Rembrandt aux musées de Cassel, de Brunswick et de Dresde

Rembrandt aux musées de Cassel, de Brunswick et de Dresde
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 579-618).
REMBRANDT
DANS
LES MUSÉES DE CASSEL, DE BRUNSWICK ET DE DRESDE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que Rembrandt a ses fidèles. À travers les fluctuations du goût qui n’ont pas épargné d’autres gloires, la sienne a toujours été en grandissant. Des hommes de tempérament très divers se sont rencontrés dans une pareille admiration pour son génie, et ceux-là même qui, par leur éducation ou les habitudes de leur esprit, semblaient peu préparés à le goûter, n’ont pas été les moins fervens. Sous bien des formes, et plus d’une fois ici même, il a reçu des hommages dignes de lui. Aujourd’hui encore, après avoir, il y a quelques années déjà, publié un catalogue raisonné de son œuvre, M. Ch. Blanc entreprend de nous donner cet œuvre complet reproduit d’après les meilleures épreuves des collections publiques ou privées.

Rembrandt lui-même, il faut le dire, avait pris garde de nous renseigner sur ses productions, et il n’est guère d’artiste qui, plus que lui, se soit montré soigneux de signer et de dater ce qu’il a fait. Mais autant les œuvres du maître sont en vue, autant sa vie a pendant longtemps paru se dérober. Quelques propos apocryphes et des anecdotes plus que suspectes formaient la plus grosse part de ce qu’on savait sur son compte. Un critique qui s’est fait connaître sous le nom de Burger (T. Thoré) avait le premier essayé de démêler et de poursuivre la vérité à cet égard. Mais explorer des archives, c’est, en Hollande surtout, une tâche difficile et ingrate. Il y a là des grimoires indéchiffrables pour un étranger et qu’un Hollandais lui-même a quelque peine à débrouiller. Du reste, même pour ce qui concernait les œuvres de Rembrandt, Burger ne pouvait se décider à conclure. Par conscience autant que par désir d’accroître son savoir et ses jouissances, il ne se lassait pas de rechercher, de voir, de comparer et d’amasser sans relâche notes et renseignemens. C’était chaque année l’occasion pour lui de visiter quelque musée nouveau et de nous entretenir des découvertes qu’il avait pu y faire. Des scrupules toujours renaissans, par exemple celui d’un voyage à Saint-Pétersbourg qui, tout en l’effrayant, lui semblait obligatoire pour quiconque veut entreprendre sur Rembrandt une étude complète, d’autres préoccupations encore, la crainte de voir, sitôt que son travail aurait paru, surgir quelque document important relatif à son maître préféré, tout s’accordait pour retarder une publication qu’il ne devait point faire. Jusqu’au bout cependant il se promettait bien de réaliser son dessein, et, comme s’il avait voulu s’y contraindre lui-même par des engagemens publics, il annonçait de temps à autre l’apparition du livre dont il donnait le titre : Rembrandt, l’homme et son œuvre. En attendant, le charme agissait peu à peu sur lui, et la passion qui l’avait pris tout entier ne lui laissait plus toujours sa clairvoyance habituelle. Dans un commerce dont les séductions le captivaient de plus en plus, non-seulement il s’était familiarisé avec les bizarreries du grand artiste, mais il s’était épris de ses imperfections mêmes. Lui qui avait si justement remis en honneur l’école hollandaise, rectifié sur tant de points son histoire, réhabilité avec une verve si chaleureuse et des argumens si précis quelques-uns des maîtres méconnus ou oubliés, il en venait parfois à proclamer l’influence de Rembrandt sur des talens dont l’originalité est incontestable. Dans son fanatisme inconscient, il lui arrivait même, à lui l’homme des dates, de reconnaître cette influence chez des peintres qui, loin de procéder de Rembrandt, l’avaient précédé, comme si le culte qu’il rendait à son idole exigeait qu’il lui immolât des victimes innocentes.

Malgré tout, cette admiration sincère et enthousiaste devait porter ses fruits. Burger, par sa passion ardente, avait encouragé des recherches dont il devenait le confident naturel et provoqué des découvertes qu’il transmettait aussitôt au public français avec une abnégation et une modestie qui méritent d’être signalées. On s’était en effet mis à l’œuvre en Hollande, et, çà et là, à force de minutieuses investigations, quelques rares documens, quelques dates, quelques indications positives avaient successivement grossi la liste des renseignemens primitifs. Il était temps que ces lumières éparses fussent réunies en faisceau. Un Hollandais seul était capable d’un tel travail, et le livre que Burger s’était promis de faire, c’est à M. Vosmaer que nous le devons aujourd’hui. Après avoir déjà publié (1863-1868) deux volumes sur Rembrandt, M. Vosmaer nous a donné en 1877 une édition définitive de son travail[1]. En suivant toutes les pistes, en joignant à ce qu’avaient découvert les érudits de son pays tout ce qu’il avait pu trouver lui-même, en opposant des témoignages, en étudiant à côté de Rembrandt ses maîtres, ses proches, ses amis, ses contemporains et ses élèves, en apprenant à connaître son époque et en visitant les lieux où il a habité, M. Vosmaer est parvenu à reconstituer, autant du moins qu’elle pouvait l’être, la vie de Rembrandt et l’histoire de ses œuvres. Ce grand travail, il l’a mené à bien avec la sagacité d’un magistrat, avec le sens d’un homme de goût, avec la piété d’un patriote, surtout avec cette opiniâtre ténacité qui fait l’honneur de sa race. Ajoutons que par une attention dont nous devons lui être reconnaissans et que lui inspirait « le désir de porter aussi loin que possible la gloire du grand Rembrandt, » M. Vosmaer a eu la bonne pensée d’écrire en français le livre qui lui était consacré. Nous n’avons pas la prétention de résumer un tel ouvrage, encore moins celle de le compléter[2]. Notre but est à la fois plus modeste et plus précis. Avec les indications que nous fournit M. Vosmaer, nous voudrions aujourd’hui suivre Rembrandt dans les musées trop peu connus de Casse!, de Brunswick et aussi dans celui de Dresde. Ses prédécesseurs, ses contemporains et ses élèves y sont comme lui très largement représentés, mais c’est à ses propres œuvres surtout que nous voulons nous attacher. A raison de leur nombre[3] et de leur importance, elles marquent les principales étapes de sa vie et de son talent. Elles seront pour nous l’occasion de rapprochemens instructifs et qui nous ont paru offrir parfois tout l’intérêt d’une observation morale faite directement. Quand il s’agit d’une nature aussi sincère que celle de Rembrandt, une telle étude a son prix, à la condition qu’elle reste discrète et mesurée. Pour délicate qu’elle soit, elle vaut du moins qu’on s’y applique : c’est avec une liberté respectueuse que nous l’avons tentée.

I.

On serait injuste envers les prédécesseurs ou les contemporains de Rembrandt et on ne le grandirait pas en lui attribuant le rôle de fondateur de l’école hollandaise. L’erreur serait égale d’ailleurs de supposer qu’autour de lui tous les peintres de cette école ont subi son influence et perdu à l’imiter quelque chose de leur originalité. S’il reste le plus grand des maîtres de la Hollande, si son action sur quelques-uns des artistes de son pays a été bien réelle, d’autres, avant comme après lui, sont demeurés eux-mêmes et ont conservé leur physionomie. Sa gloire est assez haute pour qu’on n’essaie pas d’y ajouter aux dépens d’autrui.

Sur l’époque qui a immédiatement précédé Rembrandt et sur les enseignemens mêmes qu’il a reçus, le musée de Brunswick fournit d’utiles informations. Mais des deux courans qui entraînèrent à son origine l’art de la Hollande, celui qui le portait vers l’Italie est surtout représenté dans cette collection. Pour cette autre source plus modeste, mais singulièrement plus profonde et plus pure, qui devait s’épandre sur le sol même d’où elle avait jailli, c’est au musée de Harlem, si intéressant pour l’étude des origines de l’art national, qu’il conviendrait d’en chercher la trace. Là, chez Martin Van Heemskeike nous sommes surtout frappé par le talent du portraitiste, et les figures des donateurs peintes sur les volets du Jésus ou prétoire (1559) nous semblent bien supérieures au tableau lui-même. Là encore, dès la date de 1583, Cornelis de Harlem nous montre avec un Repas d’archers la première représentation de ces sujets civiques qui allaient fournir à l’école hollandaise un de ses thèmes les plus familiers et mettre si heureusement en vue les fortes qualités qui la distinguent. A Brunswick, où nous retrouvons les deux peintres, c’est l’influence Italienne qui, sans partage, se manifeste dans leurs tableaux. Le Baptême du Christ du premier nous fait voir, il est vrai, l’étude du nu abordée avec une franchise assez rare chez un artiste du nord, franchise qui n’est pas ici dépourvue d’une certaine élégance, tandis que cette même étude n’a produit dans l’Age d’or et Vénus et l’Amour du second que des œuvres molles et médiocres. Ni la fadeur doucereuse qui, malgré le mérite de l’exécution, se remarque dans la Flore et Pomone de César Everdingen[4], ni la platitude banale d’une Vénus et Adonis de J. Backer[5], ne sont faites pour nous réconcilier avec cette persistance des préoccupations italiennes que nous constatons chez leurs successeurs. Une grande composition d’un élève de Poelembourg, le Triomphe de Bacchus par Moyse Van Uytenbroeck[6], est assurément plus ridicule encore. On imaginerait difficilement la triviale gaîté de cette scène, les types vulgaires des comparses et l’étrange cortège que font à Bacchus ces courtauds grotesques et ces nymphes lourdement délurées. Et ce dieu lui-même, le dieu brillant de la passion et de la vie, comment le reconnaître sous les traits disgracieux de ce buveur abruti par l’épaisse ivresse de la bière? Pourquoi nous étonner d’ailleurs? Que pouvaient inspirer à des peintres hollandais ces fictions ailées, nées au pays du soleil? Par quel effort de pensée et de talent les auraient-ils transportées sous leur climat changeant, sur ce sol misérable où la nudité humaine paraît déplacée, presque indécente, où le corps ne se montre guère que déformé par les travaux ou les vêtemens auxquels il est astreint? Au lieu de s’épuiser dans une vaine recherche du style, l’art hollandais allait trouver sa voie en empruntant ses données à la vie nationale; miliciens en armes ou groupés autour d’une table, syndics des corporations, magistrats municipaux ou professeurs au milieu de leurs élèves, tels étaient, dans leur simplicité bourgeoise, les sujets qui s’offraient à cet art. Ceux-là mêmes qui avaient conquis l’indépendance du pays devaient fournir à ses peintres l’occasion de s’affranchir et montrer ce que valait, pour eux aussi, cette fière devise : Liberté et vérité, qui répondait aux plus chères aspirations de tout un peuple.

Le portrait était dès lors appelé à prendre une large place dans l’école et à maintenir celle-ci dans l’étude directe de la nature. Dès le début, les artistes hollandais y apportèrent cette conscience, cette fine et délicate observation qui se remarquent dans les œuvres correctes, mais un peu froides, de P. Morelse et dans celles de M. Mirevelt, son maître[7]. C’est un bien autre peintre que ce Jan Van Ravesteyn dont la vie tout entière s’écoula dans sa ville natale, à La Haye, où sont encore ses toiles les plus importantes : des Officiers descendant du Doelen, une Réception de la milice civique et un Conseil des magistrats de la cité. Le musée de Brunswick possède cependant de lui deux œuvres de premier ordre. L’une, datée de 1622, époque de sa pleine maturité, représente un légiste, Antoine Faber, avec sa belle tête, son large front, son air énergique, plein de sens et de droiture. La peinture est saine, puissante dans ses intonations ; et le modelé, très simple, très franc, dénote une irréprochable sûreté. L’autre tableau, probablement de la même époque, est un chef-d’œuvre. Il nous montre une famille hollandaise : dix personnages de grandeur naturelle et vus jusqu’aux genoux. A gauche, trois grands fils sont placés par rang d’âge, debout, au-dessus de leur père. Celui-ci, — la figure jeune et robuste encore, la barbe et les cheveux bruns, — est assis en face de sa femme, jeune aussi, de physionomie distinguée et sympathique, portant comme son mari un costume noir et une collerette blanche. Autour de la mère se groupent ses cinq filles, vêtues, ainsi que leurs frères, de costumes sombres, largement coupés et sans ornemens. Seule, la plus petite des filles, une bambine de huit à dix ans, mise un peu moins sévèrement, porte une robe jaune brun à raies de broderies plus claires. C’est la dernière de la famille; on lui passe quelque coquetterie dans son ajustement : un bonnet brodé d’or, un collier et des bracelets de corail. Elle tient à la main une branche de groseilles rouges et s’appuie sur les genoux de sa mère. L’aînée promène ses doigts effilés sur les touches d’un petit piano à deux claviers superposés. Les dix visages en pleine lumière, étages sans grand souci de composition, se détachent avec éclat sur les vigueurs intenses du fond et des vêtemens. Ces honnêtes figures qui se montrent à vous sans fierté comme sans embarras, ont un charme singulier. On reconnaît bien là les membres d’une même famille, mais les nuances des âges et des tempéramens sont marquées avec un art délicat sur leurs physionomies. Le milieu aussi est nettement accusé. On se sent en présence d’une race énergique, un peu austère, pratiquant le devoir plus que le plaisir et qui ne sacrifie rien au paraître. Aucun laisser-aller dans cet intérieur : des attitudes graves, plus de dignité que d’expansion, et cependant nulle froideur. Notez que ces indications et bien d’autres encore que nous pourrions relever sont écrites en termes précis, dans une langue simple, loyale, contenue, mais substantielle, et dans sa sobriété même pleine de force et de grandeur. Cette science consommée et qui s’efface si complètement est en harmonie parfaite avec le sujet et donne à l’œuvre toute sa signification.

