Religion et Évolution/Conférence I

Traduction par Camille Bos.
Schleicher frères (p. 7-41).

I

Première Conférence de Berlin.

14 avril 1905.

La lutte soulevée par l’idée de la création. — Théorie de la descendance et dogme de l’Église.

« L’histoire de la théorie de la descendance n’est pas seulement l’histoire de la Réforme opérée par les sciences naturelles, c’est en même temps un fragment de l’histoire de la civilisation humaine, au sens le plus large du mot. — Par la théorie de la descendance, l’Église s’est vue menacée dans sa puissance. Car tous ces beaux contes et toutes ces belles légendes qui, comme les rejetons du lierre ou les pampres de la vigne, se cramponnaient avec leur splendeur luxuriante aux murailles grises de vétusté que leur offrait le récit mosaïque de la création : tous ces thèmes d’une croyance enfantine ont été reniés par la science. C’est pourquoi le mot d’ordre de l’Église est, depuis 1859 : « Guerre à cette doctrine ! » Pour la science, le débat est depuis longtemps tranché ; la descendance est un fait, au sujet duquel aucun naturaliste compétent n’exprime plus de doute. »

Arnold Dodel, 1895.
(« Moïse ou Darwin ? » Problème pédagogique).
Mesdames et Messieurs,

Le grand combat livré autour de la notion d’évolution nous apparaît comme une des caractéristiques essentiellement importantes de la vie intellectuelle au cours du siècle qui vient de s’écouler. Sans doute, depuis plusieurs milliers d’années, des penseurs éminents et isolés parlaient du développement naturel de toutes choses ; déjà même ils avaient recherché en partie les lois qui régissent le devenir et la disparition du monde, l’apparition de la terre et de ses habitants ; il n’est pas jusqu’aux poëmes sur la création, jusqu’aux mythes des anciennes religions où l’on ne démêle quelque chose de ces conceptions génétiques. Mais l’idée d’évolution n’a trouvé qu’au cours du xixe siècle une forme précise et une légitimation scientifique fournie par diverses branches de la connaissance, — et ce n’est que dans le dernier tiers du siècle que cette idée a été universellement admise. Les liens étroits que la preuve de la solidarité dans le développement historique a établis, entre les diverses branches de la science, leur unification par la philosophie moniste : tout cela est même une conquête qui ne remonte pas au-delà de quelques dizaines d’années.

La grande majorité des conceptions primitives que l’homme réfléchi s’est faites du devenir et de l’essence du monde, ainsi que de son propre organisme, sont encore bien éloignées de l’idée d’autodéveloppement. Ces conceptions ont, au contraire, abouti à des mythes plus ou moins obscurs, relatifs à la création et dans lesquels prédominait la croyance à un créateur personnel. De même que l’homme fabrique ses armes et les ustensiles dont il a besoin, qu’il construit des maisons et des barques avec intelligence et selon un plan, — de même, le Créateur devait avoir fait surgir le monde et ses habitants, grâce à son ingéniosité et à sa raison, conformément à un plan précis. Parmi les nombreux mythes qui tendent à implanter ces vues, le récit mosaïque de la création, tiré en grande partie par les sémites des sources babyloniennes et appuyé par l’autorité universelle de la Bible, — a exercé sur l’Europe civilisée la plus grande influence. C’est une conséquence naturelle de ces doctrines religieuses que la croyance au miracle, qui s’y rattache étroitement, soit apparue de bonne heure et se soit opposée à l’idée d’évolution, telle que l’entend la philosophie, dans sa recherche indépendante : d’une part, dans le dogme religieux triomphant, le monde surnaturel, le miracle, la téléologie — de l’autre, dans la théorie évolutionniste qui s’efforce de naître, rien que la loi naturelle, la raison pure, la causalité mécanique. À mesure que cette théorie a gagné, dans les derniers temps, en valeur et en importance, elle a dû se poser en adversaire de la première[1].

Si nous jetons un regard rapide sur les divers domaines dans lesquels l’idée d’évolution a été scientifiquement appliquée, nous constaterons que c’est d’abord le Cosmos tout entier qu’on a envisagé dans son unité, puis est venu le tour de la terre, troisièmement enfin, celui de la vie organique sur cette terre puis on est passé à l’homme qui en est le plus haut produit, et cinquièmement à l’âme, être immatériel de nature spéciale. Les études évolutionnistes, considérées historiquement, se développent donc dans l’ordre suivant : études cosmologiques, géologiques, biologiques, anthropologiques et psychologiques.

La première vaste théorie évolutionniste, dans le domaine cosmologique, a été posée en 1755, par notre célèbre philosophe critique, Emmanuel Kant, dans sa belle œuvre de jeunesse intitulée : Histoire naturelle du monde et théorie du Ciel, ou Essai sur la composition et l’origine mécanique du Cosmos, d’après les principes newtoniens. Cette œuvre remarquable parut anonyme, elle était dédiée à Frédéric le Grand, mais elle ne parvint jamais à sa connaissance ; elle fut d’ailleurs peu remarquée, bientôt complètement oubliée, jusqu’à ce que, quatre-vingt-dix ans plus tard, Alexandre de Humboldt la tirât de cet oubli. Remarquez bien que, dans le titre, l’auteur insiste sur l’origine mécanique du monde et les principes newtoniens de son explication, c’est-à-dire que le caractère rigoureusement moniste de la cosmogonie tout entière et la valeur absolue des lois de la nature sont clairement exprimés. Sans doute, Kant, dans ce livre, parle beaucoup de Dieu, de sa sagesse et de sa toute-puissance ; mais cette dernière se borne, au fond, à ceci, que Dieu a créé une fois pour toutes les lois fixes et invariables de la nature et qu’actuellement, lié par elles, il n’exerce son action universelle que par l’entremise de ces lois par lui créées. Le dualisme, qui apparaîtra plus tard d’une manière si caractéristique chez le philosophe de Koenigsberg, ne joue encore ici qu’un rôle insignifiant.

Quarante ans plus tard, l’explication naturelle du développement cosmique apparaît, plus claire et plus conséquente, rigoureusement fondée, en outre, sur les mathématiques, dans l’œuvre admirable qu’est la Mécanique Céleste de Pierre Laplace ; son livre populaire, l’Exposition du système du monde (1796) ébranla jusque dans leur base les mythes universellement admis au sujet de la création — en particulier la version mosaïque de la Bible. Aussi, lorsque Napoléon Ier demandait à Laplace, son ministre de l’intérieur, fait par lui comte et président du Sénat : « Où donc, dans votre système, reste-t-il place pour Dieu ? », son interlocuteur se montrait-il franc et conséquent avec lui-même en répondant simplement : « Sire, je n’ai pas besoin de cette hypothèse que rien ne justifie. » (Comme il y a parfois d’étranges ministres[2] !) La clairvoyance de l’Église catholique eut naturellement bientôt fait de reconnaître que cette théorie moniste du développement cosmique, désormais partout admise, détrônait le créateur personnel et détruisait le mythe de la création ; mais elle se comporta, au contraire, comme elle avait fait deux ans plus tôt vis-à-vis de l’invincible système de Copernic, étroitement lié aux doctrines du jour ; elle chercha autant que possible à taire la vérité, ou à la combattre avec les méthodes jésuitiques connues, et enfin à se tenir prête. Si, de nos jours, l’Église souveraine tolère en silence le système de Copernic et la Cosmogonie de Laplace, si elle ne les combat plus, c’est en partie parce qu’elle a le sentiment de son impuissance intellectuelle, en partie parce qu’elle présume avec raison que les masses stupides ne réfléchissent guère sur de si graves sujets.

Pour se faire une idée nette et une opinion arrêtée au sujet de ce développement cosmique suivant les lois naturelles, au sujet de « l’apparition et de la disparition » de millions de soleils et d’étoiles, il est nécessaire de posséder non seulement certaines connaissances astronomiques et physiques, mais encore d’être rompu aux mathématiques et d’avoir l’imagination vive. La loi d’évolution nous apparaît bien plus simple, bien plus facile à saisir dans la géologie. Car toute averse, toute agitation de la mer, la moindre irruption volcanique, la moindre pierre éboulée nous convainquent déjà immédiatement des modifications qui se produisent sans cesse à la surface de la terre.

