Relation historique de la peste de Marseille en 1720/15

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 231-259).
Chapitre XV


CHAPITRE XV.


Les Echevins demandent du Conſeil. Forçats accordés pour ſervir de Corbeaux. On enleve tous les Cadavres.



A Peine vit-on commencer les déſordres, que nous avons décrits ci-deſſus, que les Magiſtrats ſentirent le poids d’une adminiſtration ſi penible & ſi accablante ; ils reconnoiſſent qu’ils auroient dû la partager avec des perſonnes ſages & prudentes, qui les auroient aidés de leurs conſeils & de leurs ſoins ; mais il n’étoit plus tems d’en demander : tous ceux qui auroient pû ſeconder leur zele, s’étoient retirés. Dans ces extrêmités prêts à ſuccomber, ils s’adreſſent à Mrs. les Officiers des Galeres, & les prient de les aſſiſter de leur conſeil ; certainement perſonne ne pouvoit leur en donner de meilleurs, & le bon ordre que ces Mrs. avoient établi dans l’Arcenal, pour la conſervation des Galeres, leur répondoient de ce qu’ils en devoient attendre. Mrs. les Chevaliers de Langeron, de la Roche, & de Levi, veulent bien ſe prêter à leurs ſouhaits, Ils s’aſſemblent dans l’Hôtel de Ville avec Mr. le Gouverneur & les Echevins le 21. Août, & les jours ſuivants.

On prit dans ces aſſemblées differentes reſolutions ; & premierement pour que les exhalaiſons des foſſes ne rendiſſent la contagion plus generale par l’infection de l’air, il fût déliberé de les faire viſiter, d’y jetter encore de la chaux, & de les recouvrir de terre, de donner des Commiſſaires aux quartiers qui n’en avoient pas, & en défaut d’Habitans, de nommer des Religieux, ce qui avoit été pratiqué dans les peſtes précedentes ; de prier Mr. l’Evêque de faire ceſſer entierement les Offices Divins dans les Egliſes où l’on diſoit encore quelques Meſſes, & cela pour empêcher la communication ; d’élever des potences dans les Places publiques, pour contenir la populace, & pour intimider les malfaiſeurs, & pluſieurs autres reglemens très-utiles. Mais leur principale attention fût de nettoyer les ruës des Cadavres, & de les faire promptement enlever.

Dès le commencement du ſecond periode du mal, il y avoit des Tomberaux deſtinés à porter les morts, & on avoit pris tous les Gueux & Vagabonds de la Ville, pour les faire ſervir de Corbeaux, ſous les ordres du Sr. Bonnet Prévôt de la Maréchauſſée, qui avoit ſous lui quatre Gardes. Les premiers ne durerent pas long-tems, non plus que ceux qui les releverent, & finalement ſoit qu’il ne s’en trouva plus dans la Ville, ſoit que la vûë du peril les rebutât, & les obligea à ſe cacher, on n’en trouvoit plus quelque prix qu’on leur offrit, car on les payoit avantageuſement à douze & à quinze francs par jour. Où prendre des gens pour ce dangereux travail, le plus neceſſaire de tous ? La mortalité qui croiſſoit à vûë d’œil le rendoit toûjours plus preſſant : les Magiſtrats s’adreſſent à Mrs. des Galeres, & les prient de leur accorder quelques Forçats pour les faire ſervir de Corbeaux, avec offre de les remplacer, ou d’en indemniſer le Roy ? Heureuſe inſpiration à laquelle nous devons le ſalut de la Ville. On accorde vingt-ſix Forçats, & pour les obliger à ſe livrer à ce travail avec plus de courage, on leur promet la liberté. Il ne falloit pas moins qu’un auſſi puiſſant motif, pour les obliger à s’expoſer à des dangers ſi préſens. En deux jours les vingt-ſix Forçats ſaiſis du mal, ſont hors de ſervice ; on en demande d’autres, & ils ſont accordés avec la même bonté. Bref, depuis le 20. Août juſques au 28. on en donne cent trente trois ; ces gens-là peu adroits, & peu accoûtumés à mener des Chevaux, & à conduire des Tomberaux, briſent tout, harnois & rouës, on ne trouve cependant ni Sellier, ni Charron, & peut-être ſe feroient-ils une peine d’y toucher. Tout devient difficile & embarraſſant, & tous ces incidents retardent un travail de la celerité duquel dépend le ſalut public.