Qu’on rapproche cette peinture serrée, suivie à fond, sérieuse et dépouillée de tout artifice, de la manière vive, alerte, spirituelle et incisive d’un liais, si vrai aussi à sa façon, et, malgré sa désinvolture, si fidèle interprète de la réalité, et l’on comprendra la richesse de cet art qui, avec un égal souci de la vérité et une technique presque semblable, admet cependant des différences aussi profondes. Bien qu’ils aient devancé Rembrandt, de tels hommes conservent, même en face de lui, leur originalité et leur prix.

Ils n’étaient pas seuls d’ailleurs, et déjà le paysage hollandais comptait aussi ses maîtres. Sur ce sol défendu avec une si indomptable persévérance contre tous ses ennemis, il avait à son tour conquis son indépendance. Dès les premières années du XVIIe siècle, l’émancipation était complète. Nous avons plus d’une fois déjà rencontré ceux qui l’avaient assurée: le vieux J.-G. Cuyp, qui était en même temps un portraitiste éminent; J. Wynants, Van Goyen et Salomon Ruysdael. À ces noms, il convient d’ajouter celui d’un artiste peu connu, R. Roghman, qui fut non-seulement le contemporain, mais l’ami de Rembrandt. Il avait voyagé, parcouru le Tyrol, peignant moins qu’il ne dessinait, car ses tableaux sont rares. On peut le regretter en face des grands paysages du musée de Cassel, deux pendans, signés des initiales du peintre, et de dimensions peu usitées dans l’école hollandaise. L’un d’eux est un souvenir de ses voyages emprunté peut-être à l’Italie du nord, dans le voisinage des Alpes; mais au milieu de ces montagnes et de ces accidens multipliés, parmi ces eaux qui jaillissent de tous côtés, l’artiste se sent comme dépaysé. On le retrouve chez lui, reproduisant avec une impression plus saisissante, parce qu’elle est plus immédiate, un des aspects familiers de la Hollande : une campagne plate, des masses d’arbres épaisses, des terrains crayeux au travers desquels serpente un cours d’eau qui vient s’élargir au premier plan, La peinture est simple et grave, transparente malgré l’intensité de ses tonalités roussâtres et d’une ampleur d’effet et de facture qui explique l’ancienne attribution qu’on en faisait à Rembrandt. Sans qu’il soit possible d’assigner une date précise à ces œuvres remarquables, leur exécution facile et sûre atteste la maturité d’un talent très personnel et qui méritait d’être signalé.

L’école hollandaise, on le voit, était pleinement constituée et les maîtres ne lui manquaient pas quand, le 15 juillet 1607, celui qui allait les surpasser tous naquit à Leyde, au bord du Rhin, dont il devait prendre le nom (Van Ryn). Rembrandt était le sixième enfant d’une famille aisée appartenant à la bonne bourgeoisie. Le jeune garçon montrant peu de goût pour l’étude des lettres et ayant manifesté de bonne heure sa vocation, ses parens le retirèrent de l’école latine où ils l’avaient mis pour le confier vers l’âge de treize ans à un peintre peu connu. Van Swanenburch, dont les œuvres assez médiocres n’ont guère été épargnées par le temps. Quoique moins bien partagée que d’autres villes, telles que Delft, Dordrecht, Harlem ou Amsterdam, Leyde n’était pas cependant déshéritée et comptait à cette époque plus d’un artiste supérieur à Van Swanenburch et plus en vue que lui : Ésaïas van Velde, Van Goyen et Joris Schooten, par exemple. Sans doute d’anciennes relations de famille, peut-être même des liens de parenté, avaient décidé du choix de ce maître, chez lequel Rembrandt demeura trois ans. En 1623, nous retrouvons le jeune homme à Amsterdam fréquentant l’atelier de P. Lastman, peu de temps, il est vrai, mais à cet âge où l’influence d’une direction se fait sentir et laisse ses traces. Lastman jouissait alors d’une réputation assez étendue. Il avait voyagé en Italie et vécu à Rome au milieu d’un cercle d’artistes dont Elsheimer était le centre. C’était un chercheur, travaillé sans cesse par des désirs d’innovation, et ses manières très diverses déroutent un peu, car il ne s’est tenu à aucune. Au musée de Brunswick, où trois tableaux lui sont attribués, nous trouvons d’abord un Ulysse et Nausicaa, signé de son monogramme et daté de 1609), sujet qu’il devait reprendre dix ans plus tard avec des modifications notables[8]. Ulysse, échappé au naufrage, nu, humblement agenouillé, s’efforce par son attitude suppliante de rassurer les compagnes de Nausicaa qui, affublées de turbans et de costumes bizarres, s’enfuient à son approche, et abandonnent précipitamment un festin préparé sur le rivage. Seule, la fille d’Alcinoüs s’avance vers le héros et lui témoigne sa compassion par une pantomime un peu trop expressive. La couleur est dure, criarde, l’aspect vulgaire, les carnations rouge brique tranchent brutalement sur un ciel plat et immobile. Le David chantant dans le temple, signé Pietro Lastman, 1613, nous montre les mêmes duretés et un manque d’harmonie aussi complet. Malgré la désinence de ce prénom de Pietro, l’œuvre est peut-être moins italienne que flamande, et les enfans qui chantent au premier plan rappellent vaguement les types et les costumes de Rubens. Quant au Massacre des Innocens, nous ne le croyons pas de Lastman. Placée entre les deux tableaux que nous venons de citer, pouvant par conséquent se prêter à une comparaison directe, cette peinture n’offre avec eux aucune analogie ni de facture ni de couleur et n’est évidemment pas de la même main; ou bien les transformations de l’artiste, déjà assez surprenantes, seraient faites pour confondre l’imagination. Le Baptême de l’Eunuque que nous trouvons à Manheim est une répétition également modifiée d’un sujet déjà traité par le peintre en 1608[9]. Mais cette fois les influences flamandes ou italiennes sont moins sensibles; nous sommes en présence d’un tableau bien hollandais, et l’entente de l’effet, l’empâtement des terrains frappés par le soleil, le relief donné aux ornemens, la manière assez étrange de comprendre l’Orient et la Bible, une certaine naïveté des expressions aussi bien que l’introduction de détails très familiers mêlés à la composition, nous permettent de reconnaître bien des points communs avec Rembrandt. Enfin, dans un petit tableau daté 1629, la Nuit de Noël du musée de Harlem, la disposition même de la scène, l’attitude et le geste de saint Joseph, et surtout le rôle attribué à la lumière montrent ces analogies d’une manière bien plus frappante encore; Lastman ici apparaît vraiment comme un précurseur. Cette façon nouvelle de comprendre l’effet devait-elle rester chez lui à l’état de tentative isolée, ou plutôt n’était-ce pas le résultat d’une expérience acquise et dont on retrouve de plus en plus la trace dans ses dernières productions ? C’est à cette seconde hypothèse que nous nous arrêterions volontiers en la voyant confirmée par un autre tableau qui passe pour être de cette même époque, le Manné du musée de Rotterdam. Toute réelle qu’elle puisse être, il ne faudrait pas encore trop faire honneur à Lastman de cette intervention du clair-obscur, qui, chez lui, ne se présente guère qu’avec des oppositions rudes et tranchées, sans la finesse des dégradations et des transparences qui lui donneraient son prix. Les œuvres de Lastman restent donc malgré tout assez insignifiantes ; elles n’attireraient pas l’attention s’il n’avait bénéficié de la gloire de son illustre élève. Est-ce seulement dans les six mois de leçons qu’il lui aurait données que l’influence de Lastman se serait exercée sur lui ? Nous sommes porté à croire que, si Rembrandt n’a pas plus longtemps fréquenté son atelier, il a du moins continué d’entretenir avec lui des relations. A défaut d’autre mérite, la fécondité de Lastman devait l’attirer; comme preuve de l’estime où il le tenait, nous voyons figurer dans son inventaire deux livres remplis de dessins de son maître, et il ne serait pas difficile de relever dans ses œuvres les emprunts que plus d’une fois il lui a faits.


II.

En nous occupant de Lastman et en essayant de démêler, dans le demi-jour où ils étaient noyés, les traits de cette figure un peu confuse, nous cédions à cet intérêt naturel qui s’attache aux origines d’un grand maître, à l’éducation et aux influences qu’il a pu recevoir. Aussi bien, sur les commencemens de Rembrandt lui-même, les informations nous font défaut. Depuis le moment où il quitte l’atelier de Lastman, en 1623, jusqu’à l’apparition de sa première œuvre connue, en 1627, nous perdons complètement sa trace. Ce furent là sans doute pour lui des années fécondes de recueillement et de travail. A Leyde, où il vivait au milieu des siens, il pouvait, sans se presser de produire, se fortifier dans son art par ces études désintéressées, qui sont à la fois l’épreuve et la promesse des hautes vocations. Son premier tableau, le Saint Paul dans sa prison, du musée de Stuttgart, ne fait cependant présager ni les destinées qui l’attendent, ni surtout la nature de son talent. La facture est sèche et dure, les détails sont accusés pesamment et la peinture n’a pas grand charme. Et cependant, à y regarder de plus près, l’air réfléchi de ce captif, l’accord de l’attitude avec l’expression du personnage, le geste de cette main qui va écrire sous l’impulsion de la pensée, tout cela n’est pas d’un débutant vulgaire. La précision même de la forme témoigne en faveur de la conscience du jeune artiste. Ni les vagues indications, ni les témérités hasardeuses où tant d’autres s’abandonnent ne le contentent. Il sent qu’il faut mettre à l’entrée de sa carrière ces notions exactes qu’on n’acquiert que par une sincérité et un labeur opiniâtres, et il s’impose un programme sévère dont il ne s’écartera pas de longtemps. Sa conscience est donc extrême, et, si on ne la connaissait pas, le nom de son premier disciple serait fait pour étonner. Dès 1628 en effet, nous voyons que Gérard Dow, à peine moins âgé que lui, fréquente son atelier. À cette date cependant le rapprochement s’explique, et les œuvres des deux peintres offrent, quant à l’aspect du moins, des ressemblances frappantes. Mais ce qui pour Gérard Dow semble le but principal n’est chez Rembrandt que la marque d’une observation plus intime de la nature, d’une attention toujours vigilante à suivre les fluctuations les plus délicates de la lumière aussi bien que les moindres inflexions des formes; le fini est au fond et non à la surface.

Ses habitudes de graveur lui viennent en aide sur ce point. La pointe de l’aquafortiste ne permet pas de subterfuges; elle oblige à la précision, elle force à résumer, à choisir dans la réalité tous les traits significatifs. Rembrandt a commencé de bonne heure son apprentissage d’un art qu’il renouvellera et qui dès maintenant, en le faisant vivre avec les œuvres du passé, lui apprend à connaître les maîtres de l’Allemagne et de l’Italie. Mais c’est surtout sur lui-même que, le burin ou le pinceau à la main, il poursuit des expériences qu’il ne se lasse pas de varier. De profil, de face, en buste ou en pied, il pose dans toutes les attitudes et sous toutes les lumières. Il ne saurait trouver modèle plus complaisant, ni qui se prête de meilleure grâce à toutes ses tentatives, et alors, en face de son miroir, il se campe le poing sur la hanche, il se drape, il ébouriffe sa chevelure rebelle, il se coiffe d’un turban ou revêt l’armure d’un homme de guerre. Quelquefois aussi, plus rarement, il nous montre ses proches, sa mère surtout, une figure vénérable dont il exprime, avec un respect tout filial, la fine et bienveillante physionomie. Puis vers cette première époque apparaissent déjà quelques essais de clair-obscur, des têtes envahies par de larges parties d’une ombre un peu verdâtre[10], éclairées par quelques accrocs de lumière; essais d’abord timides, indécis, et dans lesquels l’artiste ne persévère pas. il comprend qu’il n’est pas encore mûr pour ces libres interprétations de la nature et il se hâte de revenir à des études plus formelles.

En 1630, nous le voyons fixé à Amsterdam, dans ce milieu si vivant, si peuplé de peintres, déjà considéré lui-même comme l’un des premiers et entouré d’élèves. En attendant qu’il aille plus tard habiter en plein quartier des Juifs, il est souvent attiré de leur côté. Il a bien des raisons de frayer avec eux. Dans la société des rabbins, il aime à se renseigner sur la Bible, à en pénétrer le sens, à en découvrir les beautés. Il va fureter chez les brocanteurs pour y chercher ces étoffes, ces curiosités de toute sorte qu’il commence à collectionner et qu’il appelle « ses antiques. » C’est là aussi qu’il trouve des modèles à son goût, ces vieillards au nez busqué, aux paupières épaisses, dont si souvent il a reproduit le type franchement hébraïque. Dans une de ces études (musée de Cassel, n° 348), les moindres détails, les rides et les plis de la peau, les poils de la barbe, sont minutieusement indiqués, mais déjà d’un pinceau plus souple et avec un sentiment plus large de l’ensemble.

Le portrait du musée de Brunswick (n° 131), daté de 1631, qui passe à tort pour celui de Hugo Grotius, correct, presque froid à force de conscience, et le portrait de femme qui lui sert de pendant, plus timide encore, quoique de deux ans postérieur, nous montrent cette persistance des mêmes scrupules en face de la nature. Les visages en pleine lumière et les vêtemens noirs s’enlèvent nettement sur un fond gris; les collerettes blanches sont étudiées pli à pli; la peinture est sage, réglée, posément exacte. Mais pour un peintre de vingt-trois ans quel talent déjà! quelle force dans le regard de l’homme, quel sentiment vrai de la vie se montre sur ce visage fin, élégant, tout plein d’énergie ! Avec quel charme de naïveté certaines particularités physionomiques sont indiquées chez la femme, une imperceptible moue de la bouche, la courbure délicate du nez, le soigneux arrangement des cheveux, modestement tirés sous la coiffe ! Dans la Margaretha van Rilderdyk du musée de Francfort (n° 145), une Hollandaise rose et replète, mêmes qualités encore et même conscience, mais avec une facture plus généreuse, une pâte plus abondante et une couleur plus gaie, plus épanouie.

