Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 5-19).

I.

La place de Rembrandt dans l’art hollandais.


Ceux qui, ces derniers temps, ont jugé Rembrandt l’ont mesuré à l’aune de leur critique exacte, intelligente et renseignée. Ils se sont appliqués à détailler sa vie année par année, joie par joie, deuil par deuil, malheur par malheur. Il en est résulté que nous le connaissons par le menu, que nous nous intéressons à sa manie de collectionneur, que nous savons ses vertus domestiques, ses ferveurs paternelles, ses amours ancillaires, sa prospérité, sa ruine et sa mort. Un inventaire conservé jusqu’à nos jours et des documents relatifs à la tutelle de son fils, ont permis à certains critiques de pénétrer comme des comptables dans l’existence de ce grand homme. Leurs analyses méticuleuses se sont acharnées comme autant de fourmis sur sa grande renommée : on l’a déshabillé, certes avec respect, mais surtout avec une curiosité cruelle, et à cette heure, il apparaît nu et tourmenté comme ce Christ à la colonne qu’il peignit pour se consoler, dit-on, de ses créanciers. Il aurait pu le peindre en songeant à ses analystes futurs.

La science moderne patiente, émietteuse, tatillonne, qui n’opère qu’avec des instruments précis, s’est réjouie d’avoir a inventorier un si large morceau de gloire. Elle l’a marqué à coups de dents menues, elle lui a rongé les angles, mais n’est point parvenue à en creuser par le dedans la masse énorme, magnifique et ténébreuse. C’est une critique, non pas par le dehors, mais au contraire par le dedans, que nous essayerons de produire ici.

La théorie de M. Taine sur la race, le moment et le milieu aurait à se montrer très subtile et très ingénieuse pour s’appliquer, sans qu’on la violentât, au génie d’Harmensz Rembrandt van Ryn, peintre magnifique et triste qui hante plus despotiquement peut-être que le Vinci lui-même, l’imagination et le rêve de ce temps-ci.

Comme tous les artistes de première grandeur, ni sa race, ni son milieu, ni l’heure de sa venue ne l’expliquent suffisamment.

Que les Metsu, les Terburg, les Pieter de Hooch ou bien les Brouwer, les Steen, les Craesbecke, les van Ostade subissent ces lois esthétiques, on l’admet. Ils sont les expressions de leur pays calme, propret, sensuel, bourgeois. Ils viennent en un temps de bien-être et de luxe. La prospérité et la gloire récompensent la Hollande de sa lutte séculaire contre la nature et contre les hommes. Ils ont, ces petits maîtres, toutes les qualités et les défauts de leurs concitoyens. Leur cerveau ne les tourmente pas, ils ne se haussent pas jusqu’aux grandes idées que proclament la Bible et l’histoire ; ils n’ont pas senti la détresse et le deuil filtrer à travers leur chair, ils n’engloutissent point l’universelle humanité dans l’abîme d’un cœur ; les cris, les pleurs, les affres qui roulent de siècle en siècle et dont les patriarches Abraham, Isaac, Jacob, les rois Saül, David et Assuérus, les apôtres, les saintes femmes, la Vierge, le Christ ont recueilli le torrent dans leur âme, ne les inquiètent guère.

Au milieu d’eux, Rembrandt apparaît comme un prodige. Ou bien c’est lui qui exprime la Hollande, ou bien c’est eux. Il leur est opposé ; il leur est contraire. Eux et lui ne peuvent la représenter à une même heure de son histoire. Les partisans de la théorie tainienne sont dans l’obligation de choisir entre ces deux antithèses et leur choix ne peut être douteux.

Rembrandt aurait pu naître n’importe où. À n’importe quel moment, son art aurait été pareil. Peut-être eût-il omis de peindre une Ronde de nuit. Peut-être, en son œuvre, eût-on rencontré moins de bourgmestres et de syndics. Mais le fond n’eût point changé. Il se serait peint lui-même, avec un égoïsme admiratif et puéril, il aurait multiplié les traits des siens, enfin il eût recueilli partout, à travers le monde pathétique des légendes et des textes sacrés, les larmes et les beautés de la douleur.

