Relation de la captivité et de la délivrance de Mgr Ridel

RELATION
DE LA CAPTIVITÉ & DE LA DÉLIVRANCE
DE Mgr RIDEL


DE LA SOCIÉTÉ DES MISSIONS ÉTRANGÈRES
Évêque de Philippopolis
et Vicaire apostolique de la Corée.


LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
PARIS
LYON
90, rue bonaparte, 90
2, rue bellecour, 2
1879

La reproduction est réservée aux Missions Catholiques.

Omnis ergo qui confitebitur me coram hominibus, confitebor et ego eum coram patre meo qui in cœlis est.
(S. Matth., x, 32.)


Depuis les tragiques événements dont la Corée fut le théâtre en 1866, et qui procurèrent la palme du martyre à deux évêques et à sept missionnaires français, tous membres de la Société des Missions étrangères de Paris, et à des milliers de chrétiens indigènes, le silence s’était fait sur cette lointaine mission. Mais l’Église qui n’abandonne jamais ses enfants, ne demeurait pas insensible à leurs malheurs et inattentive à leurs besoins. Dans une lettre admirable adressée aux chrétiens de Corée, le grand pontife, dont l’Église porte encore le deuil, après avoir pleuré sur les maux qui les frappaient et exalté le courage des martyrs, promettait de venir en aide à ses enfants persécutés : « Pour nous, disait-il, bien qu’éloignés, nous vous accompagnerons en esprit au combat, et par nos prières incessantes, nous vous procurerons de plus grand secours que nous permettra notre faiblesse. Et de peur que, privés plus longtemps de pasteur, vous ne soyez comme des brebis dispersées, exposés à un plus grave péril, nous aurons soin, le plus tôt possible, de remplacer celui qui à déjà reçu la splendide récompense due à ses travaux, par un homme que ait le même zèle et la même énergie. » Et quelque temps après, Pie IX confiait à un des rares survivants de la persécution de 1866, à Mgr Ridel, l’héritage sanglant des Imbert, des Berneux et des Daveluy, l’appelait à continuer leurs travaux, à prendre part à leurs combats et, au besoin, à verser comme eux son sang pour Jésus-Christ.

Après avoir reçu l’onction qui donne la force et proclamé avec l’épiscopat catholique, en 1870, l’infaillibilité de Pierre et de ses successeurs, le nouvel évêque prit de nouveau le chemin de Corée et se disposa à remplir sa difficile mais glorieuse mission. Il fallut, hélas ! plusieurs années pour franchir les barrières qui lui fermaient l’accès de sa patrie d’adoption. Ce fut seulement après avoir couru bien des dangers, renouvelé plusieurs fois des tentatives toujours infructueuses, que Mgr Ridel put enfin mettre de nouveau le pied sur ce sol inhospitalier et prendre possession de cette terre promise où l’attendaient de rudes combats et de cruelles souffrances.

Les vœux de Pie IX étaient remplis, le bon pasteur qu’il avait promis, dont il avait encouragé et béni la périlleuse entreprise[1], était enfin au milieu de son bien-aimé troupeau ; il avait pour le seconder dans les rudes travaux de son périlleux apostolat, quatre missionnaires pleins d’ardeur et de dévouement. Dès le premier jour, Mgr Ridel se mit à l’œuvre. À l’annonce de sa venue, les chrétiens partout dispersés reprirent bientôt courage. À voir leur empressement à recevoir les sacrements, à contempler la ferveur de leur zèle, on eût dit qu’une aurore de paix et de prospérité s’était levée sur l’Église de Corée. Le jour et la nuit ne suffisaient plus à satisfaire le désir qu’avaient les néophytes de voir, d’entendre ceux que Dieu leur avait envoyés pour consoler leurs douleurs, guérir leurs blessures et leur apprendre à bien vivre et à bien mourir.

Rien cependant n’était changé à la situation d’autrefois, les dangers étaient toujours les mêmes, c’étaient toujours les mêmes édits de proscription, toujours la même haine contre le christianisme, toujours les mêmes bourreaux prêts à verser le sang des martyrs. Aussi, à son arrivée dans sa mission, Mgr Ridel écrivait : « Nous sommes véritablement bien entre les mains du bon Dieu. Au milieu de mille dangers, sans force, sans protection, à chaque instant nous pouvons nous attendre à être arrêtés, à voir surgir une nouvelle persécution ; et cependant, jusqu’ici, par un prodige de miséricorde de la divine Providence, tout est en paix, tout va bien, nous n’avons eu aucun accident. » Hélas ! cette tranquillité devait être de courte durée. Dieu, dont les desseins sont impénétrables, réservait de nouvelles épreuves à cette infortunée mission.

Au mois de janvier 1878, les courriers de Mgr Ridel furent arrêtés sur la frontière chinoise, et les lettres, dont ils étaient porteurs, révélèrent au gouvernement coréen la présence, dans le royaume, de l’évêque et des quatre missionnaires, et occasionnèrent l’arrestation de Sa Grandeur et une nouvelle persécution contre les chrétiens.

