir, à s’entendre, à se concerter eux-mêmes (ceci lui paraissait très légitime), le projet de loi leur offrait le pouvoir trompeur de créer des syndicats de syndicats de professions diverses. Pourquoi ces unions factices sans limites ni de lieu, ni de similitude de professions, alors qu’on en exclut ce qui n’est pas proprement ouvrier ? De pareils groupemens, dits professionnels, sont évidemment destinés à discuter, non plus les intérêts tangibles et en quelque sorte expérimentaux d’une profession déterminée, mais l’ensemble de ces problèmes de la vie ouvrière qui, inséparables, comme ils le sont en réalité, de la vie totale du pays, ne peuvent être résolus que par la représentation totale de ce même pays, c’est-à-dire par l’Etat ?

On aurait pu répondre : Ils ne doivent être résolus que par l’État, soit ! mais il ne s’agit que de les laisser étudier. A quoi l’orateur ne pouvait manquer de répliquer : Mais alors, accordez tout de suite ce que nous demandons en faveur de toutes sortes d’associations que vous condamnez à ne pas même se former. Quelle ne sera pas dès lors la prépondérance abusive de ce groupement à la fois si nombreux et si exclusif entre les mains duquel vous allez accumuler des moyens financiers de résistance et d’action subversive ; mais il faut dire aussi des moyens de mettre la masse des ouvriers sous la tyrannie d’un petit nombre de meneurs ? Et les dernières paroles de ce discours richement documenté évoquaient l’imago de l’Internationale, c’est-à-dire d’une force « révolutionnaire et spoliatrice » dont les héritiers directs allaient être envoyés en possession d’un mandat officiel, reconnu et consolidé. Malgré les habiles efforts de Tolain, le Sénat donna gain de cause à M. Bérenger, à 53 voix de majorité. La Chambre des Députés repoussa sa solution. M. Bérenger résista de nouveau et fit de nouveau repousser par 136 voix contre 117 son amendement contre les unions de syndicats de professions diverses.


Si désireux qu’on puisse être d’en venir à la partie la plus remarquée et la plus populaire des travaux de M. Bérenger, il est impossible de ne point s’arrêter encore sur cette partie de sa vie parlementaire où s’achève le caractère politique et où se dessine le caractère social de sa mission. Le souci persévérant de la liberté, mais de la liberté aidée, assistée, moralisée, assurée de trouver justice et protection pour tous les intérêts légitimes, faisait le fond de toutes les réformes auxquelles il aspirait. Pour que nul ne craigne de ne pouvoir obtenir finalement justice, il faut que la magistrature soit libre, mais il faut que les œuvres le soient aussi, que soit libre surtout le dévouement de ceux qui exercent le patronage sous toutes ses formes charitables et religieuses. Que la politique respecte d’abord la liberté de la magistrature, et la liberté générale sera délivrée d’un de ses plus obsédans cauchemars.

Suivant M. Bérenger, qui se séparait ici, même à l’Institut, de quelques-uns de ses meilleurs amis[3], l’espèce de morcellement de la justice, qui s’accusait de plus en plus dans les institutions contemporaines, lui semblait un grave abus. Partisan résolu de l’unité de juridiction, d’après lui, conquête véritable de 1789, et affligé des infractions nombreuses qu’on y a faites, il explique que si la justice, dans la division de travail que lui imposent des intérêts très divers, a besoin d’ « institutions auxiliaires, » c’est une faute d’avoir voulu en faire autant de juridictions séparées. Il ne doit y avoir qu’une justice, s’éclairant, s’il le faut, et selon les cas, auprès de certains hommes spéciaux, mais prononçant toujours sous la seule garantie qui puisse vraiment rassurer et, — au besoin, — désarmer tous les justiciables, c’est-à-dire l’inamovibilité. Pour lui, il le dit très ouvertement, « la justice administrative n’a sa raison d’être que dans la pensée, d’ailleurs avouée par plusieurs de ses partisans, d’avoir des juges plus favorables aux intérêts de l’Etat. »

On devine alors de quelle indignation il dut accueillir l’épuration de la magistrature. Il ne s’agissait, disait le ministère, que de rendre possibles des réformes sur lesquelles nous sommes d’accord : c’est uniquement pour avoir là les coudées libres, que nous sommes obligés de remanier la composition de nos cours et tribunaux ; pour cela, il nous faut toucher à l’inamovibilité, mais nous le ferons discrètement et seulement pour cette fois. M. Bérenger ne prononce pas ici le mot peu parlementaire d’hypocrisie ; mais il ne craint pas de donner à son jugement une forme piquante. Il représentait le politicien disant au magistrat :


La maison est à moi, je le ferai connaître,
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître…


mais la partie la plus émouvante de son discours est celle où il expliquait l’état douloureux où le jetait cette tactique déloyale. « Messieurs, dit-il, nous sommes plusieurs ici qui, de tout temps, avons pensé qu’il y avait une réforme à faire pour améliorer et fortifier nos institutions judiciaires. Cette réforme, nous avons cherché à la préparer par nos études et nos discours : nous l’avons appelée de nos vœux les plus ardens. Et voici qu’au jour où elle semble se présenter, nous sommes pris d’une inquiétude et d’un trouble véritables. Le projet qu’on nous apporte subordonne les réformes à des combinaisons d’une nature exclusivement politique, qui les allèrent et les dénaturent et dont la gravité extrême a mérité qu’on les qualifiât ici d’exceptionnelles et d’odieuses… Si le malheur veut que l’article 15 soit adopté, nous considérerons la loi tout entière comme altérée, comme entachée d’un vice odieux que notre institution tout entière ne pourrait supporter sans en être profondément ébranlée, et nous voterons contre elle. »