Pour l’accelerer, autant qu’il eſt poſſible, on met des Gardes à Cheval à la tête des Tomberaux, pour preſſer l’ouvrage, veiller ſur les Forçats, & les empêcher de voler dans les maiſons où ils vont enlever les morts. Comme les Tomberaux ne peuvent pas rouler dans toutes les ruës, qu’il y en a de fort étroites, & que preſque toute la Ville vieille eſt bâtie ſur le panchant d’une Colline, où les Chevaux ne ſçauroient grimper, on donne des brancards aux Forçats, ſur leſquels ils aportent les corps morts de ces endroits eſcarpés dans les grandes ruës, où ils les renverſent ſur les Tomberaux, & on oblige les Habitans, par une Ordonnance du 2. Septembre de Mr. de Pilles & des Echevins, à ſortir les corps morts des maiſons, & à les tranſporter dans les ruës, pour faciliter l’enlevement des cadavres, & pour prévenir l’infection qu’ils laiſſoient dans les maiſons. Un autre motif de cette Ordonnance non moins important, fût celui d’empêcher les vols que ces Forçats faiſoient dans les maiſons, où ils alloient lever les morts ; car il eſt difficile d’empêcher ces ſortes de gens de faire leur métier ordinaire. On invita même dans un avis au Public du 3. Septembre, par les offres les plus avantageuſes, & par les motifs les plus preſſans, toute ſorte de perſonnes à ſe préſenter pour aider à l’enlevement des cadavres par leur préſence, & par les ordres qu’ils donneroient à ceux qui étoient employés à cette fonction. Malgré tout cela l’ouvrage n’avance pas, la fureur du mal eſt ſi vive, qu’il en tuë plus en un ſeul jour, qu’on ne peut en enlever en quatre. Les Forçats qu’on a délivrés ſont preſque déja tous morts, on en accorde de tems en tems de nouveaux ; on augmente le nombre des Tomberaux, il y en a juſques à vingt, & avec tous ces ſecours on ne peut pas ſurvenir à enlever tous les cadavres, il ſemble même qu’on n’y touche pas : à peine a-t’on vuidé une ruë, ou une place, que le lendemain elle eſt encore couverte de corps morts ; car il mouroit à la fin d’Août, & au commencement de Septembre plus de mille perſonnes par jour.

L’éloignement des foſſes étoit un nouvel obſtacle à l’avancement de cette œuvre, car elles étoient hors la Ville. Il y en avoit trois hors la porte de Rome, deux hors la porte d’Aix, trois hors celle de la Joliette, trois à la Bute, & une hors la porte de Bernard du bois. De ces foſſes, les unes avoient cent cinquante pas de longueur, les autres quarante, & les plus petites vingt pas ; leur largeur étoit de dix pieds, & la profondeur de huit. Pour les travailler, on faiſoit venir des Payſans de la Campagne, qu’on prenoit par force, & qu’il falloit quaſi faire travailler de même. Mrs. Julien & Caſtel Commiſſaires generaux dans le Terroir, étoient chargés de faire la levée de ces Payſans avec une Compagnie de Grenadiers qu’on leur avoit donnés pour cela ; ce qui ne pouvoit pas ſe faire ſans des peines & des ſoins extraordinaires ; ils étoient même préſens au travail. Le premier mourut dans cet emploi, & le ſecond y a continué de ſervir utilement ſa Patrie juſques à la fin de la contagion. On ne ſçauroit aſſez loüer le zele & le courage de ces hommes infatigables qui ſe dévoüent ainſi pour le Public aux fonctions les plus pénibles & les moins brillantes. Cet éloignement des foſſes faiſoit que le quartier de St. Jean qui en eſt le plus éloigné, & qui n’étant habité que de menu peuple, ſouffroit la plus grande mortalité, étoit auſſi le plus embarraſſé des cadavres ; on ne peut pas même ſurvenir à enlever ceux de l’Hôpital des Convaleſcens, ils y croupiſſent comme ailleurs, & quelque diligence que l’on faſſe, on ne peut pas égaler la rapidité de la contagion.