Autant qu’on en peut juger d’après le monogramme qu’il employait alors et surtout d’après la facture, c’est vers la même date (1632) qu’il faut reporter le portrait de Coppenol (musée de Cassel, n° 358), le calligraphe dont Rembrandt nous montre l’étrange visage : une tête falote, d’un ovale irréprochable, de petits yeux ronds, une bouche minuscule. Le front plissé, l’air sérieux, tout attentif à la grave opération à laquelle il se livre, Coppenol est en train de tailler sa plume qu’il tient délicatement dans sa main petite, ramassée et adroite. Ce n’est pas une mince affaire, car, en Hollande et dans ce temps, les calligraphes étaient renommés à l’égal des écrivains et célébrés par les poètes. Celui-ci d’ailleurs resta jusqu’au bout l’ami de Rembrandt, qui plus d’une fois l’a représenté. L’exécution ici est devenue plus large et l’ombre qui enveloppe une partie du visage, quoique vigoureuse, conserve toute sa transparence. Nous sommes au temps de la Leçon d’anatomie, œuvre inégale, peu équilibrée, la plus importante que le peintre eût encore tentée, mais où, malgré des préoccupations évidentes de force et d’unité, il serait facile de relever des timidités et des incohérences. Si quelques-unes des têtes sont remarquables, celle du professeur Tulp, par exemple, avec son air grave et digne, d’autres sont loin d’avoir la fermeté des portraits individuels que peignait alors le jeune maître.

Les relations de Rembrandt, nous le voyons, se sont étendues : il est déjà bien en vue puisqu’on le charge d’un pareil ouvrage, et dans la compagnie des médecins, des anatomistes, il va encore trouver plus d’un enseignement pour son art. Il fréquente aussi des poètes, et c’est également au musée de Cassel[11] que nous rencontrons le beau portrait de l’un d’eux, de ce Jean Krul qui, M. Vosmaer nous l’apprend, avait été forgeron. On ne le croirait guère, et cette main fine et blanche, avec ses doigts grêles, ses veines bleuâtres qui apparaissent sous la peau un peu flétrie, c’est la main d’un écrivain et non plus celle d’un artisan. La pose est naturelle et la silhouette très étudiée. Grâce au ton neutre du fond et à la simplicité du costume noir, le regard va droit au visage, à cette figure large, intelligente et ouverte. Avec un style plus ample, le peintre a conservé ses rares qualités de conscience et de scrupuleuse honnêteté, et c’est par cette lente et légitime progression de talent que se prépare l’éclosion prochaine de son génie.

Mais voici de nouveau Rembrandt lui-même (musée de Dresde, n° 1215); une peinture sage encore, mais plus animée, plus libre, avec un coloris plus riche et des transparences plus chaudes. Le jeune homme est en belle humeur et vêtu comme un brillant cavalier. Son large col orné de guipures est rabattu sur un riche pourpoint d’une étoffe gris-neutre rayée d’or. qu’a-t-il donc à se parer ainsi? Non loin de là, avec la même date 1633, dans un rayon de soleil, apparaît une gracieuse figure de jeune fille rose, aimable, potelée, aux petits yeux vifs et pleins de malice. Ses lèvres vermeilles, entr’ouvertes par un sourire, laissent voir des dents plus mignonnes que les perles qui s’étalent sur sa chemisette. Un béret d’un rouge grenat surmonté d’une plume grise projette une ombre colorée sur son front. La robe, bleue à dessins blancs, est ornée de nœuds et d’aiguillettes d’or ; les mains sont enfermées dans des gants gris. Sous ce gai soleil, ce visage radieux que nous voyons pour la première fois, c’est celui de Saskia van Uilenburgh, qui allait devenir la femme de Rembrandt. Où s’étaient-ils connus? par quel hasard cette fille noble et riche avait-elle rencontré sur son chemin ce plébéien? On est réduit aux conjectures. Restée orpheline dès l’âge de douze ans, Saskia avait été recueillie par une de ses sœurs mariées. Elle comptait parmi ses alliés des magistrats, des littérateurs, un peintre même, Wybrand de Geest, dont le musée de Stuttgart possède un remarquable tableau de famille. À cette date, Rembrandt était déjà célèbre, il avait de nombreux élèves, et les commandes abondaient chez lui. il pouvait bien, sans présomption, aspirer à une telle union. Sans doute un penchant mutuel avait décidé les deux jeunes gens, et il semble que les portraits de Dresde nous les montrent souriant à leur amour, probablement fiancés déjà, puisque l’année suivante le peintre ramenait de la Frise, dans sa maison de la Breestraat, à Amsterdam, celle qui depuis le mois de juin 1634 était sa compagne.

Entré dans cette âme passionnée, l’amour l’avait envahie tout entière : les deux époux étaient tout l’un pour l’autre. Mais dans ce court intervalle de bonheur qui leur était accordé, il y avait encore place pour le travail. Rembrandt trouvait un modèle dans cette femme aimée qui se prêtait à tous ses caprices et se laissait orner à son gré. Aussi les images de Saskia abondent, et elle revit pour nous dans les nombreux dessins, dans les gravures et les tableaux que Rembrandt a faits d’après elle. Voici d’abord le grand portrait de Cassel, peint avec un soin extrême, sans doute aux environs de leur mariage, mais qui cependant ne porte ni date, ni signature. Apparemment, c’est à Saskia elle-même qu’il était destiné (il provient en effet de sa famille), et il n’était guère besoin d’en attester l’authenticité; l’œuvre l’affirmait elle-même. La jeune femme est vue de profil, coiffée d’un large chapeau de velours écarlate qu’ombrage une plume blanche. Le nez droit, un peu gros du bout, la bouche pincée, le menton légèrement renflé, forment un ensemble plus piquant que régulier. Les traits n’ont pas grande beauté, mais l’air mutin de ces petits yeux, la fraîcheur des lèvres, l’éclat du teint, le modelé délicat du front, leur prêtent un charme irrésistible de jeunesse et de vivacité. Les cheveux frisottés, rebelles, ardens comme ceux du peintre lui-même, s’échappent capricieusement de la toque. Le costume est d’une richesse extrême : une pelisse de fourrures jetée négligemment sur un corsage de velours rouge et rattachée par une cordelière avec de grosses agrafes en or bruni; un collier de perles de prix qui s’étale sur une chemisette couverte de broderies d’or et d’argent d’un travail très compliqué; des bracelets, une chaîne d’or dans les cheveux et de grosses perles aux oreilles; tout cela d’un goût plutôt italien que hollandais. Dans cet accoutrement pittoresque, mais un peu surchargé, on sent l’époux é{)ris qui n’épargne rien pour parer celle qu’il aime. La peinture est étudiée minutieusement et toute cette joaillerie détaillée pièce à pièce. Pour être moins clairvoyant que d’habitude, l’œil du peintre se résigne cependant aux sacrifices nécessaires et, afin de reporter toute l’attention sur le frais visage, le bas de la toile a été noyé dans une ombre transparente. Hélas! qu’elle est mignonne cette frêle créature! Si mignonne qu’avec ses vingt-deux ans elle paraît une enfant. Quel contraste avec Rembrandt tel qu’il se montre dans les nombreux portraits que nous avons de lui à cette époque, au Louvre, à Berlin, à Florence, à Cassel même où nous le voyons presque de face, le visage éclairé et ombré fortement, avec sa solide charpente, son gros nez épaté, ses lèvres épaisses, ses cheveux crépus, sa moustache en broussailles, avec le regard interrogateur et pénétrant de ces yeux au-dessus desquels la concentration de la volonté a creusé des plis et qui, suivant l’expression de M. Vosmaer « couvent la lumière et se rétrécissent comme des griffes pour saisir les formes et les effets! » Le travestissement guerrier, — casque à plumes, hausse-col et manteau rougeâtre, — est en parfait accord avec l’aspect de ce visage énergique. Fidèle à ses habitudes laborieuses, le maître poursuit ainsi obstinément son éducation de peintre, et dans cette pâte plus substantielle qu’il manie avec une si étonnante dextérité, il sait désormais fixer et enfermer la lumière.

Une œuvre célèbre réunit à la fois cette première facture scrupuleuse, finie, et cette facture plus large, plus résumée vers laquelle Rembrandt inclinera progressivement. Elle marque une période de transition pour son talent, et en mettant sous nos yeux les deux époux, elle rend plus apparent encore le contraste de leurs deux natures. La scène est connue. Assis sur une chaise, encore en tenue de soudard, — large béret à plumes blanches, pourpoint rouge brique à bandes brodées d’or, baudrier d’or avec une longue rapière au côté, chemisette fine et manchettes, — Rembrandt élève en l’air un verre de forme allongée rempli d’un vin écumant. Son autre main serre la taille de Saskia, qu’il tient sur ses genoux. Celle-ci, parée de ses plus beaux atours, — corsage à crevés et à taille courte, jupe verte, coiffe brodée d’or, collier et grande chaîne d’or à médaillons, perles aux oreilles, — retourne à demi vers le spectateur son gracieux visage. Auprès d’eux est une table couverte d’un riche tapis sur laquelle reposent un autre verre, une assiette et une pièce de pâtisserie dressée avec un paon dont on voit la tête et la queue étalée. Rapprochée de la grosse tête de Rembrandt, la tête de Saskia paraît plus petite encore. Le maître rit aux éclats en montrant ses deux rangées de dents et secouant sa chevelure opulente dont les longues boucles retombent sur les épaules; on dirait un géant et une petite fée qui, sûre de son pouvoir, heureuse de l’amour qu’elle inspire, s’épanouit confiante et joyeuse. Malgré tout, cette grosse gaîté du maître est un peu factice. Il se force, il n’a jamais su rire, et dans cette bombance à huis clos, il n’a ni la belle humeur, ni l’abandon qu’un Hals y aurait mis. Ces goguettes de corps de garde ne sont point son fait, et on ne l’y reprendra plus. Aussi à cette sensualité qui s’étale, il mêle, comme par une protestation du peintre, des recherches exquises d’harmonies délicates, de tons indéfinissables, des reflets d’opale auxquels les rouges du pourpoint donnent tout leur prix. La facture cependant n’est point égale, et il semble que sur les finesses un peu timides d’un premier travail, qui subsiste encore par places, — à la poignée de l’épée et dans d’autres détails encore, — le pinceau soit revenu pour donner quelques accens plus libre, mais d’une crânerie qui reste néanmoins apprêtée et un peu gauche.

Ce n’est pas, au surplus, par le goût que brille le maître à ce moment, et parmi les étrangetés auxquelles il se livre, ses incursions sur le terrain mythologique peuvent sans scrupule être qualifiées d’égaremens. Dans ce genre, il y a au musée de Dresde un certain Rapt de Ganymède, dont la trivialité semble une gageure, et qui, signé d’un nom moins illustre, ne mériterait pas notre attention, La singulière altitude de ce gamin surpris en pleine maraude par le maître des dieux, et qui, enlevé dans les airs, tient encore à la main les cerises qu’il dérobait aux arbres voisins, la vulgarité de son visage, les formes charnues que découvre sa chemise retroussée, la façon impossible à dire dont se traduit son effarement, tout ici semblerait la plaisanterie un peu grasse de quelque Lucien du nord qui s’égaierait sur l’Olympe, et comme une anticipation aventurée des charges de l’opérette moderne. Mais Rembrandt, paraît-il, ne plaisante pas; M. Vosmaer nous l’affirme, et Rembrandt lui-même a pris soin de nous en avertir dans les deux dessins que nous trouvons à Dresde même, au riche cabinet des estampes, et dans lesquels il a par deux fois, avec peu de variantes et sans grand profit, cherché sa composition. L’inaptitude à traiter de tels sujets n’est point, nous l’avons vu, particulière au grand maître. Dans l’école hollandaise, pas un, que nous sachions, n’y a réussi. En Flandre, Rubens lui-même, avec toute la souplesse de son génie, lui qui connaissait l’Italie et qui avait vécu dans un commerce étroit avec les peintres de l’élégance et de la beauté, Rubens ne s’est pas toujours tiré à son honneur de ses emprunts à la fable antique. Rembrandt du moins n’est pas revenu souvent à ces données. Elles ne tiennent qu’une place minime dans son œuvre, et sa Danaé, datée de 1636, qui est à l’Ermitage[12], n’est pas de nature, dit-on, à augmenter nos regrets.

Si la mythologie n’a pas réussi à Rembrandt, la Bible, au contraire, a été la source de ses constantes et, à la fin, de ses plus hautes inspirations. De bonne heure elle l’avait attiré; il en faisait sa lecture favorite et il y revenait souvent en s’arrêtant aux épisodes qui convenaient le mieux à la nature de son talent et aux dispositions de son esprit. Ces sujets sacrés ne lui avaient d’abord fourni que des thèmes compliqués dans lesquels l’agencement des lignes et l’effet semblaient surtout le préoccuper. La dimension restreinte de ces premières compositions, où il introduisait de nombreux personnages, ne lui permettait guère d’aborder l’expression individuelle des sentimens humains. Déjà sans doute, dans les diverses scènes de la vie du Christ que, de 1633 à 1639, il exécute pour le prince Frédéric-Henri[13], apparaissent quelques figures touchantes où se lisent la compassion, l’amour, les douleurs de l’abandon et les brisemens de l’agonie. Mais le plus souvent, c’est par l’arrangement des groupes, par leur silhouette, par la vivacité du geste ou les contrastes violens de la lumière que le peintre cherche à expliquer sa pensée.