Vint plus tard cette autre crise qui, pour éclater à propos d’un fait individuel, n’en fut pas moins retentissante et troublante. Hâtons-nous de dire qu’il ne s’agit pas ici de l’ensemble de l’affaire ni d’aucun des faits à juger, mais de cette loi qui s’appela loi de dessaisissement. En plein cours d’une cause, le ministère modifiait la composition du tribunal, en chargeant ainsi le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de se prononcer sur la partialité ou l’impartialité de juges correctement désignés, correctement investis de leur tâche. Il est impossible de ne pas rappeler ici l’intervention de l’honorable sénateur et de n’en pas fixer le caractère précis. Pour le faire en toute sûreté, il n’y a qu’à suivre son propre exemple ; car dans une discussion si mémorable, il fut d’une dignité à laquelle il fallut bien que tout le monde rendit plein hommage. Ancien magistrat, défenseur né, pour ainsi dire, de la mission du magistrat, il ne voulut se prononcer que sur un point, sur la nécessité de laisser les juges naturels se prononcer seuls, sans ingérence d’aucun pouvoir étranger. Il n’était ni de ceux qui oublient la forme pour le fond, ni de ceux qui veulent imposer l’oubli définitif du fond comme réparation des écarts de la forme, ni de ceux qui prétendent pouvoir corriger une illégalité par une autre. Il se plaçait plus haut. Il se tenait et s’efforçait de tenir ses auditeurs face à face avec ces principes impersonnels qui n’assurent les garanties dues aux innocens que si les coupables ou ceux qu’à tort ou à raison l’on estime tels sont certains de les obtenir en parfaite égalité. Ce jour-là, M. Bérenger, on peut le dire, fut supérieur à lui-même comme à tous ceux qui l’écoutaient, tant il plana au-dessus des contingences, des partialités et des vraisemblances diverses. De la passion il n’eut que le meilleur, c’est-à-dire cette émotion frémissante qu’éprouve et que veut à tout prix communiquer un homme de cœur devant le péril couru par une cause qui se confondait pour lui avec l’honneur de la justice et avec celui de la patrie.

Dans son admirable discours, il avait débuté par cette affirmation qu’il avait estimée nécessaire parce que l’avis qu’il allait défendre était, disait-on, celui des francs-maçons : « Je viens dire, messieurs, que j’appartiens à des doctrines politiques et religieuses absolument contraires ; je suis, je l’espère, un ferme républicain, tout en étant conservateur, et j’entends être et rester un très ferme catholique. » Puis, entrant sans tarder dans le vif du débat, il déclarait : « Jamais, dans aucun cas, je n’accepterai qu’on puisse imposer une loi d’exception. » Après avoir ajouté, avec un accent de sincérité que nul n’a jamais méconnu en aucune occasion : « Je ne me reconnais aucun intérêt, je dirais presque aucune opinion sur l’affaire qui motive le projet actuel ; » mais il poursuivait : « Fidèle à moi-même, je dis : quelque troublante que soit l’affaire actuelle, quel que soit le besoin d’apaisement que chacun éprouve, il faut en finir avec le seul secours de la législation existante. » Repoussant dédaigneusement les artifices avec lesquels on avait espéré faire passer d’autres lois de circonstance, pour les appliquer en temps voulu et prévu, établissant qu’on ne pouvait alléguer que deux précédens, — et quels précédens, — celui des cours prévôtales exceptionnelles de la Restauration et celui des commissions mixtes de l’Empire, il en appelait aux traditions du respect absolu des formes protectrices de la justice, trésor moral de la France, et il s’écriait : « Serait-il possible que ce que nous avons respecté depuis un siècle comme l’expression de la vérité et de la justice mêmes, pût être rejeté comme un instrument inutile, parce qu’un fétu de paille se rencontre sur la route, parce qu’un ministre est embarrassé pour résoudre une question du jour ? » Et il invoquait les grands parlementaires de la veille, les Dufaure, les Jules Simon, et, — il insistait tout particulièrement sur ce nom, — Buffet.

Cette belle discussion qui, pour les hommes professant sur l’affaire les opinions les plus diverses, mériterait d’être placée dans un recueil classique de morceaux choisis, ne se composait pas uniquement, loin de là ! d’adjurations pathétiques et d’appels solennels aux immortels principes. Non ! avec une science juridique et une clarté qui doublaient son autorité, l’orateur expliquait par quels moyens, très corrects et très simples, le gouvernement, dans toute l’étendue, mais aussi dans les limites de ses attributions normales et régulières, aurait pu faire établir devant le Conseil supérieur de la magistrature, par exemple, le bien ou le mal fondé de ces soupçons qui pesaient sur certains conseillers, attaqués, flétris, presque déshonorés sans avoir été entendus. Avec non moins de sens, il rappelait comment les peuples, s’ils peuvent à la rigueur se passer de la liberté politique, ne peuvent pas se passer de la liberté individuelle. Encore une fois, pas un mot de lui ne put faire conjecturer s’il voulait perdre ou sauver qui que ce fût. Il s’éleva beaucoup au-dessus des passions du jour. Ce fut véritablement le triomphe de sa carrière oratoire.


Ce n’était cependant pour lui qu’un épisode qui ne pouvait lui faire oublier son œuvre essentielle, laquelle était de travailler à l’assainissement de la nation par une action mieux concertée de la justice pénale. Or, cette action, il la voyait bien dans sa complexité quand, à propos du congrès de patronage des libérés, il s’exprimait ainsi : « La peine n’est qu’une satisfaction temporaire donnée à l’opinion et un avertissement pour le coupable : il n’y a de garantie véritable pour l’ordre social que dans le relèvement du condamné. » De ces deux parties de son programme il ne négligea ni l’une ni l’autre.

Il n’a jamais voulu rien réunir en volume ni publier même de tirage à part[4] ; il est donc devenu un peu difficile de discerner dans un grand nombre de cas quelle part revient à lui ou à beaucoup de ses amis dans les réformes qui ont signalé les trente dernières années. D’un bout à l’autre des Annales parlementaires, néanmoins, on le cherché, on le retrouve, on le suit, à travers toutes ces étapes de la lutte contre le mal, avant, pendant et après la condamnation : les principales de celles où il s’est arrêté le plus complaisamment sont la réforme de l’instruction criminelle, la loi de sursis, l’internement individuel, le casier judiciaire et la surveillance de la haute police. Aujourd’hui tout cet ensemble est bien connu. M. Bérenger est de ceux qui critiquèrent le plus vivement les procédés trop ingénieux de la plupart des juges d’instruction. Il leur reprochait de transformer ce qui devait être l’étude des faits positifs en une série d’habiletés tendant à multiplier les pièges inattendus, à mettre le prévenu en contradiction avec lui-même, à, lui arracher ce qui pourrait ressembler à un aveu, à tout subordonner ensuite à la vérification, parfois plus apparente que réelle, d’une hypothèse préconçue. A ces abus il y avait d’abord un remède : la contradiction possible grâce à la présence d’un avocat. Puis, il y avait, il y a encore des précautions à prendre contre la longueur démesurée des arrestations préventives, contre le droit de pénétrer dans le domicile privé, contre plus d’une pratique des mandats d’arrêt et de dépôt. Ces desiderata, l’orateur ne manqua point de les signaler.