Mais la portée historique de ces modifications n’a été bien entrevue qu’en 1822, par Charles de Hoff, à Gotha et c’est seulement en 1830 que le grand géologue anglais, Charles Lyell, a posé les bases de la géologie moderne, laquelle explique par des causes naturelles la production et la constitution de l’écorce terrestre, la formation des montagnes et les périodes qu’a traversées la terre — montrant ces phénomènes dans leur solidarité constante[3]. L’immense épaisseur des couches de terrain qui renfermaient les restes pétrifiés d’organismes disparus, a révélé la durée inouïe, longue de plusieurs millions d’années, des périodes pendant lesquelles ces terrains de sédiment ont été déposés par les eaux. Mais, à elle seule, la durée de la période organique de l’histoire de la terre, c’est-à-dire la longueur du temps pendant lequel les êtres vivants, animaux et plantes, se sont développés à la surface de la terre, doit être évaluée à plus de cent millions d’années. Ces données géologiques et paléontologiques ont détruit la légende courante au sujet de l’œuvre des six jours, accomplie par un Créateur personnel. Néanmoins de nombreuses tentatives ont été faites et se poursuivent aujourd’hui encore, pour concilier le récit de Moïse sur la création surnaturelle, avec la géologie moderne (surtout en Angleterre[4]). Mais sur ce point encore, tous les efforts de l’Église ont échoué. Remarquons en passant que l’étude de la géologie, les réflexions qu’elle fait naître au sujet de la durée énorme des périodes du développement cosmique, l’accoutumance aux simples causes mécaniques qui le modifient sans cesse, tout cela est de la plus haute importance pour le progrès des lumières. Cependant (ou peut-être à cause même de cela ?) aujourd’hui encore, dans la plupart des écoles, l’enseignement de la géologie est négligé, sinon complètement absent. Il n’en est pas moins particulièrement propre (rattaché à la géographie), à élargir le cercle de la culture générale et à familiariser l’enfant, de bonne heure, avec l’idée d’évolution. Un homme cultivé, qui connaît les éléments de la géologie, n’éprouvera jamais d’ennui, car il trouvera partout, dans la nature qui l’environne, dans la pierre aussi bien que dans l’eau, dans la plaine aride aussi bien que dans la montagne, des objets instructifs qui le conduiront à réfléchir[5].

Le processus de l’évolution est plus difficilement abordable dans la nature organique. Mais ici il faut distinguer, dans le développement biologique, deux séries différentes de phénomènes, entre lesquelles seule la loi fondamentale biogénétique formulée par nous (1866) établit un étroit rapport causal : la plus ancienne est l’ontogénie, la plus jeune, la phylogénie. Il y a quarante ans encore, on entendait par « Histoire du développement » l’embryologie exclusivement, c’est-à-dire un chapitre seulement de cette science ; on examinait au microscope les processus merveilleux par lesquels, de la simple semence des plantes, ou de l’œuf de l’oiseau sort la structure compliquée de la plante ou de l’animal entièrement développés. Jusqu’au début du dix-neuvième siècle a régné une opinion erronée suivant laquelle ces êtres, d’une merveilleuse complexité, existeraient déjà, préformés, dans l’œuf, chacun des nombreux organes n’ayant plus qu’à croître et à prendre en se « développant » (evolutio) sa forme individuelle, pour entrer en fonction. En vain, un naturaliste allemand de génie G. F. Wolff, (le fils d’un tailleur de Berlin), avait-il montré, dès 1759 ce qu’avait d’erroné cette « théorie de la préformation ». Il avait fait voir, dans sa thèse de doctorat, que l’œuf de poule (dont on se sert le plus souvent et qui offre le plus de facilité pour ces recherches), ne présente au début, aucune trace de ce que sera plus tard le corps de l’oiseau, de ses os ou de ses muscles, de ses nerfs ou de ses plumes, mais au lieu de tout cela un petit disque rond formé seulement de deux minces feuillets superposés. Wolff avait, en outre, montré que ces éléments très simples engendrent peu à peu les divers organes et qu’on peut suivre pas à pas la série de ces réelles néoformations. Mais ces découvertes si importantes et la « théorie de l’épigénèse » qu’elles étayaient et dont la vérité était tirée de la nature demeurèrent cinquante ans méconnues et furent repoussées par les autorités. C’est seulement après qu’Oken, d’Iéna (1806), eût à son tour constaté ces faits importants, que Pander eût examiné de plus près les feuillets germinatifs, et qu’enfin Ch. E. von Baer dans son ouvrage classique sur l’embryologie animale eût allié « l’observation à la réflexion », — que l’embryologie parvint au rang de science distincte et solidement fondée empiriquement.

Elle obtint peu après, en botanique, une légitime consécration, due surtout à M. Schleiden, d’Iéna, ce naturaliste ingénieux qui, en fondant la Théorie cellulaire (1838), donna à la biologie tout entière une base nouvelle. Mais c’est seulement vers le milieu du dix-neuvième siècle qu’on en vint graduellement à reconnaître ce fait important que l’œuf des plantes et des animaux n’est autre chose, lui aussi, qu’une simple cellule, et que cet « organisme élémentaire » est la source d’où sortent peu à peu, par épigénèse, après de nombreuses subdivisions des cellules, après une division du travail poussée très avant, les tissus et les organes ultérieurs. Un dernier pas, le plus important, conduisit à la conviction qu’en vertu des mêmes lois, notre organisme humain, lui aussi, provient de l’ovule (que Baer n’avait découvert qu’en 1827), — et que son mode particulier de développement embryologique est le même que celui des autres mammifères, en particulier des singes. Chacun de nous, au commencement de son existence individuelle, était une simple sphère de plasma, d’un quart de millimètre de diamètre, enfermée dans une enveloppe et contenant au centre un noyau solide ; c’est là tout. Grâce à ces importantes découvertes embryologiques, les hypothèses relatives à la nature de l’organisme humain, auxquelles l’anatomie comparée avait depuis longtemps conduit, se trouvèrent confirmées : on acquit la conviction que le corps humain est construit absolument comme celui de tous les autres mammifères et qu’il provient, de la même manière, de la simple cellule œuf. D’ailleurs, dans son œuvre capitale, le « système de la nature » (1735), Linné avait déjà assigné à l’homme sa place dans la classe des mammifères.

À l’inverse de ces faits embryologiques, qu’on peut observer immédiatement, les données de la phylogénie, qui seuls fournissent la véritable explication des précédents, échappent en grande partie à notre observation directe. Comment sont apparues, au début, les innombrables espèces d’animaux et de plantes ? Comment peut-on s’expliquer les merveilleux rapports de parenté qui relient les espèces voisines en genres, ceux-ci en classes ? Linné se contente encore de résoudre cette question par le miracle de la création, s’appuyant sur le dogme courant de la tradition mosaïque : « Il y a autant d’espèces différentes d’animaux et de plantes, que Dieu, à l’origine, à créé de types différents. » La première réponse scientifique est due au grand naturaliste français Lamarck (1809) ; dans sa profonde Philosophie zoologique, il enseignait que les ressemblances de forme et de structure entre les groupes d’espèces proviennent d’une parenté d’origine et que la totalité des êtres organisés descendent d’un petit nombre de formes primitives extrêmement simples (peut-être même d’une seule) ; ces formes primitives seraient issues, par génération spontanée, de la substance inorganique. Les ressemblances entre espèces voisines s’expliqueraient par l’hérédité, certaines formes ancestrales ayant été communes, — les dissemblances, par l’adaptation à des conditions de vie différentes et par l’activité variée des organes particuliers susceptibles de transformation. L’espèce humaine, elle aussi, se serait produite de cette manière : par la transformation d’une série d’ancêtres mammifères, en particulier de primates de l’espèce simiesque.