Au moment où nous sommes, vers 1638, il commence à augmenter la dimension de ses personnages, mais il apporte parfois dans ses interprétations du texte sacré les défauts de goût et les bizarreries que nous avons signalées à propos du Ganymède. L’histoire de Samson, qui l’a souvent inspiré, nous en fournit un double exemple; mais nous ne nous arrêterons pas à cette composition du Samson terrassé par les Philistins, dont le musée de Cassel ne possède, au reste, qu’une copie assez médiocre[14]. La scène, tout à la fois horrible et ridicule, nous montre le héros qui se débat sanglant, défiguré par une plaie béante, impuissant contre les ennemis difformes qui le garrottent et qui s’acharnent après lui pendant que Dalila, une poignée de cheveux à la main, s’échappe de cette bagarre. La jovialité de l’autre épisode, le Festin de Samson, n’est pas d’un goût moins équivoque. Le repas est servi dans une salle aux magnifiques tentures ; une aiguière et un grand bassin à rafraîchir se voient dans un coin, et sur la table est posé un surtout d’or, surmonté d’un large plateau où baignent quelques Atours. On touche sans doute à la fin de ce singulier gala qui, suivant la Bible, s’était prolongé pendant sept jours; à en juger par l’attitude des convives et le débraillé de leur tenue, ils se sont un peu trop écartés de la sobriété proverbiale de l’Orient. Rangés autour de la table, sur des chaises ou des bancs couverts de riches tapis, ils se livrent sans vergogne à leurs ébats. Au premier plan, un gaillard plus entreprenant se permet avec sa voisine des privautés un peu risquées; une autre de ces dames, que son galant presse instamment de boire, témoigne qu’elle ne saurait, sans danger, poursuivre ses libations. Presque au centre, la fille des Philistins, le diadème au front, chargée de colliers et de bijoux, parée comme une châsse et les mains croisées béatement sur son ventre, assiste impassible à la fête. A côté, mais lui montrant presque le dos, Samson paraît fort peu se soucier d’elle. Une couronne de feuillage est posée sur ses longs cheveux tombans, et son vêtement, fait d’une étoffe verte brodée d’or et de pierreries, découvre sa large poitrine. Il se retourne vers des gens placés derrière lai, des musiciens travestis en Turcs de carnaval, auxquels avec un geste vulgaire il propose ses énigmes. Vous diriez un hercule forain s’entretenant familièrement avec son orchestre. On se demande ce qui a pu tenter le maître dans cet épisode assez peu intéressant en lui-même et dont l’obscurité est telle que plusieurs fois déjà, avant de recevoir le litre qu’il porte aujourd’hui, le tableau avait été débaptisé. Quant à ce qu’on appelle le style, nous voulons dire l’accord d’un tel sujet avec ses moyens d’expression, il ne saurait en être ici question. Mais si, négligeant les singularités de la composition, nous nous attachons à l’exécution elle-même, il faut bien reconnaître qu’elle est pleine de liberté et de largeur. Le rôle de la lumière est aussi plus marqué; elle reste concentrée sur Samson et sa fiancée, et dans les ombres moins épaisses les détails sont devenus plus lisibles. Enfin, si les personnages manquent tout à fait de noblesse, il y a du moins comme un soupçon des magnificences et des harmonies de l’Orient dans l’étalage pittoresque de ces étoffes, les unes d’un bleu pâle lamées d’argent, les autres rouges mêlées d’or et heureusement opposées aux tons verts qui forment la base des colorations du tableau.

La nouveauté et pour nous l’intérêt de l’œuvre est dans le maniement de cette palette qui, tout en restant discrète, devient de jour en jour plus riche et n’est plus bornée aux rousseurs monotones et un peu trop sommaires de la première heure. Le plus souvent, c’est encore un ton dominant qui sert de motif principal et auquel toutes les nuances, toutes les dégradations viennent faire écho avec des modulations d’une variété inexprimable. Et remarquez que dans la ténuité, aussi bien que dans la vigoureuse franchise de ses accens, nulle part ce ton n’est dénaturé. Tout subtil, tout ondoyant qu’il soit, et bien qu’il se prête à toutes les exigences de l’effet et qu’il se modifie partout aux accidens de la lumière et aux reflets des objets voisins, il reste sain dans sa tenue générale et conserve sa substance.

Le Chasseur avec un butor du musée de Dresde nous apporte une précieuse indication sur la façon d(mt Rembrandt interrogeait la nature et sur les enseignemens qu’il en savait tirer. Ce n’est pas là, comme on pourrait s’y attendre, une de ces ébauches lestement enlevées dans laquelle le peintre, ainsi que l’ont fait plus d’une fois ses confrères, aurait cherché à se délasser d’œuvres plus sérieuses. Le travail comporte au contraire une intention formelle et marque un but précis. Le chasseur, presque entièrement dans l’ombre, s’efface derrière l’oiseau qui, vivement éclairé, est peint avec un soin et une finesse extrêmes. Comme ces simples motifs auxquels l’inspiration d’un grand musicien prête des développemens d’une richesse inattendue, la couleur du plumage de ce butor va servir à Rembrandt de prétexte à un déploiement de ressources qu’une gamme aussi restreinte ne semblait point promettre. Avec quelques tons très rapprochés et très simples, des gris, des jaunes pâles, des jaunes plus francs, des roux zébrés ou tachetés de bruns, dont il fera ressortir l’heureuse répartition, le peintre trouvera les élémens d’une harmonie originale, à la fois vibrante et contenue. Mais, si excellent que soit le résultat, nous croyons que Rembrandt a vu plus loin que cette œuvre elle-même et qu’il a surtout voulu y chercher une instruction. Plus tard en effet, profitant de l’expérience ainsi acquise, il se servira de cet ensemble de tons qu’il a appris à manier, comme d’un chaud accompagnement sur lequel il détachera les notes vives et hautement timbrées des carnations de ses portraits ou de ses compositions. Quand, dans le fauve des fourrures ou dans le velours sombre des étoiles, il encadrera des visages en pleine lumière qui prendront alors un si prodigieux éclat, le peintre se souviendra de ces études dont la nature lui a fourni le point de départ et les élémens, mais auxquelles son génie seul pouvait donner cette originale appropriation.

Tout évident que fût pour nous un procédé de travail dont la vue même du tableau de Desde nous avait suggéré la pensée, nous aurions hésité à présenter, comme résultant d’une intention méthodique cette tentative qui pouvait, après tout, n’avoir été qu’un essai fortuit. Mais plus d’une fois, nous le savons de source certaine, Rembrandt a renouvelé l’épreuve. Son inventaire, ce témoignage aussi douloureux que sûr, qui nous renseigne sur ses habitudes et ses goûts, nous le montre, dans sa demeure de la Breestraat, entouré de minéraux, de coquilles, de maibres, d’étoiles et de curiosités de toute sorte. Ces objets si variés, qui posaient complaisamment devant lui et dont il pouvait, à son gré, combiner et modifier les dispositions, n’étaient pas seulement une récréation pour ses yeux, mais ils lui fournissaient l’occasion de travaux positifs destinés à son instruction. Nous voyons en effet, outre une autre étude de butor, plusieurs peintures de nature morte figurer dans cet inventaire. Au Louvre même, cette représentation, presque répugnante à force d’être fidèle, d’un bœuf éventré et saignant, pendu à l’état d’un boucher, nous prouve qu’à la date de 1655, dans la pleine maturité de son génie, il poursuivait encore, et cette fois dans une autre gamme, cette série de travaux qui, en développant ses dons originels, devaient l’initier à la connaissance des harmonies de la nature. Ainsi muni, plus tard, quelle que fût la base des colorations auxquelles il eût dessein de s’arrêter pour une œuvre, il en pouvait à l’avance prévoir toutes les ressources et mettre en évidence les qualités les plus expressives.

Mais ce n’est pas seulement sur la couleur que portaient ses recherches. Tous les problèmes que peut se proposer an peintre le préoccupaient tour à tour. Il voulait savoir ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, et sur les exemplaires de choix qu’il possédait, il consultait l’œuvre gravée des plus grands artistes de toutes les écoles. Toutefois son fier génie n’acceptait point de maître. Il répugnait aux chemins frayés ; dût-il errer à l’aventure et quelquefois s’égarer, il aimait à marcher seul. Aussi, comme sa couleur, son dessin est bien à lui ! En face de la nature, qui reste sa vraie institutrice, il s’embarrasse peu de cette pureté idéale et abstraite pour laquelle il n’est pas fait; mais oubliant volontairement ce qu’il sait, avec la timidité émue d’un débutant, il conserve jusqu’à la fin, pour exprimer les beautés qu’a pour lui la réalité, ces gaucheries délicieuses et celle simplicité naïve dont les séductions sont irrésistibles. C’est dans la riche collection du cabinet de Dresde qu’on peut voir avec quelle opiniâtreté il s’attache à ses idées, comme il y revient pour les amender et avec quel bonheur il saisit, parfois en quelques traits, l’expression d’un visage, la vérité d’une attitude, l’ébauche même d’un geste et l’éclair furtif d’un sentiment. Dans ces indications sommaires qui s’adressent à l’âme parce qu’elles en viennent, on est étonné de ce qu’il peut enfermer d’éloquence et de poésie.

Sa manière de composer n’est pas moins personnelle. A force de vivre avec son sujet, il en est connue possédé ; on dirait qu’il le voit, et la façon dont il le rend est aussi pathétique qu’inattendue. Ses personnages sont quelquefois vulgaires, laids, trapus; mais la vie déborde en eux, et, acteurs ou témoins, ils semblent absorbés par les scènes auxquelles ils sont mêlés. Les foules qui s’agitent dans ses eaux-fortes ou ses tableaux ne sont pas des troupes indifférentes, des comparses qui escortent les premiers sujets et dont la mission principale serait de garnir une composition, d’en meubler les vides. Ces foules sont vraiment peuplées d’hommes, traversées par des sentimens complexes qu’elles manifestent énergiquement. Sans se substituer jamais aux personnages principaux, elles leur prêtent un utile secours, et ramènent sur eux l’attention. Quant au sujet lui-même, le maître excelle à le mettre en évidence et les inflexions des lignes, la disposition des groupes, l’isolement ou la silhouette mouvementée des figures essentielles lui suffiraient pour appeler et fixer là où il le veut l’intérêt. Aussi bien et mieux que lui, cependant, d’autres ont su se servir de ces moyens. Mais la lumière va procurer à Rembrandt un élément d’expression qui lui sera propre et qui caractérisera son originalité. L’emploi qu’il en fait marque dans la peinture une véritable révolution dont l’influence s’exercera sur toutes les parties de son art et en renouvellera toutes les données.

Pour le dessin, c’est le clair-obscur qui lui enseignera à perdre à propos une forme pour insister sur une autre qui lui paraît plus significative; à noyer des contours ou à leur donner, s’d en est besoin, un relief inusité. C’est encore le clair-obscur qui, en restreignant le champ des colorations vives et en les encadrant de tons sourds, lui permettra de renforcer l’éclat de celles-ci. Enfin cet emploi de la lumière dont bientôt il disposera en maître lui fera découvrir, dans le domaine de la composition surtout, des perspectives jusque-là ignorées. Que de ressources dans ce merveilleux instrument, capable à la fois de délicatesse et de force et qui pour rendre toutes les nuances de la pensée humaine fournit des combinaisons inépuisables! Les formes évoquées par le maître semblent se transformer sous nos yeux; on croit les voir émerger de l’obscurité, s’épanouir, animées par lui d’une vie resplendissante et, après avoir un instant brillé, se replonger bientôt après dans les ténèbres. Les objets les plus insignifians, baignés dans cette atmosphère, s’imprègnent de poésie et de mystère. A la fois réels et transfigurés, ils prennent le degré d’évidence ou d’effacement qu’a voulu leur donner le peintre, et, tout empruntés qu’ils sont à notre monde, ils nous parlent aussi de cet autre monde créé par l’imagination du grand artiste et dont il nous a apporté la révélation.

De nombreux dessins de cette époque, des lavis à l’encre de Chine et à la sépia, que nous trouvons également au cabinet de Dresde, nous paraissent avoir particulièrement en vue cette étude du clair-obscur qui, au moment où nous sommes, devenait la préoccupation dominante de Rembrandt. La petite famille réunie le soir autour du foyer, ou bien quelqu’un de ces taudis encombrés et obscurs qui abondent dans le quartier qu’il habitait, ou bien encore une grange, une étable rustique, suffisaient à lui fournir des sujets d’observation inépuisables. Dans ces intérieurs où règne un jour douteux, la lumière, pénétrant par quelque baie étroite, vient se concentrer ou se perdre, en posant çà et là sur son passage quelques accrocs plus vifs qui font deviner les objets bien plus qu’ils ne les montrent. Ces violens contrastes aussi bien que ces insensibles dégradations sont notés soigneusement par le peintre, et il apprend à construire par l’effet une composition, connue d’autres avant lui l’avaient construite par les lignes et par les couleurs.

Même en ces années de bonheur, on le voit, Rembrandt ne se relâche pas de son travail. Quoi d’étonnant d’ailleurs si ses tentatives manquent parfois de mesure, si, lui qui montre une telle conscience en face de la nature, il s’abandonne, quand il n’est pas maintenu par elle, aux élans de passion qui sollicitent sa jeunesse! Il faut que cette exubérance se tempère peu à peu, que cette vie trop pleine et trop riche apprenne à se contenir. Comme ces métaux précieux qui n’abandonnent qu’au feu les scories auxquelles ils sont mêlés et qui, pour acquérir toute leur valeur, doivent repasser par la fournaise, le génie du maître devait bientôt se purifier et grandir au contact du malheur. Cette existence qui jusque-là s’était écoulée paisible, remplie par l’amour de l’art et les joies de la famille, allait être profondément troublée. L’heure de l’épreuve était proche, et avec elle aussi celle de la maturité.


III.

