Remarques sur les discours de Corneille/Édition Garnier

REMARQUES
SUR LES
DISCOURS DE CORNEILLE
IMPRIMÉS A LA SUITE DE SON THÉATRE.

PREMIER DISCOURS.
DU POËME DRAMATIQUE.

Il faut observer l’unité d’action, de lieu, et de jour ; personne n’en doute.

On en doutait tellement du temps de Corneille que ni les Espagnols ni les Anglais ne connurent cette règle. Les Italiens seuls l’observèrent. La Sophonisbe de Mairet fut la première pièce en France où ces trois unités parurent. Lamotte, homme de beaucoup d’esprit et de talent, mais homme à paradoxes, a écrit de nos jours contre ces trois unités. Mais cette hérésie en littérature n’a pas fait fortune.

On en est venu jusqu’à établir une maxime très-fausse : qu’il faut que le sujet d’une tragédie soit vraisemblable.

Cette maxime, au contraire, est très-vraie en quelque sens qu’on l’entende. Boileau dit avec raison, dans son Art poétique (chant III, vers 47-50) :

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable.
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.

Il n’est point vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu’Oreste poignarde sa mère ; mais l’histoire le dit, etc.

Cela n’est pas commun ; mais cela n’est pas sans vraisemblance dans l’excès d’une fureur dont on n’est pas le maître. Ces crimes révoltent la nature, et cependant ils sont dans la nature. C’est ce qui les rend si convenables à la tragédie, qui ne veut que du vrai, mais un vrai rare et terrible.

Il n’est ni vrai ni vraisemblable qu’Andromède, exposée à un monstre marin, ait été garantie de ce péril par un cavalier volant.

Il semble que les sujets d’Andromède, de Phaéton[1], soient plus faits pour l’opéra que pour la tragédie régulière. L’opéra aime le merveilleux. On est là dans le pays des métamorphoses d’Ovide. La tragédie est le pays de l’histoire, ou du moins de tout ce qui ressemble à l’histoire par la vraisemblance des faits et par la vérité des mœurs.

Quelque heureusement que réussisse cet étalage de moralités, il faut toujours craindre que ce ne soit un de ces ornements ambitieux qu’Horace nous ordonne de retrancher.

Il nous semble qu’on ne peut donner de meilleures leçons de goût, et raisonner avec un jugement plus solide : il est beau de voir l’auteur de Cinna et de Polyeucte creuser ainsi les principes d’un art dont il fut le père en France. Il est vrai qu’il est tombé souvent dans le défaut qu’il condamne ; on pensait que c’était faute de connaître son art, qu’il connaissait pourtant si bien. Il déclare ici qu’il vaut beaucoup mieux mettre les maximes en sentiment que les étaler en préceptes, et il distingue très-finement les situations dans lesquelles un personnage peut débiter un peu de morale, de celles qui exigent un abandonnement entier à la passion… Ce sont les passions qui font l’âme de la tragédie. Par conséquent un héros ne doit point prêcher, et doit peu raisonner. Il faut qu’il sente beaucoup et qu’il agisse.

Pourquoi donc Corneille, dans plus de la moitié de ses pièces, donne-t-il tant aux lieux communs de politique, et presque rien aux grands mouvements des passions ? La raison en est, à notre avis, que c’était là le caractère dominant de son esprit. Dans son Othon, par exemple, tous les personnages raisonnent, et pas un n’est animé.

Peut-être aurait-il dû apporter ici un autre exemple que celui de Mélite. Cette comédie n’est aujourd’hui connue que par son titre, et parce qu’elle fut le premier ouvrage dramatique de

Corneille.

La seconde utilité du poëme dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus.

Ni dans la tragédie, ni dans l’histoire, ni dans un discours public, ni dans aucun genre d’éloquence et de poésie, il ne faut peindre la vertu odieuse et le vice aimable. C’est un devoir assez connu. Ce précepte n’appartient pas plus à la tragédie qu’à tout autre genre ; mais de savoir s’il faut que le crime soit toujours récompensé, et la vertu toujours punie sur le théâtre, c’est une autre question. La tragédie est un tableau des grands événements de ce monde ; et malheureusement plus la vertu est infortunée, plus le tableau est vrai. Intéressez : c’est le devoir du poëte : rendez la vertu respectable : c’est le devoir de tout homme.

Il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre sans lui souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes.

On ne sort point indigné contre Racine et contre les comédiens, de la mort de Britannicus et de celle d’Hippolyte. On sort enchanté du rôle de Phèdre et de celui de Burrhus ; on sort la tête remplie des vers admirables qu’on a entendus :

Et que tout ce qu’il dit, facile à retenir,
De son ouvrage en vous laisse un long souvenir[2].

C’est là le grand point. C’est le seul moyen de s’assurer un succès éternel. C’est le mérite d’Auguste et de Cinna, c’est celui de Sévère dans Polyeucte.

La quatrième [utilité du théâtre consiste] en la purgation des passions, par le moyen de la pitié et de la crainte.

Pour la purgation des passions, je ne sais pas ce que c’est que cette médecine. Je n’entends pas comment la crainte et la pitié purgent, selon Aristote. Mais j’entends fort bien comment la crainte et la pitié agitent notre âme pendant deux heures, selon la nature, et comment il en résulte un plaisir très-noble et très-délicat, qui n’est bien senti que par les esprits cultivés.

Sans cette crainte et cette pitié, tout languit au théâtre. Si on ne remue pas l’âme, on l’affadit. Point de milieu entre s’attendrir et s’ennuyer.

Le poëme est composé de deux sortes de parties. Les unes sont appelées parties de quantité ou d’extension… Les autres se peuvent nommer des parties intégrantes.

Il est à croire que ni Molière, ni Racine, ni Corneille lui-même, ne pensèrent aux parties de quantité et aux parties intégrantes, quand ils firent leurs chefs-d’œuvre.