Ces vues géniales de Lamarck, qui nous rendent compréhensible le domaine tout entier des merveilles de la vie organique et dont le plus grand de nos poètes et de nos penseurs, Goethe, s’est beaucoup rapproché dans ses recherches personnelles — ont permis d’établir la théorie fondamentale que nous appelons aujourd’hui théorie de la descendance, ou encore transformisme. Mais le perspicace Lamarck — comme cinquante ans auparavant G. F. Wolff — était venu un demi-siècle trop tôt ; sa théorie ne fit aucune impression et fut bientôt complètement oubliée.

Elle ne fut ramenée au jour qu’en 1859, par le génial Charles Darwin qui, lui-même, était né l’année où paraissait la Philosophie zoologique. Le contenu de ses doctrines et le succès de ce que nous appelons depuis quarante-six ans le darwinisme (au sens large du mot), sont choses si universellement connues que nous n’avons pas besoin d’y insister davantage. Nous voudrions seulement faire remarquer que l’immense succès de ces œuvres de Darwin, qui font époque, tient à deux raisons différentes : la première c’est que le naturaliste anglais a mis à profit, dans la plus ingénieuse des combinaisons, un trésor inouï de matériaux empiriques, accumulés depuis cinquante ans et qui lui a fourni une démonstration en règle de la théorie de la descendance ; la seconde, c’est qu’il a complété cette théorie par une autre, à lui propre, la théorie de la sélection naturelle. Cette théorie de la sélection, qui fournit de la transformation de l’espèce une explication causale, est à proprement parler la seule qu’au sens rigoureux on devrait appeler « darwinisme. » Dans quelle mesure cette théorie est-elle justifiée, dans quelle mesure convient-il de la modifier par des théories plus nouvelles, telles que la théorie du plasma germinatif de Weismann (1884), celle de la mutation de De Vries (1900) ? ce sont là des questions sur lesquelles nous ne pouvons pas nous étendre aujourd’hui. Ce qui nous intéresse bien davantage, c’est l’influence sans exemple que le darwinisme et son application à l’homme ont exercée depuis quarante ans dans toutes les branches du savoir humain ; puis l’opposition dans laquelle cette théorie devait forcément se trouver vis-à-vis des dogmes de l’Église.

De toutes les conséquences qu’entraînait la théorie de la descendance, la plus intéressante et la plus grave était celle qui résultait de l’application anthropologique de la doctrine. Puisque tous les autres organismes s’étaient produits sans miracle, puisqu’ils étaient issus par des procédés naturels, de formes vivantes antérieures au moyen de transformations, il fallait nécessairement que la race humaine, elle aussi, provînt par transformation, des mammifères les plus analogues à l’homme, des « Primates » de Linné : singes et demi-singes. Cette conséquence naturelle, que déjà Lamarck avait tirée en toute simplicité, sans chercher à la dissimuler, que Darwin, au contraire, avait d’abord supprimée intentionnellement, fut exposée tout au long par un zoologiste anglais de génie, Thomas Huxley (1863) dans ses trois conférences sur « La place de l’homme dans la nature ». Il montra comment cette « question importante entre toutes les questions » trouvait sa réponse nette dans un triple et important « témoignage » : dans l’histoire naturelle des singes anthropoïdes, dans les relations anatomiques et embryologiques qui unissent l’homme aux animaux immédiatement inférieurs, dans les débris de fossiles humains, récemment découverts. Darwin exprima huit ans plus tard son adhésion aux vues de son ami Huxley et, dans son ouvrage en deux volumes, sur La descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1871), il donna une nouvelle série de preuves à l’appui du fait si redouté, que « l’homme descend du singe ». Je repris moi-même (1874) l’essai tenté dès 1866 pour reconstituer hypothétiquement et approximativement, à l’aide de l’anatomie comparée et de l’ontogénie, sans négliger la paléontologie, la série entière des animaux disparus qui figurent les ancêtres de l’homme. Cet essai, grâce aux progrès de nos connaissances, a subi des améliorations dans les cinq éditions de mon Anthropogénie. Au cours de ces vingt dernières années une riche littérature a paru sur ce sujet : parmi tant d’ouvrages, les écrits populaires et très répandus de mes amis E. Krause (Carus Sterne) : Devenir et disparaître, et G. Bölsche, Création de l’homme, Vie amoureuse de la nature, etc., se distinguent par la beauté de la forme et la clarté de l’argumentation. Je crois pouvoir supposer le contenu de ces livres en grande partie connu, j’aborde donc tout de suite la solution de la question qui, aujourd’hui nous intéresse particulièrement, à savoir : quelle forme a pris en ces derniers temps l’antagonisme inévitable entre ces importantes conquêtes de la science moderne, d’une part et les dogmes de l’Église, de l’autre ?

Il était évident que la théorie de la descendance, en général, aussi bien que son application à l’homme en particulier, provoqueraient aussitôt la résistance ouverte de l’Église, surtout des églises judaïque et chrétienne, car la théorie et son application sont en contradiction flagrante avec le récit mosaïque de la création et avec les autres dogmes de la Bible qui s’y rattachent et qui forment, aujourd’hui encore, la base première de l’enseignement dans presque toutes les écoles. Si donc les théologiens et leurs intimes alliés les métaphysiciens ont, dès le début, rejeté le darwinisme et s’ils ont énergiquement combattu, par de nombreux écrits, sa conséquence la plus grave, la « parenté de l’homme et du singe », — nous ne pouvons voir là qu’une preuve de clairvoyance. La résistance put prendre une attitude d’autant plus autorisée et sûre du triomphe que, durant les sept ou huit premières années qui suivirent l’apparition de Darwin, même dans les milieux directement intéressés, parmi les biologistes, la doctrine nouvelle ne rencontra presque partout qu’une attitude froide et sceptique, tandis que les adhésions étaient rares. J’en peux parler mieux qu’un autre par expérience ; car lorsqu’en 1863, au Congrès des naturalistes de Stettin, j’exposai pour la première fois en public la « théorie de Darwin sur l’évolution », je me trouvai tout à fait isolé et la grande majorité regretta que j’eusse voulu défendre sérieusement une doctrine aussi fantaisiste, le « Songe d’un somme fait l’après-midi », comme disait avec pitié Keferstein, le zoologiste de Göttingen.

La conception générale de la nature était alors, il y a de cela cinquante ans, si différente des vues qui prévalent aujourd’hui qu’il est difficile d’en donner une idée nette à un jeune naturaliste philosophe. Le grand problème de la création, la question de savoir comment les diverses espèces animales et végétales sont apparues, d’où l’homme provient, n’existaient pas pour la science exacte ; il n’en était pas question.

Alexandre de Humboldt fit, ici même, il y a de cela soixante-dix-sept ans, une série de conférences dont devait sortir son livre célèbre : « Cosmos, principes de la description physique du monde ». Lorsqu’il effleura en passant l’obscur problème de l’apparition des êtres organiques sur notre planète, il se contenta de cette remarque résignée : « Ce n’est pas dans le domaine empirique de l’observation objective, dans la description du devenu, que doivent rentrer les problèmes mystérieux et non résolus encore du devenir » (t. I, p. 367). Il est curieux de constater que Jean Müller le plus grand biologiste allemand du xixe siècle, déclare encore en 1852, dans sa brochure célèbre sur « la production des gastéropodes à l’intérieur du corps des Holothuries » : « L’apparition d’espèces animales diverses est incontestable, c’est même un fait confirmé par la paléontologie, mais il reste surnaturel tant que cette apparition ne se laisse pas ramener à des actes du devenir et qu’elle ne saurait faire l’objet d’une observation. » J’ai eu moi-même, pendant l’été de 1854, plusieurs entretiens remarquables avec Jean Müller, celui de tous mes maîtres célèbres dont je fais le plus de cas. Ses conférences de physiologie et d’anatomie comparée — les plus brillantes et les plus suggestives que j’aie jamais entendues — m’avaient à ce point passionné, que je sollicitai et obtins du maître la permission d’étudier de plus près et de dessiner les squelettes et autres préparations qui se trouvaient dans son grand musée d’anatomie comparée (situé alors dans l’aile droite des bâtiments de l’Université de Berlin). Müller (alors âgé de cinquante-quatre ans), avait l’habitude de passer l’après-midi du dimanche seul dans son muséum ; il allait et venait pendant des heures, dans les vastes salles, les bras croisés derrière le dos, plongé dans des considérations relatives à la parenté mystérieuse des vertébrés, à cette « sainte énigme » que prêchaient si impérieusement les squelettes rapprochés les uns des autres. De temps en temps, cependant, le grand maître se tournait de côté, vers la petite table à laquelle était assis dans un coin de fenêtre l’étudiant de vingt ans, en train de dessiner consciencieusement des crânes de mammifères, de reptiles, d’amphibies et de poissons.