Coup sur coup, en effet, Rembrandt était frappé dans ses plus chères affections. Sa mère meurt la première (septembre 1640), sa femme la suit de près (juin 1642), et de l’année même où il perd Saskia, comme s’il voulait marquer cette date fatale, il signe une des plus importantes et certainement la plus célèbre de ses œuvres ; la Ronde de nuit. Sur cette création étrange, audacieuse et indécise, décousue malgré son unité, pleine d’efforts apparens et de délicatesses cachées, et où l’on sent plutôt le trouble enfiévré de la recherche que la clairvoyance du but, sur cette vision qui inquiète le bon sens et ravit l’imagination, la vérité a été dite ici même[15], et le jugemens qu’en a porté Fromentin nous paraît définitif. En présence du tableau, sous le coup d’un saisissement dont après mainte visite on ne sait pas se défendre, nous avons relu cette appréciation loyale, singulièrement pénétrante et précise, et une épreuve aussi redoutable nous en a fait mieux encore sentir tout le prix. La critique restait à la hauteur de l’œuvre, sincère, sympathique même dans ses réserves et plus respectueuse, a le bien prendre, que les louanges aveugles d’admirateurs intolérans.

Ce n’est donc pas encore la pleine maturité que nous montre la Ronde de nuit, et, avec toutes ses beautés, elle porte aussi en elle la trace de contradictions ou de violences qui ne sont pas le fait d’une entière possession de soi-même. Rembrandt doit continuer à lutter ; il n’est pas sorti vainqueur de ce combat qui se présente pour tout peintre alors qu’il lui faut choisir entre les données positives de la réalité et l’idéal particulier qu’il se propose d’en tirer. Mais nulle part les hésitations et les tiraillemens de sa volonté ne se manifestent d’une manière plus significative que dans les paysages qui, vers cette époque, apparaissent dans son œuvre.

Était-ce par cet amour qu’il avait toujours éprouvé pour la nature, était-ce par ce vague besoin de consolation qui attire vers elle les âmes endolories que le pauvre abandonné se sentait poussé ? Quoiqu’il en soit, les études de paysages auxquelles depuis longtemps il s’était livré deviennent à cet instant de sa vie plus sérieuses et plus suivies. Ce sont d’abord de nombreux dessins que nous voyons au musée de Dresde, les uns, simples griffonnages, pris debout, à la hâte ; d’autres plus serrés et poussés à fond. Ce sont aussi des eaux-fortes qui semblent également faites en face de la nature, en attaquant le cuivre directement, tant l’exécution y est libre et décidée, précieuses indications où l’on saisit sur le vif ce travail d’un esprit qui, d’emblée et avec un merveilleux instinct, fait la part de ce qu’il doit prendre et laisser. Ces études sont d’une sincérité extrême ; elles montrent le même besoin d’intelligente exactitude dont nous voyons Rembrandt animé alors qu’il est aux prises avec la figure humaine. Au lieu d’affecter vis-à-vis de la nature des airs de domination, il sait que pour pénétrer ses secrets il faut la consulter avec conscience. Elle se révèle aux humbles, à ceux qui l’aiment. Il s’attache donc à reproduire les aspects les plus caractéristiques du grand et simple pays où il vit : un canal avec des banques, un chantier, un moulin, une chaumière entourée de son îlot de verdure, la perspective d’une ville, d’un village ; moins encore, un bout de haie, une barrière avec l’homme ou la bête qui passe. Mais ce qui le tente le plus, c’est la grande plaine qui s’étend jusqu’à l’infini, avec les lignes horizontales de ses terrains et de ses eaux qui se suivent de très près et finissent par se confondre. Tout fait saillie sur cet horizon rasé : la modeste silhouette des toits de chaume, les découpures de la végétation, tantôt libre et imposante, tantôt courbée impitoyablement et comme ployée sous cette ligne de destruction en deçà de laquelle le vent de la mer ne permet aucun écart. Ce n’est pas là un pays imaginaire : les contours, dessinés d’une main ferme ont une précision photographique, que la pointe du crayon ou du burin accuse d’un trait serré, nerveux, expressif à foi-ce de rigueur et de concision. Ajoutons que l’élégance et la vivacité de ce trait paraissent toutes modernes et que de notre temps les meilleurs maîtres de l’eau-forte et du croquis semblent s’en être inspirés.

Ce caractère de véracité, ces qualités d’exactitude, nous les trouvons dans un petit paysage du musée de Cassel où se lit, en caractères un peu suspects, la date de 1636, mais dont les sobres colorations sont très heureusement réparties. La donnée est des plus simples : sous le ciel clair d’un jour d’hiver, le peintre nous montre un canal bordé de maisons et couvert de glace sur lequel de petits patineurs indiqués en quelques coups de pinceau prennent leurs ébats. Peut-être trouverait-on à reprendre à la coloration un peu trop jaune des terrains éclairés par le soleil. Est-ce du sable, ou bien est-ce, comme nous le croyons, de la neige que le peintre a voulu représenter? L’incertitude est permise à cet égard. Mais, pour le piquant de l’effet et l’impression de la réalité, ce petit paysage rappelle les eaux-fortes les plus heureusement enlevées et semble, comme elles, exécuté en face de la nature. En revanche, trois autres paysages de Rembrandt, œuvres plus importantes et plus travaillées, nous paraissent avoir un tout autre caractère. Le hasard fait que l’un de ces paysages (musée de Cassel, n° 372) reproduit, à peu près exactement, la disposition et les élémens principaux du Coup de soleil de Ruysdael que nous avons au Louvre (n° 473) : une plaine avec un cours d’eau que traverse un pont, puis des bois dominés par des côtes semées d’habitations et de ruines. Mais quel contraste entre les deux œuvres! Chez le grand paysagiste, tout est clairement indiqué, et sous la lumière d’un jour froid, les moindres détails de cette contrée (on croit que c’est la Gueldre), apparaissent écrits en termes d’une justesse et d’une précision extrêmes. La poésie naît de l’accord de tous ces élémens pittoresques, de la vérité de l’effet, de la pâleur de ces reflets mobiles que de légers nuages promènent sur le dos des montagnes et qui semblent fuir sous vos yeux eux-mêmes, Rembrandt au contraire, enveloppant dans une ombre colorée et intense toute la nature, la laisse supposer plus qu’il ne la montre ; il sollicite votre pensée bien plus qu’il ne la fixe. A mesure que vous pénétrez dans cette atmosphère et que votre regard s’habitue à ces colorations vigoureuses, des formes confuses se meuvent, se démêlent, se dessinent; des barques apparaissent, des fabriques, des villages, une ruine qui rappelle le profil de ce temple de Tivoli qu’on retrouve dans maint tableau de cette époque; un moulin à vent agite ses grandes ailes, des cygnes s’ébattent dans l’eau et au premier plan se dresse sur son cheval un petit personnage à manteau rouge, coiffé d’un de ces énormes turbans qu’affectionnait le maître et qu’ont copiés ses élèves.

C’est à ce même monde étrange et peu réel qu’appartient un autre paysage du musée de Brunswick (n° 688), un peu moins accidenté dans ses lignes, mais auquel les jeux de la lumière et la même tonalité imaginaire prêtent un aspect plus invraisemblable encore. Des nuées épaisses montant vers la droite du tableau escaladent le ciel, s’y étendent, le noircissent par places, et viennent poser sur l’horizon. Une lueur soufrée éclaire vaguement la silhouette d’une ville, des terrains en friche et des cimes d’arbres qu’agitent les frémissemens d’un vent d’orage. Enfin le paysage de Dresde[16], avec des intonations plus franches, n’est pas moins mystérieux, ni moins bizarre. Ces montagnes qui grimpant à pic s’entassent et s’enchevêtrent: cette contrée mal assise, cahoteuse, encombrée ; ces eaux qui de toutes les pentes ruissellent, grossissent, débordent et se heurtent en écumant; ce ciel d’un bleu audacieux où roulent péniblement de gros nuages blancs, épais et massifs ; dans la plaine, ce pêle-mêle de moulins, de villages, dont les constructions désordonnées semblent protester contre l’immobilité et défier l’équilibre, ces prairies trouées çà et là par des buissons et des rochers, toutes ces violences, tous ces contrastes, cette accumulation d’effets, de motifs, de lignes et de couleurs, tout cela ne relève plus de la logique. Nous sommes en plein pays des rêves, et il y a dans ces étrangetés sans mesure comme un jeu de Titan qui s’enivre de sa force et ne se contient plus. Sans marchander au génie aucune de ses libertés, sans méconnaître ce qu’il peut y avoir là de sauvage grandeur, nous avouons que l’intention de pareilles œuvres nous échappe et que nous n’y trouvons pas cette détermination finale qui en arrête le sens et en régie les parties. La volonté nous paraît absente, au cours de cette exécution plus nerveuse que forte, qui s’oublie en chemin, ne sait se prémunir ni des incohérences, ni des brutalités, s’emporte hors de propos, remplace une forme par un ton et met un accent plus vif là où l’économie de la composition appellerait un repos. Et pourtant, malgré cette dépense d’efforts et ces bizarreries où se marquent les fluctuations d’une pensée indécise, pourquoi ne pas le dire aussi, parce qu’il s’agit de Rembrandt, on regarde, on demeure, on veut assister au mystérieux travail de cet esprit, on veut voir par quelles tentatives risquées ce violent se fraiera des chemins nouveaux, et on étudie sur le vif ce génie qui, également impuissant à se dégager des visions qui l’obsèdent et de la réalité qui l’étreint, laisse subsister dans une même œuvre ce mélange d’imitation précise et de fantasque.

La critique serait infidèle si elle affectait le calme en face de ces créations audacieuses et inquiètes. Ne pouvant leur accorder ces acquiescemens sans réserve qui ne sont dus qu’aux purs chefs-d’œuvre, elle voudrait du moins s’abstenir de conclusions trop précises. Défiante d’elle-même alors, et ne se sentant pas plus le goût que le droit de faire la leçon à de pareils hommes, elle comprend toute la force des scrupules respectueux qui l’invitent à suspendre ses jugemens. Aussi bien, comme si le maître lui-même voulait nous rassurer, comme s’il avait à cœur de s’éclairer sur ses propres voies, c’est Rembrandt que nous pouvons ici opposer à lui-même, car tandis que dans ses paysages peints il semble vouloir se venger des contraintes de la nature et les secouer absolument, nous le voyons au contraire s’appliquer dans ses dessins et ses eaux-fortes à les subir, à s’y plier, et par cette docilité soumise où grandira son talent, il va retrouver sa liberté et sa grandeur.

C’est de ce temps, en effet, que datent quelques-unes de ses œuvres les plus mesurées, de celles où il dit le plus complètement ce qu’il veut dire. Bientôt même, à force de travail et de sincérité, l’accord va se faire, les deux tendances que nous voyions aux prises et qui semblaient contradictoires se concilieront dans l’unité de ce merveilleux génie. Rembrandt ne cesse donc pas d’interroger la nature et, quel que soit le charme qu’ait pour lui le paysage, la figure humaine reste cependant le sujet le plus habituel de ses études. En continuant à se prendre pour modèle, il nous laissera ainsi, pour toutes les étapes de sa vie, des renseignemens irrécusables sur sa personne même et sur les modifications de son talent. Un portrait du musée de Cassel, daté de 1639, et dans lequel nous croyons qu’on a raison de retrouver ses traits, nous le montre en pied, dans un accoutrement d’une riche simplicité, coiffé d’un chapeau à larges bords, vêtu de noir avec des bouffettes de dentelle et une collerette blanche. Le deuil ne s’est pas encore abattu sur son foyer; c’est toujours un élégant cavalier, un peu trapu, mais à l’air vaillant et ouvert. La tête déjà forte, est élargie encore par son ample chevelure et se détache fièrement sur un fond d’architecture très coloré. Dans un autre portrait, du musée de Carlsruhe, Rembrandt a environ quarante ans[17]. Ses traits se sont accusés, les rides se montrent, et le travail comme le malheur ont laissé leurs plis sur son visage. Entre les sourcils, le froncement provoqué par la contraction répétée du regard s’est marqué plus profondément. Les yeux n’ont plus ni la fièvre de la passion, ni la fierté joyeuse que nous leur connaissions ; leur expression est triste, un peu inquiète. La moustache a disparu, les cheveux courts sont devenus plus rares, ils laissent le front à découvert, le beau et noble front du génie.

À ce temps encore, il conviendrait de reporter de nombreuses et admirables eaux-fortes d’après des personnages qui posaient devant lui. C’étaient des lettrés, des savans, des peintres, des pasteurs ou des rabbins qui formaient ses relations, puis le fidèle Coppenol et aussi des marchands de curiosités, chez lesquels trop souvent il allait vider sa bourse. Son cercle s’est élargi, et quand il consacre maintenant son burin à ces compositions bibliques qui toujours lui sont restées chères, il est en mesure d’y multiplier les contrastes, d’y opposer dans leurs physionomies caractéristiques la riche diversité des tempéramens humains, et il atteint, dans la Pièce aux cent florins par exemple, une puissance d’expression que nous ne lui avions pas encore vue. Mais pour la peinture de ces mêmes scènes, il va entrer dans des voies nouvelles et, restreignant le nombre des personnages, il préférera aux épisodes compliqués qu’il recherchait autrefois des données plus simples avec lesquelles il pénètre plus profondément dans la poésie de son sujet et la manifeste avec plus d’éloquence. Dès 1641, le Sacrifice de Manué, du musée de Dresde, marque dans ce sens une véritable révolution. A genoux et de grandeur naturelle, le vieillard et sa femme sont prosternés en présence des entrailles fumantes de la victime qu’ils viennent d’offrir en holocauste. Ils paraissent saisis d’une respectueuse frayeur à la vue d’un ange envoyé de Dieu qui, devant eux, s’élève dans les airs avec la fumée du sacrifice. Par malheur, cet ange est tout à fait grotesque. Les ailes dont il est affublé seraient impuissantes à soutenir son corps disgracieux et massif. Sa tête est gauchement coiffée d’une épaisse couronne et la tunique blanche dont il est revêtu se fronce autour de lui en plis égaux et symétriques. Mais les deux vieillards en prières sont admirables : c’est bien du fond du cœur que ces bonnes gens remercient le ciel d’une faveur dont leur modestie semble confuse et presque alarmée. N’était cette malencontreuse figure d’ange, bien faite pour étonner chez le peintre qui a imaginé la fulgurante apparition de l’ange Raphaël dans le Tobie du Louvre, nous serions en face d’un des plus purs chefs-d’œuvre de Rembrandt. L’harmonie sobre de la couleur, la noblesse des deux personnages, la simplicité de la composition, la largeur du faire qui s’est proportionné à la taille de la toile, tout ici est dans un juste accord et annonce la maturité.