Aristote définit simplement [la comédie] une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point.

Corneille a bien raison de ne pas approuver la définition d’Aristote, et probablement l’auteur du Misanthrope ne l’approuva pas davantage. Apparemment Aristote était séduit par la réputation qu’avait usurpée ce bouffon d’Aristophane, bas et fourbe lui-même, et qui avait toujours peint ses semblables. Aristote prend ici la partie pour le tout, et l’accessoire pour le principal. Les principaux personnages de Ménandre, et de Térence son imitateur, sont honnêtes. Il est permis de mettre des coquins sur la scène ; mais il est beau d’y mettre des gens de bien.

Lorsqu’on met sur la scène une simple intrigue d’amour entre des rois, et qu’ils ne courent aucun péril ni de leur vie ni de leur état, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l’action le soit assez pour s’élever jusqu’à la tragédie.

Nous sommes entièrement de l’avis de Corneille. Bérénice ne nous paraît pas une tragédie ; l’élégant et habile Racine trouva, à la vérité, le secret de faire de ce sujet une pièce très-intéressante. Mais ce n’est pas une tragédie ; c’est, si l’on veut, une comédie héroïque, une idylle, une églogue entre des princes, un dialogue admirable d’amour, une très-belle paraphrase de Sapho, et non pas de Sophocle, une élégie charmante : ce sera tout ce qu’on voudra ; mais ce n’est point, encore une fois, une tragédie.

Je connois des gens d’esprit, et des plus savants en l’art poétique, qui m’imputent d’avoir négligé d’achever le Cid et quelques autres de mes poëmes, parce que je n’y conclus pas précisément le mariage des premiers acteurs.

Ces savants en l’art poétique ne paraissent pas savants dans la connaissance du cœur humain. Corneille en savait beaucoup plus qu’eux. Ce qui nous paraît ici de plus extraordinaire, c’est que, dans les premiers temps si tumultueux de la grande réputation du Cid, les ennemis de Corneille lui reprochaient d’avoir marié Chimène avec le meurtrier de son père, le propre jour de sa mort, ce qui n’était pas vrai ; au contraire, la pièce huit par ce beau vers :

Laisse faire le temps, ta vaillance, et ton roi.

L’action… doit avoir une juste grandeur. Elle doit avoir un commencement, un milieu et une fin. Ces termes… excluent les actions momentanées qui n’ont point ces trois parties. Telle est peut-être la mort de la sœur d’Horace, qui se fait tout d’un coup, etc.

Tout ce qu’ont dit Aristote et Corneille sur ce commencement, ce milieu et cette fin, est incontestable ; et la remarque de Corneille, sur le meurtre de Camille par Horace, est très-fine. On ne peut trop estimer la candeur et le génie d’un homme qui recherche un défaut dans un de ses ouvrages étincelant des plus grandes beautés, qui trouve la cause de ce défaut, et qui l’explique.

Quelques-uns réduisent le nombre des vers qu’on récite [au théâtre] à quinze cents.

Deux mille vers, dix-huit cents, quinze cents, douze cents ; il n’importe. Ce ne sera pas trop de deux mille vers, s’ils sont bien faits, s’ils sont intéressants. Ce sera trop de douze cents, s’ils ennuient. Il est vrai que, depuis l’excellent Racine, nous avons eu des tragédies très-longues, et généralement très-mal écrites, qui ont eu de grands succès, soit par la force du sujet, soit par des vers heureux qui brillaient à travers la barbarie du style, soit encore par des cabales qui ont tant d’influence au théâtre. Mais il demeure toujours très-vrai que douze cents bons vers valent mieux que dix-huit cents vers obscurs, enflés, pleins de solécismes ou de lieux communs pires que des solécismes. Ils peuvent passer sur le théâtre à la faveur d’une déclamation imposante, mais ils sont à jamais réprouvés par tous les lecteurs judicieux.

Je viens à la seconde partie du poëme, qui sont les mœurs… Je ne puis comprendre comment on a voulu entendre, par ce mot de bonnes, qu’il faut qu’elles soient vertueuses.

Quand on dispute sur un mot, c’est une preuve que l’auteur ne s’est pas servi du mot propre. La plupart des disputes en tout genre ont roulé sur des équivoques. Si Aristote avait dit : Il faut que les mœurs soient vraies, au lieu de dire : Il faut que les mœurs soient bonnes, on l’aurait très-bien entendu. On ne niera jamais que Louis XI doive être peint violent, fourbe et superstitieux, soutenant ses imprudences par des cruautés ; Louis XII, juste envers ses sujets, faible avec les étrangers ; François Ier, brave, ami des arts et des plaisirs ; Catherine de Médicis, intrigante, perfide, cruelle. L’histoire, la tragédie, les discours publics, doivent représenter les mœurs des hommes telles qu’elles ont été.

La poésie [dit Aristote] est une imitation de gens meilleurs qu’ils n’ont été.

Meilleurs est encore ici une équivoque d’Aristote ; il entend qu’il faut un peu exagérer, dans la poésie ; que les hommes y doivent paraître plus grands, plus brillants qu’ils n’ont été. Il faut frapper l’imagination. Voilà pourquoi, dans la sculpture, on donnait aux héros une taille au-dessus du commun des hommes.

Il se pourrait que les mots grecs qui répondent chez Aristote à bon et à meilleur, ne signifiassent pas précisément ce que nous leur faisons signifier. Il n’y avait peut-être pas d’équivoque dans le texte grec, et il y en a dans le français.

C’est ce qui me fait douter si le mot grec ῥᾴθυμους a été rendu dans le sens d’Aristote par les interprètes.

Corneille n’a-t-il pas grande raison de traduire par débonnaires le mot grec si mal traduit par fainéants ? En effet, le caractère de mansuétude, de débonnaireté, est opposé à colère ; fainéant est opposé à laborieux.

