Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 61-68).

CHAPITRE VIII.


Nous partons d’Haute.


Nous marchâmes pendant toute la journée pour arriver à l’endroit où j’avais d’abord été ; la route fut des plus pénibles, les chevaux ne suffisaient pas pour porter les malades dont le nombre augmentait chaque jour ; nous ne savions plus que faire ; nous nous trouvions à la plus triste extrémité. Quand nous fumes arrivés, nous vîmes l’impossibilité d’aller en avant, ne sachant de quel côté nous diriger : la troupe ne pouvait plus marcher, la plupart des soldats était si malades que fort peu laissaient quelque espérance. Je ne m’étendrai pas davantage sur notre misérable situation, chacun peut s’imaginer ce que l’on doit souffrir dans une terre étrangère, si pauvre et sans aucune ressource pour continuer notre marche, ni pour séjourner, ni pour en sortir ; mais comme notre plus sûr refuge est dans Dieu, jamais nous ne cessâmes d’avoir confiance en lui. Une circonstance vint aggraver considérablement nos malheurs : la plupart des cavaliers s’imaginant pouvoir en particulier trouver un remède à leurs maux, désertèrent secrètement, et abandonnèrent le gouverneur et les malades qui avaient perdu leurs forces. Cependant comme au nombre des cavaliers nous avions beaucoup de nobles et de gens riches, ils ne souffrirent pas ce désordre sans en avertir le gouverneur et les officiers de votre majesté. Nous leur fîmes des reproches, et nous leur exposâmes dans quelles circonstances ils abandonnaient sans ressources leur chef et les malades, et quittaient le service de votre majesté. Alors ils consentirent à courir tous le même destin sans se séparer. Dès que le gouverneur en eut connaissance il les fit appeler, demanda à chacun son avis sur les moyens de sortir de ce pays, et engagea à chercher un remède que l’on ne trouvait pas. Le tiers des hommes était malade, et nous étions certains de le devenir tous : nous ne voyions d’autre terme à nos maux que la mort qui nous paraissait horrible dans un tel pays. Tous ces inconvénients ayant été examinés, et plusieurs remèdes proposés, nous nous arrêtâmes à un seul fort difficile il est vrai à exécuter : c’était de construire des vaisseaux pour nous embarquer. Tout le monde regardait cela comme une chose impossible ; car nous ignorions les règles de la construction : nous n’avions ni outils, ni fer ni forges, ni chanvre, ni bois, ni agrès ; enfin aucun des objets qui sont nécessaires, et personne ne connaissait la manœuvre. Une autre difficulté, c’est que nous aurions manqué de vivres pendant que l’on aurait travaillé. Quand on eut considéré toutes ces raisons, on résolut d’y réfléchir davantage, et on leva la séance : nous nous quittâmes en priant tous le Seigneur de nous diriger convenablement. Le lendemain un des nôtres se présenta et dit qu’il ferait des canots en bois et qu’il se servirait de peau de cerf pour faire des soufflets. Comme nous étions dans des circonstances à trouver bon tout remède quelconque, nous lui dîmes de se mettre à l’œuvre. Nous convînmes de faire avec nos étriers, nos éperons, nos arquebuses et les autres objets en fer que nous possédions, des clous, des scies, des haches et d’autres outils nécessaires : que l’on ferait quatre voyages à Haute avec les cavaliers et les soldats que l’on pourrait emmener pour nous procurer des vivres, et que tous les trois jours on tuerait un cheval que l’on partagerait entre ceux qui travaillaient aux embarcations et les malades. Nous allâmes jusqu’à Haute avec les cavaliers et les fantassins qui purent se mettre en marche. Nous en rapportâmes quatre cents fanegues de maïs, ce qui ne se fit pas sans avoir à combattre contre les Indiens. Nous ordonnâmes de cueillir un grand nombre de palmistes, dont les écorces nous servirent à faire des cordes pour les canots. Nous commençâmes les constructions avec un seul charpentier ; mais nous y mimes tant d’ardeur, que du 4 août au 20 septembre, on en termina cinq de vingt-deux coudées de longueur ; ils furent calfatés avec des étoupes de palmistes ; nous les goudronàmes avec de la poix extraite des pins par un Grec, nommé Theodoro ; nous fîmes des cordes et des agrès avec les queues et la crinière des chevaux. Nous employâmes nos chemises pour des voiles ; nous fimes avec des sapins les rames dont nous avions besoin. Ce pays où nous avions été conduits pour nos péchés était si misérable, que nous eûmes la plus grande peine à trouver des pierres pour faire le leste et les ancres de nos barques ; dans toute la contrée nous n’en avions aperçu aucune. Nous dépeçâmes les jambes des chevaux tout entières, et nous les écorchâmes pour en faire des outres pour l’eau. Pendant ce temps-là plusieurs des nôtres cueillaient des algues-marines dans les baies et les criques. Deux fois ils furent attaqués par les Indiens, qui nous tuèrent dix hommes à la vue de notre camp et sans que nous puissions leur porter secours. Nous les trouvâmes percés de flèches de part en part. Ils étaient couverts de bonnes armures ; mais elles ne purent résister, car ces Indiens, comme je l’ai déjà dit, tirent avec une adresse et une force extrême. D’après l’opinion et les serments de nos pilotes, depuis la baie de la Cruz jusqu’ici, il y avait environ deux cent quatre-vingts lieues. Dans tout ce pays nous n’avions aperçu aucune montagne. Au moment où nous nous embarquâmes, quarante hommes étaient morts de maladie ou de faim, sans compter ceux qui avaient été tués par les Indiens. Le 22 de septembre, on acheva de manger les chevaux à l’exception d’un seul, et nous nous embarquâmes dans l’ordre suivant : Quarante-neuf hommes montèrent dans la barque du gouverneur ; le contador et le commissaire avec un pareil nombre d’hommes s’embarquèrent dans un autre ; le capitaine Alonzo del Castillo, Andrès Dorantès, et quarante-huit hommes dans la troisième ; et dans la quatrième deux capitaines, nommés Telles et Penalosa et quarante-sept hommes : j’étais dans la dernière avec le contrôleur et quarante-neuf hommes. Quand nous fûmes embarqués avec les vivres et nos effets, nos chaloupes entraient tellement dans l’eau qu’il ne restait dehors qu’un palme de bord. Outre cet inconvénient, nous étions si serrés, que nous ne pouvions nous remuer ; mais la nécessité était si grande, que nous nous hasardâmes dans cet état sur une mer aussi orageuse, et sans que personne d’entre nous eût la moindre connaissance de la navigation[1].

  1. Ferdinand de Soto, en passant dans cet endroit y trouva encore les carcasses des chevaux et un arbre creusé qui avait servi de mangeoire. Voyez la relation du gentilhomme d’Elvaz, chap. XI, et Garcilasso, liv. in, chap. v.