Délivré contre toute attente, grâce à l’intervention du gouvernement chinois, Mgr Ridel a écrit, à son retour en Chine, la relation de sa captivité. S’adressant à sa famille et pouvant ainsi s’exprimer librement, Sa Grandeur entre dans les détails les plus intimes et révèle, avec un abandon plein de charmes, les sentiments qui remplissaient son âme d’apôtre. Nous avons pensé que ce récit était de nature à édifier et, dans les temps pénibles que nous traversons, à ranimer le courage de ceux qui le liront.

Cette considération, nous en avons la confiance, imposera silence à la modestie du vénérable auteur de cette relation, et le disposera à nous pardonner la publicité que nous donnons à son écrit. Il aura d’ailleurs acquis un droit nouveau à notre sympathie et à nos prières en faveur de sa glorieuse et infortunée mission.

Séminaire des Missions étrangères, le 6 janvier,

fête de l’Épiphanie, 1879.

AVIS

Les Éditeurs ont cru devoir, dans l’intérêt du lecteur, établir des divisions ou chapitres, bien que le manuscrit n’en indique pas.

RELATION
DE LA CAPTIVITÉ & DE LA DÉLIVRANCE
DE Mgr Ridel

Bien chers amis[2],

Vous désirez, j’en suis persuadé, connaître la suite des événements qui se sont passés en Corée et qui ont été la cause de mon retour forcé en Chine. Pour vous procurer ce plaisir, je m’efforce de rappeler mes souvenirs ; n’ayant pu prendre aucune note et fatigué comme je le suis, je sens que ma narration aura bien des lacunes. Qu’y faire ? J’espère du moins qu’en lisant ces lignes vous pourrez admirer la conduite de la divine Providence, et bénir le bon Dieu qui s’est plu à répandre sur moi des grâces si abondantes.

I

J’étais rentré depuis quelques mois seulement en Corée, tout y était calme et tranquille. Vivant dans l’ombre, nous faisions, mes confrères et moi, notre œuvre en silence. Tous ces messieurs parcouraient le pays, visitant les chrétiens qui s’empressaient en grand nombre de venir trouver les Pères pour participer au bienfait des sacrements. Je venais d’établir un collège où nous avions déjà quelques élèves ; le 26 janvier, j’avais conclu le marché pour une maison où je me proposais d’établir une imprimerie ; le chrétien qui devait en être chargé s’y fixa aussitôt, et dans quelques jours tout allait fonctionner. J’avais plusieurs fois administré les sacrements à quelques chrétiens de la capitale, et j’attendais que les fêtes du premier de l’an coréen fussent passées, pour faire une administration en règle, et donner une seconde fois les sacrements à tous les chrétiens de Séoul. Nous attendions aussi notre courrier de la frontière, qu’il devait nous apporter des nouvelles d’Europe, mais le courrier n’arrivait pas. Que lui était-il arrivé ? Impossible de le savoir, nous eûmes quelquefois des inquiétudes à ce sujet ; mais tous les chrétiens que je consultai étaient d’avis que, vu la facilité de passer la frontière à cette époque, il était impossible que le courrier fut arrêté. Nous ne pouvions qu’attendre avec patience.

Telle était notre position, lorsque le 28 janvier, vers dix heures du matin, mon vieux maître de maison, le pauvre Tchoi Jean que vous connaissez, entre dans ma chambre. Sa figure était décomposée, son air triste ; j’étais assez habitué aux terreurs de nos chrétiens ; mais ce jour-là je lui trouvai un air qui annonçait quelque chose de plus grave que de coutume. « Qu’y a-t-il, lui dis-je, sont-ce encore de mauvaises nouvelles ? » Après un long soupir, il me dit : « Les courriers ont été arrêtés à la frontière, on les a appliqués à une horrible torture, ils ont été forcés de tout déclarer. La nouvelle en est arrivée hier ; aussitôt le roi a fait venir les satellites, et a donné lui-même l’ordre d’arrêter l’évêque et tous les Pères. Les traîtres de 1868, Hpi Paul et Tchoi, ont été requis pour rechercher les chrétiens. Les satellites doivent venir ici aujourd’hui, c’est l’un d’eux qui a raconté tout ceci à une chrétienne sa parente ; celle-ci s’est empressée d’envoyer son fils en donner avis. — Eh bien ! voici le moment d’être vraiment chrétien, tout ceci arrive par la volonté de Dieu, il n’y a nullement de notre faute. Nous allons être pris, comptons sur le secours de Dieu, qui ne nous fera pas défaut, et disposons-nous à mourir pour sa plus grande gloire ; c’est le chemin le plus direct pour aller au ciel. — Oh ! je n’ai pas peur de mourir, moi qui suis si vieux ; mais l’évêque qui ne fait que d’arriver, mais les chrétiens qui n’ont pas encore pu recevoir les sacrements !!!… Quel coup ! c’est la fin de la religion en Corée !… »