Avouons ici que toutes ces dissertations ne valent pas deux bons vers du Cid, des Horaces, de Cinna.

Aristote… dit que la tragédie se peut faire sans mœurs.

Peut-être qu’Aristote entendait, par des tragédies sans mœurs, des pièces fondées uniquement sur des aventures funestes qui peuvent arriver à tous les personnages, soit qu’ils aient des passions ou qu’ils n’en aient pas ; soit qu’ils aient un caractère frappant, ou non. Le malheur d’Œdipe, par exemple, peut arriver à tout homme, indépendamment de son caractère et de ses mœurs.

Qu’une princesse, ayant appris la mort de son mari tué sur le rivage de la mer, aille lui dresser un tombeau, et qu’elle voie le corps de son fils étendu mort sur le même rivage : cela est déplorable et tragique, mais n’a aucun rapport à la conduite et aux mœurs de cette princesse.

Au contraire, les destinées d’Émilie, de Roxane, de Phèdre. d’Hermione, dépendent de leurs mœurs. Aussi les pièces de caractère sont bien supérieures à celles qui ne représentent que

des aventures fatales.

Il y a cette différence… entre le poëte dramatique et l’orateur, que celui-ci peut étaler son art… et que l’autre doit le cacher.

Grande règle, toujours observée par Racine et par Molière, rarement par d’autres. Il faut au théâtre, comme dans la société, savoir s’oublier soi-même. Corneille, qui aimait à disserter, rend quelquefois ses personnages trop dissertateurs ; et, surtout dans ses dernières pièces, il met le raisonnement à la place du sentiment.

La diction dépend de la grammaire.

Oui, et encore plus du génie, témoin les beaux vers de Corneille dans ses premières tragédies.

Le retranchement que nous avons fait des chœurs a retranché la musique de nos poëmes. Une chanson y a quelquefois bonne grâce.

Cela fut écrit avant que l’opéra fût à la mode en France. Depuis ce temps il s’est fait de grands changements. La musique s’est introduite avec beaucoup de succès dans de petites comédies, et ce nouveau genre de spectacle a pris le nom d’opéra-comique.

Je n’ai plus qu’à parler des parties de quantité, qui sont le prologue, l’épisode, l’exode, et le chœur, etc.

Il est difficile d’appliquer à notre usage le prologue, l’épisode, l’exode et le chœur des Grecs ; les Anglais ont un prologue et un épilogue, qui sont deux petites pièces de vers détachées dans la première, on demande l’indulgence des spectateurs pour la tragédie ou la comédie qu’on va jouer ; dans la seconde, on fait des plaisanteries, et surtout des allusions à tout ce qui a pu, dans la pièce, avoir quelque rapport aux mœurs de la nation et aux aventures de Londres. C’est une espèce de farce récitée par un seul acteur. Cette facétie n’est pas admise en France, et pourra l’être tant on aime, depuis quelque temps, à prendre les modes anglaises.

[Il faut] qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants, qu’il ne soit connu par le premier… Cette maxime est nouvelle et assez sévère, et je ne l’ai pas toujours gardée.

Cette maxime nouvelle, établie par Corneille, était très-judicieuse. Non-seulement il est utile, pour l’intelligence parfaite d’une pièce de théâtre, que tous les personnages essentiels soient annoncés dès le premier acte, mais cette sage précaution contribue à augmenter l’intérêt[3]. Le spectateur en attend avec plus d’émotion l’acteur qui doit servir au nœud, ou à le redoubler, ou à le dénouer, ne fût-il qu’un subalterne. Rien ne fait mieux voir combien Corneille avait approfondi tous les secrets de son art.

Molière, si admirable par la peinture des mœurs, par les tableaux de la vie humaine, par la bonne plaisanterie, a manqué à cette règle de Corneille. Dans la plupart de ses dénoûments, les personnages ne sont pas assez annoncés, assez préparés.

Quand je n’aurois point parlé de Livie dans [le premier acte de] Cinna, j’aurois pu la faire entrer au quatrième.

Il eût été mieux de ne point du tout faire paraître Livie. Elle ne sert qu’à dérober à Auguste le mérite et la gloire d’une belle action. Corneille n’introduisit Livie que pour se conformer à l’histoire, ou plutôt à ce qui passait pour l’histoire : car cette aventure ne fut d’abord écrite que dans une déclamation de Sénèque sur la clémence. Il n’était pas dans la vraisemblance qu’Auguste eût donné le consulat à un homme très-peu considérable dans la république, pour avoir voulu l’assassiner.

La conspiration de Cinna et la consultation d’Auguste, avec lui et Maxime, n’ont aucune liaison entre elles… bien que le résultat de l’une produise de beaux effets pour l’autre.

C’est un grand coup de l’art, en effet ; c’est une des beautés les plus théâtrales, qu’au moment où Cinna vient de rendre compte à Émilie de la conspiration, lorsqu’il a inspiré tant d’horreur contre les cruautés d’Auguste, lorsqu’on ne désire que la mort de ce triumvir, lorsque chaque spectateur semble devenir lui-même un des conjurés, tout à coup Auguste mande Cinna et Maxime les chefs de la conspiration. On craint que tout ne soit découvert, on tremble pour eux. Et c’est là cette terreur qui produit, dans la tragédie, un effet si admirable et si nécessaire.

Euripide a usé assez grossièrement [du prologue].

Toutes les tragédies d’Euripide commencent, ou par un acteur principal qui dit son nom au public, et qui lui apprend le sujet de la pièce, ou par une divinité qui descend du ciel pour jouer ce rôle, comme Vénus dans Phèdre et Hippolyte.