Je me risquais alors à lui demander l’explication de relations anatomiques particulièrement compliquées et je hasardai un jour timidement, cette question : « Est-ce que tous ces vertébrés, dont le squelette interne est le même en dépit des différences extérieures, ne proviendraient pas, originellement, d’une même forme ancestrale ? » Le maître secoua, d’un air songeur, sa tête pleine de pensées et me répondit : « Voilà, si nous savions cela ! Si vous pouviez un jour résoudre cette énigme, vous auriez alors atteint le but suprême ! » Quelques mois plus tard, en septembre 1854, j’eus la faveur d’accompagner Müller à Helgoland et j’appris à connaître, grâce à lui, les merveilleuses splendeurs du monde marin ; tandis qu’assis dans le bateau, nous pêchions ensemble et prenions de belles méduses, je lui demandai comment on devait expliquer la merveilleuse alternance de leurs générations ? Si les méduses, dont les œufs aujourd’hui encore, donnent journellement naissance à des polypes, ne proviendraient pas, à l’origine de la forme plus simplement organisée qu’est le polype ? — Cette question téméraire, elle encore, ne me valut qu’une réponse résignée : « Voilà, nous sommes là en présence d’une pure énigme ! De l’origine des espèces nous ne savons absolument rien ! »

Jean Müller était, sans contredit, un des plus grands naturalistes du dix-neuvième siècle, il prenait rang à côté de Cuvier et de Baer, de Lamarck et de Darwin. La profondeur de son investigation pénétrante allait de pair avec la largeur de son jugement philosophique et l’étendue incroyable des connaissances qu’il possédait en biologie. É. du Bois-Reymond, dans le beau discours qu’il prononça en mémoire de Müller, le compara très justement à Alexandre le Grand, dont l’empire se morcela à sa mort en de nombreux royaumes indépendants. Dans ses cours et dans ses œeuvres, Müller n’aborda pas moins de quatre sciences distinctes, pour lesquelles, après sa mort (1858), autant de chaires furent fondées : l’anatomie humaine, la physiologie, l’anatomie pathologique et l’anatomie comparée ; deux branches importantes d’études étaient même adjointes aux précédentes : la zoologie et l’embryologie. Car, même en ce qui concerne ces branches de la biologie nous avons appris plus par les classiques leçons de Müller que par les conférences officielles des spécialistes chargés de cet enseignement. Le maître mourut en 1858, quelques mois avant que Ch. Darwin-Charles Darwin et A. Wallace ne publient dans le journal de la Société Linné, à Londres, les premières communications relatives à leur nouvelle théorie de la sélection. Je ne doute pas le moins du monde que cette étonnante solution de l’obscure énigme de la création n’eût profondément impressionné Müller et ne l’eût amené, après de mûres réflexions, à une complète adhésion.

À l’exemple de ce grand maître de la biologie, tous les autres anatomistes, physiologistes, zoologistes et botanistes considéraient, jusqu’en 1858, la question de la création organique comme un problème non encore résolu ; la grande majorité le tenaient même pour insoluble et transcendant. Triomphants, les théologiens et leurs alliés, les métaphysiciens, s’appuyaient sur ce fait ; car il mettait nettement en lumière l’insuffisance de la raison et de la science ; seul un miracle pouvait avoir fait surgir ces organismes dont la construction révélait un plan ; seul, dans sa sagesse et sa toute-puissance, Dieu pouvait avoir créé l’homme « à son image ! » Cette résignation générale de la raison et le triomphe du dogme surnaturel, qui tirait d’elle sa force, semblent, pendant les trente années qui séparent Lyell de Darwin, entre 1830 et 1859, choses d’autant plus paradoxales que l’histoire naturelle de l’évolution de la terre, telle que l’avait exposée le grand géologue anglais, avait bientôt recueilli l’adhésion générale. À partir de lui, dans toute la nature inorganique, dans la formation des montagnes comme dans la révolution des astres, on n’admit plus que la rigoureuse nécessité de la loi naturelle ; par contre, dans toute la nature organique, dans la création et l’existence des animaux et des plantes, on faisait intervenir la sagesse et la toute puissance du créateur, construisant et régissant d’après un plan ; en un mot : dans l’abiotique, dans le monde inorganique, tout était produit par la causalité mécanique, — dans la biologie, dans la nature organique, par la finalité téléologique.

La philosophie proprement dite ne s’inquiétait pour ainsi dire pas de ce dilemme. Presque exclusivement préoccupée de spéculations métaphysiques et dialectiques, elle regardait les progrès immenses accomplis dans l’intervalle par les sciences naturelles, avec un souverain mépris, ou du moins avec indifférence. En tant que pure science de l’esprit, la philosophie pensait pouvoir faire sortir le monde du cerveau humain et n’avoir pas besoin des matériaux variés, péniblement acquis par l’expérience et l’observation. C’était surtout le cas en Allemagne, où le système de l’ « idéalisme absolu », représenté par F. Hegel, jouissait à Berlin de la plus haute considération, depuis, surtout, qu’il était devenu obligatoire à titre de « philosophie d’état du royaume de Prusse » — faveur due sans doute à ce que, selon Hegel, « la volonté divine elle-même est présente dans l’État et la constitution monarchique, seule, incarne le développement de la raison ; toutes les autres constitutions sont des étapes inférieures du développement de la raison ». On a loué hautement la métaphysique abstruse de Hegel, — (le monument qu’on lui a élevé derrière ce bâtiment même éternise le souvenir de la « raison absolue ») — parce qu’elle est précisément, un développement systématique de l’idée fondamentale de l’évolution. Mais cette soi-disant « évolution de la raison » planait fort au-dessus de la nature, dans le pur éther de l’esprit absolu, affranchie de tout le bagage matériel entassé, pendant ce temps, par l’histoire empirique du développement du cosmos, de la terre et des organismes qui la peuplent. Et d’ailleurs, on sait que Hegel lui-même a déclaré avec une douloureuse résignation, que parmi tous ses nombreux élèves un seul l’avait compris, qui l’avait mécompris[6].

Du point de vue plus élevé de l’histoire générale de la civilisation, une embarrassante question se pose : quelle valeur accordait-on à l’idée d’évolution dans l’ensemble de la science ? La réponse ne peut être que celle-ci : infiniment variable ! Les phénomènes du développement individuel, de l’ontogénie, se présentaient sous une forme palpable ; le développement de l’écorce terrestre et de ses montagnes, en géologie, paraissait fondé empiriquement avec une égale certitude ; le développement physique du cosmos semblait établi par la spéculation mathématique ; dans tous ces grands domaines, il n’était plus sérieusement question d’une création, au sens propre du terme, d’une construction conforme à un plan et due à un créateur personnel. Mais on n’en défendait que plus énergiquement cette thèse sitôt qu’il était question de l’apparition des innombrables espèces animales et végétales et, en particulier, de la création de l’homme. Ce problème transcendental semblait totalement étranger au développement naturel, de même que la question de l’origine et de la nature de l’âme, substance mystique, dont la spéculation métaphysique revendiquait pour elle seule la connaissance. Dans cet obscur chaos de notions contradictoires, Ch. Darwin, en 1859, fit d’un coup la lumière ; dans son livre qui fait époque : De l’origine des espèces animales et végétales expliquée par la sélection naturelle, il démontra d’une manière convaincante que ce phénomène historique n’était pas un mystère surnaturel, mais un processus physiologique et que la préservation des races les plus parfaites, dans la lutte pour la vie, avait produit, par un développement naturel, le monde des merveilles de la vie organique.