Dans cet embarras chacun propoſe des moyens & des expediens pour délivrer la Ville d’une infection, qui menaçoit le reſte des Habitans d’une mort inévitable. Les uns diſent qu’il faut brûler les Cadavres dans les Places publiques, & conſumer par le feu ceux qu’on ne peut pas enterrer, comme on le pratiqua dans la derniere peſte de Genes, qui ne cedoit guéres en violence à celle-ci ; mais on conſidera que l’infection des corps brûlés ne ſeroit pas moins à craindre que celle des Cadavres corrompus. Un autre propoſa un expedient fort ſingulier, car la neceſſité & la vûë du peril rendent ingenieux à trouver les moyens de s’en garantir ; c’étoit de prendre le plus gros Vaiſſeau qui ſeroit dans le Port, le démater, & le vuider entierement pour le remplir de corps morts, le refermer exactement, en ſuite le tirer au large dans la Mer, & le couler à fond : je ne ſçai même ſi on n’avoit pas commencé d’executer ce nouveau projet, qui n’étoit pourtant qu’une viſion ; car comment ranger les Cadavres dans le fond d’un Navire, & ne pouvant pas être rempli dans un jour, qui auroit voulu y deſcendre le lendemain ? De plus ſi un corps noyé reparoit quelque tems après ſur la Mer, quand toutes ſes parties gonflées ſont en égal volume avec l’eau ; n’étoit-il point à craindre que tous ces Cadavres gonflés par l’eau qui auroit ſubmergé le Vaiſſeau, n’euſſent aſſez de force pour le relever, & faire ainſi flotter la contagion ſur la Mer.

Un troiſiéme expedient fût d’ouvrir de grandes foſſes dans toutes les ruës, & d’y jetter les Cadavres. On évitoit par-là la longueur & la peine du tranſport. Mais il n’eſt point de ruë dans cette Ville, où il ne paſſe des conduits des fontaines ; & quels ſont les Foſſoyeurs, qui auroient voulu travailler au milieu de l’infection des Cadavres ? Enfin un quatriéme fût d’y jetter de la chaux deſſus, & les conſumer dans les ruës même : ou prendre une ſi grande quantité de chaux, & des gens pour la charrier : comme cette conſomption des Cadavres par la chaux n’eſt pas l’ouvrage d’un jour, les nouveaux qui tomboient journellement entaſſés ſur les premiers, auroient fait de montagnes de corps morts dans les ruës, qui de long-tems n’auroient pas été praticables, ni la Ville libre de l’infection.

L’expedient qui fût trouvé le plus propre pour l’expedition, & le plus facile à executer, mais qui étoit le plus dangereux pour les conſequences, ſût celui d’ouvrir les Egliſes les plus voiſines des quartiers les plus éloignés des foſſes, & d’en remplir tous les caveaux de morts. On le propoſe à Monſeigneur l’Evêque, dont la permiſſion étoit neceſſaire pour une ſemblable entrepriſe. Ce ſage Prélat, qui ne connoit d’autres regles que celles de la prudence, & qui n’a d’autres vûës que le ſalut & la conſervation des peuples, s’adreſſe aux Medecins, & leur demande s’il peut permettre qu’on enterre les peſtiferés dans les Egliſes. Ceux-ci décident que ces ſortes de Cadavres doivent être enterrés hors la Ville, & couverts de quatre à cinq pieds de terre, que la chaux qu’on jettera ſur les Cadavres, & les précautions que l’on prendra pour fermer ces caveaux n’empêcheront pas qu’il n’en ſorte des exhalaiſons infectes, & qu’il faudroit au moins condamner pour long-tems ces caveaux, qui ſont ſi neceſſaires pour les morts ordinaires dans une Ville, où il n’y a pas un pouce de terre vuide, pour ſervir de cimetiere. Sur cette déciſion, le Prélat s’opoſe à l’ouverture des Egliſes, & l’embarras où l’on a été dans la ſuite pour déſinfecter ces caveaux, a juſtifié ſon opoſition, malgré laquelle on paſſe outre.