Aussitôt, j’écrivis une lettre commune pour MM. Blanc et Deguette, dont le courrier était encore à la capitale. Je m’empressai de prendre tous les papiers coréens, lettres, etc… qui auraient pu donner des indications compromettantes, et je les fis mettre au feu. Je retirai aussi le peu d’or et d’argent qui restait à la maison, et je confiai le tout à mon imprimeur, homme dévoué qui était accouru promptement pour m’offrir un refuge dans la nouvelle maison ignorée de tous. Cette dernière proposition fut longtemps débattue, enfin il fut décidé que je fuirais ; l’exécution de ce projet étant impossible pendant le jour, on devait attendre la nuit. À mon entrée en Corée, je ne m’étais fait aucune illusion, chaque jour je me disposais à mourir. Aussi, par une grâce spéciale de Dieu, je ne fus pas effrayé de cette nouvelle. C’était une bien grande faveur, j’allais être déchargé du fardeau qui m’avait été imposé depuis plusieurs années ; j’allais avoir le bonheur de confesser N.-S. et de mourir pour sa gloire, c’était mon passeport pour le ciel et la bienheureuse éternité. J’étais prêt et dispos, calme et sans trouble, je m’abandonnai entièrement au bon plaisir de Dieu et je priai pour mes chers missionnaires et nos pauvres chrétiens.

II

Vers quatre heures, on vint m’avertir que les agents des satellites gardaient les deux extrémités de la rue, il était impossible de fuir. Quelques instants après, un grand bruit se fait, j’entends les portes qui s’ouvrent, les croisées qui sont brisées, et les pas d’un grand nombre d’hommes qui se précipitent de tous côtés ; la maison était envahie. En un instant ils ont pénétré dans la chambre où je me tiens debout, je veux leur adresser la parole ; mais à peine m’ont-ils reconnu, que cinq d’entre eux se précipitent sur moi, et me saisissent par les cheveux, la barbe, les deux bras, en criant, hurlant pour se donner du courage ; puis, sans me laisser le temps de prendre mes souliers, ils me font traverser la cour, et m’entraînent dans une autre chambre, où je vois toutes les personnes de ma maison également captives. Il y avait plus de vingt satellites, tout joyeux de leur capture, avec eux, des femmes qui les aidaient et retenaient les femmes de la maison. Tjyang-Tchyem-tji, l’un des chefs se présente, et m’adresse la parole ; sur son ordre on me laisse un peu plus de liberté, et l’on me retient seulement par les manches de l’habit ; puis, il me fait reconduire dans ma chambre, alors il me dit qu’ils ont reçu l’ordre du gouvernement de m’arrêter, il ajoute qu’on sait qu’il y a quatre autres Européens et j’espère bien que vous allez leur écrire pour leur donner l’ordre de venir se présenter d’eux-mêmes. « Que savez-vous s’il y a des Pères ? — Oh ! nous le savons bien. » Là-dessus il se met à gourmander les satellites qui me maltraitaient, puis il ajoute : « L’évêque va venir avec nous ; je sais que vous vous servez d’un livre pour réciter des prières, confiez-le-moi, je vais m’en charger, et vous le remettrai quand nous serons arrivés. » J’étais étonné de l’entendre parler ainsi, et je lui demandai comment il savait tout cela. « Oh ! dit-il, c’est moi qui ai arrêté Mgr Berneux et Mgr Daveluy ; je les ai bien connus, et les autres Pères aussi. » Ensuite, il me demanda si j’avais des montres. « Oui, j’en ai trois. — Vous avez aussi du vin de raisin, oh ! c’est bien bon, le vin de raisin, ça sera pour nous. » Je lui montrai ensuite mes caisses. « C’est bien, dit-il, on va prendre soin de tout cela. » Pendant ce temps je tâchais de me recueillir en pensant à la prise de N.-S. au jardin des Oliviers, je me sentais heureux de marcher sur les traces de notre divin Maître, j’étais content d’être prisonnier de J.-C. ; mais j’éprouvais une bien grande douleur en pensant à mes chers missionnaires et à mes pauvres chrétiens. Les jours précédents, pour me préparer à la fête de saint François, j’avais fait mes méditations sur la douceur et la fermeté de ce grand saint, je résolus de faire mes efforts pour l’imiter. Le bruit continuait dans ma maison, les satellites et leurs employés surtout criaient, riaient, plaisantaient, bouleversaient tout ; quelques-uns m’injuriaient, malgré les remontrances de leur chef. Enfin celui-ci vint m’avertir qu’il était temps de partir. Deux employés me saisissent, et je sors accompagné de toute une troupe de satellites ; mon pauvre vieux coréen, dans la même position que moi, venait par derrière ainsi qu’un jeune homme, qui se trouvait par hasard à la maison, au moment de l’arrestation.