Aujourd’hui que la théorie de l’évolution est admise presque partout en biologie, que des milliers de travaux anatomiques et physiologiques viennent chaque année s’appuyer sur cette base solide, la jeune génération a peine à se représenter la résistance acharnée que rencontra tout de suite la doctrine de Darwin, et les luttes passionnées qui se livrèrent à son sujet. En première ligne, l’Église éleva contre ces théories une énergique protestation ; elle entrevit avec raison dans le nouvel adversaire l’ennemi mortel du mythe admis au sujet de la création et elle comprit que, du même coup, les fondements du dogme de l’Église étaient particulièrement menacés. L’Église trouva bientôt une puissante alliée dans la métaphysique dualiste, qui, dans la plupart des Universités, aujourd’hui encore, élève la prétention de représenter la véritable philosophie « idéaliste ». Mais pour le jeune darwinisme, plus dangereuse encore apparut l’opposition violente qui, presque partout, s’éleva du propre camp de la science empirique. Car la théorie régnante de la constance des espèces, le dogme de la stabilité des diverses espèces et de leur création indépendante, étaient menacés d’une manière bien plus redoutable par la théorie de la descendance, de Darwin que par le transformisme de Lamarck ; celui-ci, cinquante ans plus tôt, avait soutenu, pour l’essentiel la même thèse, mais faute d’arguments convaincants, il n’avait eu alors aucun succès. De nombreux naturalistes, et de très distingués parmi eux, se firent les adversaires de Darwin, soit parce qu’ils ne possédaient pas une vue d’ensemble suffisante de la biologie, soit parce que les spéculations hardies du novateur semblaient s’écarter beaucoup trop de la base incontestée de l’expérience.

Lorsque parut, en 1859, l’œuvre capitale de Darwin qui, comme un éclair, illumina le camp de la biologie classique, plongé dans les ténèbres, je me trouvais en Sicile, où j’étais parti pour un an faire un voyage de recherches, car je me livrais alors à une étude approfondie des radiolaires, extraordinaires et charmants animaux microscopiques, qui par la beauté et la diversité de leurs formes l’emportent sur tous les autres représentants des règnes animal et végétal. L’étude spéciale de cette merveilleuse classe d’animaux, dont je décrivis plus tard au delà de quatre mille espèces, et qui me coûta plus de dix ans de recherches, me fournit un des fondements les plus solides de ma conception darwiniste de la nature. Cependant, lorsqu’au printemps de 1860, je revins de Messine à Berlin, je ne savais encore rien de l’œuvre de Darwin ; j’appris seulement, par mes amis de Berlin, qu’un livre extraordinaire, dû à un anglais un peu fou, produisait une vive sensation et que ce livre jetait par dessus bord toutes les théories jusqu’alors proposées au sujet de l’origine des espèces.

Je constatai bientôt que presque tous les savants berlinois s’accordaient à repousser le darwinisme ; à leur tête étaient le célèbre microscopiste Ehrenberg et l’anatomiste Reichert, le zoologiste Peters et le géologue Beyrich. Le brillant orateur de l’Académie de Berlin, Émile du Bois-Reymond hésitait ; il reconnaissait, d’une part, que la théorie de la descendance était la seule solution naturelle de l’énigme de la création ; d’autre part, il en regardait railleusement le développement comme un mauvais roman et pensait que les recherches phylogénétiques sur la communauté d’origine des diverses espèces avaient à peu près la même valeur que les rêveries des philologues sur l’arbre généalogique des héros homériques. Isolé, l’excellent botaniste Alex. Braun, faisait exception par son adhésion entière et chaleureuse à la théorie de la descendance. C’est près de ce maître cher, pour qui j’avais le plus grand respect, que je trouvai une consolation et des encouragements, après que la première lecture de l’œuvre de Darwin m’eût profondément impressionné et, bientôt, complètement gagné au transformisme ; je trouvais, en effet, dans la conception darwiniste de la nature, grandiose et unifiée, dans son argumentation convaincante en faveur de l’évolutionnisme, la solution de tous les doutes qui m’avaient assailli depuis le début de mes études biologiques.

Dans cette grande bataille des esprits, mon célèbre maître R. Virchow joua un rôle remarquable ; je l’avais connu en 1852 à Würzbourg et j’avais bientôt noué avec lui, comme élève particulier, puis comme assistant pénétré d’admiration, — les plus amicales relations. Je crois être du petit nombre de ces hommes qui, âgés aujourd’hui, ont suivi avec le plus vif intérêt, pendant un demi-siècle, l’évolution de Virchow, tant comme homme que comme naturaliste. Je distingue, dans sa métamorphose psychologique, trois périodes. Durant les dix premières années de son activité académique, passées en grande partie à Würzbourg, de 1847 à 1858, il travailla à réaliser cette réforme capitale de la médecine qu’il couronna par sa pathologie cellulaire. Pendant les vingt années suivantes (1858-1877), il s’occupa surtout de politique et d’anthropologie ; son attitude vis-à-vis du darwinisme avait été favorable au début, elle fut ensuite celle d’un sceptique et finalement celle d’un adversaire. C’est à partir de 1877 seulement, que Virchow devint l’ennemi plus déclaré et plus écouté de la théorie de la descendance, depuis le moment où, dans son discours célèbre sur « La liberté de la science dans l’état moderne », il attaqua cette liberté à sa base, dénonça la théorie de la descendance comme menaçant l’état et exigea qu’on la chassât de l’école. Cette curieuse métamorphose est, d’une part si importante et si grosse de conséquences, d’autre part elle a été si faussement interprétée que je dois me réserver d’en parler plus longuement après-demain, dans ma seconde conférence, d’autant plus qu’au premier plan du sujet nous trouverons un problème spécial : la parenté de l’homme et du singe. Je me contente donc aujourd’hui d’insister sur ce fait qu’ici même, à Berlin, dans la « Métropole de l’intelligence », la théorie moderne, aujourd’hui régnante de l’évolution s’est heurtée à une résistance plus obstinée que dans la plupart des autres centres de culture intellectuelle, et que cette résistance doit être attribuée en première ligne à la puissante autorité de Virchow.

Nous nous bornerons aujourd’hui à jeter un regard rapide sur le triomphe splendide que l’idée d’évolution a remporté au cours des trente dernières années du xixe siècle. La violente opposition à laquelle le darwinisme s’était heurté presque partout, dans les premières années qui suivirent son apparition, se ralentit déjà moins de dix ans après. Entre 1866 et 1874 parurent de nombreux travaux dans lesquels, non seulement les fondements de la théorie de la descendance étaient plus solidement établis, mais qui contribuaient, en outre, par un exposé populaire, à répandre et établir le darwinisme dans le grand public. Après que j’eus fait moi-même, en 1866, dans ma « Morphologie générale », un premier essai d’exposition systématique de la théorie de l’évolution et tenté de faire de cette doctrine la base d’une philosophie moniste, les dix éditions de mon « Histoire de la Création Naturelle » exposèrent les idées fondamentales du darwinisme sous une forme accessible à tous. Dans mon « Anthropogénie » (1874), je me risquai le premier à faire l’application logique de la théorie de la descendance à l’homme et à établir hypothétiquement la série animale de ses ancêtres. L’esquisse d’un système naturel des organismes fondé sur l’histoire de leurs ancêtres fait le fond des trois volumes de ma « Phylogénie systématique » (1894-1896). La revue darwiniste, le « Cosmos » a apporté, depuis 1877, d’importantes contributions à la théorie de Darwin, qu’elle a recueillies dans toutes les branches de la science. Enfin, un grand nombre d’ouvrages populaires excellents ont contribué à répandre le transformisme dans le grand public.