On ouvre donc les Egliſes de force, on y fait des amas de chaux, on y porte les morts en foule, & on en remplit tous les caveaux. La celerité de cette expedition ſemble promettre une entiere délivrance de ces objets d’horreur. On fait plus encore, on r’ouvre deux grandes foſſes du côté de la Cathedrale, qu’on appelle ici la Major ; elles avoient été abandonnées, à la priere des Religieuſes du St. Sacrement, qui ſont tout auprès : aujourd’hui la neceſſité publique prévaut à toutes ces conſidérations, on reprend donc ces foſſes, mais on n’en eſt pas plus avancé, la violence du mal l’emporte ſur la vigilance des Magiſtrats : on voit toûjours le même nombre de Cadavres, comme ſi on n’en levoit aucun. Un vent de biſe, qui ſoufle le 2. Septembre r’allume le feu de la contagion, fait un abatis general de tous les malades, & inonde, pour ainſi dire, la Ville de Cadavres ; on vit alors le moment où tout devoit perir par une infection generale car les Echevins perdent d’un jour à l’autre le peu de monde qu’ils ont auprès d’eux ; ils ſont déja ſans Gardes, ſans Valets, ſans Soldats ; la maladie enleve tout ; ils ſont obligés d’ordonner & d’executer eux-mêmes. Les Forçats manquent, Mrs. les Officiers des Galeres, en accordant les derniers le 28. Août, ont proteſté qu’ils n’en donneront plus, & ceux-là ſont la plûpart morts ou malades ; les Echevins ont écrit au Conſeil de Marine, pour ſuplier S. A. R. de donner des ordres, pour leur faire délivrer un nombre ſuffiſant de Forçats pour ſauver la Ville ; mais les réponſes ſont long-tems à venir, & la mortalité va toûjours fort vîte. Ils prennent le parti d’écrire à Mr. l’Intendant, & le prient de leur obtenir encore quelques Forçats, ils le trouvent toûjours prêt à les ſecourir, & à ſa ſollicitation, Mrs. des Galeres leur accordent encore cent Forçats le 1. Septembre. Avec ce renfort on pouvoit ſe promettre d’avancer le grand œuvre, qui étoit d’enlever tous les cadavres ; mais il s’agiſſoit de trouver un homme qui fût en état de faire un coup de main, je veux dire, de faire agir ces gens-là, les conduire, les preſſer, en un mot les commander ; ſans quoi, que pouvoit-on attendre des gens accoûtumés à travailler plûtôt par la crainte du châtiment, que par tout autre motif ? Mais qui voudra ſe charger de ce ſoin ? Où trouver quelqu’un qui ſoit & aſſez courageux, & aſſez zelé, pour ſe livrer à cet emploi ? Mr. Mouſtier l’Echevin prend la genereuſe reſolution de s’y donner tout entier, juſques à préſent ils n’ont agi que par ſes ordres, mais aujourd’hui le voilà qu’il ſe met, pour ainſi dire, à leur tête, il y eſt depuis le matin juſques au ſoir, il vole d’un quartier à l’autre, ſans diſtinction des endroits les plus infectés, ſans crainte des perils, ſans ménagement pour ſa ſanté, il va de tems en tems aux foſſes hors la Ville, il court d’une porte à l’autre, il paroît par tout, & par tout ſa préſence ſe fait ſentir par l’activité qu’il inſpire à ceux qui travaillent ſous lui ; il preſſe les uns par des ménaces, il anime les autres par des liberalités, il fait enlever les mille cadavres par jour, & on peut dire que jamais Magiſtrat n’a pouſſé ſi loin le zele de ſauver ſa Patrie.