Le prévenu arrive devant le juge proprement dit. Ici le rôle de M. Bérenger, son rôle prépondérant est bien connu par la loi de sursis qui porte son nom. Tout le monde sait maintenant ce que l’auteur de la loi voulait ; on le sait par l’abus même que certains magistrats en ont fait malgré lui et par l’absence trop fréquente des complémens nécessaires qu’il y souhaitait. En deux mots il entendait qu’on pût, — c’était une faculté laissée à l’appréciation du juge, — ajourner, remettre même complètement l’application de la peine encourue pour un premier délit, mais que, d’autre part, en cas de récidive, la peine fût plus forte. Nous nous demanderons dans un instant en quoi et pourquoi cette loi bienfaisante n’a peut-être pas donné tout ce que l’on en attendait.

Le coupable est condamné ; il importe que le fait soit connu de ceux qui ont mission de proportionner les efforts de la défense au nombre et à la gravité des attaques. De là la nécessité évidente d’un casier judiciaire. Mais ce casier peut-il sans inconvénient, sans injustice même, être mis indistinctement sous les yeux de tous ? M. Bérenger ne le pensait pas ; il voyait là l’abus d’une méthode expéditive de la part des intérêts privés, comme il y a abus de cette même méthode dans l’application de la loi de sursis. « Vous êtes condamné pour la première fois ? C’est bien, vous êtes libre, » tendaient à répéter certains juges. — « Vous n’avez pas de casier judiciaire ? disaient la plupart des sociétés, des compagnies et même des œuvres ? C’est bien, vous serez admis. — Votre casier n’est pas blanc ? Cela suffit, allez-vous-en, nous ne pouvons rien pour vous. » Or, autant il peut y avoir et d’excuses et de motifs à un retour de confiance chez un condamné, autant il peut y avoir de motifs de suspicion, sinon d’éloignement, chez quelqu’un qui a pu échapper à toute poursuite judiciaire. Il y avait donc à revenir sur l’établissement du casier judiciaire, mais plus encore sur les conditions auxquelles il pouvait être consulté, produit et, s’il y avait lieu, définitivement effacé. Ce qui importait le plus, c’était d’affranchir les bonnes volontés de la prépondérance brutale donnée à la production du casier : car il y avait là de quoi fausser les idées du public et de ceux auxquels le patronage s’adresse pour obtenir d’eux, par exemple, du travail et des emplois.

M. Bérenger ne s’est pas moins attaché à obtenir ces adoucissemens qu’à assurer celui de la célèbre surveillance de la haute police. Là, comme ailleurs, on peut croire qu’il ne sacrifiait rien des droits de la défense sociale et des devoirs de la répression. Le rapporteur de la loi nouvelle, devant l’Assemblée nationale, M. Félix Voisin, l’avait très heureusement résumée le 25 novembre 1872 ; il avait montré en quoi elle améliorait et la législation de 1810, et celle de 1832, et celle même de 1851, comment elle renonçait à des mesures qui ne provoquaient que trop soit à une sorte de vagabondage officiel, soit à une répétition constante du délit de rupture de ban. Elle voulait que le surveillé fût établi dans une résidence fixe, mais de cette résidence elle lui laissait le choix, sous contrôle bien entendu. Quelques représentans eussent voulu davantage, par exemple Jules Favre qui, tout en reconnaissant le progrès réalisé, faisait appel, auprès de M. Bérenger, au rôle déjà joué si heureusement par son père. « C’est, répondit très sensément le fils (et il interprétait vraiment la saine tradition), c’est une question de mesure. La société a le droit de se défendre : ce droit est d’autant plus indéniable, si c’est, non par des mesures arbitraires de la police, mais par l’effet d’une condamnation régulière qu’il est prononcé. Mais, je le répète, ce droit cesserait s’il venait à faire peser, sur un homme qui ne serait pas jugé absolument indigne, un joug de fer qui pourrait, au lieu de le détourner du crime, le porter à le commettre. »

Instruction criminelle, droit de sursis, casier judiciaire, surveillance de la haute police, tout cela touche plus à la procédure qu’à la législation criminelle proprement dite. La contribution de M. Bérenger à cette dernière tâche fut surtout signalée au public par des propositions de détail et par la discussion de nombreux amendemens. Mais quoiqu’il ne fût, à proprement parler, ni théoricien, ni sociologue, ni philosophe, il eut le mérite d’esquisser en quelques mots toute une méthode dont la formule mérite d’échapper à l’oubli. Dans un de ses discours (1889), sur la loi du casier judiciaire, je retrouve ce qui suit : « Permettez-moi, messieurs, de vous dire qu’en matière pénale ce n’est point avec des abstractions qu’on peut atteindre le but de justice qu’il faut avant tout réaliser. Il y a lieu de se mettre en face des réalités de la vie et de comparer pratiquement les situations, si l’on ne veut s’exposer à favoriser sans équité les uns au détriment des autres. » Quand on a été mêlé depuis des années à toutes les œuvres qui gravitent autour de l’exercice de la justice et des deux grands devoirs de préservation et d’amendement, complément indispensable du devoir de la répression, l’on sent combien cette simple suggestion mérite d’être justifiée et méditée.