Cependant, le progrès le plus important et le plus heureux qu’ait accompli la science a consisté en ce fait, qu’au cours de ces trente dernières années l’idée d’évolution a trouvé accès dans toutes les branches distinctes de la biologie et s’est fait reconnaître comme leur base indispensable. Des milliers de découvertes et d’observations nouvelles, faites dans toutes les branches de la botanique et de la zoologie, de la protistique et de l’anthropologie, sont devenues autant d’arguments à l’appui du transformisme, autant de données empiriques sur l’histoire des familles. C’est surtout le cas pour les progrès merveilleux de la paléontologie, de l’anatomie comparée et de l’ontogénie ; mais cela vaut également de la physiologie, de la chorologie et de l’œcologie. Combien, grâce à tout cela, notre point de vue s’est élargi et notre conception moniste de la nature unifiée, c’est ce dont témoignent tous les manuels modernes de biologie ; si on les compare à ceux qui exprimaient, il y a quarante ou cinquante ans, la substance de nos connaissances relativement à la nature, on est forcé de reconnaître que le progrès est incroyablement grand. Les sciences anthropologiques un peu plus éloignées : l’ethnographie et la sociologie, l’éthique et la jurisprudence, elles aussi, contractent des liens toujours plus étroits avec la théorie de la descendance et ne peuvent plus se soustraire à son influence. En présence de ces faits, il n’y a que sottise et absurdité de la part des périodiques théologiques et métaphysiques à parler aujourd’hui encore de «  l’effondrement de la théorie de l’évolution », ou du « lit de mort du darwinisme ».

Le plus grand triomphe qu’ait cependant remporté notre théorie de l’évolution, c’est qu’elle a forcé, au début du xxe siècle, sa plus puissante adversaire, l’Église, à s’adapter à elle et à faire la première tentative en vue d’établir la bonne harmonie entre le darwinisme et le dogme. Plusieurs essais timides avaient déjà été tentés en ces dix dernières années, par divers théologiens et philosophes libres-penseurs, mais sans beaucoup de succès. Cependant, le mérite d’avoir conduit à terme cette tentative hardie, d’avoir traité la question d’une manière large en faisant preuve de connaissances approfondies, revient à un jésuite, le P. Erich Wasmann, de Luxembourg. Cet entomologue pénétrant et érudit s’était déjà fait connaître avantageusement parmi les zoologistes par une série d’excellentes observations sur la vie des fourmis et des parasites qui élisent domicile dans leurs demeures, en particulier des petits coléoptères qui, précisément en s’adaptant à ces conditions spéciales de vie, subissent une transformation très curieuse ; il avait démontré que ces transformations frappantes ne s’expliquaient d’une manière plausible que si l’on admettait que ces parasites des fourmis provenaient d’autres espèces d’insectes, ayant mené une existence indépendante. Les articles épars, dans lesquels Wasmann expliquait ces phénomènes biologiques tout à fait dans le sens de Darwin, parurent d’abord (1901-1903) dans la revue catholique « Voix de Maria-Laach » ; ils sont aujourd’hui réunis en un volume intitulé : « La biologie moderne et la théorie de l’évolution » (publié à Fribourg en B. par l’éditeur ultramontain, Herder, en 1904).

Ce remarquable livre de Wasmann est un chef-d’œuvre de la sophistique et de l’art jésuitiques de la déformation ; il est composé de trois parties, tout à fait différentes. Le premier tiers, sous forme d’introduction, est un exposé clair et intéressant de la biologie moderne, en particulier de la théorie cellulaire et de celle de l’évolution, à l’usage des catholiques instruits (chap. I à VIII). Le second tiers, le chapitre IX, est la partie la plus précieuse de l’ouvrage, il est intitulé : Théorie de la stabilité ou Théorie de la descendance ? L’entomologue érudit nous donne ici un exposé intéressant des résultats de ses longues recherches sur la morphologie et l’œcologie des fourmis et de leurs parasites, les myrmécophiles ; ingénument et d’une manière convaincante, il démontre que tous ces phénomènes curieux et embrouillés ne sont explicables que par la théorie de la descendance ; il montre que l’ancienne doctrine de la stabilité et de la création distincte des diverses espèces est complètement inadmissible.

Ce chapitre IX, avec de légers changements, pourrait faire avantageusement partie d’une œuvre de Darwin ou de Weismann, ou de tout autre représentant du transformisme. Le chapitre suivant (le X), en même temps que le dernier tiers de l’ouvrage, forme avec le précédent, un violent contraste ; la théorie de la descendance y est appliquée à l’homme d’une manière presque absurde ; le lecteur en vient forcément à se demander si Wasmann adopte réellement le galimatias d’idées stupides qu’il expose, ou bien, si sa seule intention n’a pas été d’embrouiller complètement le lecteur et de l’acheminer par ce procédé à adopter le dogme le plus plat de l’Église.

Le livre de Wasmann a suscité une critique forte et approfondie de la part de divers naturalistes compétents, en particulier de Escherich et de Francé ; en même temps qu’ils reconnaissent pleinement ses mérites réels, ils mettent en garde, avec insistance, contre les dangers graves dont la science biologique est menacée par l’insinuation chez elle de l’esprit de perfidie jésuitique. Escherich expose tout au long les contradictions flagrantes et les inexactitudes manifestes que renferme cette « théorie ecclésiastique de la descendance » ; il résume fort bien son opinion dans cette phrase : « S’il est vrai que la théorie de la descendance ne soit conciliable que sous la forme où elle est exposée ici, avec les dogmes de l’Église, Wasmann a fourni la preuve rigoureuse que la conciliation de la théorie de la descendance avec les dogmes de l’Église était chose impossible. Car, ce que Wasmann nous sert ici comme théorie de la descendance est une chose si défigurée qu’elle est méconnaissable, et ne sera jamais viable. » En pur jésuite, Wasmann cherche à prouver que le darwinisme n’a pas pour conséquence d’anéantir, mais d’établir solidement la théorie de la création surnaturelle, et que ce ne sont pas, à proprement parler, Lamarck et Darwin mais saint Augustin et saint Thomas d’Aquin qui ont fondé la théorie de l’évolution. « Car Dieu n’intervient pas immédiatement dans l’ordre de la nature, là où il peut agir par des causes naturelles. » L’homme seul fait une remarquable exception, car : « L’âme humaine, en tant qu’être spirituel, ne peut même pas être tirée par la puissance de Dieu de la matière, comme les formes substantielles des plantes et des animaux » (p. 299).

Dans un article fort instructif, sur la « science jésuitique », (dans la Libre Parole, de Francfort, no 22, 1904), R.-H. Francé nous donne une énumération précieuse des jésuites marquants qui travaillent aujourd’hui activement dans les divers domaines des sciences naturelles. Ainsi qu’il le dit fort bien, ce qu’il y a lieu de craindre, « c’est une insinuation systématique de l’esprit jésuitique dans la science, une déformation en règle des problèmes et des réponses, une habile destruction des fondements de la science peu à peu minés ; ou, plus exactement, le danger c’est qu’on ne prenne pas assez conscience de ce danger même et que le public et jusqu’à la science elle-même, ne tombent dans le piège habilement préparé et n’en viennent à croire qu’il existe une science jésuitique, dont les résultats peuvent être pris au sérieux[7] ! »

Bien que je reconnaisse entièrement ces dangers menaçants, je suis porté à croire que le Père jésuite. Wasmann et ses collègues, — à l’encontre de leur volonté et de leur intention, — ont rendu un service extraordinaire à la science et en ont accéléré les progrès. L’Église catholique, la plus puissante et la plus nombreuse parmi les communautés chrétiennes, se voit chaque jour forcée de capituler devant la doctrine de l’évolution ; elle en adopte la partie la plus importante, la théorie de la descendance de Lamarck et de Darwin, qu’elle avait combattue violemment jusqu’en ces vingt dernières années. Sans doute, elle mutile l’arbre puissant puisqu’elle en coupe la racine et le sommet ; elle rejette, en bas, la génération spontanée ou archigonie, en haut, la parenté de l’homme avec une série de vertébrés, ses ancêtres. Mais ces mutilations sont sans importance durable. La biologie impartiale n’y fera pas attention et retiendra la concession faite par l’Église, qui accorde que les espèces les plus compliquées, parmi les organismes vivants, sont issues, par transformation, suivant les lois du darwinisme, d’une série de formes originelles plus simples. La croyance à une création surnaturelle ne vaut plus que pour la création des formes originelles les plus anciennes et les plus simples, desquelles les espèces naturelles tirent leur origine ; c’est ainsi que Wasmann désigne l’ensemble des espèces qui descendent manifestement d’une forme ancestrale commune, c’est-à-dire ce que tous les autres savants, dans leur classification, appellent des familles. C’est ainsi qu’il réunit en une seule « espèce naturelle » les 4 000 espèces de fourmis de son système, convaincu qu’il est de leur communauté d’origine ; d’autre part, l’homme, à lui seul, forme une « espèce naturelle » isolée, sans rapport avec les autres mammifères.