Les voisins qui avaient entendu le vacarme, étaient à leurs portes pour nous voir passer ; mais une fois sortis du quartier, personne ne faisait attention à nous ; il faisait déjà nuit. Je pus tout à mon aise voir les rues de la capitale, je n’avais pas besoin de me cacher ; c’était la première fois que je pouvais les traverser sans crainte d’être reconnu. Je vis les habitants qui fourmillaient comme toujours à cette heure ; les marchands ambulants qui criaient ; les enfants qui couraient, chantaient, s’amusaient ; les femmes qui, couvertes de longs voiles aux vives couleurs, circulaient en silence. Je vis des cortèges de grands nobles, ils étaient précédés de valets qui couraient poussant de grands cris, pour avertir le peuple de faire place ; je vis aussi de pauvres petits enfants abandonnés qui, assis au milieu de la rue, transis de froid, cherchaient à exciter par leurs cris la pitié des passants. La capitale offre vraiment à cette heure une physionomie étrange ; tous ces habits de mille couleurs, plus ou moins propres, toutes les lanternes (chacun portant la sienne qui) vont, viennent, se croisent, donnent aux rues un aspect singulier. Je pus remarquer tout cela, malgré la pression de mes deux geôliers, qui me tenaient étroitement serré, et me secouaient d’une belle façon. Mais mon esprit était surtout occupé du malheur de ce pauvre peuple, qui ne connaît pas Dieu. J’étais venu pour répandre la lumière de la foi, pour lui enseigner le chemin du ciel, et je me voyais arrêté dès le début. Du moins je m’offris généreusement à N.-S. afin de mourir pour le salut de ce pauvre peuple.

Sur le parcours, les satellites sont empressés, plusieurs viennent successivement au-devant de nous ; ils se parlent à voix basse, vont, viennent, courent, c’est une vraie confusion. Enfin on arrive peu à peu à la porte du tribunal de droite, on allume deux grandes lanternes ; deux rangs de soldats se forment, on me fait avancer au milieu d’eux ; j’aperçois le vieux Jean qui est à ma droite, nous sommes en plein air ; devant nous, une porte à coulisse en papier s’ouvre, et nous apercevons le grand juge ou préfet de police, assis sur une natte dans son appartement. L’interrogatoire commence. Connaissant la susceptibilité des Coréens pour tout ce qui est de l’étiquette, j’avais résolu d’employer toujours dans mes réponses la forme polie du langage entre égaux ; aussi dès le début je dis à mon juge : « Mon intention est de vous parler selon les règles du langage ; mais comme je suis peu expert en la langue coréenne, il peut m’échapper quelques expressions peu correctes, je vous prie de n’y pas faire attention. » Les assistants me regardent ébahis et le juge me demande : « Comment t’appelles-tu ? — Je m’appelle Ni. — Ton prénom ? — Pok Myeng-y (ce qui veut dire Félix Clair). — Depuis quand es-tu venu ? — Je suis venu à la 7e lune. Par quelle route ? — Par Tchang-san (cap le plus à l’ouest de la côte de Corée). — Pourquoi es-tu venu ? — Pour prêcher la religion catholique, et enseigner aux hommes à se bien conduire. — En as-tu instruit beaucoup ? — Arrivé depuis si peu de temps, je n’ai pas eu le loisir d’instruire beaucoup de personnes. — Quels sont ceux qui t’ont amené ? — Comme la réponse à cette question pourrait causer du dommage à plusieurs personnes, c’est pour moi un devoir de n’y pas répondre. — Où sont ceux que tu as instruits ? — Je connais peu le pays, j’ignore où habitent ceux que j’ai pu voir ; de plus, par le même motif que j’exposais tout à l’heure, vous comprenez que je ne puis donner le nom d’aucun de ceux qui ont eu des rapports avec moi. — Es-tu Père ? — Oui, et de plus je suis évêque. — Ah ! c’est sans doute le Père Ni d’autrefois, qui s’étant échappé, est devenu l’évêque Ni ? — Vous avez dit vrai, c’est ainsi qu’il en est. — Eh bien ! ajoute-t-il, qu’on l’emmène et qu’on le traite bien. » Le vieux Jean répondit aussi à quelques questions ; d’abord il s’était mis dans une posture humble devant le juge, lorsque celui-ci lui dit de se lever, il hésitait ; mais le juge l’invita de nouveau avec bonté. Deux gardes me tenaient très serré, le juge leur donna l’ordre de me lâcher, disant : « Avec cet homme il n’y a rien à craindre. » C’est la seule fois que je vis ce juge, il paraissait bon, affable ; le vieux Jean, qui eut l’occasion de le voir encore deux fois, en était enchanté ; sans doute il était trop bon, il nous était peut-être favorable ; aussi quelques jours après fut-il cassé.