Il a réalisé à son heure l’œuvre de Dante (XIIIe siècle), l’œuvre de Shakespeare et de Michel-Ange (XVIe siècle) et quelquefois, il fait songer aux prophètes. Il est debout sur les grands sommets qui dominent les temps et les races et les pays. Il est de nulle part, parce qu’il est de partout.

Son histoire s’explique aisément si l’on tient compte de la spontanéité et de l’individualité élargie des génies. Certes, nul artiste n’échappe radicalement aux ambiances, mais la part de lui-même qu’il leur abandonne est variable, infiniment.

Telles natures ardemment trempées marquent la réalité à leur effigie au lieu d’en recevoir l’empreinte. Ils donnent beaucoup plus qu’ils n’acceptent. Si plus tard, dans l’éloignement des siècles, ils semblent traduire mieux que personne leur temps, c’est qu’ils l’ont recréé d’après leur cerveau et qu’ils l’ont imposé non pas tel qu’il était, mais tel qu’ils l’ont déformé. La France au XIXe siècle fut bien plus façonnée qu’exprimée par Bonaparte.

La Hollande au XVIIe siècle s’est éloignée de Rembrandt. Elle ne l’a ni compris, ni soutenu, ni célébré. À part quelques élèves et quelques amis, le peintre ne range, autour de lui, personne. De son vivant, Mierevelt, et, plus tard, van der Helst représentaient aux yeux du monde l’art néerlandais. Si aujourd’hui ces portraitistes sont descendus des sommets de la gloire pour s’asseoir à mi-côte de la montagne, c’est que l’Europe entière a reconnu et proclamé la maîtrise de Rembrandt. Il eut à subir les préférences de la foule pour les médiocres. Il apparaissait trop extraordinaire, trop mystérieux, trop grand. Les petits maîtres néerlandais ou bien peignaient des sujets gracieux et mondains, ou bien instauraient dans leurs



toiles la gaieté facile, l’espièglerie, la grivoiserie, la farce, la fête. Leur humeur était celle des buveurs francs, des lurons échauffés, des coureurs de filles. Ils étaient bons enfants. Si leurs études de mœurs frisaient le péché, encore le côtoyaient-ils en souriant et en chantant.

Ils n’y mettaient aucune outrance. Certes, l’Ivrognesse de Steen ne convenait guère à la sévérité d’un appartement bourgeois, mais après tout quel vieil Amsterdamois ne s’était oublié, lui aussi, en se cachant aux yeux de tous, à boire au fond d’une maison borgne ?

Le vice national se reflétait comme en un miroir dans les panneaux des peintres. On les condamnait en public, on les adorait en secret. Leur jolie peinture, aux tons nacrés et fins, au dessin surveillé, au fignolage précieux, charmait. Quelques-uns d’entre eux, tels Pieter de Hooch, Terburg, Vermeer de Delft, furent des artistes merveilleux. Ceux qui les aimaient d’un amour exclusif appuyaient leurs préférences, solidement.

Rembrandt, indépendant et farouche, surgissait au milieu de ces apprivoisés. Quand il riait, il scandalisait par l’audace de sa folie. Aucune retenue. On pouvait à la rigueur excuser Ganymède, mais Actéon surprenant Diane et ses nymphes ?

Ceci n’était plus la farce, mais le vice dans son impudeur la plus crue.

D’outre en outre, le peintre traversait les cloisons des conventions et des préjugés. Il froissait, heurtait, et bouleversait. En tout, il allait jusqu’au bout.

Dans l’Actéon, c’était l’excès du vice ; dans Jacob reconnaissant la tunique ensanglantée de Joseph, c’était l’excès du désespoir ; dans les Disciples d’Emmaüs, c’était l’excès de l’ineffable. La norme était franchie, constamment. Or, la norme, ni trop, ni trop peu, c’est l’idéal même de cet être tranquille, modéré, lent, pratique et bourgeois qu’est au fond tout vrai et authentique Hollandais.