Assurément, le juriste est bien obligé de définir ; mais ceux qui ont à appliquer ses définitions doivent se dire qu’aucune d’elles ne peut se flatter d’embrasser tout le contenu de ce qu’elle désigne ; et ce n’est pas tout, car dans la société comme dans la vie, il y a ce que les naturalistes appellent le polyformisme, c’est-à-dire une variété de déviations, d’imitations imparfaites, sans doute aussi d’ébauches destinées à survivre et à se développer, une variété enfin de formes qu’il faut suivre dans la science et dans la direction pratique de la société. Un ou deux exemples saillans suffiront ici et montreront comment l’esprit vraiment social doit chercher à amender l’œuvre du juriste, pour lui épargner, s’il est possible, soit un optimisme, soit un pessimisme également artificiels et de fiction.

Le juriste a voulu légiférer sur les droits du père de famille. Qu’a-t-il fait ? Il a pris l’idée abstraite du père, protecteur né, défenseur né, guide né de l’enfant qu’il a mis au monde, et de cette définition il a tiré, par voie de déduction rectiligne, les conséquences évidemment les plus vraisemblables ; parmi ces conséquences, il a mis le droit de faire emprisonner un enfant « par voie de correction paternelle » à peu près secrètement. Ceci peut se soutenir tant qu’on a devant soi le vrai père de famille, n’agissant qu’avec sa famille et pour son bien, remplissant, en un mot, son devoir ; mais il a bien fallu, après avoir vu de près beaucoup de misères, se dire que, si la conception abstraite du juriste a synthétisé les élémens rationnels et normaux, elle a trop négligé ceux qui ne le sont pas et qu’on retrouve pourtant plus qu’on ne le voudrait dans la vie. Je me suis permis, pour ma part, de résumer ces difficultés en disant : On a fait la loi pour le bon père de famille, qui n’en use pas ; or, c’est l’autre…, auquel on n’a pas assez pensé, qui s’en sert[5]. Sans doute, on a cru faire quelque chose contre les abus ; mais, comme disait M. Bérenger, c’est toujours une question de mesure, et mieux vaut, pour la garder, aborder la réalité franchement, plutôt que de renvoyer vaguement les intéressés à la poursuite de réparations détournées, compliquées, difficultueuses et le plus souvent inconnues d’eux.

Autre anomalie. A côté de ceux qui se sont immédiatement et joyeusement posés comme pères, il y a ceux qui, quelquefois très tardivement, reconnaissent un enfant. Pour le pur juriste, qu’est-ce qu’un tel homme ? Par définition, c’est celui qui, touché de repentir, a voulu réparer sa faute et accepter enfin toutes les conséquences de son acte : il entend donc remplir ses devoirs et il s’y engage par la déclaration qu’il était libre de ne pas faire. Quoi de plus respectable ? — Soit ! si l’homme est de ceux qui veulent surtout remplir leurs devoirs. Mais, s’il est plutôt de ceux qui ne songent qu’à se réserver des droits ; s’il a entendu pratiquer, sans titre sérieux, avec la mère, un marchandage de mauvais aloi ; s’il a voulu se réserver des facilités pour exercer du chantage auprès de celui qui est plus probablement le vrai père ; s’il a eu l’idée sinistre de faire contracter, à son bénéfice, une assurance sur la vie de l’enfant ; s’il a voulu s’approprier une fille en vue d’imiter les procédés de M. et Mme Cardinal, que fera-t-on ? On alléguera la possibilité d’un désaveu ? Quel désaveu peut après coup poursuivre un adolescent contre lequel le prétendu père a obtenu, par ses manœuvres et par ses faux, l’envoi en correction, ou bien qu’il a, par ses mauvais traitemens, précipité dans la mendicité, dans le vagabondage et dans le vol ? Quelque ami de la liberté que l’on soit, il y a des abus qu’il vaut mieux prévoir, afin de les empêcher à temps et légalement.

La chose serait-elle donc bien difficile ? Il suffirait souvent de rendre plus sérieuses les attributions de la mère et celles du conseil de famille ; il faudrait ne pas accepter les yeux fermés une déclaration qui va, d’un seul coup, décider de toute la vie d’un enfant ; il faudrait enfin ne pas rendre si difficiles à accepter[6] les fonctions de tuteur, de manière à ne pas laisser en France 25 000 ou 30 000 orphelins sans surveillance et sans protection légale.

En sens inverse, il n’est pas malaisé de voir que, comme le suggérait très bien M. Bérenger, il n’est pas juste de s’en tenir étroitement à des définitions qui posent abstraitement devant la société le prévenu, le condamné, le libéré, le surveillé, le récidiviste, — comme il y en a une qui pose « l’homme ayant reconnu un enfant…, » même quand cet enfant est né à une époque telle qu’il ne peut être qu’un père fictif et d’occasion.

Pour échapper à ces excès ou de sévérité ou d’indulgence, M. Bérenger avait bien vu qu’il ne faut pas se contenter des méthodes juridiques ; il faut y ajouter celles du patronage et celles de l’assistance, mais en les employant selon l’esprit, dans les conditions, avec les garanties qui doivent les rendre efficaces.

La première de ces garanties était bien pour lui la liberté de la charité. La discussion qu’il eut un jour avec le sénateur Tolain a montré avec quelle largeur et en même temps quelle prudence il l’entendait. Il avait à critiquer l’établissement d’un comité départemental, muni, en matière d’assistance, d’attributions quasi illimitées, les membres du comité n’agissant qu’au nom et avec la permission du préfet. Il n’eut pas de peine à démontrer que c’était là l’annihilation du dévouement libre et de ses œuvres.