On m’emmène au corps de garde ; là, au lieu de me laisser reposer, on m’accable d’une foule de questions, j’y réponds aussi bien que possible. Enfin peu à peu tous se retirent, deux satellites seulement restent pour me garder ; vers minuit, ils me poussent un petit morceau de bois carré qui doit me servir d’oreiller, je fais ma prière et je m’endors facilement. Le lendemain je puis faire mon oraison par morceaux, car à chaque instant on m’adressait la parole ; je récitai aussi mon office, j’avais mon bréviaire qu’on m’avait remis, et je pus le conserver et le réciter jusqu’au 16 mars. Au commencement c’était difficile ; mais bientôt tout le monde sût que, quand je lisais ce livre, c’était inutile de m’adresser la parole.

La veille j’avais voulu consulter ma montre pour voir l’heure et je m’aperçus qu’elle avait disparu ; j’en fis l’observation au chef de police en lui disant : « Lorsque je sortis de chez moi, j’avais une montre, elle n’est plus dans mon petit sac, je l’aurai perdue en route, peut-être qu’elle sera retrouvée. » Il s’étonna d’abord, mais je l’entendis très bien dire ensuite : « Quel homme juste ! On lui a volé sa montre et pour n’accuser personne, il dit qu’il l’a perdue. » Je me souvins, en effet, que l’homme, qui me tenait pendant la route, se cramponnait à ce petit sac, sous prétexte de plus de facilité pour me tenir ; je ne pensai pas alors qu’il avait l’intention de me voler. Le matin, je m’aperçus que mon petit peigne européen avait aussi disparu, mon canif également, tout avait suivi le même chemin ; mon anneau heureusement me restait, le voleur ne l’avait pas sans doute palpé, je résolus de le bien cacher.

Bientôt on me fait passer dans une autre chambre plus basse, c’était le soir ; on me met aux ceps. Ces entraves se composent de deux pièces de bois superposées, longues d’environ 4 mètres, et larges de 0m, 15. À la pièce inférieure se trouvent des échancrures, dans lesquelles on place le pied à la hauteur de la cheville ; lorsque les pieds des patients sont ainsi placés, on abaisse la partie supérieure qui se meut au moyen d’une charnière, placée à l’une des extrémités ; tandis qu’à l’autre, elle se ferme au moyen d’un cadenas ; cet instrument s’appelle tchak-ko ; ainsi placés, les voleurs ne peuvent s’échapper. Quelquefois on fait placer ainsi les deux pieds ; pour moi on se contenta de me prendre un seul pied. Quand on me présenta l’instrument, on fut obligé de me donner une leçon. Les deux satellites avaient presque honte de me mettre dans cette position ; pour adoucir un peu la chose, ils me dirent : « C’est une coutume ici, quand, pour la première fois, on reçoit un hôte, on lui fait passer le pied dans cet instrument. » Je pus me coucher sur le dos, et avec un peu d’adresse, me mettre aussi sur le côté. Fatigué que j’étais de cette nouvelle vie, je pus dormir quelques heures. Ce qui me gênait le plus, c’étaient deux individus couverts de haillons, qui, couchés peu loin de moi, se remuaient dans la paille, poussaient des soupirs, et ne cessaient de se gratter pour déplacer la vermine qui les dévorait ; ils m’avaient tout l’air d’être les bourreaux qui devaient m’exécuter, leur figure était affreuse ; j’appris plus tard que c’étaient des mendiants, employés dans la police secrète ; dans la suite, j’eus occasion de voir les bourreaux ; ils ont la figure encore plus hideuse.