Catz, le poète moraliste, le comprit. Comme ces maisons construites juste à la hauteur des digues et que les flots ne submergent jamais, son œuvre est au niveau des mœurs et des pratiques de son peuple. Sa sagesse est souriante, ses idées saines, ses proverbes indiscutables. Aujourd’hui encore dans les conseils des maîtres à leurs sujets, des parents à leurs enfants, des gouvernants à leurs gouvernés, les axiomes trouvés par lui au fond de son bon sens servent à renforcer la monotonie des discours ou des prêches. On ne trouve en ses quatrains et ses dixains aucune idée profonde, aucune brûlure d’éclair ni de génie ; mais le ton est bonhomme, la philosophie surveillée, la parole aisée, l’observation solide et courte. Comme les peintres de mœurs et de facéties, Catz est à l’opposé de toute violence, de toute profondeur, de toute sublimité. Il comprend peu, mais ce qu’il découvre est bien à la portée de tous, ici, à fleur de sol et non pas là-haut, du côté des étoiles.

D’ordinaire, on explique par de petites raisons la défaveur qui accabla Rembrandt, après l’achèvement de la Ronde de nuit.



Les notables qui figuraient dans cette œuvre auraient blâmé publiquement le peintre d’avoir pris trop de liberté dans la conception et l’arrangement de son travail. Ils ne se seraient point reconnus dans tel ou tel personnage. La répartition des places n’aurait point été faite équitablement, d’autant qu’ils avaient payé chacun cent florins pour être au premier rang. Ce sont là des raisons superficielles. Si Rembrandt s’est brouillé avec ses concitoyens sur une question d’art et si cette brouille s’est perpétuée jusque vers la fin de sa vie, c’est qu’il y avait entre eux désaccord fondamental. La Ronde de nuit fut le prétexte et l’occasion. Le génie de Rembrandt fut la cause.

Cette discordance fatale entre les génies et leur milieu géographique prouverait à elle seule qu’ils n’en sont point l’expression.

Ils s’y manifestent comme des brouillons et des révoltés, comme des êtres farouches uniquement préoccupés de dire une vérité qu’eux seuls détiennent et dont leurs contemporains n’ont souci.

La plupart d’entre eux vivent et meurent comme Rembrandt, à l’écart, si pas à l’abandon, n’ayant d’espoir qu’en une élite qu’ils étonnent d’abord, qu’ils conquièrent et dominent ensuite. Sans elle, on les traiterait de fous, on les enfermerait.

L’élite qui sauva Rembrandt se composait de son ami le bourgmestre Six, du calligraphe Coppenol, du collectionneur Claes Berchem et des élèves du maître.

Rembrandt est un monstre aux yeux de la masse. Il vit dans un monde supérieur et merveilleux que son imagination porte en elle et qui devient son vrai milieu à lui. La légende éternelle abolit ou plutôt absorbe son temps et son heure en un temps et une heure éternels.

Il crée des architectures profondes et folles, il se promène en des sites de songe, il vêt ses personnages de costumes baroques ou somptueux : les hommes en or, grands prêtres, rabins et rois surgissent dans son art ; il invente, comme Shakespeare, toute une région de chimère et de poésie, et tout comme Shakespeare, il reste, malgré ces débauches de rêve et de splendeur, aussi profondément et foncièrement humain qu’il est possible de l’être. Oui, tous ces fabuleux agencements de décors, de lumières et de toilettes, oui, toute cette ivresse qui semble le douer du vertige des voyants, ne le distraient point un seul instant de l’humanité éternelle. Il unit tous les contrastes en une œuvre, il mêle en un sujet la vérité la plus saignante et crue à la fantaisie la plus imprévue et la plus libre ; il est le passé, le présent, le futur ; il est, pour tout dire, un de ces vivants prodigieux et rarissimes où respire et se développe et se manifeste l’idée que les poètes aiment à se faire de quelque dieu, s’incarnant de siècle en siècle en des êtres surhumains.

Pour nous, l’homme de génie demeure un problème ouvert à la critique future. Il apparaît en marge de l’espèce.

Peut-être, en des milieux spécialement favorables, créerait-il une race nouvelle, grâce à l’heureuse déformation de son cerveau, se fixant d’abord, par un croisement



propice, en sa descendance directe, pour ensuite se transmettre largement à une postérité.