Bientôt la Ville alloit être délivrée par ſes ſoins de tous ces objets d’horreur ; mais d’un jour à l’autre les Corbeaux diminuent : les uns tombent par la violence du mal, les autres par celle du travail, les Chevaux par la laſſitude ; tout manque, il n’y a que le zele & le courage du Magiſtrat qui ſe ſoûtiennent toûjours dans la même vigueur : dans moins de ſix jours, les cent Forçats accordés le 1. Septembre, ſont reduits à dix ou douze, & le 6. du même mois, il y a encore plus de deux mille corps morts dans les ruës ; il en tombe encore plus de huit cens par jour, & bientôt va recommencer le tragique ſpectacle des cadavres entaſſés les uns ſur les autres dans les Places publiques.

Cette affaire pourtant ne peut pas ſouffrir d’interruption, c’eſt la plus ſerieuſe & la plus importante, auſſi les Echevins font de nouveaux efforts, ils ramaſſent le peu de monde qu’ils peuvent avoir, & ils ne trouvent que Mrs. Claude Roſe & Roland, les ſeuls Intendants de la ſanté qui n’ont pas abandonné : ils vont donc ce même jour 6. Septembre en Corps de Ville ſe jetter, pour ainſi dire, aux pieds de Mr. du Rancé Commandant des Galeres, auquel ils repreſentent l’état pitoyable de la Ville, & l’impoſſibilité qu’il y a de la ſauver, s’il n’a la bonté de leur accorder un nouveau renfort de Forçats, aux conditions qu’il jugera à propos : ce Commandant touché de cette tendre pitié qui lui eſt ſi naturelle, s’aſſemble avec Mr. de Vaucreſſon Intendant des Galeres, & Mrs. les Officiers generaux, qui animés des mêmes ſentimens, concluent avec lui d’accorder à la Ville le ſecours qu’elle demande, en conformité de l’acte ſuivant.

„ Ce jour Mrs. les Echevins Protecteurs & Défenſeurs des privileges, libertés, & immunités de cette Ville de Marſeille, Conſeiller du Roy, Lieutenants generaux de Police : étant aſſemblés en l’Hôtel de Ville, avec quelques Officiers municipaux, le Conſeil Orateur de la Ville, Procureur du Roy de la Police, & autres notables Citoyens, ayant conſideré, que quoique le ſecours de deux cens ſoixante Forçats, que Mrs. du Corps des Galeres ont eu la bonté de leur accorder en differentes fois, pour enſevelir les cadavres, depuis que la Ville eſt affligée du mal contagieux, les ait extrêmement aidés juſques à preſent : il eſt pourtant inſuffiſant pour la quantité de plus de deux mille cadavres qui reſtent actuellement dans les ruës depuis pluſieurs jours, & qui cauſent une infection generale, il a été déliberé pour le ſalut de la Ville, de demander un plus grand ſecours, & à l’inſtant Mrs. les Echevins, étant ſortis en Chaperons, accompagnés de tous les ſuſdits Officiers municipaux & notables Citoyens, ont été en Corps en l’Hôtel de Mr. le Chevalier de Rancé, Lieutenant General, commandant les Galeres de ſa Majeſté, & lui ont repreſenté que la Ville lui a des obligations infinies des ſervices ſignalés qu’il a eu la bonté de lui rendre dans cette calamité, mais qu’il ne leur eſt pas poſſible de la ſauver, s’il ne leur fait la grace de leur accorder encore cent Forçats, avec quatre Officiers de Sifflets (preſque tous ceux qui ont été précedemment accordés, étant morts ou malades) qu’ils s’en ſerviront ſi utilement, que pour les faire travailler avec plus d’exactitude à la levée de tous ces cadavres, ils s’expoſeront eux-mêmes, comme ils ont déja fait, à ſe mettre à cheval en Chaperon, à la tête des Tomberaux, & aller avec eux par toute la Ville ; que de plus, comme il importe que leur autorité ſoit ſoûtenuë de la force, dans un tems ou il ne reſte dans la Ville qu’une nombreuſe populace, qu’il faut contenir, pour empêcher tout tumulte, & maintenir par tout le bon ordre, ils le prient encore très-inſtamment, de vouloir leur donner au moins quarante bons Soldats des Galeres, ſous leurs ordres, pour les ſuivre, & empêcher en même tems l’évaſion des Forçats, qu’ils ne ſeront commandés que par eux, qu’ils les diviſeront en quatre Eſcoüades, dont ils conduiront une chacun, & comme il faut qu’au moins l’un d’eux reſte toûjours dans l’Hôtel de Ville, pour les expeditions des affaires, une deſdites Eſcoüades ſera conduite & commandée par Mr. le Chevalier Roſe ; & qu’en cas d’empêchement de leur part, ils prépoſeront à leur place des Commiſſaires nommés des plus diſtingués qu’ils pourront trouver, pour les conduire & commander. Sur quoi Mr. le Chevalier de Rancé aſſemblé avec Mr. l’Intendant, & Mrs. les Officiers generaux, tous ſenſibles à l’état triſte & déplorable de cette grande & importante Ville, & étant bien aiſe d’accorder tout ce qui eſt neceſſaire pour parvenir à la ſauver, ont eu la bonté d’accorder à Mrs. les Echevins, & à la Communauté encore cent Forçats, & quarante Soldats, y compris quatre Caporaux, avec quatre Officiers de Sifflet, & étant neceſſaire de prendre ceux qui ſeront de bonne volonté, & de les attacher par la récompenſe à un ſervice perilleux, il a été déliberé & arrêté, qu’outre la nourriture que la Communauté fournira tant aux uns qu’aux autres, il ſera donné par jour à chaque Officier de Sifflets dix livres, à chaque Soldat cinquante ſols ; & après qu’il aura plû à Dieu de delivrer la Ville de ce mal, cent livres de gratification à une fois payer à chacun de ceux qui ſe trouveront en vie, & aux Caporaux cent ſols par jour à chacun ; & en outre une penſion annuelle & viagere de cent livres à ceux qui ſeront en vie, ayant crû en pouvoir aſſez les gratifier pour un ſervice auſſi important & auſſi périlleux, ce que l’Aſſemblée a accordé, attendu le beſoin preſſant, & la neceſſité du tems. Déliberé à Marſeille le ſixiéme Septembre 1720. Signé, Eſtelle, Audimar, Mouſtier, Dieudé Echevins, Pichatti de Croiſſainte Orateur, Procureur du Roy, & Capus Archivaire.