J’ignorais ce qui pouvait arriver ; en tous cas, je n’avais pas d’illusions à me faire ; ce qui était arrivé à mes prédécesseurs me disait assez le sort qui m’était réservé. Lorsque le 31 janvier j’entendis quelques mots d’une conversation secrète, on parlait d’exécution pour le lendemain. Le jour, il m’était difficile de me recueillir ; mais la nuit étant plus tranquille, je la passai à me préparer, persuadé que mon dernier jour avait sonné. Voici une note que je trouve sur mon ordo, au 1er jour du mois de février : « Récité l’office jusqu’à none ; dans quelques instants je vais probablement mourir, je suis tout à Dieu. Vive Jésus ! Dans quelques instants je vais être au ciel ! » Il me semble que j’étais bien préparé, et tout disposé à mourir. Pour employer le temps qui me restait, je chantai le Laudate… et l’Ave Maris stella et j’attendis. Les soldats firent ce jour-là, dans la cour, un exercice extraordinaire en poussant des cris féroces… Tout me confirmait dans l’idée que j’avais… Y a-t-il eu de fait une exécution ? je n’ai jamais pu le savoir. Le lendemain, c’était le premier jour de l’an chinois, grande fête pour tout le monde ; on me fit passer dans une chambre haute et je fis comme tout le monde échange de politesses. La nuit on ne me mit pas aux ceps, peut-être n’était-ce là qu’une infraction que les satellites s’étaient permise ; car deux jours après, l’ordre vint de me mettre de nouveau aux entraves. Les deux satellites qui me gardaient, étaient sans doute de mes amis ; j’en entendis un en effet qui disait : « Est-il possible qu’on le mette aux entraves ! C’est un homme honnête, juste, comme on n’en trouve pas en Corée, c’est un vrai Fô qui est venu de nouveau sur la terre. » Le lendemain, les satellites en parlèrent beaucoup entre eux, on envoya même au grand juge pour lui faire des observations : « C’est pitié, lui dit-on, de mettre cet homme-là aux entraves. » Le juge répondit : « Je pense comme vous, je le prends moi aussi en pitié ; mais l’ordre est donné, je ne puis le révoquer. » Sur ces entrefaites, voilà que je suis pris d’un gros rhume, la nuit en effet je souffrais du froid ; on courut de nouveau chez le juge qui dit : « Oh ! c’est grave, s’il est malade, ne le mettez plus aux ceps ; je m’en charge, soignez-le bien. » Puis il m’envoie un grand paravent pour m’abriter ; on me donna aussi deux tasses de tisane. J’étais vraiment touché de toutes ces prévenances et je ne savais qu’en penser. Le chef des satellites me donna même 12 sapèques, à peu près 3 sous, pour acheter un peu de bois, afin de chauffer la chambre ; quand je voulus les donner, les satellites s’y refusèrent et payèrent eux-mêmes le chauffage. L’un me donna 5 sapèques pour acheter du tabac ; un autre, un petit peigne, dont j’avais grand besoin. Déjà j’étais devenu l’ami de tous, ils ne tarissaient pas lorsque entre eux ils faisaient mon éloge : « Comme il est doux, simple, poli, affable, juste ! » Et les anciens disaient : « Mais ils sont tous ainsi, l’évêque Berneux, Daveluy et les autres Pères, que nous avons vus, étaient tous ainsi ; ces Européens sont vraiment vertueux, ce n’est pas comme nous, Coréens ; au lieu de le mettre à mort, on ferait bien mieux de le renvoyer dans son pays ; ce sont plutôt ces coquins qui vont les chercher qu’il faudrait tous tuer ; sans eux certainement ils ne pourraient pas entrer dans le pays. »

Le 5 février, il se fit un grand bruit dans le prétoire ; on ne voulut pas me laisser voir, ni me dire ce dont il s’agissait. Je compris bientôt que c’étaient des prisonniers qu’on amenait ; j’entendis même des soupirs, c’étaient comme des voix d’enfants qui gémissaient. La pensée que ce pouvait bien être des chrétiens me vint naturellement, et le lendemain je n’eus plus de doute quand j’entendis le juge crier assez haut : « As-tu étudié près de l’Européen ? » On arrêtait donc toujours les chrétiens. Combien étaient-ils ? qui étaient-ils ? impossible de le savoir. Plus tard, j’appris qu’on avait arrêté une jeune femme de dix-huit ans, mariée depuis dix jours ; c’était la fille d’un vieux petit noble coréen, Ni Léon, chrétien fervent qui a été très-utile aux Pères ; je l’ai eu moi-même pour servant en 1861 ; dernièrement il était maître de maison de M. Deguette. Son fils aîné, Ni Jean, accompagnait le même Père. Elle fut prise avec son mari, c’étaient encore deux enfants ; après le jugement ils furent mis en prison avec les chrétiens et les voleurs. Plus tard, vers le 20 février, on arrêta d’autres chrétiens ; ils étaient en tout une vingtaine dans la prison de droite, prison affreuse, étroite et si remplie, que les détenus étaient les uns sur les autres, les pieds toujours pris dans les entraves ; les femmes habitaient une petite chambre contiguë et n’étaient pas aux ceps. Mais j’aurai bientôt occasion de parler des prisons et de leur régime ; parlons un peu des satellites avec lesquels j’ai vécu pendant près de deux mois.

III

Il y a deux tribunaux, le tribunal de droite et celui de gauche, à chaque tribunal se trouvent à peu près 52 satellites. Au dessous des satellites, qui sont tous instruits, et ont reçu une certaine éducation, il y a des espèces de soldats, puis des employés subalternes qui les accompagnent dans les expéditions ; enfin il y a les bourreaux, hommes de la dernière classe, à la figure de monstres, au regard faux ; ce sont ordinairement d’anciens voleurs libérés. Les satellites sont habillés de toutes les manières, suivant les expéditions qu’ils ont à faire, et pour n’être pas reconnus, ils changent souvent d’habits. Ils ont des chefs qu’on appelle Tchyem-tji dont le grade correspond à celui de sergent, ils portent des anneaux en jade ou serre-tête ; le Tong-tji ou lieutenant porte des anneaux en or. Tous sont sous les ordres du préfet de police, qui a un pouvoir absolu pour les causes ordinaires.