Iphigénie elle-même, dans la pièce d’Iphigénie en Tauride, explique d’abord le sujet du drame, et remonte jusqu’à Tantale dont elle fait l’histoire. Corneille a bien raison de dire que cet artifice est grossier. Ce qui est surprenant, c’est que ce défaut, qui semblerait venir de l’enfance de l’art, ne se trouve point dans Sophocle, un peu antérieur à Euripide. Ce sont toujours, dans les tragédies de Sophocle, les principaux acteurs qui expliquent le sujet de la pièce, sans paraître vouloir l’expliquer ; leurs desseins, leurs intérêts, leurs passions, s’annoncent de la manière la plus naturelle. Le dialogue porte l’émotion dans l’âme dès la première scène.

Plaute a cru remédier à ce désordre d’Euripide en introduisant un prologue détaché, etc.

Plaute fait encore pis : non-seulement il fait paraître d’abord Mercure dans l’Amphitryon pour annoncer le sujet de sa tragi-comédie, pour prévenir les spectateurs sur tout ce qu’il fera dans la pièce ; mais au troisième acte, il dépouille Jupiter de son rôle d’acteur. Ce Jupiter adresse la parole au public, l’instruit de tout, et lui annonce le dénoûment. C’est prendre assurément bien de la peine pour ôter aux spectateurs tout leur plaisir. Cependant la pièce plut beaucoup aux Romains, malgré ce défaut énorme, et malgré les basses plaisanteries qu’Horace condamne dans Plaute : tant le sujet d’Amphitryon est piquant, intéressant, et comique par lui-même.

Térence, qui est venu depuis lui, a gardé ces prologues, et en a changé la matière.

Les prologues de Térence sont dans un goût qui est encore imité par les Anglais. C’est un discours en vers adressé aux auditeurs pour se les rendre favorables. Ce discours était prononcé d’ordinaire par l’entrepreneur de la troupe. Aujourd’hui, en Angleterre, ces prologues sont toujours composés par un ami de l’auteur. Térence employa presque toujours ces prologues à se plaindre de ses envieux, qui se servaient contre lui des mêmes armes. Une telle guerre est honteuse pour les beaux-arts.

Ces prologues doivent avoir beaucoup d’invention, et je ne pense pas qu’on n’y puisse raisonnablement introduire que des dieux imaginaires de l’antiquité, qui ne laissent pas toutefois de parler des choses de notre temps, par une fiction poétique qui fait un grand accommodement de théâtre.

Il reste à savoir si ces fictions poétiques font au théâtre un accommodement si heureux ; le prologue de la Nuit et de Mercure, dans l’Amphitryon de Molière, réussit autant que la pièce même ; mais c’est qu’il est plein d’esprit, de grâces, et de bonnes plaisanteries. Le prologue d’Amadis fut regardé comme un chef-d’œuvre. On admira l’art avec lequel Quinault sut joindre l’éloge de Louis XIV avec le sujet de la pièce, la beauté des vers et celle de la musique. Le siècle de grandeur et de prospérité qui produisait ces brillants spectacles augmentait encore leur prix.

Aristote blâme fort les épisodes détachés.

Un épisode inutile à la pièce est toujours mauvais, et, en aucun genre, ce qui est hors d’œuvre ne peut plaire ni aux yeux, ni aux oreilles, ni à l’esprit. Nous avons dit ailleurs[4] que le Cid réussit malgré l’infante, et non pas à cause de l’infante. Corneille parle ici en homme modeste et supérieur.

Quoique… monsieur Tristan [auteur de Mariamne] eut bien mérité ce beau succès, par le grand effort d’esprit qu’il avoit fait à peindre les désespoirs d’Hérode, peut-être que l’excellence de l’acteur, qui en soutenoit le personnage, y contribuoit beaucoup.

La Mariamne de Tristan eut, en effet, longtemps une très-grande réputation. Nous avons entendu dire au comédien Baron que, lorsqu’il voulut débuter, Louis XIV lui faisait quelquefois réciter des vers de Mariamne. Les belles pièces de Corneille la firent enfin oublier.

DEUXIÈME DISCOURS.
DE LA TRAGÉDIE.

La tragédie a ceci de particulier que, par la pitié et la crainte, elle purge de semblables passions.

Nous avons dit un mot de cette prétendue médecine des passions[5] dans le Commentaire sur le premier discours. Nous pensons avec Racine, qui a pris le Phobos et l’Eleos pour sa devise, que, pour qu’un acteur intéresse, il faut qu’on craigne pour lui, et qu’on soit touché de pitié pour lui. Voilà tout. Que le spectateur fasse ensuite quelque retour sur lui-même, qu’il examine ou non quels seraient ses sentiments s’il se trouvait dans la situation du personnage qui l’intéresse ; qu’il soit purgé, ou qu’il ne soit pas purgé, c’est selon nous, une question fort oiseuse.

Paul Bény peut rapporter quinze opinions sur un sujet aussi frivole, et en ajouter encore une seizième cela n’empêchera pas que tout le secret ne consiste à faire de ces vers charmants tels qu’on en trouve dans le Cid (III, iv, et V, i) :

Va, je ne te hais point. — Tu le dois. — Je ne puis…
Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable ?
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.

Il n’y a point là de purgation. Le spectateur ne réfléchit point s’il aura besoin d’être purgé. S’il réfléchissait, le poëte aurait manqué son coup.

Et quocumque volent animum auditoris agunto[6].

Ce n’est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre ; celles des autres hommes y trouveroient place, s’il leur en arrivoi d’assez illustres… pour la mériter.

Rois, empereurs, princes, généraux d’armée, principaux chefs de république ; il n’importe. Mais il faut toujours, dans la tragédie, des hommes élevés au-dessus du commun ; non-seulement parce que le destin des États dépend du sort de ces personnages importants, mais parce que les malheurs des hommes illustres, exposés aux regards des nations, font sur nous une impression plus profonde que les infortunes du vulgaire.