Les œuvres en effet se pressent désormais nombreuses et variées, aussi remarquables par l’élévation de la pensée que par l’ampleur magistrale de l’exécution. Tels sont au Louvre, avec la date de 1648, le Bon Samaritain et les Pèlerins d’Emmaüs. Un beau dessin du cabinet de Dresde nous montre une variante de cette dernière composition. Le Christ vient de disparaître ; mais, par une invention bien digne du génie de Rembrandt, une vive lumière persiste au-dessus de la place qu’il occupait et illumine la modeste chambre. Les disciples manifestent leur étonnement, et l’un d’eux, debout, comme terrifié à la vue du prodige, se serre avec effroi contre la muraille. Ce rôle mystérieux attribué ici à la lumière, nous le retrouvons avec une signification plus émouvante dans une peinture du musée de Brunswick : le Christ apparaissant à Madeleine (1651). Seule, couverte de vêtemens de deuil, tout entière à sa désolation et poussée par je ne sais quel pressentiment, Madeleine a fui la ville et, sous la lueur indécise d’un jour qui finit, elle est venue dans ce lieu désert où quelques maigres buissons croissent parmi les rochers. Et voilà qu’à l’entrée d’une grotte déjà envahie par l’obscurité, le Christ s’avance vers elle. Il a été touché de tant d’amour, et, pâle, défait, brisé, portant encore aux mains et aux pieds les traces sanglantes de sa passion, montrant sur son visage amaigri les souffrances de l’agonie, il est sorti du royaume des ombres. Enveloppé de son blanc linceul, il s’approche de celle qui lui est restée fidèle au milieu de ce grand abandon. La pécheresse voudrait baiser le bord de son vêtement, elle essaie de le retenir : « Oh! bon maître, restez encore! » Mais il n’appartient plus à cette vie terrestre, et sans la repousser, avec un geste de douceur et de bonté, il lui dit qu’elle ne doit point le toucher : Noli me tangere ! Ces deux figures ainsi isolées, l’une d’où émane toute la lumière, l’autre éclairée se dément par un mystérieux reflet, ces contours flottans, cette tristesse de l’heure et du lieu, cette majesté de la mort, ce mélange ineffable de respect et de tendresse, tant de traits si délicatement choisis et si délicatement exprimés, tout ici parle à l’âme et la pénètre; tout concourt à rendre saisissante la poésie d’une des œuvres les plus touchantes qu’il ait été donné à la peinture de produire.

Notez que cet homme qui nous révèle ainsi les secrets de la vie mystique, les réalités les plus brutales de l’existence l’étreignent à ce moment même et que tout se réunit pour l’accabler. Il a perdu les êtres qui lui étaient chers, celle qui faisait la joie et la dignité de son foyer. Du moins, dans cette demeure où il vit avec son jeune enfant, solitaire, presque oublié, il trouvait encore, avec le souvenir des jours heureux, la satisfaction de ses goûts d’artiste et de collectionneur. Mais bientôt il lui faudra renoncer à toutes ces richesses qu’il a lentement amassées. Lui qu’on a essayé de nous représenter comme un avare, de tout temps il a été indifférent à l’argent, peu soigneux dans la gestion de son avoir. A la mort de sa mère, il aliène à des conditions onéreuses sa part d’héritage pour se débarrasser du souci qu’entraînerait sa réalisation. Du vivant de Saskia, nous avons vu dans quels atours il la peint, de quels bijoux il la pare, le luxe dont sans compter il l’entoure. Aussi, bien qu’en 1638 il se déclare « richement pourvu de biens » et qu’il traite de calomnieuses les accusations que les parens de sa femme dirigeaient contre elle, disant qu’elle avait gaspillé son « héritage paternel en parures et ostentations, » nous le voyons dès 1639 solliciter de Huyghens le paiement immédiat des peintures qu’il a exécutées pour le stathouder. Puis à diverses reprises, avec l’insouciance d’un fils de famille, il continue à emprunter. Imprévoyant pour lui-même, il veille du moins, quand il se voit débordé, à mettre à l’abri le petit avoir de son fils Titus. Le moment arrive où la gêne déjà ancienne s’aggrave encore d’un état de malaise momentané, mais général, en Hollande; elle devient de plus en plus pressante; bientôt enfin la ruine est irrémédiable. En 1656, il est déclaré insolvable et, vers la fin de l’année suivante, tous ces objets rares et curieux qui faisaient sa joie sont vendus aux enchères et dispersés pour une somme dérisoire et tout à fait insuffisante à combler le déficit.

Agé de cinquante ans, Rembrandt était chassé de sa maison et privé de toute ressource, sans autre asile qu’une chambre d’auberge où il était réduit à vivre misérablement et de crédit. Dans cette extrême détresse, il ne se laisse pas abattre. Il n’a plus d’aide et de consolation à attendre que de son art, il reprend ses pinceaux. Plus opiniâtre que jamais, il se remet à la tâche et manifeste par des œuvres accomplies un génie qu’avaient encore grandi les implacables leçons de l’épreuve. Nous touchons en effet aux années les plus fécondes, aux créations les plus hautes. Dans les portraits de cette période, au respect constant de la réalité viennent se joindre une décision et une liberté d’exécution qu’il avait parfois déjà montrées dans ses compositions, mais alliées jusque-là à des bizarreries ou à des incorrections. Maintenant son goût s’est épuré; il s’est affermi dans ses vues et, sans renoncer aux enseignemens qu’il continuera à demander à la nature, il ne l’abordera plus avec les tâtonnement d’un écolier ni avec les timidités d’un homme qui se laisse dominer par elle et lui subordonne sa personnalité. Il a pris confiance, il se sent en possession des secrets qu’il lui a arrachés par un infatigable travail, indefatigati laboris, dit Sandrart, et ces secrets, il va les dire à sa manière.

C’est ainsi que, sous la date de 1654, il se révèle à nous dans un portrait du musée de Dresde (n° 1223), représentant un vieillard[18] coiffé d’un large béret brun et qui, par son aspect vénérable, ses grands traits et sa longue barbe blanche, rappelle un peu le Léonard de Vinci de Florence. La peinture est très libre, très empâtée, par touches juxtaposées et même un peu heurtées. Mais cette fougue se modère à distance et donne à la couleur une vibration et à l’exécution une solidité extrêmes. La galerie de Cassel surtout est riche en œuvres de cette époque. Dans le portrait (daté de 1655) d’un guerrier couvert de son armure et tenant de ses deux mains une lance, l’effet est énergiquement accusé. Ainsi encadré par des ombres vigoureuses, par le ton puissant de l’armure et par la forêt de cheveux noirs qui le couronne, ce pâle visage ressort mieux encore, et l’expression de tristesse et de souffrance peinte sur ses traits contraste avec leur mâle beauté. La force des oppositions ne va pas cependant ici sans une certaine dureté. C’est au contraire la modération de l’effet et surtout la blonde transparence des colorations qui caractérisent le Porte-Étendard, du même musée[19], un soudard hollandais, de robuste encolure et à tous crins, dont la face vulgaire et rubiconde n’offre pas d’ailleurs grand intérêt. Dans le Géomètre, qui se trouve également à Cassel, le parti pris est le même; mais la distinction plus haute du modèle, en même temps qu’elle a mieux inspiré le peintre, ajoute pour nous au charme de son œuvre. Ce géomètre est un vieillard à barbe grise, dont les cheveux, gris aussi, rares et flottans, forment comme une auréole au-dessus de son front. D’une main, il tient une plume, de l’autre une équerre. Enveloppé dans une souquenille rougeâtre et bordée de fourrure, le vieux savant semble absorbé par l’idée qu’il poursuit. On croirait qu’il l’entrevoit et qu’il est sur le point de la fixer. Rembrandt, qui d’ordinaire sait donner au regard de ses personnages une force de pénétration si intense, a cette fois tourné vers le dedans cette force, et admirablement exprimé ainsi la concentration intérieure du travail de la pensée.

Le maître en est venu maintenant à résumer en quelques traits une physionomie et à préciser son caractère, en ajoutant à la représentation de la vie physique ces particularités morales qui paraissent insaisissables et qu’il fixe pourtant avec la délicatesse et l’audace qui sont propres à son génie. De telles indications, il est vrai, ne peuvent se produire que d’une façon discrète dans un portrait. Elles sont tout à fait à leur place et elles ont tout leur prix dans des compositions où le jeu des sentimens humains devient le principal élément d’intérêt. C’est à leur expression que Rembrandt s’attachera désormais en reprenant, avec la simplicité et la grandeur qui leur conviennent, ces sujets sacrés dont parfois il compromettait la gravité par ses recherches de costumes et d’accessoires, par ses architectures fantastiques, par toute cette défroque et ce pittoresque d’un Orient de convention qu’il tenait à y introduire. Peut-être sa ruine a-t-elle, sur ce point, profité à son talent, peut-être le peintre a-t-il grandi quand il n’a plus été doublé d’un collectionneur. Dans l’austère nudité de son atelier, demandant à la méditation et au travail les seules satisfactions qu’il pût goûter, Rembrandt ne vivait plus que pour son art, et il allait imprimer à ses créations une grandeur de poésie et une sincérité d’émotion auxquelles il n’avait pas encore atteint.

Le moraliste est au niveau du peintre dans cette belle composition des Travailleurs de la vigne, qui est au Stœdels-Institut de Francfort. Le maître de la vigne, coiffé d’un haut turban, est assis devant une table, ayant à côté de lui le scribe occupé à tenir les comptes. L’ouvrier, qui se croit lésé, tenant d’une main la pièce qu’il a reçue et soulevant humblement sa toque, s’approche pour présenter sa réclamation ; ses compagnons, un peu à l’écart et dans l’ombre, attendent l’issue de la scène. La sobriété et le ton soutenu des colorations, — des verts olivâtres, des rouges et des bruns neutres, — donnent à ce drame muet sa gravité et reportent l’attention sur les visages dont les carnations ressortent vivement. Ainsi rapprochée de l’expression vulgaire et sournoisement obséquieuse de son interlocuteur, la distinction naturelle du maître est tout à fait imposante. Il a la noblesse, la majesté d’un juge. Rien n’égale d’ailleurs la clairvoyance du regard doux et un peu attristé dont il perce les malignes intentions de l’ouvrier. Celui-ci essaie en vain de se soustraire à ces yeux scrutateurs; il ne saurait leur échapper, et déjà retentissent à son oreille ces mots d’une simplicité écrasante : « Mon ami, je ne vous fais point de tort;... votre œil est-il mauvais parce que je suis bon? »

Mais, quelle que soit la gravité de la scène, et quelque intérêt que le peintre ait su lui donner, de cette date même (1656) nous avons au musée de Cassel une œuvre plus importante[20] et plus admirable encore, qui nous paraît marquer le point culminant du génie de Rembrandt. Nous voulons parler du Jacob bénissant les fils de Joseph. Sentant ses forces décliner, le vieillard a fait approcher de son lit les jeunes enfans de son fils bien-aimé. Après les avoir embrassés, il les bénit en mettant sa main droite sur la tête du petit Éphraïm, le plus jeune des deux. Joseph, croyant à une méprise de son père, veut l’éclairer et ramener son bras vers Manassé. La femme de Joseph se tient silencieuse à côté de son mari. Telle est, dans sa simplicité, la donnée à laquelle Rembrandt a imprimé un caractère pénétrant d’émotion et de grandeur. Un lien étroit unit entre elles ces cinq figures, et cependant chacune a sa signification précise. Le patriarche, avec sa longue barbe blanche et son expression auguste, semble faire effort pour retenir un moment la vie qui lui échappe, car il a un dernier devoir à remplir. Son regard déjà voilé, le geste incertain de ses mains vénérables, ridées, appesanties par l’âge, qui cherchent à tâtons la tête du jeune enfant; le noble et beau visage de Joseph, où se lit à la fois le sentiment de la justice et le respect qu’il doit à son père; l’air ingénu de sa femme, qui attend pensive et non sans quelque secrète préférence pour son dernier né; celui-ci, rose et blond, recueilli, adorable d’innocence et de naïveté, les yeux baissés, les mains jointes, recevant pieusement la bénédiction de son aïeul, tandis que l’aîné, une tête brune, éveillée, hardie, semble avoir conscience de ses droits méconnus; ces contrastes fournis; par la diversité des âges et des sentimens, ces nuances délicates de la vie, et par-dessus tout l’unité saisissante de l’impression, tout ici commande une admiration sans réserve.