Il est difficile de reconnaître les satellites ou Pokio ; mais les gens habitués ne s’y trompent guère. Pour se faire reconnaître, en cas de besoin, ils ont toujours sur eux une plaque en bois, demi-circulaire, appelé Htong-puo, laquelle sont inscrits des caractères et un cachet ; ils la portent suspendue à la ceinture du pantalon, par une courroie en peau de cerf. Leur autorité est très grande, personne n’oserait leur résister, à l’exception des nobles qui les méprisent et quelquefois les font maltraiter ; mais alors même ils trouvent toujours moyen de se venger sur le peuple, et malheur à ceux qui, en de telles circonstances, tombent entre leurs mains. Ils sont surtout à craindre quand ils ont une vengeance personnelle à exercer, ou lorsqu’ils veulent s’emparer des biens de quelques gens riches ; ils savent toujours se tirer d’affaire et, à défaut de raisons, ils emploient la torture et tourmentent leurs victimes sans règle ni mesure.

Au commencement du mois de janvier, ou en décembre 1877, un satellite avait des relations avec la deuxième femme d’un homme du peuple, il voulait se l’approprier ; pour arriver à cette fin il se réunit à d’autres, et tous ensemble ils accusent cet homme de vol, l’arrêtent, le jettent en prison, et pour lui faire avouer ses prétendus vols, le soumettent à une horrible question. Mais on avait beau le battre, il protestait toujours de son innocence ; cela ne faisait qu’augmenter la rage des satellites, qui le réduisirent à un état voisin de la mort. Sur ces entrefaites, les gens de son village qui le connaissent pour un honnête homme, se réunissent et vont protester au tribunal ; peu à peu on découvre que l’accusation est entièrement fausse, le préfet ordonne de le relâcher ; mais le pauvre homme ressemble plus à un cadavre écorché qu’à un homme vivant ; les côtes sont à nu, la barbe, les cils, les sourcils sont brûlés, les paupières attaquées, les pieds foulés, les genoux écrasés, les cuisses et le bas ventre brûlés, enflés, etc… Les satellites craignant qu’il ne meure (car eux-mêmes seraient responsables) se mettent à le soigner ; je n’ai pas su s’il était revenu à la vie.

Quand les chrétiens sont entre les mains de ces barbares, l’on peut s’imaginer à quels supplices ils sont réservés. Dans cette persécution, le préfet de police ne les avait pas tout à fait abandonnés à la discrétion des satellites ; il avait lui-même, paraît-il, indiqué les supplices qu’on pourrait leur appliquer, pour les forcer à faire des révélations et à apostasier : c’étaient la torsion des jambes et des bras, la suspension. J’ai pu entendre quelquefois les soupirs et les cris de ces pauvres torturés, qui souffraient pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. Hélas ! je partageais bien leurs souffrances ; mais ce qui me faisait mal, c’était d’entendre les ricanements, les éclats de rire des satellites et des bourreaux assistant à ce spectacle. Il n’y a point de pitié à attendre de pareils hommes. Je ne voudrais cependant pas dire que tous fussent méchants et barbares ; j’aime même à croire qu’il y a des exceptions assez nombreuses, et pour ce qui me regarde, les satellites du tribunal de droite ne m’ont généralement pas maltraité ; quelques-uns même prenaient ma défense et me protégeaient contre ceux qui m’injuriaient. Ils aimaient à causer et me faisaient une foule de questions ; il m’a fallu plus de cent fois leur parler des royaumes d’Europe, de la France, leur dire son étendue, sa distance, etc., expliquer les quatre saisons, les phases de la lune, les éclipses de soleil, de lune…, les bateaux à vapeur, les chemins de fer. J’ai pu même leur expliquer la doctrine chrétienne, Dieu, la création…, les dix commandements. Pour Dieu, ils n’y croient pas, mais ils admirent les dix commandements, et bien souvent j’ai entendu de la bouche de ces hommes l’éloge des chrétiens. « Ce sont des gens doux, paisibles, disaient-ils, ils ne volent pas, ils ne disent pas de mensonges, ne parlent pas mal du prochain, ne frappent personne, etc., etc… » Quelle différence avec eux, qui volent quand ils peuvent ; mentent presque toujours, à tel point qu’on ne sait que croire de leurs paroles ; j’ai été trompé tant de fois, qu’à la fin je n’ajoutais plus aucune foi à ce qu’ils me disaient, c’est une spécialité du satellite ; mais ce qui est de tous les Coréens, ce sont les paroles obscènes, les histoires, les discours scandaleux ; ils parlent même entre eux par gestes ; au commencement je ne comprenais pas, mais quand ils m’eurent expliqué ce que cela signifiait, afin de couper court à de telles choses, je leur exprimai de suite tout mon mécontentement avec indignation ; bientôt ils prirent des précautions, et quand il se présentait quelque nouveau venu, avec des questions scabreuses, des gestes, ou plutôt des signes obscènes, ils s’empressaient de lui dire : « Ne parle pas de cela, car il n’aime pas à entendre ces choses. » Mais les questions les plus ordinaires, qui sont du reste des questions de politesse, et auxquelles j’ai été obligé de répondre des milliers de fois, sont celles-ci ? « Comment vous appelez-vous ? Quel âge avez-vous ? De quel pays êtes-vous ? Avez-vous vos parents ? Avez-vous des enfants mâles ? Avez-vous des frères ? » Et pour rendre la politesse, il me fallait de mon côté faire les mêmes interrogations. Mais ils ajoutaient : « Quand êtes-vous venu ? Avec qui ? Comment ?… » questions indiscrètes auxquelles je déclarais n’être pas obligé de répondre. Mon intention n’est pas de rapporter ici toutes ces conversations ; pendant tout le temps que j’ai vécu au milieu d’eux, ils n’ont cessé de me faire des questions sur toute sorte de choses ; quelques-uns les faisaient avec assez d’intelligence et écoutaient volontiers les réponses. On est venu un jour me demander sérieusement, si je ne pourrais pas renvoyer les Japonais, qui devaient venir au printemps et en débarrasser le pays. On m’a demandé aussi si je ne pourrais pas leur faire un bateau à vapeur !