Cependant comme c’eſt envain que les hommes veillent à la garde d’une Ville, s’ils n’intereſſent le Seigneur à ſa conſervation, & que la peſte étant un fleau du Ciel, tous les ſecours humains ſont inutiles, ſi on ne tâche de fléchir ſa colere, les Echevins reſolurent le 7. du même mois, d’établir par un vœu public & ſolemnel, comme on l’avoit fait à la derniere peſte, une penſion annuelle de deux mille livres à perpétuité, en faveur de la maiſon charitable, fondée ſous le titre de Nôtre-Dame de bon ſecours, pour l’entretien des pauvres Filles Orphelines de la Ville & du Terroir. Ce vœu fût rendu ſolemnellement dans la Chapelle de l’Hôtel de Ville, entre les mains de Monſeigneur l’Evêque, qui y celebra la Meſſe le 8. Ce Sacrifice étoit bien plus agréable à Dieu, & plus propre à apaiſer ſa colere, que celui que faiſoient les anciens Marſeillois en ſemblable occaſion. “ Toutes les fois (dit Petrone[1]) qu’ils étoient affligés de la peſte, ils prenoient un pauvre, qui étoit nourri pendant un an, aux dépens du Public, des viandes les plus délicates, à la fin de l’année cete victime ainſi engraiſſée étoit couverte de feüilles de verveine, & revêtuë des habits ſacerdotaux : dans cet état, il étoit conduit par toute la Ville, & le Peuple le chargeoit d’execrations, pour faire retomber ſur lui tous les malheurs de la Ville, & pour achever le ſacrifice on le précipitoit. Ce qui nous fait conjecturer qu’il y a eu dans cette Ville des peſtes plus anciennes que celles que nous avons marquées.

