Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 105-111).

CHAPITRE XIV.


Départ des quatre chrétiens.


Quand ces quatre Espagnols furent partis, le temps devint si froid et si orageux, que les Indiens ne pouvaient arracher de racines. Ils ne trouvaient plus rien dans les canaux où ils avaient l’habitude de pêcher, et comme les cabanes étaient mal abritées, nos gens périssaient peu à peu. Cinq chrétiens, qui étaient logés près du rivage, se mangèrent les uns après les autres : un seul survécut, personne n’étant là pour le dévorer. Voici leurs noms : Sierra, Diégo Lopez, Corral, Palacios et Gozalo Ruyz. Les Indiens en furent si scandalisés et si irrités, que certainement ils les auraient tués s’ils s’en fussent aperçus : cela nous mit dans un grand danger. Enfin, en peu de jours, de quatre-vingts hommes que nous étions en tout, nous ne restâmes plus que quinze. Les Indiens furent attaqués d’une maladie d’estomac qui emporta la moitié de la population. Ils s’imaginèrent que nous étions la cause de leur mort, et ils résolurent de nous tuer. Ils venaient pour exécuter leur projet, lorsqu’un Indien, qui me gardait, leur dit de ne pas croire que nous leur donnions la mort, que si nous avions ce pouvoir-là nous empêcherions les nôtres de mourir comme les leurs ; que nous n’étions plus que fort peu, et que personne de nous ne leur faisait de mal, qu’il valait mieux nous laisser. Les autres furent convaincus par ce raisonnement et abandonnèrent leur projet. Nous donnâmes à cette île le nom de l’Île du Malheur (Isla del Malhado).

Les habitants sont grands, bien faits, ils n’ont pour armes que des arcs et des flèches, et ils s’en servent avec beaucoup d’adresse. Les hommes se percent la mamelle, il y en a qui les ont toutes deux percées, et ils introduisent dans l’ouverture qu’ils pratiquent un roseau de deux palmes et demie de long et de la grosseur de deux doigts. Ils se percent aussi la lèvre inférieure, et ils y introduisent un morceau de roseau d’un demi-doigt de diamètre. Leurs femmes travaillent beaucoup. Ils habitent cette île depuis le mois d’octobre jusqu’à la fin de février. Ils vivent des racines dont j’ai parlé, et qu’ils retirent de l’eau pendant les mois de novembre et de décembre : ils mangent ensuite du poisson, qu’ils prennent dans des claies de roseaux, après quoi ils se nourrissent de racines. A la fin de février ils vont vivre dans un autre pays, parce que c’est l’époque où les racines croissent et ne sont plus mangeables. Aucun peuple du monde ne chérit davantage ses enfants et ne les traite mieux ; lorsqu’il en meurt un, le père, les parents et toute la peuplade déplorent sa perte. Ils pleurent pendant une année entière. Chaque matin, avant la pointe du jour, les pères commencent à verser des larmes et tous les autres les imitent : ils recommencent à midi et le soir. Après un an de deuil ils font les funérailles du mort ; ils se lavent de la suie dont ils se sont couverts. Ils pleurent ainsi tous les morts, excepté les vieillards, dont ils ne font aucun cas, parce que, disent-ils, ils ont fait leur temps ; qu’il n’y a plus aucun avantage à attendre d’eux tant qu’ils restent sur la terre , et qu’ils faut qu’il laissent les vivres aux enfants. Ils sont dans l’usage d’enterrer les morts, excepté les médecins, qu’ils brûlent. Pendant que le bûcher est allumé, tous dansent et se réjouissent ; puis ils réduisent les os en poudre. Un an après, quand on leur rend les honneurs funèbres, tous y prennent part, et les parents distribuent ces poudres que les naturels boivent dans de l’eau. Tous ont leurs femmes reconnues. Les médecins sont des hommes extrêmement dissolus : ils ont deux ou trois femmes qui vivent en grande harmonie. Quand une fille se marie, depuis ce jour-là, tout ce que son époux tue à la chasse ou à la pêche est emporté chez son père par la femme, sans qu’elle ose rien prendre de ces aliments. On lui porte de quoi se nourrir de chez le beau-père ; celui-ci et la belle-mère ne doivent pas entrer dans la maison des époux, et le mari ne peut se présenter chez son beau-père ou chez ses alliés. Si par hasard ils se rencontrent, ils doivent s’éloigner tous les deux d’une portée d’arbalète, en tenant la tête baissée et les yeux tournés vers la terre, parce qu’ils croient qu’il est inconvenant de se voir et de se parler. Les femmes ont la liberté de communiquer avec leur beau-père et leurs parents et de converser avec eux. Ces usages se pratiquent depuis cette île jusqu’à cinquante lieues dans l’intérieur. Il en existe encore un autre : lorsque quelqu’un perd son fils ou son frère, pendant trois mois, personne de la maison où il est mort ne va chercher de nourriture quand on devrait mourir de faim : les parents ou les voisins fournissent à manger au père ou au frère du défunt. A l’époque où nous étions dans ce pays, il existait une grande mortalité, aussi la plupart des maisons étaient-elles réduites à la famine par respect pour leurs usages, et ceux qui allaient aux vivres, malgré tout le mal qu’ils se donnaient, n’en pouvaient rapporter que fort peu. Cette circonstance força les Indiens qui me gardaient d’abandonner l’ile. Ils gagnèrent la terre ferme, et se rendirent dans des baies, où l’on trouvait une grande quantité d’huîtres. Pendant trois mois ils ne se nourrissent que de ce coquillage, et boivent de très-mauvaise eau. Le bois y est très-rare, et le pays est rempli de moustiques ; ils construisent leurs cabanes en nattes, et les élèvent sur des tas de coquilles d’huîtres, sur lesquelles ils dorment tout nus ; encore faut-il que le hasard leur fournisse cette couche. Nous vécûmes ainsi jusqu’à la fin d’avril : nous nous nourrîmes de framboises durant tout le mois, et pendant tout ce temps les Indiens ne cessèrent leurs fêtes et leurs réjouissances.