La pure sophistique jésuitique, dont Wasmann fait preuve dans cette distinction artificielle des « espèces systématiques et naturelles », apparaît en outre, dans ses « réflexions philosophiques sur la théorie de l’évolution » (ch. VIII), dans sa subtile distinction entre les aspects philosophique et scientifique de cette théorie, entre le développement dans une même famille et celui qui se continue dans plusieurs familles. Ses considérations sophistiques sur « la cellule et la génération primitive » (ch. VII) sont également mensongères et pleines de faux raisonnements. La question de la génération spontanée ou archigonie, c’est-à-dire de la première apparition de la vie organique sur la terre, est un des problèmes les plus difficiles de la biologie et un de ceux au sujet desquels, même des naturalistes éminents font preuve d’une surprenante faiblesse de jugement. Un excellent exposé critique et populaire de cette question nous a été récemment donné par le Dr H. Schmidt, d’Iéna. Dans sa brochure sur La Génération spontanée et le professeur Reinke (1903), il a montré à quelles idées absurdes conduisait, justement à propos de cette question importante, la croyance religieuse mystique. Le botaniste Reinke, de Kiel, passe actuellement, dans les milieux pieux, pour l’adversaire le plus puissant du « darwinisme » et chez beaucoup de conservateurs cette opinion s’appuie sur ce simple fait que Reinke est membre de la Chambre prussienne des Seigneurs (qui est, comme, on sait une bien intelligente société) ! Bien qu’elles respirent une profonde croyance évangélique, un grand nombre de ses déductions mystiques concordent cependant d’étrange façon avec les spéculations catholiques du jésuite Wasmann et tout particulièrement en ce qui concerne la génération spontanée. Les deux théosophes, dans un parfait accord, font ressortir que la première apparition de la vie ne peut être expliquée que par un miracle, par le travail technique d’un « bon Dieu » personnel, que Reinke désigne du nom d’ «  intelligence cosmique ». J’ai précisément montré dans mes deux derniers ouvrages, les Énigmes de l’Univers et les Merveilles de la vie, que ces dogmes relatifs à la création sont dénués de valeur scientifique. J’ai surtout appelé l’attention sur des organismes, aujourd’hui encore très répandus, les Monères, de la classe des chromacées, dont le corps, aussi simple que possible, n’est qu’une boule de plasma vert, sans noyau et sans structure (chroococcus) ; toute leur activité vitale consiste en croissance (par plasmodomie) et en accroissement (par bipartition). Comprendre comment d’aussi simples monères proviennent de composés albuminoïdes inorganiques, n’est pas, en théorie, plus difficile que d’admettre leur transformation ultérieure en cellules à noyau, si simples fussent-elles. Tout cela est prudemment ignoré ou nié par Wasmann, ainsi que bien d’autres choses qui n’iraient pas dans son étalage jésuitique varié.

Vu l’étendue de l’influence que le papisme, par l’intermédiaire du centre ultramontain, exerce actuellement en Allemagne sur l’ensemble de la vie publique, ce changement d’attitude, de la part de l’Église militante constitue, pour nos écoles elles-mêmes, un grand progrès. Virchow, en 1877, avait encore réclamé que la théorie de l’évolution dangereuse pour l’État, fût exclue de l’enseignement à l’école. Les ministres de l’instruction publique, — ceux de deux des plus grands états allemands — accueillirent avec reconnaissance ce conseil donné par le chef du parti progressiste, ils interdirent l’enseignement des théories darwinistes et s’efforcèrent autant que possible de masquer la lumière qui venait éclairer la biologie. Et aujourd’hui, vingt-cinq ans après cela, les Jésuites arrivent et réclament le contraire ; ils reconnaissent ouvertement la théorie détestée de la descendance et s’efforcent de la réconcilier avec le dogme de l’Église ! Quelle ironie de l’histoire ! et quelle ironie plus grande encore, si nous comparons impartialement les combats livrés en faveur de la liberté de pensée et de l’idée d’évolution, dans les autres pays civilisés de l’Europe !

En Italie, le lieu d’origine et l’abri encore actuel du papisme, celui-ci rencontre en général, dans les milieux cultivés, le plus profond dédain ; j’ai vécu plusieurs années en Italie et je n’y ai jamais rencontré un Italien cultivé ayant des idées aussi bigotes et aussi bornées que celles qui sont courantes parmi les catholiques allemands, même dans les milieux éclairés, et qui triomphent d’ailleurs en politique avec le centre du Reichstag allemand. C’est un fait caractéristique de l’état intellectuel arriéré des catholiques allemands, que le pape lui-même les regarde comme ses soldats les plus sûrs et les propose comme modèles aux fidèles des autres nations. Ainsi que nous l’enseigne l’histoire tout entière du papisme romain, le grand charlatan qui réside au Vatican est l’ennemi mortel de la libre science et du libre enseignement tel qu’on le pratique dans les Universités allemandes. Le jeune empire allemand devrait considérer comme son devoir le plus sacré d’entretenir cet esprit de réforme et d’élever le niveau de la culture allemande dans l’esprit où Frédéric II avait travaillé à la même tâche. Au lieu de cela, nous sommes obligés de constater avec une profonde anxiété que l’empereur, mal conseillé et induit en erreur par son entourage influent, se laisse envelopper de plus en plus dans les filets du clergé romain et en lui abandonnant l’école, lui sacrifie déjà la raison de la génération qui grandit. En septembre 1904, les journaux romains annonçaient triomphalement que la conversion de l’empereur et de son chancelier (protestants tous deux) à la confession catholique était chose imminente[8].

La force de la croyance aux doctrines de l’Église, qui, dans les milieux protestants orthodoxes, aussi bien que chez les catholiques, entrave le progrès vers une conception rationnelle de l’Univers, est souvent admirée comme une expression de la profonde « sentimentalité » allemande. À vrai dire, la véritable cause de cette croyance est la paresse de pensée et la crédulité du peuple allemand, la puissance chez lui de la tradition conservatrice et l’état arriéré du développement politique. Tandis que nos écoles sont courbées sous le joug de la confession, elles en sont affranchies dans les pays avoisinants. En France, la plus pieuse fille de l’Église catholique se retourne contre une mère avide de domination ; elle rompt les chaînes de son concordat et entreprend la réforme. En Allemagne, patrie de la Réforme, le Reichstag et le Gouvernement s’efforcent, avec un noble zèle, d’aplanir le chemin aux Jésuites, d’entretenir l’esprit intolérant des écoles confessionnelles, au lieu de le réprimer. Espérons que la direction nouvelle de l’histoire de la théorie évolutionniste, son admission dans la science jésuitique aboutiront à l’inverse de ce que celle-ci s’efforce d’atteindre : à la suppression de la foi aveugle dans les doctrines de l’Église au profit de la science rationnelle.