La simplicité même des attitudes, des costumes et de la composition caractérisent d’une manière élevée cette représentation de la vie primitive des patriarches. C’est une nouveauté chez Rembrandt que ces couleurs amorties, claires et suaves, que cette douceur des gris pâles et des jaunes, relevée çà et là par un ton fauve ou par un rouge plus franc. La lumière aussi est sereine, égale, discrète, et l’effet est obtenu presque sans oppositions. Les détails secondaires, noyés dans une pénombre blonde, ne se révèlent que par quelques indications larges qui mettent en évidence ce qui mérite d’être vu. L’exécution, d’une ampleur extrême, est à la fois savante et libre, pleine d’audaces et aussi de mesure, se modelant sur les choses, en somme plutôt contenue et discrète, dans un rapport étonnant avec la grandeur et la solennité de la scène, avec le silence et l’apaisement qui se font autour du lit de ce mourant. On pense à peine à cette exécution tant elle est peu apparente, spiritualisée en quelque sorte par ce poète qui se montre à nous tel qu’il est, tendre, aimant, avec cette naïveté familière par laquelle il se fait comprendre des plus humbles, trouve son écho dans toutes les âmes et n’a pas besoin de se hausser pour atteindre l’éloquence, parce qu’il trouve en lui-même la force et la vraie grandeur.

Une telle œuvre compte, et parmi les premières, dans la vie du peintre. Si la Hollande la possédait, sa renommée serait bien autre, et depuis longtemps elle aurait pris rang, tout au moins, à côté de ces toiles illustres que l’admiration publique a comme transfigurées. A Cassel, où Rembrandt est si largement, si excellemment représenté, elle reste la plus haute expression de son génie. Au lieu d’être, comme elle est, reléguée dans un des cabinets, elle mériterait, après une restauration minutieusement prudente, une place d’honneur au centre même d’une des grandes salles de ce beau musée.

C’est l’année même de sa ruine que Rembrandt peignait cette page touchante. Les œuvres qui lui succèdent ont le même caractère de grandeur et de simplicité. Tel est, à Cassel, un admirable portrait de jeune homme, une tête fine, élégante, gracieusement encadrée dans de longs cheveux bruns et bouclés, presque entièrement estompée dans une tiède demi-teinte, à peine effleurée et caressée pour ainsi dire par les reflets d’une lumière discrète qui prête à sa physionomie un charme exquis de douceur et de mélancolie. Par une rencontre assurément fort imprévue, ce séduisant jeune homme c’est un commis obscur, Bruyningh, le secrétaire de la chambre des insolvables, avec lequel, à cette triste date, on sait trop dans quelles circonstances le peintre était entré en relations, et qui, peut-être en reconnaissance de quelque service rendu, allait tenir de lui l’immortalité.

Dans le même temps, et comme si par le choix d’un tel sujet il voulait manifester les dispositions mêmes de son âme, le maître nous donne un témoignage touchant des sentimens dont elle est remplie en peignant le Christ à la colonne du musée de Darmstadt[21], composition étrange, pleine d’oppositions violentes et de pathétique. Au fond d’un cachot où tombent d’en haut les rayons d’une vive lumière, deux rustres à figure bestiale s’occupent à torturer le Christ. Pendant que l’un d’eux, un bandit à la chevelure et aux moustaches rousses, à peine couvert d’une chemise et d’une culotte rouge, assujettit les pieds de sa victime, l’autre, — coiffé d’une toque et vêtu d’une casaque jaune à manches d’un gris bleuâtre, — tire sur une corde enroulée après une poulie et à laquelle le Christ, les bras élevés en l’air, est attaché par les mains. Des verges, un bâton et des armes sont jetés de part et d’autre. La brutalité de la facture, le choc des lignes et des couleurs, l’effort de ces mouvemens anguleux font mieux ressortir la blancheur de ce long corps maigre, étiré, frissonnant, après lequel s’acharnent ces misérables. La pâleur douloureuse des chairs éclate comme un grand cri, qui déchire et remplit l’espace. L’exagération et l’invraisemblance de cette scène, sur laquelle se taisent les livres sacrés, sont de toute évidence ; mais on oublie vite ce qu’elle a d’excessif quand le regard s’arrête sur la figure du Chris!, quand on contemple son expression sublime de beauté, de mansuétude et de surnaturelle dignité. Malgré la passion sauvage qui anime les bourreaux, la résignation et la noblesse du supplicié dominent encore l’attention, et il semble qu’en retraçant cet horrible drame Rembrandt ait voulu à la fois, au plus fort de sa détresse, attester l’énergie indomptée de son courage et se proposer l’imitation de ce noble exemple.

Si âpre que soit la vie pour lui, son âme reste fière et sereine, aussi incapable d’amertume que de langueur. Ses portraits à ce moment, celui de Dresde, celui de Cassel surtout, nous montrent le vieux maître avec son mâle et large visage, éclairé par un sourire de contentement, heureux encore, parce que rien n’a pu le détourner de son art et qu’il peut toujours satisfaire son amour pour le travail. Les deux œuvres, quoiqu’elles aient souffert, sont des exemplaires de cette grande et forte manière qui est plus que jamais la sienne. Avec une sobriété extrême dans les moyens, elles laissent paraître cette entente toujours plus profonde de la vie qui met le souffle de sa pensée sur les lèvres de ses figures et allume dans leurs yeux une étincelle empruntée au foyer intérieur qui les anime. Nous sommes à l’apogée de la carrière de Rembrandt, dans cette période de suprême puissance et de mesure parfaite où son génie se manifeste dans toute sa plénitude, période dont les Syndics d’Amsterdam demeurent pour nous la création la plus accomplie.

Après les Syndics, une ère nouvelle s’ouvre pour Rembrandt. Sa vie, jusque-là peu en vue, devient plus cachée encore. Malgré les minutieuses recherches des érudits, elle a conservé ses secrets. C’est à peine si de loin en loin, avec la sécheresse énigmatique ou la brutalité concise de sa forme, un acte public sorti de la poussière des archives nous apporte quelques révélations, les unes embarrassantes et pénibles pour ses admirateurs : une réprimande infligée à sa servante pour ses relations avec son maître, et, la même année, la naissance d’un enfant venu de ce commerce. A côté de ces documens dont on voudrait pouvoir contester l’authenticité, d’autres qui sont plus honorables pour sa mémoire, comme les mesures qu’il prend pour conserver à Titus, le fils de Saskia, la part du bien qui lui revient de sa mère, ou encore les remboursemens successifs par lesquels il arrive à désintéresser tous ses créanciers. Enfin, à la date du 8 octobre 1669, une courte mention sur un registre mortuaire, et puis c’est tout. La rareté de ces informations ne jette sur la vie du peintre qu’une lumière douteuse; c’est à ses œuvres elles-mêmes qu’il convient de demander des indications plus formelles. Elles aussi deviennent plus rares à ce moment; leur caractère du moins est bien marqué et il va en s’accentuant de plus en plus. La faveur publique s’était retirée de Rembrandt. Il avait eu ses jours de succès et de gloire et, tant que son talent avait conservé en face de la nature la timidité consciencieuse des premières années, ses contemporains l’avaient célébré. Mais ils n’étaient pas disposés à le suivre dans les voies aventureuses où plus tard l’avait porté son génie. A partir de la Ronde de nuit, Van der Helst répondait mieux au goût de la plupart d’entre eux. Plus tard enfin, au moment où nous sommes, la vogue était tout entière à une peinture finie, léchée; au joli, au gracieux, à la fadeur apprêtée des Miéris, des Netscher, des Lairesse et des Van der Werff. Rembrandt, lui, semblait vouloir braver l’opinion. Il vivait retiré, à peine entouré de quelques fidèles, et il s’exaltait dans sa manière. Ce n’était plus guère que pour lui-même qu’il peignait et le plus souvent c’est encore lui-même qu’il prenait pour modèle. A côté de lui pourtant apparaît déjà depuis quelque temps une figure de femme; sans doute cette servante qui allait être associée étroitement à sa vie. Quel échange d’idées était possible entre cette fille et son maître? quelle séduction avait-elle pu exercer sur lui ? Avec sa nature tendre plus que raffinée, spontanée et ardente plutôt que réfléchie, Rembrandt avait-il été touché de l’affection naïve dont il était l’objet? Quoi qu’il en soit, une fois nouée, la liaison avait duré. En retrouvant à son foyer, sinon une compagne, du moins une société, le peintre avait en même temps rencontré des facilités d’étude auxquelles il devait pendant plusieurs années largement recourir. C’est ce qu’atteste suffisamment la persistance de ce même type de femme que nous remarquons successivement dans la Bénédiction de Jacob, dans la Bethsabée de la galerie Lacaze et dans deux ouvrages considérables qui, bien que n’étant pas datés, doivent être reportés tout à fait à la fin de la vie de Rembrandt : nous voulons parler de la Fiancée juive du musée Van der Hoop et du grand Tableau de famille du musée de Brunswick.

Comme aspect, comme procédés employés, ces deux peintures diffèrent complètement des créations antérieures du maître. La dernière surtout, par son importance capitale, mérite de fixer notre attention. L’effet qu’elle produit est saisissant. Autant dans la Bénédiction de Jacob, par exemple, la facture de Rembrandt était égale et mesurée, autant il se montre ici violent, heurté, plein d’emportemens et d’audaces. Les moyens qui l’ont conduit à la perfection ne lui suffisent plus; il ne saurait se répéter. Il faut qu’il se renouvelle encore, et les tentatives les plus téméraires l’attirent par leur témérité même. Il a atteint le but, il va le dépasser, et bien qu’il sache ce que vaut la règle, il ne s’y pliera plus. Sous la main, il a un instrument d’une puissance inouïe, il en connaît toutes les ressources; mais, fiévreux et troublé, il frappe sur lui à coups redoublés. Il veut en tirer des sons qu’on n’ait point encore entendus, et alors, à côté des inspirations les plus pures, des cris sauvages jaillissent tout à coup, et des accens confus, désordonnés viennent interrompre brusquement les mélodies les plus sublimes, art grandiose et inégal, absolument libre, peu correct dans ses élans, pas toujours clair, mais passionné, véhément, pathétique, tout plein de ce feu du génie qui, une dernière fois, se ravive encore pour jeter son plus grand éclat!

La composition d’ailleurs est des plus simples. On a voulu reconnaître Rembrandt et sa famille dans ces cinq figures de grandeur naturelle qui se détachent vigoureusement sur un fond très sombre. La femme, c’est peut-être bien en effet cette Hendriekie Jaghers dont un document compromettant nous a conservé le nom, et nous retrouvons ici ses traits que souvent alors le peintre a reproduits, son front large, son nez un peu gros, ses fossettes aux joues, sa bouche vermeille, ses grands yeux noirs et la fraîcheur de son teint que font encore valoir les rouges hardis du vêtement. Mais l’homme placé à gauche, assurément ce n’est pas Rembrandt. Avec son visage régulier, son grand air, son nez droit et ses longs cheveux châtains séparés au milieu du front, il offre une vague ressemblance avec notre Poussin. Entre le père et la mère sont groupés les trois enfans. Tout blond, vêtu de rouge et coiffé d’un petit chapeau noir à plumes, le plus jeune, un bébé à l’air espiègle, tient dans une main un jouet et pose l’autre sur la poitrine de sa mère. Près du père, l’aînée des petites filles s’avance portant une corbeille plate remplie de fleurs de toutes couleurs. Sa chevelure dorée, à reflets roux, est retroussée sur le front, qu’elle laisse complètement découvert. Elle est parée comme une petite femme : des perles aux oreilles, une robe, très riche et très ornée, de ce jaune brun qui n’appartient qu’à Rembrandt, avec des crevés blancs aux manches et au corsage. Une petite figure rieuse, irrégulière, mais rose, ferme, appétissante et qui semble appeler les baisers, sépare les deux enfans. Elle a, comme sa sœur, des cheveux d’un brun un peu roux et relevés sur le front. Sa robe est d’un bleu verdâtre, très passé, et sur sa chemisette blanche s’étale une chaîne d’un travail élégant.

A rencontre des ouvrages de la période précédente, l’exécution cette fois ne s’efface plus. Regardez de près le tableau : les moyens y sont très apparens, très variés, très opposés; on dirait que sur le thème modeste qu’il a choisi, le maître s’est proposé d’épuiser en quelque sorte toutes les ressources de la peinture. La lumière est concentrée en plein sur les cinq personnages. Avec l’éclat singulier de leur teint, l’intensité presque surnaturelle de vie qui les anime. avec l’éclair de leur regard, ils semblent des apparitions émergeant des ténèbres accumulées autour d’eux. Dans cet effet poussé à outrance, il y a place pour les noirs absolus et pour les plus vives lumières ; et entre ces termes extrêmes se déploient les mille nuances d’insaisissables dégradations. La couleur a les mêmes richesses. L’harmonie générale va du jaune au rouge, mais c’est le rouge qui domine avec ses pompeuses magnificences, avec des brutalités soudaines et des délicatesses adorables, avec des transparences chaudes, veloutées, profondes, et des fanfares aiguës dont quelques dissonances jetées çà et là exaltent encore la tonalité. C’est comme un écrin merveilleux, plein de coulées d’or qui ruissellent sur un fond de pourpre et de pierres précieuses aux chatoyantes scintillations. Au milieu de ces rayonnemens qui jaillissent et se croisent, les formes s’accusent ou s’effacent, tantôt simplement indiquées par le trait brun de l’esquisse, tantôt étudiées à fond, suivies dans leur détail, avec des ménagemens extrêmes ou de subites décisions. A tous ces contrastes s’ajoutent encore ceux de la touche elle-même, fougueuse ou contenue, martelée, écrasée ou fondue, noyée dans des fluidités onctueuses, donnée avec la brosse, avec la hampe ou le couteau. Sur des surfaces lisses s’étale une couleur aplanie; parfois même la toile est à nu, et tout à côté se montrent des entassemens de rugosités superposées ou sabrées d’estafilades, et des amas dans lesquels les objets sont pétris en relief.