Je doute beaucoup qu’un paysan de Leuctres, nommé Scédase, dont on a violé deux filles, fût un aussi beau sujet de tragédie que Cinna et Iphigénie. Le viol, d’ailleurs, a toujours quelque chose de ridicule, et n’est guère fait pour être joué que dans le beau lieu où l’on prétend que sainte Théodore fut envoyée, supposé que cette Théodore ait jamais existé, et que jamais les Romains aient condamné les dames à cette espèce de supplice, ce qui n’était assurément ni dans leurs lois ni dans leurs mœurs.

Il [Aristote] ne veut point qu’un homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur.

S’il était permis de chercher un exemple dans nos livres saints, nous dirions que l’histoire de Job est une espèce de drame, et qu’un homme très-vertueux y tombe dans les plus grands malheurs ; mais c’est pour l’éprouver, et le drame finit par rendre Job plus heureux qu’il n’a jamais été.

Dans la tragédie de Britannicus, si ce jeune prince n’est pas un modèle de vertu, il est du moins entièrement innocent ; cependant il périt d’une mort cruelle. Son empoisonneur triomphe. Cet événement est tout à fait injuste. Pourquoi donc Britannicus a-t-il eu enfin un si grand succès, surtout auprès des connaisseurs et des hommes d’État ? C’est par la beauté des détails, c’est par la peinture la plus vraie d’une cour corrompue. Cette tragédie, à la vérité, ne fait point verser de larmes, mais elle attache l’esprit, elle intéresse ; et le charme du style entraine tous les suffrages, quoique le nœud de la pièce soit très-petit, et que la fin, un peu froide, n’excite que l’indignation. Ce sujet était le plus difficile de tous à traiter, et ne pouvait réussir que par l’éloquence de Racine.

Il ne veut pas non plus qu’un méchant homme passe du malheur à la félicité.

Il y a de grands exemples de tragédies qui ont eu des succès permanents, et dans lesquelles cependant le vertueux périt indignement, et le criminel est au comble de la gloire ; mais au moins il est puni par ses remords. La tragédie est le tableau de la vie des grands ce tableau n’est que trop ressemblant quand le crime est heureux. Il faut autant d’art, autant de ressources, autant d’éloquence dans ce genre de tragédie, et peut-être plus que dans tout autre.

Un des interprètes d’Aristote veut qu’il n’ait parlé de cette purgation des passions dans la tragédie que parce qu’il écrivoit après Platon, qui bannit les poëtes tragiques de sa république, parce qu’ils les remuent trop fortement.

Après tout ce qu’a dit judicieusement Corneille sur les caractères vertueux ou méchants, ou mêlés de bien et de mal, nous penchons vers l’opinion de cet interprète d’Aristote, qui pense que ce philosophe n’imagina son galimatias de la purgation des passions que pour ruiner le galimatias de Platon, qui veut chasser la tragédie et la comédie, et le poëme épique, de sa république imaginaire. Platon, en rendant les femmes communes dans son Utopie, et en les envoyant à la guerre, croyait empêcher qu’on ne fit des poëmes pour une Hélène ; et Aristote, attribuant aux poëmes une utilité qu’ils n’ont peut-être pas, imaginait sa purgation des passions. Que résulte-t-il de cette vaine dispute ? Qu’on court à Cinna et à Andromaque sans se soucier d’être purgé.

Notre siècle les a vues [les conditions qu’Aristote demande] dans le Cid ; mais je ne sais s’il les a vues en beaucoup d’autres.

Le Cid, comme nous l’avons dit, n’est beau que parce qu’il est

très-touchant.

L’exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre théâtre.

Un martyr, qui ne serait que martyr, serait très-vénérable, et figurerait très-bien dans la Vie des Saints, mais assez mal au théâtre. Sans Sévère et Pauline, Polyeucte n’aurait point eu de succès.

S’il est bien amoureux… il peut s’emporter de colère et tuer dans un premier mouvement ; et l’ambition le peut engager dans un crime.

On s’intéresse pour un jeune criminel que la passion emporte, et qui avoue ses fautes, témoin Venceslas et Rhadamiste.

La perfection de la tragédie consiste… à exciter de la pitié et de la crainte, par le moyen d’un premier acteur, comme peut faire Rodrigue dans le Cid, et Placide dans Théodore.

Il est triste de mettre Placide à côté du Cid.

On désapprouve sa manière d’agir [de Félix] ; mais cette aversion… n’empêche pas que sa conversion miraculeuse, à la fin de la pièce, ne le réconcilie pleinement avec l’auditoire.

La conversion miraculeuse de Félix le réconcilie sans doute avec le ciel, mais point du tout avec le parterre.

Qu’un indifférent [dit Aristote] tue un indifférent, cela ne touche guère… d’autant qu’il n’excite aucun combat dans l’âme de celui qui fait l’action.

Aristote montre ici un jugement bien sain, et une grande connaissance du cœur de l’homme. Presque toute tragédie est froide sans les combats des passions.

Disons donc qu’elle [cette condamnation] ne doit s’entendre que de ceux qui connoissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les y oblige.

Il nous semble qu’on ne peut mieux expliquer ce qu’Aristote a dû entendre. Si un homme commence une action funeste et ne l’achève pas sans avoir un motif supérieur et tragique qui le force, il n’est alors qu’inconstant et pusillanime ; il n’inspire que le mépris. Il faut, ou que la nature ou la gloire l’arrête, et un tel dénoûment peut faire un très-bel effet ; ou bien le crime commencé par lui est puni avant d’être achevé, et le spectateur est

encore plus content.

Le poëme entier d’Œdipe en excite peut-être autant [de commisération] que le Cid ou Rodogune ; mais il en doit une partie à Dircé.

Il est toujours étonnant que Corneille ait cru que sa Dircé ait pu faire quelque sensation dans son Œdipe.