Ce même jour, les Echevins ayant reçû le nouveau ſecours de Mrs. des Galeres, animés d’un nouveau zele, & d’une entiere confiance en la miſericorde du Seigneur qu’ils viennent d’implorer, ils ſe dévoüent tous quatre au penible ſoin de faire nettoyer la Ville des corps morts, ils ne ſont occupés que de cette affaire, ils ſemblent negliger toutes les autres, pour ne ſe livrer qu’à celle-ci, comme la plus preſſante, mais comme on ne devoit pas interrompre tout-à-fait le cours des autres, & les expeditions journalieres dans l’Hôtel de Ville, ils déterminerent qu’il en reſtera tour à tour, & pour que la grande affaire ne ſouffre point par l’abſence de celui qui devoit reſter dans l’Hôtel de Ville, Mr. le Chevalier Roſe tient ſa place ; depuis le commencement de la contagion il a toûjours agi, & fait, pour ainſi dire, les fonctions d’Aide de Camp de Mr. le Gouverneur, qui par ſurcroit de malheur, épuiſé par les ſoins & les fatigues qu’il ſe donne, eſt tombé malade depuis le 27. Août. Sa maladie a augmenté la conſternation publique, le trouble de la Ville, & l’embarras des Echevins. On fait donc quatre Brigades des Forçats ; trois des Echevins, & Mr. le Chevalier Roſe ſont à la tête de ces Brigades, chacun dans ſon quartier. Tous ces Mrs. ſe ſont ſignalés dans cette occaſion par leur courage & leur fermeté au-deſſus de tous les périls. D’un côté Mr. Mouſtier, qui a pris cette affaire à cœur, ne la quitte point, & abandonnant à ſes Collegues les autres fonctions, il agit avec ſa vivacité ordinaire vers la porte d’Aix. D’un autre, Mr. Audimar prend, le quartier de St, Jean, ou il y a le plus de cadavres ; il eſt obligé de ſortir de ſon caractere, & de quitter cet air de douceur, qui rend ſon abord ſi gracieux. Il reconnoît bientôt que les Forçats ne ſont guéres ſenſibles aux manieres douces, & qu’il faut crier & tempêter pour les faire travailler. Le voilà donc l’épée à la main, preſſant les uns, menaçant les autres, courant par tout où ſa préſence eſt neceſſaire ; & faiſant ceder ſon temperament à ſon devoir & à ſon zele, il ſe donne des mouvemens infinis. Mrs. Eſtelle & Dieudé ſe livrent à leur tour à cet exercice, & animés du même zele, ils montrent par tout la même activité. Ce ne ſont point ici de ces lâches Magiſtrats, qui fuyent, ou qui enfermés dans l’enclos d’un Hôtel de Ville, donnent de-là leurs ordres : ceux-ci ſe prêtent à tout, ſe répandent dans toute la Ville, ils ne connoiſſent plus les dangers ; ils ſont maintenant auſſi prompts à agir, qu’ils ont été lents a croire dans les commencemens ; ils n’épargnent ni ſoins, ni veilles, ni fatigues pour ſauver la Ville. L’Hiſtoire nous vante le courage & la valeur des anciens Conſuls Romains dans les expeditions militaires, y en a-t’il moins à braver les dangers de la contagion que ceux de la guerre ? Eſt-ce une moindre gloire de délivrer ſa Patrie d’une peſte cruelle, qui la ravage au-dedans, que de la garantir des inſultes d’un ennemi, qui ne la ménace que de loin ? En effet, nos Conſuls parviennent enfin par leurs ſoins, & par leur vigilance à délivrer la Ville de l’infection des cadavres ; veritablement on ne les voit plus croupir dans les ruës & dans les places publiques, mais parce que la mortalité va toûjours ſon train, on n’eſt pas encore, pour ainſi dire, ſur le courant.