« Alors, interrompit Tolain, c’est la négation du contrôle ? » La réponse fut topique : « Mais non, ce n’est pas la négation du contrôle. Mon amendement le dit assez. Mon but est précisément de transformer ce comité départemental en comité de surveillance et de contrôle. On veut en faire une sorte de direction officielle d’assistance nationale[7], imposant sa volonté à tout le monde, pouvant donner les enfans et les retirer… On arrive ainsi à la conception socialiste de l’Etat maître de tout, se saisissant de tout, et distribuant la charité comme il voudrait qu’on pût régler la richesse et le travail. »

Le parti qu’il visait aurait aussi voulu distribuer à volonté la pratique religieuse dont il disputait pied et à pied et refoulait de plus en plus le libre exercice. Toujours soucieux de se placer avant tout sur le terrain de la liberté, M. Bérenger fit dans les hôpitaux une enquête personnelle, très attentive et très clairvoyante. Il y chercha le rôle de l’aumônier ; il constata comment, malgré toutes les déclarations sur la liberté de conscience, on arrivait è réduire ce rôle à néant par toutes sortes de soi-disant précautions ; il crut même voir comment, dès qu’un obstacle était tourné, on s’ingéniait à le remplacer par un autre, plus arbitraire encore. Il montra comment on avait d’abord tenté d’instituer un interrogatoire des malades, en vue de leur faire dire s’ils entendaient ou non, en cas de danger, recevoir les secours de la religion. Les réponses affirmatives furent telles qu’on s’avisa que l’interrogatoire avait des inconvéniens : on le supprima. L’attaque de l’orateur fut si vive que son contradicteur, Waldeck-Rousseau, dut, à travers des digressions spirituelles, se borner à répondre avec désinvolture : « S’il y a tant d’abus que vous le dites, adressez-vous aux tribunaux. » Par 130 voix contre 120, le Sénat vota l’ordre du jour pur et simple ; mais le souvenir de l’intervention admirablement documentée d’un tel homme ne fut pas complètement perdu. Des adoucissemens se sont peu à peu, depuis ce jour, introduits dans la pratique. Plus d’un agent trop zélé s’est ou attiédi dans l’indifférence ou heureusement humanisé au contact de trop de misères et de souffrances. Le dévouement religieux, ecclésiastique ou laïque, féminin surtout, a fait ce qu’il a pu pour suppléer à l’insuffisance des institutions. Mais le réformateur était bien convaincu que, dans les hôpitaux comme dans les prisons, l’humanité même et aussi la sagesse réclamait un corps reconnu, organisé, muni des moyens nécessaires à sa mission. Il devait bien entrevoir au moins qu’un tel corps eût été mieux pénétré de ses devoirs et de ses responsabilités de tout ordre, à l’endroit des dissidens comme à l’égard des croyans : car on l’eût recruté d’une façon plus hiérarchique, plus facile à contrôler par l’un et l’autre pouvoir, donc mieux préservé des accidens inséparables d’un recrutement de fortune. Si le défenseur de la charité a pensé cela, — et je crois qu’il le pensait, — on peut affirmer qu’il avait singulièrement raison.

Ce qu’il pensait des aumôniers d’hôpital, il le pensait aussi et il le disait des aumôniers de prison. Deux conceptions bien connues l’y ramenaient sans cesse. La première était que l’emprisonnement collectif ou la détention en commun sont des instrumens de corruption, que tous les projets de peines accomplies dans un état de demi-liberté, comme dans les anciens bagnes ou dans les pénitenciers agricoles, sont autant d’expériences horriblement coûteuses et très décevantes. Son enquête sur les pénitenciers de la Corse au nom de la Commission de l’Assemblée nationale peut, à cet égard, servir de modèle. La seconde conception, — celle, au reste, de tous les hommes qui ont bien voulu étudier la question tout entière, — c’était que le patronage est pour la société une condition indispensable de relèvement pour les coupables et de sécurité, — relative, — pour la société. Il tenait tellement à l’exercice du patronage, lui l’un des fondateurs, l’un des présidens et à la fois le soutien presque unique du patronage des libérés adultes, qu’il voulait qu’on l’exerçât, comme on pût, sous tous les régimes ; mais il était bien d’avis que le régime qui devait provoquer le moins d’in- succès était celui de l’emprisonnement individuel. Le jour où il avait combattu pour la réforme de la loi sur la surveillance des grands condamnés, il avait fait cette réserve, que la surveillance bienveillante des institutions de charité et des sociétés de patronage vaudrait encore mieux que la surveillance ou excessive ou inégale de la police ; mais il ajoutait : « Seulement, croyez-vous que ce soit par décret qu’on improvise la charité et le dévouement ? » C’est pourquoi il voulait au moins qu’on honorât et qu’on facilitât ce patronage élémentaire, en quelque sorte, toujours dû, toujours prêt, des aumôniers des prisons.


La complexité et aussi l’harmonie de ces efforts nous préparent à bien comprendre comment, partout, M. Bérenger voulut unir une répression plus vigilante et plus ferme et un ensemble de mesures destinées à « assister » non seulement les victimes du mal, mais les auteurs mêmes du mal.

Nous arrivons en effet ici à la dernière partie de sa carrière et de ses propagandes, a sa lutte contre l’immoralité, contre ses causes, contre ses manifestations, contre ses suites variées. Nous ne ferons même point attention, cela va sans dire, aux plaisanteries des hommes d’esprit, jeunes ou vieux. Mieux vaut essayer de saisir ce que l’attitude du criminaliste eut d’original et de parfaitement logique. Deux faits incontestables et bien connus nous aideront à grouper dans leur contraste, sans divergence ni contradiction, ses vues et ses efforts.

Dans le crime et le délit, la masse du public voit par-dessus tout ce qui la menace, ce qui est de nature à lui faire craindre pour sa vie, pour ses propriétés, pour sa tranquillité, pour sa réputation, pour son honneur : elle demande qu’on réprime tout cela le plus tôt possible et de manière à bien mettre le coupable hors d’état de faire de nouvelles victimes. Quant aux actes et aux manifestations qui donnent le goût du plaisir, qui le stimulent et le diversifient jusqu’à lui faire contracter peu à peu l’habitude, non seulement de l’excessif, mais de l’exceptionnel et de l’anormal, du dédain des lois communes a une nature saine, à une société saine, le même public le prend plutôt gaiement : il passe volontiers condamnation sur tout ce que sa curiosité satisfaite lui a fait trouver d’excitant. Pour s’excuser, on allègue les entraînemens de la jeunesse, l’ardeur des tempéramens et les longues traditions de l’esprit gaulois ! Il est certain que nos pères étaient, comme on dit, fort gaillards ; mais au moins l’étaient-ils en hommes que n’effrayaient pas les nombreux enfans. Du jour où l’on a donné au plaisir égoïste, se prenant lui-même pour fin, le rôle dont on dépouillait le devoir familial, c’était le désordre, lequel n’est fécond qu’en désordres nouveaux et indéfinis. Ceci, la génération qui s’achève l’a fâcheusement méconnu, même parmi les représentai de la justice, depuis les membres des jurys toujours démens pour l’avortement et l’infanticide, jusqu’à ces magistrats qui, ayant à juger un pornographe, pris pour la première fois, mais convaincu d’une ancienne et plantureuse habitude du délit, trouvèrent spirituel de lui accorder le bénéfice de la loi Bérenger.