Cela se voit manifestement en la Mort de Crispe, faite par un de leurs plus beaux esprits, Jean-Baptiste Ghirardelli… L’auteur a dédaigné de traiter ce sujet comme l’a traité de notre temps le P. Stephonius, jésuite.

On ne connaît plus guère la Mort de Crispe (Il Costantino), de Jean-Baptiste-Philippe Ghirardelli, et pas davantage celle du jésuite Stephonius[7]. Mais il est clair qu’il n’y a presque rien de tragique dans cette pièce, si Constantin ne connaît pas son fils, s’il n’y a point dans son cœur de combats entre la nature et la vengeance.

J’estime donc… qu’il n’y a aucune liberté d’inventer la principale action, mais qu’elle doit être tirée de l’histoire ou de la fable.

C’est ici une grande question : s’il est permis d’inventer le sujet d’une tragédie ? Pourquoi non, puisqu’on invente toujours les sujets de comédie. Nous avons beaucoup de tragédies de pure invention, qui ont eu des succès durables à la représentation et à la lecture. Peut-être même ces sortes de pièces sont plus difficiles à faire que les autres. On n’y est pas soutenu par cet intérêt qu’inspirent les grands noms connus dans l’histoire, par le caractère des héros déjà tracé dans l’esprit du spectateur. Il est au fait avant qu’on ait commencé. Vous n’avez nul besoin de l’instruire, et s’il voit que vous lui donniez une copie fidèle du portrait qu’il a déjà dans la tête, il vous en tient compte ; mais dans une tragédie où tout est inventé, il faut annoncer les lieux, les temps, et les héros ; il faut intéresser pour des personnages dont votre auditoire n’a aucune connaissance : la peine est double ; et si votre ouvrage ne transporte pas l’âme, vous êtes doublement condamné. Il est vrai que le spectateur peut vous dire : Si l’événement que vous me présentez était arrivé, les historiens en auraient parlé. Mais il peut en dire autant de toutes les tragédies historiques dont les événements lui sont inconnus : ce qui est ignoré, et ce qui n’a jamais été écrit, sont pour lui la

même chose. Il ne s’agit ici que d’intéresser.

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher[8].

Il ne faut pas sans doute choquer l’histoire connue, encore moins les mœurs des peuples qu’on met sur la scène. Peignez ces mœurs, rendez votre fable vraisemblable, qu’elle soit touchante et tragique, que le style soit pur, que les vers soient beaux ; et je vous réponds que vous réussirez.

Les apparitions de Vénus et d’Éole ont eu bonne grâce dans Andromède.

Pas si bonne grâce.

Qu’auroit-on dit si, pour démêler Héraclius d’avec Martian, après la mort de Phocas, je me fusse servi d’un ange ?

Nous avouons ingénument que nous aimerions presque autant un ange descendant du ciel que le froid procès par écrit qui suit la mort de Phocas, et qu’on débrouille à peine par une ancienne lettre de l’impératrice Constantine ; lettre qui pourrait encore produire bien des contestations.

Louis Racine, fils du grand Racine, a très-bien remarqué les défauts de ce dénoûment d’Héraclius, et de cette reconnaissance qui se fait après la catastrophe ; nous avons toujours été de son avis sur ce point : nous avons toujours pensé qu’un dénoûment doit être clair, naturel, touchant ; qu’il doit être, s’il se peut, la plus belle situation de la pièce. Toutes ces beautés sont réunies dans Cinna. Heureuses les pièces où tout parle au cœur, qui commencent naturellement, et qui finissent de même !

Je ne condamnerai jamais personne pour en avoir inventé ; mais je ne me le permettrai jamais.

Nous ne voyons pas pourquoi Corneille ne se serait pas permis une tragédie dans laquelle un père reconnaîtrait un fils après l’avoir fait périr. Il nous semble qu’un tel sujet pourrait produire un très-beau cinquième acte. Il inspirerait cette crainte et cette pitié qui sont l’âme du spectacle tragique.

Aristote… dit qu’il ne faut pas changer les sujets reçus.

Nous pensons qu’on pourrait changer quelques circonstances principales dans les sujets reçus, pourvu que ces circonstances changées augmentassent l’intérêt, loin de le diminuer.

Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas[9].

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi[10].

Médée ne doit point tuer ses enfants devant des mères qui s’enfuiraient d’horreur. Un tel spectacle révolterait des cannibales et des inquisiteurs même. Cadmus ne peut guère être changé en serpent qu’à l’Opéra. Nous aurions souhaité qu’Horace eût dit aversor et odi, au lieu de incredulus odi : car le sujet de ces pièces étant connu et reçu de tout le monde, la fable passant pour une vérité, le spectateur n’est point incredulus ; mais il est révolté, il recule, il fuit à l’aspect de deux figures d’enfant qu’on met à la broche. A l’égard de la métamorphose de Cadmus en serpent, et de Progné en hirondelle, c’étaient encore des fables qui tenaient lieu d’histoire. Mais l’exécution de ces prodiges serait d’une telle difficulté, et l’exécution même la plus heureuse serait si puérile et si ridicule, qu’elle ne pourrait amuser que des enfants et de vieilles imbéciles.

Aristote… nous apprend que le poëte n’est pas obligé de traiter les choses comme elles se sont passées, mais comme elles ont pu ou dû se passer selon le vraisemblable ou le nécessaire.

Tout ce que dit ici Corneille sur l’art de traiter des sujets terribles, sans les rendre trop atroces, est digne du père et du législateur du théâtre ; et ce qu’il propose sur la manière de sauver l’horreur du parricide d’Oreste et d’Électre est si judicieux que les poëtes qui, depuis lui, ont manié ce sujet si cher à l’antiquité, se sont absolument conformés aux conseils qu’il donne.