Le ſeul endroit qui reſtoit à netoyer étoit une grande Explanade appellée la Tourrete, où il y avoit depuis long-tems plus de mille cadavres ; on ne ſçavoit comment s’y prendre, pour attaquer cet endroit. Mr. le Chevalier Roſe, auſſi fécond en expediens, que prompt à les mettre en execution, ſe porte ſur le lieu, & viſitant les remparts qui ſoûtiennent ce terrain, & au pied duquel la mer vient battre, il s’aperçût qu’il y avoit deux Baſtions, & regardant par une échancrure, il vit qu’ils étoient creux en dedans, & que ſi on pouvoit les découvrir, il ſeroit aiſé de débarraſſer cette Place, en les rempliſſant de cadavres. Il propoſe ſon projet à Mrs. les Echevins, qui l’aprouverent ; on lui donne cent Forçats pour cette expedition, il fait découvrir ces Baſtions, en faiſant ôter deux ou trois pieds de terre qu’il y avoit au-deſſus, & d’abord la voute ſe préſenta ; il la fait abattre, & elle découvrit un abîme profond, & capable de contenir tous ces cadavres. Cela fait, il diſpoſe ſon monde ſi à propos, & preſſe le travail avec tant de vigueur, que dans quelques heures, ces abîmes furent comblés de cadavres, ſur leſquels on jette de la chaux, & on recouvre les Baſtions de terre, comme ils étoient auparavant, & par-là, cette Place, dont l’abord étoit ſi formidable par l’infection, fût entierement nette. Parmi ces cadavres, combien y en avoit-il, dont les membres étoient déja ſéparés par la pourriture, & qu’il falloit enlever à pièces, d’autres qui fourmilloient de vers ? Il y en avoit certainement pluſieurs dans cette place, dans les ruës, & dans les maiſons, car bien de gens étoient reſtés ſeuls, & on ne ſçavoit qu’ils étoient morts, que par l’infection que cet corps pourris répandoient dans tout le voiſinage. Mais ne renouvellons pas ici ces idées affreuſes, & épargnons-nous l’horreur de répreſenter une ſeconde fois ces objets hideux.

Après des expeditions ſi vives, on n’eût plus qu’à ſuivre l’ordre établi ; on ne vit plus de cadavres entaſſés dans les ruës. Il faut pourtant avoüer, que quelque diligence & quelque ſoin que les Magiſtrats euſſent pu employer, ils n’auroient jamais pu en venir à bout, ſans le ſecours que leur a fourni Mr. le Bret Premier Préſident, & Intendant de la Province : ce n’étoit pas aſſez d’avoir des Forçats, il falloit avoir tout ce qui étoit neceſſaire pour les mettre en état de travailler ; car ils ſortoient des Galeres ſans ſouliers, & preſque tous nuds. Il falloit pourvoir à leur ſubſiſtance, à celle des malades, & du reſte des habitans, aux beſoins des Hôpitaux, & à une infinité de choſes qui manquoient dans cette Ville : Mr. L’Intendant a été leur ſource ordinaire, ils s’adreſſoient à lui avec une entiere confiance, ils le trouvoient toûjours prêt à leur fournir tout ce qu’ils demandoient, C’étoit de part & d’autre une expedition continuelle de Courriers, qui alloient & venoient nuit & jour. Ont-ils beſoin de toile pour des paillaſſes, de la paille même pour les garnir, de ſoulier pour les Forçats, & d’autres marchandiſes, de la chaux, des chevaux, & autres choſes ? il leur en envoit ſur le champ. Leur manque-t’il des Bouchers, des Bergers, des Boulangers ? il leur en fait venir de par tout, & la celerité avec laquelle il leur procure ces ſecours, en augmentent le prix & les avantages ; on eût dit qu’il étoit préſent dans tous les lieux d’où il les tiroit, ou qu’il tenoit ſous ſa main tout ce qu’on pouvoit lui demander pour Marſeille ; mais les ſecours les plus conſiderables qu’il leur a fourni, ſont ceux de la viande, du bled, & de l’argent, ils étoient les plus neceſſaires dans cette calamité, une attention ſi bienfaiſante merite toute nôtre reconnoiſſance. Tous ces ſecours paſſoient par le canal de Mr. Rigord ſon Subdelegué en cette Ville, qui malgré ſa ſanté foible & délicate, la multiplicité des affaires, les perils de la communication, la mortalité de ſa famille, & celle de pluſieurs domeſtiques qui ont ſuccedé les uns aux autres, a agi pendant toute la contagion pour le ſervice du Roy & pour celui de la Ville avec un zele & un courage au-deſſus de ſont état & de ſes forces.


  1. Petrone Satyric. c. 102.