À cette double disposition d’esprit, ledit M. Bérenger en opposa une à peu près inverse. Du moins, si l’on reprend toute la suite de sa carrière, voit-on que, dans la première partie, il a consacré ses efforts à adoucir la répression des malfaiteurs ordinairement les plus sévèrement frappés ; dans la seconde, il a paru réserver toute son activité, tout son zèle, toute sa ténacité pour la poursuite de délits demeurant en général impunis. Il serait à peine exagéré de dire qu’il eût accueilli un meurtrier qui serait venu lui demander son patronage en échange de son repentir avec plus de bienveillance qu’un pornographe qui aurait essayé de l’amadouer avec un article de journal et aurait eu chance d’esquiver au tribunal une condamnation, même légère. S’était-il donc tracé à lui-même un plan de campagne en deux parties bien distinctes ? Non, car on sait à quel point cela est rare partout. Avait-il comme épuisé tout ce qu’il était en son pouvoir de tenter pour l’amélioration de la loi criminelle, telle qu’elle opérait dans nos codes, et voulait-il simplement combler une lacune ? Ceci est déjà plus vraisemblable. Ce qui l’est encore davantage, c’est qu’il était de plus en plus frappé du lien qui rattache l’une à l’autre deux sortes de criminalité, l’une qu’on voit, qu’on poursuit et qu’on frappe, l’autre qu’on affecte de ne pas voir, que par conséquent on tolère et que, par suite, on encourage. À ce dernier jeu, la société se désarme de ses propres mains ; dans la lutte même qu’elle engage ailleurs, elle mollit et, passant d’un extrême à l’autre, elle n’ose plus attaquer avec la même énergie ceux qu’elle réprimait le plus impitoyablement.

C’est qu’en effet la criminalité la plus ostensible et, en apparence, la plus alarmante, a ses sources profondes dans deux autres criminalités qui sont la criminalité féminine et la criminalité juvénile. La première corrompt, — et le plus souvent avec impunité, — les hommes qu’elle détourne si souvent sans les connaître : elle n’est liée à eux que par une complicité passagère en telle ou telle espèce de méfait, mais dont les suites diverses se prolongeront, sans qu’on en saisisse l’origine. La seconde donne elle-même à la société des criminels tout faits et tout prêts pour les pires formes du mal. L’une et l’autre s’alimentent dans la passion cachée s’aveuglant sur tout ce qui n’est pas la satisfaction quelconque du moment : elles s’alimentent dans le vice, c’est-à-dire dans l’abus du plaisir cherché en dehors de la famille, en dehors des nécessités sociales, en dehors de l’âge marqué par la nature. Enfin, s’il est bien vrai que beaucoup de crimes se préparent dans le secret des passions individuelles et des rêves de la vengeance ou de la cupidité, n’oublions pas qu’il est une criminalité au-devant de laquelle viennent des sollicitations toutes farcies d’attraits et d’erreurs trompeuses, le tout sans que l’on sente une autorité assez désireuse ou assez maîtresse de remettre à sa place ce qui s’en écarte vraiment par trop. C’est à cette autorité qu’en appelait M. Bérenger.

La première ou plutôt la plus importante des interventions qu’il lui demanda était relative à ce qu’on a nommé la traite des blanches. Il est sans doute superflu d’expliquer aujourd’hui comment les nations les plus désireuses de combattre le mal étaient désarmées devant les roueries des trafiquans : les méfaits se composaient d’actes accomplis dans des pays divers, aux législations diverses, de telle sorte que chacun de ces actes était, devant la justice, forcément isolé de ceux qui avaient précédé et qui suivaient. C’était cependant cet enchaînement voulu qui faisait le caractère criminel de chacun d’eux. Un Russe offrait à une jeune fille une place qu’il disait libre et très honorable à New-York ou à Buenos-Ayres. Il l’adressait à un correspondant de Buda-Pesth qui était censé lui faciliter simplement un voyage dont le but était toujours caché : d’agent d’émigration en agent d’émigration, la victime arrivait là où elle était attendue ; toutes les précautions étaient prises pour qu’on la présentât comme seule responsable de la destinée que l’ignorance, l’abandon, la misère et les mensonges de tant d’intermédiaires lui avaient rendue à peu près inévitable. Comment à cette criminalité internationale il fallait opposer une police, une législation, une procédure et une pénalité internationales, et comment M. Bérenger fut un des plus actifs parmi ceux qui s’y employèrent, tout cela est d’hier et par conséquent bien connu. Les débats des congrès de Paris, de Londres, de Madrid, les votes simultanés des Parlemens qui permirent de reformer la chaîne de ces anneaux séparés en apparence seulement les uns des autres et à punir la traite en quelque endroit qu’elle se révélât par une complicité locale et partielle, nous montrent partout la main et nous font entendre la parole de notre compatriote. Les applications nouvelles que peut recevoir dans la suite cette idée féconde de la lutte internationale contre le crime et les conséquences qu’il est souhaitable qu’on en puisse tirer ne laisseront jamais oublier le rôle qu’il a joué là.