A l’égard du conseil d’Aristote, de représenter les événements selon le vraisemblable ou le nécessaire, voici comment nous entendons ces paroles. Choisissez la manière la plus vraisemblable, pourvu qu’elle soit tragique et non révoltante ; et, si vous ne pouvez concilier ces deux choses, choisissez la manière dont la catastrophe doit arriver nécessairement, par tout ce qui aura été annoncé dans les premiers actes.

Par exemple, vous mettez sur le théâtre le malheur d’Œdipe, il faut que ce malheur arrive : voilà le nécessaire. Un vieillard lui apprend qu’il est incestueux et parricide, et lui en donne de funestes preuves : voilà le vraisemblable.

On peut m’objecter que le même philosophe dit qu’au regard de la poésie on doit préférer l’impossible croyable au possible incroyable, etc.

Il nous semble que Corneille aurait pu s’épargner toutes les peines qu’il prend pour concilier Aristote avec lui-même. Nous n’entendons point ce que c’est que l’impossible croyable et le possible incroyable. On a beau donner la torture à son esprit, l’impossible ne sera jamais croyable ; l’impossible, selon la force du mot, est ce qui ne peut jamais arriver. C’est abuser de son esprit que d’établir de telles propositions ; c’est en abuser encore de vouloir les expliquer. C’est vouloir plaisanter de dire que, quand une chose est faite, il est impossible qu’elle ne soit pas faite, et qu’on n’y peut rien changer. Ces questions sont de la nature de celles qu’on agitait dans les écoles, si Dieu pouvait se changer en citrouille, et si, en montant à une échelle, il pouvait se casser le cou.

J’ai fait voir qu’il y a des choses sur qui nous n’avons aucun droit ; et pour celles où ce privilège peut avoir lieu, il doit être plus ou moins resserré, selon que les sujets sont plus ou moins connus.

Voilà tout le précis de cette dissertation ne changez rien d’important dans la mort de Pompée, parce qu’elle est connue de tout le monde ; changez, imaginez tout ce qu’il vous plaira dans l’histoire de Pertharite et de don Sanche d’Aragon, parce que ces gens-là ne sont connus de personne.

TROISIÈME DISCOURS.
DES TROIS UNITÉS. D’ACTION, DE JOUR, ET DE LIEU.

Je tiens donc… que l’unité d’action consiste dans la comédie en l’unité d’intrigue, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs ; et en l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte.

Nous pensons que Corneille entend ici, par unité d’action et d’intrigue, une action principale à laquelle les intérêts divers et les intrigues particulières sont subordonnés, un tout composé de plusieurs parties qui toutes tendent au même but. C’est un bel édifice, dont l’œil embrasse toute la structure, et dont il voit avec plaisir les différents corps.

Il condamne, avec une noble candeur, la duplicité d’action dans ses Horaces, et la mort inattendue de Camille, qui forme une pièce nouvelle. Il pouvait ne pas citer Théodore. Ce n’est pas la double action, la double intrigue, qui rend Théodore une mauvaise tragédie ; c’est le vice du sujet, c’est le vice de la diction et des sentiments, c’est le ridicule de la prostitution.

Il y a manifestement deux intrigues dans l’Andromaque de Racine : celle d’Hermione, aimée d’Oreste et dédaignée de Pyrrhus ; celle d’Andromaque, qui voudrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d’Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemble que, si la pièce n’était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d’amour, plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français.

Nous avons déjà dit[11] que dans la Mort de Pompée il y a trois à quatre actions, trois à quatre espèces d’intrigues mal réunies. Mais ce défaut est peu de chose, en comparaison des autres qui rendent cette tragédie trop irrégulière. Le célèbre Caton d’Addison pêche par la multiplicité des actions et des intrigues, mais encore plus par l’insipidité des froids amours, et d’une conspiration en masque. Sans cela Addison aurait pu, par l’éloquence de son style noble et sage, réformer le théâtre anglais.

Corneille a raison de dire qu’il ne doit y avoir qu’une action complète. Nous doutons qu’on ne puisse y parvenir que par plusieurs autres actions imparfaites. Il nous semble qu’une seule action sans aucun épisode, à peu près comme dans Athalie, serait la perfection de l’art.

Il y a grande différence [dit Aristote] entre les événements qui viennent les uns après les autres, et ceux qui viennent les uns à cause des autres.

Cette maxime d’Aristote marque un esprit juste, profond et clair. Ce ne sont pas là des sophismes et des chimères à la Platon. Ce ne sont pas là des idées archétypes.

La liaison des scènes… est un grand ornement dans un poëme.

Cet ornement de la tragédie est devenu une règle, parce qu’on a senti combien il était devenu nécessaire.

Je n’ai pas besoin de contredire Aristote pour me justifier sur cet article [le char de Médée].

Que devons-nous dire de tout ce morceau précédent ? Applaudir au bon sens de Corneille autant qu’à ses grands talents.

Aristote n’en prescrit point le nombre [des actes] ; Horace le borne à cinq, etc.

Cinq actes nous paraissent nécessaires : le premier expose le lieu de la scène, la situation des héros de la pièce, leurs intérêts, leurs mœurs, leurs desseins ; le second commence l’intrigue ; elle se noue au troisième ; le quatrième prépare le dénoûment, qui se fait au cinquième. Moins de temps précipiterait trop l’action, plus d’étendue l’énerverait. Il en est comme d’un repas d’appareil : s’il dure trop peu, c’est une hâlte ; s’il est trop long, il ennuie et il dégoûte.

Il faut, s’il se peut, y rendre raison de l’entrée et de la sortie de chaque acteur.

La règle qu’un personnage ne doit ni entrer ni sortir sans raison est essentielle ; cependant on y manque souvent. Il faut un dessein dans chaque scène, et que toutes augmentent l’intérêt, le nœud et le trouble. Rien n’est plus difficile et plus rare.

Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle, et capable de plaire sans le secours des comédiens et hors de la représentation.