  1. Notion d’évolution. — Aujourd’hui encore dans les différentes sciences, la notion d’évolution est si diversement comprise et définie qu’il importe de préciser dès le début le sens général que nous donnerons ici à ce terme. J’entends par « évolution », au sens le plus large du mot, les continuelles « modifications de la substance », en prenant pour base la notion fondamentale de substance telle que l’a posée Spinoza ; dans cette notion la « force et la matière » (énergie et matière) — ou « l’esprit et la nature » (Dieu et le monde) sont indissolublement unis. L’histoire de l’évolution, au sens le plus large, est donc « l’histoire de la substance », ce qui implique que la « loi de substance » soit considérée comme universellement valable. Par elle, la « loi de conservation de la matière » (Lavoisier, 1789) et la « loi de conservation de l’énergie » (Robert Mayer, 1842) demeurent inséparables l’une de l’autre, quelque différence que révèle la forme de modification du devenir. Cf le chapitre XII de mes Énigmes de l’Univers (loi de substance).
  2. Laplace et le Monisme. — La presse orthodoxe s’est récemment efforcée de nier la célèbre « profession athéiste » du grand Laplace, qui n’est cependant que la conséquence loyale de son génial « système du monde » ; des publicistes ont été jusqu’à prétendre que ce philosophe moniste avait, à son lit de mort, fait une profession de foi catholique ; à l’appui de cette assertion, on invoque le témoignage d’un prêtre ultramontain. Il est inutile de discuter au sujet de l’amour de la vérité qui anime de pareils fanatiques « serviteurs de Dieu ». L’Église tient les faux témoignages de ce genre, pourvu qu’ils aient pour but « l’honneur de Dieu » (c’est-à-dire son propre avantage), pour des œuvres pies (pia fraus). Par contre, il est intéressant de rappeler ce que répondit, il y a cent vingt ans, un ministre des cultes prussien, M. de Zedlitz, au consistoire de Breslau, qui lui représentait que « le meilleur sujet était celui qui croyait le plus » ; Zedlitz écrivit : « Sa Majesté (Frédéric le Grand) n’est pas disposée à faire reposer la sûreté de l’État sur la bêtise des sujets ». Cf. l’excellente conférence du Dr J. Unold : Devoirs et fins de la vie humaine, (Collection Teubner, Leipzig, 12 fascicules, p. 6). À ce libéral Ch. de Zedlitz, qui cherchait à favoriser la liberté de la pensée dans l’enseignement des écoles prussiennes, s’oppose, comme un triste antipode, le ministre actuel des cultes Robert de Zedlitz, qui en 1891, présenta, au Landtag prussien, la loi conservatrice et ultramontaine sur les « Écoles populaires ». Cette loi, qui mérite d’être flétrie, tendait à soustraire les écoles populaires à la pédagogie scientifique, pour les livrer à la hiérarchie papiste ; elle souleva une opposition si générale de l’opinion publique, qu’il fallut la retirer. Cf. ma brochure sur Les vues philosophiques sous leur aspect le plus récent, (liv. II des Conférences populaires, p. 327).
  3. Géologie moniste. — Ch. de Hoff (à qui, comme à Wolff et à Lamarck, on n’a rendu que tardivement justice !) avait, dès 1822, à Gotha, posé les bases de la géologie naturelle, sur lesquelles ensuite, en 1830, Ch. Lyell édifia ses principes de géologie. « Dans l’exposé de ses idées fondamentales nous trouvons cette conception élevée de l’unité, de la constance de l’être et de l’action de la nature, de cette nature qui, au cours d’espaces de temps incalculables, lentement et constamment, crée selon des lois invariables, transformant et développant sans cesse les choses présentes. » Cf. la Biographie scientifique du Dr Otto Reich : Ch. E. von Hoff, précurseur des géologues modernes, Leipzig, 1905. En outre, Jean Walther, Introduction à la géologie, Iéna, 1893, 1re partie, p. 15.
  4. Moïse ou Darwin. — On trouve un excellent exposé populaire de cette importante alternative et, en particulier, « des dangers redoutables, créés par la scission entre les théories exposées dans les hautes et dans les basses classes de l’école », dans le troisième volume des Discours et Conférences d’Arnold Dodel, À travers la Vie et la Science, Stuttgart, 1896. Par opposition à cette critique moniste et rationnelle de la doctrine mosaïque de la création, on pourra lui comparer l’œuvre comique du défenseur anglais de la Bible, Samuel Kinns : Moïse et la géologie, ou Harmonie entre la Bible et la Science, Londres, 1822. Pareil en cela aux plus modernes jésuites, le pieux astronome de la Bible exécute les plus invraisemblables gambades en vue d’effectuer l’impossible réconciliation de la science de la nature avec la croyance biblique.
  5. Géologie et enseignement scolaire. — Les grandes lacunes de l’enseignement scolaire en Allemagne sont particulièrement sensibles sous le rapport de la géologie et de la biologie, toutes deux fort négligées. Combien, cependant, la simple considération des phénomènes du développement de la terre, tels qu’ils sont accessibles à tous, est attrayante et instructive, c’est ce que permet de constater l’Introduction à la géologie, de J. Walther (1905).
  6. Philosophie et doctrine de l’évolution. — La philosophie allemande, telle qu’elle est officiellement représentée dans nos universités, est, aujourd’hui encore, surtout une métaphysique, qui croit pouvoir se passer des bases empiriques de la science naturelle. C’est pourquoi, faute de connaissances biologiques et faute de comprendre leur portée, la philosophie s’est comportée, la plupart du temps, vis-à-vis de la doctrine moderne de l’évolution, soit avec indifférence, soit avec hostilité.
  7. Jésuites et Naturalistes. — La sophistique des Jésuites, qui se faufile à la manière des anguilles et qui atteint, dans leur grandiose système politique du mensonge, à une perfection digne d’admiration, ne peut pas être réfutée par des arguments rationnels. Un intéressant exemple, à l’appui de mon opinion, nous a été fourni jadis par le P. Wasmann lui-même, dans sa lutte avec le docteur en médecine J. Marcuse. Dans son zèle de croyant fanatique, « le naturaliste » Wasmann s’était égaré jusqu’à exploiter la grossière supercherie d’une soi-disant « cure miraculeuse » par la grâce de « Notre-Dame d’Oostacker (la Vierge de Lourdes des Belges) ». Le Dr Marcuse eut le mérite de découvrir cette « pieuse tromperie » et de l’exposer dans toute sa stupéfiante nudité (Voix allemandes, Berlin, 1903, 4e année, no 20). En guise de réfutation scientifique, le Jésuite répondit par de sophistiques déformations de la vérité et par des invectives personnelles (supplément scientifique de la Germania, Berlin, 1902, no 43 et 1903, no 13). Dans sa réplique définitive, le Dr Marcuse déclare : « Ce que je voulais est atteint ; procurer encore une fois à l’humanité pensante un aperçu du monde d’idées que renferme la foi en la lettre morte et vide de contenu, qui ose mettre à la place de l’investigation de la nature et de la science, de la vérité et de la certitude, la plus grossière superstition et le culte des mythes curatifs. » (Voix allemandes, 1903, 5e année, no 3.)
  8. L’empereur et le pape. — Pendant que je parcours les épreuves de ces conférences, les journaux rapportent le bruit d’une nouvelle défaite de la dignité impériale allemande, qui ne peut que remplir d’un chagrin profond le cœur de tout ami sincère de la patrie. Le 9 mai de cette année, la nation allemande a célébré le centième anniversaire de la mort du plus populaire de nos poètes, Fr. Schiller. Avec une rare entente, tous les partis politiques de l’Allemagne et toutes les sociétés allemandes dispersées à l’étranger se sont trouvés d’accord pour exprimer leur culte à l’égard du grand poète de l’idéalisme allemand. À Strasbourg, le professeur Th. Ziegler fit un remarquable discours dans la grande salle de l’Université. L’empereur, présent à Strasbourg, fut invité, mais ne parut pas ; au lieu de cela, il passa, à côté de la ville, une brillante revue militaire. Quelques jours après, il s’asseyait à la même table que des cardinaux romains et des évêques allemands, parmi lesquels l’évêque Benzler, de triste renom, celui qui déclara un jour que la terre d’un cimetière chrétien était profanée par la sépulture d’un protestant. Dans les fêtes de ce genre, les catholiques allemands ont coutume de porter le premier toast au pape, le second à l’empereur ; ils jubilent aujourd’hui de ce que le pape et l’empereur soient étroitement alliés. L’histoire tout entière du papisme romain (caricature misérable de l’ancienne religion catholique !) nous apprend, cependant, clairement que tous deux, par nature, sont et doivent rester ennemis irréconciliables ! Ou bien, c’est l’empereur qui règne, ou bien, c’est le pape !