Chez nous comme ailleurs, beaucoup se sont efforcés d’élargir l’idée qu’on doit se faire, suivant eux, de la criminalité sociale dans les mœurs et des pénalités qu’il y a lieu de lui réserver. Cette campagne datait déjà d’un peu loin, et elle trouvait surtout en Suisse et en Angleterre les plus ardens propagandistes. Si on la dégage de bien des surcharges, on y voit persister et faire son chemin l’idée qu’on peut formuler ainsi : la personne humaine ne peut pas et ne doit pas être l’objet d’un trafic. — Or, ajoute-t-on, pourquoi ce trafic international de la traite des blanches s’est-il ainsi répandu, sinon parce que, dans chacun de vos pays respectifs, vous tolériez, vous protégiez même le commerce que vous savez ? — Ce raisonnement pourrait mener loin dans la voie des bonnes intentions et aussi dans celle de l’utopie. M. Bérenger vit plutôt avec déplaisir cet élargissement du problème : il estimait qu’on y mêlait prématurément trop de questions et trop de questions douteuses, que, dans le souci de vouloir protéger les mœurs de toutes les femmes, on risquait d’oublier, qu’on oubliait trop en effet les intérêts plus pressans de celles qui étaient victimes de fraudes et d’abus de confiance ou d’autorité. Il était pressé de bien mettre en état et en mouvement toutes les organisations destinées à resserrer, sur tous les points du monde, la résistance aux vrais crimes et aux délits du caractère desquels il est impossible de douter.

Il ne doutait pas — on le sait — du caractère criminel ou délictueux d’actes qu’il gémissait de voir trop impunis, comme la propagande néo-malthusienne et la pornographie. Les grands discours de réunions publiques sur le droit de disposer de soi-même absolument comme on l’entend (comme si le devoir n’était pas précisément fait pour en limiter les fantaisies et en corriger les abus), les programmes très mêlés de l’Eugénique ou art de choisir les meilleurs progéniteurs de l’un et de l’autre sexe et d’obtenir qu’on neutralisât les autres, rien de cela ne pouvait l’émouvoir, — sinon pour accroître encore sa sincère indignation. La tâche qu’il avait assumée de poursuivre partout les infractions contre les mœurs (punies ou impunies, prévues ou non par le Code), faisait tomber entre ses mains des documens trop infects pour qu’il y rencontrât rien de vraiment scientifique. Il y voyait tous les jours la polémique néo-malthusienne empruntant les argumens les plus déprimans pour l’énergie individuelle, les plus pernicieux pour la vie de famille, les plus menaçans pour l’avenir de la puissance nationale : il voyait de quelle immonde propagande elle inondait les villes et les campagnes, inventant même des engins destinés à faciliter le plaisir sans mesure et la sécurité dans l’égoïsme. N’oublions pas la découverte qu’il avait faite de l’origine certainement germanique de beaucoup de ces brochures, images et outillages qui affichaient frauduleusement l’étiquette française.

Mais pour le criminaliste alarmé, de quoi s’agissait-il dès lors ? D’une grande interpellation terminée par un ordre du jour…, aussitôt oublié ? De faire voter un projet de loi en le garnissant de dispositions nouvelles ou renouvelées et de l’étayer d’une circulaire de plus du garde des Sceaux ? Il est bien vrai qu’un sénateur aussi zélé ne pouvait négliger aucun de ces moyens : il fit donc remanier les textes en vue de les rendre plus efficaces, tantôt par plus de sévérité, tantôt par une rédaction et des sanctions qui n’effrayassent pas trop les timides jusqu’à les acculer à un acquittement complet. Quant aux discussions destinées à saisir l’opinion publique et à la remuer, il ne les ménageait ni dans les sociétés, ni dans les congrès, ni dans les séances exceptionnelles où il convoquait le plus de monde possible pour y faire entendre, à l’appui de ses thèses, des orateurs de toute opinion, de toute confession… mais à côté de ce mode d’action il en pratiquait un autre qui lui demandait beaucoup de temps et lui rapportait peu de gloire : correspondance avec les journaux, les revues et autres organes de publicité ; envois d’avis destinés à arrêter les pornographes ; visites au parquet et aux cabinets d’instruction : on se figure assez combien une telle besogne est absorbante, difficile et ingrate.

Ce qui la relevait, si toutefois elle eût besoin d’être relevée, c’était que celui qui se l’imposait à lui-même entendait bien la compléter par des mesures de préservation et de salut. Il n’y avait d’ailleurs là pour lui qu’une application de plus de la double méthode qu’il avait préconisée toute sa vie, répression et patronage, patronage de ceux qui ont fait le mal, comme de ceux qui en ont souffert, sinon avec une pleine innocence, du moins avec une faiblesse abusée, les pires conséquences. C’est pourquoi, sans être précisément l’initiateur de l’Œuvre de protection de la jeune fille et de l’Œuvre des gares, il y collaborait si volontiers.

Il est impossible de ne point parler ici des opinions qu’il professait et que dans des séances très importantes à la Société générale des prisons, il soutint à l’endroit de la Préfecture de Police et du régime des mœurs. Assez défiant envers ceux qui, sous prétexte de liberté, soutenaient bien bruyamment des opinions bien théoriques et d’une valeur bien douteuse, il avait pris le parti le plus conforme à toutes ses traditions, à tout son passé. Je connais, disait-il au personnel de la Préfecture, nos excellentes intentions et notre prudence, et je ne doute, pas qu’elles soient souvent méconnues par le public ou par les hommes de parti. Pour qu’elles ne le soient pas, pour qu’elles ne puissent pas l’être, il faut que ce soit plus souvent la loi même qui intervienne, et que les mesures que vous prenez, — si semblables à de vraies pénalités, — ne soient pas dues à un pouvoir administratif ; car toute mesure purement administrative peut être qualifiée d’arbitraire. Si, dans certains cas, il est impossible d’échapper à la nécessité d’une décision prompte, simple, pratique, sans appareil judiciaire, il importe que la limite soit elle-même déterminée par la loi. Présentement, elle ne l’est pas assez. » N’est-ce point là une argumentation qui achève heureusement de caractériser la physionomie et l’attitude de l’éminent criminaliste ?