Aristote avait donc beaucoup de goût. Pour qu’une pièce de théâtre plaise à la lecture, il faut que tout y soit naturel, et qu’elle soit parfaitement écrite. Il y a quelques fautes de style dans Cinna. On y a découvert aussi quelques défauts dans la conduite et dans les sentiments ; mais, en général, il y règne une si noble simplicité, tant de naturel, tant de clarté, le style a tant de beautés, qu’on lira toujours cette pièce avec intérêt et avec admiration. Il n’en sera pas de même d’Héraclius et de Rodogune ; elles réussiront moins à la lecture qu’au théâtre. La diction, dans Héraclius, n’est souvent ni noble ni correcte ; l’intrigue fait peine à l’esprit, la pièce ne touche point le cœur. Rodogune, jusqu’au cinquième acte, fait peu d’effet sur un lecteur judicieux qui a du goût. Quelquefois une tragédie dénuée de vraisemblance et de raison charme à la lecture par la beauté continue du style, comme la tragédie d’Esther. On rit du sujet, et on admire l’auteur. Ce sujet, en effet, respectable dans nos saintes Écritures, révolte l’esprit partout ailleurs. Personne ne peut concevoir qu’un roi soit assez sot pour ne pas savoir, au bout d’un an, de quel pays est sa femme, et assez fou pour condamner toute une nation à la mort parce qu’on n’a pas fait la révérence à son ministre. L’ivresse de l’idolâtrie pour Louis XIV, et la bassesse de la flatterie pour Mme de Maintenon, fascinèrent les yeux à Versailles. Ils furent éclairés au théâtre de Paris. Mais le charme de la diction est si grand que tous ceux qui aiment les vers en retiennent par cœur plusieurs de cette pièce. C’est ce qui n’est arrivé à aucune des vingt dernières pièces de Corneille. Quelque chose qu’on écrive, soit vers, soit prose, soit tragédie ou comédie, soit fable ou sermon, la première loi est de bien écrire.

La règle de l’unité de jour a son fondement sur ce mot d’Aristote : que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, etc.

L’unité de jour a son fondement, non-seulement dans les préceptes d’Aristote, mais dans ceux de la nature. Il serait même très-convenable que l’action ne durât pas en effet plus longtemps que la représentation, et Corneille a raison de dire que sa tragédie de Cinna jouit de cet avantage.

Il est clair qu’on peut sacrifier ce mérite à un plus grand, qui est celui d’intéresser. Si vous faites verser plus de larmes, en étendant votre action à vingt-quatre heures, prenez le jour et la nuit : mais n’allez pas plus loin. Alors l’illusion serait trop détruite.

Si nous ne pouvons la renfermer [l’action] dans deux heures, prenons-en quatre, six, dix ; mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre heures, de peur de tomber dans le dérèglement, etc.

Nous sommes entièrement de l’avis de Corneille dans tout ce qu’il dit de l’unité de jour.

Je souhaiterois, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce qu’on fait représenter devant lui en deux heures se pût passer en effet en deux heures, et que ce qu’on lui fait voir sur un théâtre qui ne change point pût s’arrêter dans une chambre ou dans une salle… Mais souvent cela… est malaisé, pour ne pas dire impossible… etc.

Nous avons dit ailleurs[12] que la mauvaise construction de nos théâtres, perpétuée depuis nos temps de barbarie jusqu’à nos jours, rendait la loi de l’unité de lieu presque impraticable. Les conjurés ne peuvent pas conspirer contre César dans sa chambre ; on ne s’entretient pas de ses intérêts secrets dans une place publique ; la même décoration ne peut représenter à la fois la façade d’un palais et celle d’un temple. Il faudrait que le théâtre fit voir aux yeux tous les endroits particuliers où la scène se passe, sans nuire à l’unité de lieu ; ici une partie d’un temple, là le vestibule d’un palais, une place publique, des rues dans l’enfoncement : enfin tout ce qui est nécessaire pour montrer à l’œil tout ce que l’oreille doit entendre. L’unité de lieu est tout le spectacle que l’œil peut embrasser sans peine.

Nous ne sommes point de l’avis de Corneille, qui veut que la scène du Menteur soit tantôt à un bout de la ville, tantôt à l’autre. Il est très-aisé de remédier à ce défaut en rapprochant les lieux. Nous ne supposons pas même que l’action de Cinna puisse se passer d’abord dans la maison d’Émilie, et ensuite dans celle d’Auguste. Rien n’était plus facile que de faire une décoration qui représentât la maison d’Émilie, celle d’Auguste, une place, des rues de Rome.

Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions, ou, si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l’art ; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point qu’il ne soit aisé d’en trouver de meilleurs moyens, etc.

Après les exemples que Corneille donna dans ses pièces, il ne pouvait guère donner de préceptes plus utiles que dans ces discours.


  1. Andromède est de Corneille ; Phaéton est de Quinault.
  2. Boileau, Art poét., III, 157-158.
  3. Voyez les remarques sur Héraclius, II, i, et sur Don Sanche d’Aragon, I, i.
  4. Préface d’Œdipe, de 1730.
  5. Voyez page 349.
  6. Horace, De Arte poet., 100.
  7. La pièce de Ghirardelli est intitulée Il Costantino ; elle est en italien. et de 1653. Celle du P. Stephonius a pour titre Crispus ; elle est en latin, et a été imprimée à Pont-à-Mousson dès 1602 ; il y a d’autres éditions. (B.)
  8. Boileau, Art poétique, III, 26.
  9. Horace, De Arte poetica, 10.
  10. Horace, De Arte poetica, 188.
  11. Préface d’Œdipe, de 1760 ; et tome XXXI, pages 455, 478.
  12. Dans les remarques sur Cinna, II, i : et dans les préliminaires du Cid, tome XXXI, page 212.