Il y a comme une folie dans ces emportemens, et nous ne connaissons aucune autre œuvre qui réunisse des contrastes aussi audacieux et des incohérences aussi multipliées. Et cependant ces oppositions violentes de la touche, ces jeux de la lumière, ce fracas des tons, tout cela se tempère à distance. Éloignez-vous de quelque pas et les constructions se dégagent logiques et puissantes ; les valeurs s’équilibrent; la couleur chante son hymne joyeux. La création du maître vous apparaît dans son unité puissante, avec toutes ses séductions et son incomparable éclat. Que vos yeux se détournent un moment de la toile enchanteresse, et tout ce qui l’avoisine vous semblera terne, insignifiant, inerte. Votre regard sera invinciblement ramené sur cette œuvre étonnante, vision et réalité tout à la fois, qui ravit l’admiration encore plus qu’elle ne la déconcerte.


IV.

Au musée de Brunswick, où se trouve ce Portrait de famille, une des dernières productions du maître, il est placé tout à côté du soi-disant portrait de Grotius, cette peinture correcte et scrupuleusement exacte dont nous avons parlé au commencement de cette étude. C’est à douter que tous deux soient de la même main, tant les dissemblances s’y accusent profondes et nombreuses. Le rapprochement est instructif; mais loin de dérouter la raison, il nous paraît, au contraire, qu’il porte en lui-même ses enseignemens. Entre les timidités de cette jeunesse ardente et ces élans d’une fougue qui semble croître avec la vieillesse, il y a une vie tout entière. Si on en repasse les phases diverses, les transformations du talent de Rembrandt se montrent, dans leur suite, naturelles et progressives. Les dons de sa riche nature, le maître les a fécondés par une culture sans relâche. Il n’a pas voulu des faciles succès de la redite ; il leur a préféré les hésitations, les exigences opiniâtres et les naïvetés de la recherche. Incessamment et à force de travail, il s’est renouvelé, donnant à chacune de ses œuvres toutes la perfection dont il était capable. Lorsque, bien tard, il a cédé aux entraînemens de son génie, il avait mérité par de lentes et consciencieuses études la possession des ressources de son art. Un jour il s’est affranchi de la règle, mais il avait commencé par s’y soumettre. C’est là une leçon qu’il convient de retenir, et même avec Rembrandt, on le voit, la logique ne perd pas tous ses droits.

Mais la logique seule n’explique pas le génie, celui de Rembrandt surtout, peut-être le plus personnel qui fut jamais. On s’égarerait à le suivre, et il serait peu prudent de le prendre pour modèle ; aussi ne saurions-nous parler longuement ici de ses élèves. Bien qu’ils soient très largement représentés dans les divers musées dont nous venons de nous occuper, ils disparaissent forcément devant le maître. Malgré les précautions matérielles que celui-ci imaginait pour les isoler[22] et pour maintenir leur indépendance, leurs physionomies ne diffèrent guère; tous ont subi son ascendant. Les meilleurs, dans leurs meilleures œuvres : G. Flinck dans les grandes toiles d’Amsterdam, F. Bol, dans l’Echelle de Jacob du musée de Dresde (n° 1267), Victors dans l’Aman et Esther de Brunswick (n° 529), arrivent à lui ressembler. Leur honneur suprême est d’être pris pour Rembrandt; mais le plus souvent ils n’imitent de lui que l’extérieur, ses habitudes de composition, ses bizarreries. Ils le copient, ils le contrefont, et la fière originalité de celui qui les domine ne rend que plus manifeste la docilité de leur soumission.

Rembrandt, en effet, appartenait à cette race d’artistes qui ne peuvent avoir de descendance : la race des Michel-Ange et des Beethoven. Comme ces Prométhées de l’art, il a voulu ravir le feu céleste, mettre les palpitations de la vie dans des formes inertes, exprimer sous des traits sensibles ce qui de sa nature est immatériel et insaisissable. L’infini attire ces audacieux, et l’idéal rêvé fuit à chaque instant devant eux. Cependant, inassouvis, haletans, ils s’acharnent à la sublime poursuite, et parce que le sentiment qui les pousse existe en germe au fond de toute âme humaine, ils évoquent en nous les pensées dont ils sont remplis. Est-il besoin de le dire, leurs œuvres sont inégales, excessives, peu conformes aux traditions ; mais les accens grandioses par lesquels ils traduisent leurs ardeurs ou leurs défaillances, ces accens leur appartiennent bien. Ce ne sont pas des formules vides ou banales; ils y ont mis le plus pur de leur substance. Rarement ils ont goûté les joies de notre terre : ils vivent dans la retraite, plus jaloux de leur indépendance que des applaudissemens d’autrui. « Je ne cherche pas les honneurs, disait Rembrandt, mais la liberté. » Le travail solitaire, le noble tourment des aspirations sans limites, les perplexités et les déceptions que réserve l’exécution d’une œuvre qu’on avait rêvée parfaite, voilà leurs grands soucis. Mais jusque dans leurs découragemens ils sont pathétiques, et leur désespoir même reste viril. Ils confessent, ils acceptent eux-mêmes l’impuissance de leur art, et, par une inconséquence qui nous vaut des chefs-d’œuvre, leur art est tout pour eux. Les plus vieux sujets, ceux que l’on pouvait croire rebattus, épuisés, ils les rajeunissent par ce souille de vie qu’ils communiquent à tout ce qu’ils touchent, et ils nous en présentent des images à la fois saisissantes et nouvelles. Ils trouvent à la nature des beautés que leurs devanciers n’y ont point soupçonnées, et ils cherchent à surprendre ses secrets. Mais bientôt la nature elle-même ne peut plus les satisfaire, car ils vont vite au bout de tout : ils veulent toujours voir au delà. Après être devenus par le talent plus que les égaux de leurs contemporains, ils semblent tenir peu de compte du talent qu’ils ont acquis et mépriser toute cette science apprise. Sans y songer, et comme s’ils n’avaient à cœur que d’exprimer ce qu’ils sentent, ils plient à leur usage les procédés anciens et ils découvrent aussi des moyens qui leur sont propres pour manifester leur pensée. Ce sont des créateurs, et, au vrai sens du mot, des poètes.

Rembrandt fut un de ces novateurs. Tour à tour arrêté et flottant, mystérieux et ingénu, délicat et fort, aussi souple que tenace, très spontané et très réfléchi, son génie a bien des faces. Il ne se révèle pas tout d’un coup, et à vouloir envelopper son unité complexe dans un de ces jugemens sommaires auxquels se complaît l’opinion, on courrait grand risque de l’amoindrir. On a cru lui faire honneur en lui attribuant l’invention du clair-obscur, sans penser que d’autres s’en étaient servis avant lui : Léonard, Corrège, pour ne citer que les plus illustres. Parmi ses compatriotes, nous avons pu également relever chez plusieurs de ses contemporains et jusque chez son maître cette préoccupation du clair-obscur que la nature même au milieu de laquelle ils vivaient devait leur inspirer. Les grandes luttes des nuages dans les vastes étendues du ciel, ou dans le miroir des eaux qui les reflète, le sourire furtif d’un rayon de soleil, la décroissance ou l’accumulation des ombres, tous ces accidens variés de la lumière attirent involontairement le regard au milieu de ces plaines basses de la Hollande, où la terre ferme n’offre bien souvent qu’une bande mince et sombre, resserrée entre deux claires immensités. C’est un spectacle toujours vivant et, dès son jeune âge, dans les campagnes qui avoisinent Leyde, Rembrandt l’avait eu sous les yeux. Mais ce n’est là, à tout prendre, que le côté pittoresque et en quelque sorte extérieur du clair-obscur. Pour marquer dans ces contrastes ou ces épanouissemens de la lumière une correspondance avec nos sentimens, pour découvrir et suivre à travers ses dégradations infinies les résonnances qu’elle peut éveiller en nous, pour étendre enfin au monde moral ces analogies secrètes qui sont l’honneur suprême de l’art, mais dont la nature ne nous offre jamais qu’un écho affaibli, il ne fallait pas moins que l’accord d’une sensibilité exquise et d’un talent supérieur.

A cet élément que d’autres avaient pu employer, mais dont ils n’avaient pas compris les ressources, Rembrandt seul a donné sa complète signification. Nous savons par quelle intime rénovation de tous les élémens de son art il y est arrivé. Sur des œuvres trop peu connues, nous avons aimé à relever l’imprévu de ses compositions, l’éloquence de ces attitudes saisies d’un jet, mais dans lesquelles le visage, les mains, toute la personne enfin manifestent l’énergie de la passion. L’effroi, la pitié, le respect, la ferveur d’une prière qui part du fond de l’âme, les grands recueillemens ou les angoisses de la mort, les regards encore vagues et les gestes hésitans de la vie qui rentre dans un corps qu’elle avait abandonné, toutes les énergies et toutes les nuances des sentimens les plus divers, nous les avons trouvées exprimées par ce maître étrange et puissant qui, jusque dans les plus subtiles combinaisons d’un art très raffiné, reste si profondément humain, et qui communique à la peinture elle-même quelque chose du mouvement et des tressaillemens de la pensée.


EMILE MICHEL.

  1. Rembrandt, sa vie et ses œuvres un gros volume avec catalogues et pièces à l’appui; Paris, 1877, librairie Renouard.
  2. Pas plus que Burger, M. Vosmaer n’a vu les nombreuses peintures de Rembrandt que possède le musée de l’Ermitage. C’est pour compléter son livre à cet égard, ou pour rectifier sur quelques points des appréciations qu’il n’avait pu donner que de seconde main, d’après des gravures ou des photographies, que M. Bode a récemment publié dans l’Athenœum, trois articles sur Rembrandt.
  3. On en compte vingt-trois à Cassel, huit à Brunswick et vingt à Dresde, et dans le nombre, des productions capitales, ou qui nous montrent Rembrandt sous des jours nouveaux, car on ne rencontre en Hollande ni paysage du maître, ni aucune de ses grandes compositions empruntées aux livres sucrés.
  4. Musée de Dresde, n° 1397 a.
  5. Musée de Cassel, n° 383.
  6. Musée de Brunswick, n° 495 Dans ce tableau, la campagne au milieu de laquelle débouche le cortège est traitée non comme un fond, mais comme un paysage pur et qui nous semble de la main de P. Brill. C’est bien la touche de ce dernier, sa façon de rompre par quelques arbres grêles les masses puissantes de la végétation et d’opposer, à la manière des Carrache dont il s’est inspiré, des colorations brunes on rousses au ton verdâtre qui domine. Plus d’une fois d’ailleurs, et ce fait confirme notre appréciation, Uytenbroeck a eu recours à la collaboration d’un paysagiste, et Elsheimer a peint pour lui le fond d’une autre de ses compositions: Cléopâtre mordue par l’aspic.
  7. Le musée de Dresde possède un portrait de Morelse, et celui de Brunswick plusieurs œuvres de Mirevelt; mais c’est à Amsterdam et à La Haye qu’il convient surtout d’étudier ces deux peintres.
  8. Voir dans la Gazette des Beaux-Arts du 1er février 1878 l’article de M. P. Mautz sur le musée d’Augsbourg et la gravure d’après cet autre tableau d’Ulysse et Nausicaa. La figure d’Ulysse est à peu près semblable, mais la scène, tout autrement disposée que dans la composition de Brunswick, contient plusieurs élémens nouveaux, comme le char attelé d’un cheval blanc, placé au premier plan.
  9. Musée de Berlin, n° 677. Le tableau de Manheim n’est pas daté, mais nous le croyons postérieur à celui de Berlin.
  10. Musée de Cassel, n° 361 et musée de Gotha, n° 45.
  11. M. Vosmaer donne la date de 1634 pour ce portrait (musée de Cassel, n° 351); nous croyons, avec le catalogue, qu’il convient de lire 1633. Les premières lettres de la signature et les premiers chiffres de la date sont cachés par la bordure du cadre, mais on voit assez nettement les deux terminaisons : …brandt, et au-dessous, . 33.
  12. Si tant est que ce soit une Danaé : M. Bode en effet croit que Rembrandt a voulu représenter la fiancée de Tobic.
  13. Ces tableaux sout maintenant à Munich (Voyez la Revue du 15 décembre 1877).
  14. L’original fait partie de la collection des comtes de Schœnbronn. Au musée de Brunswick se trouve une reproduction presque identique de ce tableau, peinte par Victors, un élève de Rembrandt.
  15. Voyez la Revue du 1er mars 1876.
  16. n° 1232 du catalogue. M. Vosmaer, tout en reconnaissant la valeur de ce paysage, émet des doutes sur son authenticité. A défaut de cette attribution à Rembrandt, nous cherchons en vain quelle autre serait possible.
  17. Le portrait a donc été peint vers 1647. Vosmaer, d’ordinaire si exact, non-seulement émet des doutes sur l’authenticité de cette œuvre, doutes qui ne nous paraissent par fondés, mais il lui assigne pour date probable : 1633, hypothèse que ni l’âge apparent, ni la facture ne permettent de soutenir.
  18. Il avait déjà quelques années auparavant, croyons-nous, représenté ce même vieillard dans un portrait que possède également le musée de Dresde (n" 1228); du moins le type est le même ; mais Rigaud, qui avait eu entre les mains cette dernière œuvre, lui a fait subir, peut-être pour la réparer, de nombreuses retouches. Ces repeints d’une facture si différente se remarquent notamment dans les vêtemens, la coiffure, les gants, et sautent aux yeux les moins exercés.
  19. Une répétition plus colorée de ce porte-étendard se trouve à Paris chez M. de Rothschild, et le cabinet de Dresde possède le dessin qui a servi d’étude pour ces deux tableaux.
  20. Les figures sont presque en pied et de grandeur naturelle.
  21. Contrairement à l’opinion de Burger et de Vosmaer, il faut renoncer à voir dans ce tableau une des dernières œuvres de Rembrandt. Avec le catalogue et après un examen attentif, nous croyons que c’est la date de 1658 et non de 1668 qu’il convient de lire, date pleinement confirmée d’ailleurs par la facture même du tableau.
  22. Ses biographes nous apprennent qu’il avait disposé pour ses élèves plusieurs ateliers séparés par des cloisons; ces cloisons figurent en effet dans son inventaire.