Il eût voulu faire plus encore : il eût très ardemment souhaité, — alors que l’âge ne lui laissait plus tant d’ardeur pour la lutte, — que bien des œuvres de charité, d’un esprit tout à fait chrétien, ne fussent plus l’objet de campagnes de calomnies, comme celles qu’on a dû, je pense, oublier. Mais entre ceux qui font le bien il ne saurait être question de concurrence. M. Bérenger ne s’intéressa pas seulement à quelques œuvres laïques de rédemption où l’on a essayé de méthodes plus ouvertes, plus accessibles, plus ménagères de la faiblesse juvénile ; il provoqua lui-même la création d’un asile spécial. Grâce à des concours de personnes respectables et très généreuses, on eut là un échantillon à joindre au petit nombre de ceux qui sont bien dignes d’attirer la charité vivant au milieu du monde : ici une œuvre soignant maternellement une demi-douzaine de repenties, là une maison réussissant à en conserver vingt ou vingt-cinq. Répétons-le, ce sont là des échantillons précieux, à donner à étudier aux dilettanti, aux amis ou amateurs de l’apostolat des égarés. Ils y apprendront beaucoup de choses ; ils y verront combien est lourde la tâche de recruter, de former, de défendre un personnel auquel incombe le soin de moraliser les êtres les plus enclins, — par le fait de l’hystérie, le plus souvent, — au mensonge, au chantage, à l’ingratitude. Ils pourront surtout y voir combien la tâche devient difficile quand, au lieu de s’adresser à quelques douzaines de sujets, on s’adresse à des milliers. Mais on ne peut pas recommencer sa vie ; à la fin de la sienne, le criminaliste eût été heureux de pouvoir suffire au sauvetage de tant de milliers de sujets perdus. Il a fait ce qu’il a pu et n’a pas été moins touchant dans des insuccès dus malgré lui à l’insuffisance des concours d’autrui, que dans les succès de sa carrière politique.


M. Bérenger se montra rarement ce qu’on appelle un orateur. Si l’on excepte telle manifestation exceptionnelle comme celle que provoqua de sa part la loi de dessaisissement, il se partageait entre la rédaction de nombreux amendemens et des rappels courageux, mais souvent rapides et improvisés, des causes qu’il avait déjà défendues bien des fois, dans les commissions, dans les congrès, dans les sociétés savantes ou charitables, à l’Institut… Le grand discours soigneusement préparé avec les artifices classiques de la rhétorique et des « attrape-applaudissemens » (comme disent les Allemands) ne lui était pas très familier. Il n’avait ni l’ampleur et la variété captivante de Thiers, ni la dialectique acérée de Dufaure, ni les enveloppemens si étudiés de Jules Favre, ni la désinvolture cavalière de Waldeck-Rousseau. Encore moins cultivait-il les appels trop aisés et trop fructueux, par malheur, à des passions sectaires ou à des complaisances qui ne demandaient, pour capituler, que l’apparition de quelque sophisme banal. Sachant bien qu’il avait toujours à enlever quelque position défendue par l’esprit de parti ou par la routine, il se donnait sans compter et il y mettait tout son cœur. Sans doute, il ponctuait quelquefois ses démonstrations de répétitions de mots, d’apartés, de membres de phrases un peu lourds. En revanche, ses discours, légèrement revus, résistent beaucoup plus que d’autres à la lecture, et on persiste à se demander pourquoi il n’a jamais voulu en laisser imprimer à part un seul pour l’offrir au public, même à l’occasion de sa candidature à l’Institut. Quand les devoirs de ses fonctions l’y obligeaient, il savait prendre le temps de composer et d’écrire. Sa notice sur son prédécesseur Charles Lucas est un résumé parfait des réformes pénitentiaires accomplies avant lui-même : ces quelques pages demeurent comme un document de premier ordre.

En une autre séance, appelé à faire l’éloge d’un confrère défunt, M. Colmet de Santerre, professeur à l’École de Droit, il prononça cette parole : « Le caractère particulier de sa vie fut sa remarquable, je dirais volontiers son enviable unité. » Peut-être faisait-il là un retour, nuancé de quelque regret personnel, sur la variété des efforts auxquels le condamnait la politique ; n’en retenons que la vivacité de la préférence qu’il donna toujours à l’une des parties de son labeur, à celle qu’il estimait la meilleure, la plus pressante et, — si on voulait bien s’y prêter, — la plus féconde en résultats heureux pour la société. A coup sûr, il n’eut à se reprocher aucune dispersion inutile ; et, en fait de fidélité, de rectitude et de persévérance, il n’eut rien à envier à personne. Il savait trop bien ramener à une unité vivante tout ce qu’il faisait ou se proposait de faire en faveur de la justice, en faveur du relèvement des coupables et au profit de la moralité. A quatre-vingt-trois ans, il parlait et agissait encore de manière que l’on comptât avec lui, se déchargeant à peine de quelques travaux accessoires où il n’y avait qu’à se conformer à ses indications et à exécuter ses plans. C’est dans la dernière année de sa vie seulement que certaines infirmités physiques ne lui permirent plus autant d’oublier son âge. Il avait eu des déceptions, — qui n’en a pas ? — mais son âme avait de quoi se consoler, en pensant atout ce qu’elle avait donné d’elle-même : elle partit modestement dans la sérénité et dans la paix. Aucun de ceux qui tiendront à suivre, à s’expliquer, à comprendre, à compléter surtout et à amender, comme il l’eût voulu, les institutions du dernier demi-siècle, n’osera se montrer indifférent envers sa mémoire.


HENRI JOLY.

  1. Né le 22 avril 1830, à Bourg-lès-Valence (Drôme).
  2. On sait qu’elle l’eût été bien davantage si une portion heureusement inspirée n’avait pas introduit presque subrepticement ces deux petits mots : « et agricoles » dans une loi qui n’avait eu en vue, chez les hommes au pouvoir, que les syndicats des ouvriers d’industrie, des ouvriers urbains par conséquent.
  3. Dans une discussion à l’Académie des Sciences morales.
  4. Sauf les instructions qu’il édita tardivement sur la lutte contre la pornographie.
  5. Comme d’une bastille démocratique, ai-je ajouté et non sans preuves. Voir mon livre l’Enfance coupable, 3e édition.
  6. Par l’hypothèque légale, en premier lieu ; car exiger pour des enfans trouvés, abandonnés, délaissés, arrachés à la mendicité, etc., toutes ces formalités assujettissantes et coûteuses, c’est une chinoiserie qui ne permet à aucun homme sérieux de s’engager de la sorte.
  7. Il se séparait là, par d’assez fortes nuances, de son confrère et ami Théophile Roussel, qu’il a d’ailleurs très dignement loué dans un de ses discours de l’Institut.