Pendant toutes ces conversations, j’avais peu l’air d’un prisonnier, et cependant j’étais bien en prison, impossible à moi de sortir, deux gardiens me surveillaient nuit et jour.

On parlait dès le début de me renvoyer dans mon pays ; un chef vint même me dire un jour : « Si l’on te renvoyait dans ton pays, où faudrait-il te conduire ? — Conduisez-moi où vous voudrez, vous savez bien que je ne désire qu’une chose, c’est qu’on me permette de rester en Corée, pour y enseigner la doctrine chrétienne. — Mais si l’on te renvoie, tu ne partiras donc pas ? — Si on me renvoie de force, je serai bien obligé d’aller où l’on me conduira. — Mais où te conduire ? Si l’on te mettait en Chine, comment ferais-tu ? » Jusqu’à ce moment je n’avais pas parlé de mon passeport chinois, parce que je le jugeais inutile pour la Corée, je trouvais le moment favorable de l’exhiber. « Si vous me renvoyez en Chine, je serai peu embarrassé parce que j’ai un passeport qui me permet d’aller par tout le pays du Leao-tong. — Fais-voir ; » je le lui présentai, il le lut et me le rendit sans avoir l’air d’y faire attention. « Ça, c’est inutile pour ici. — Oui, je sais que c’est inutile ici, c’est pourquoi je n’en ai pas parlé jusqu’ici, mais en Chine avec ce passeport je puis obtenir la protection des mandarins chinois. » Il l’avait cependant bien examiné et se hâta d’en parler, car le lendemain on vint de la part du grand juge, me demander mon passeport, pièce qui fit un peu sensation ; on m’en parla même dans un interrogatoire, et enfin on oublia de me le rendre.

Comme je l’ai dit plus haut, quelques jours après mon arrestation, les deux juges, celui de droite et celui de gauche, furent mis de côté et remplacés par d’autres. J’eus une fois l’occasion de voir celui de droite, appelé Kim, il me fit appeler à son tribunal au milieu de la nuit. Comme précédemment, il était dans un appartement, dont on ouvrit la porte, ou, si l’on veut, la fenêtre ; pour moi je me tenais debout dehors avec quelques satellites. L’interrogatoire fut insignifiant, et je pense qu’il ne m’a appelé que pour me connaître, et se procurer le plaisir de me voir. Entre autres choses, il me demanda : « Où sont les autres Pères ? — Je l’ignore, répondis-je, depuis quinze jours, ils ont dû apprendre mon arrestation, ils se seront cachés, et personne ne peut connaître le lieu de leur refuge. — C’est une parole juste, dit le juge, il ne peut savoir où ils sont présentement… Mais où étaient-ils alors, où demeuraient-ils ? — Je ne puis répondre à cette question, car, quand bien même j’y répondrais, vous ne trouveriez pas plus facilement les Pères que vous cherchez ; ils ont fui, et personne ne connaît leur retraite ; de plus, je dénoncerais bien inutilement des personnes innocentes, et je leur causerais un vrai dommage ; ce que je ne puis et ne veux pas faire. — Que désires-tu qu’on fasse de toi ? — Je ne sais ce que le gouvernement décidera ; mais puisque vous me faites cette question, je désire que le gouvernement me permette de rester en Corée, de m’établir à la capitale et de prêcher la doctrine. Vous en connaissez assez pour savoir qu’elle n’est pas mauvaise, qu’elle enseigne à faire le bien. Ceux qui la pratiquent, sont des gens paisibles, honnêtes, de bons citoyens, le gouvernement ne pourrait donc qu’avoir avantage à nous accorder cette permission. — Et si on te renvoyait ? — Je ne demande pas à partir, au contraire, et si on me le permet, je resterai dans le pays jusqu’à la mort ; je me chargerai encore de recueillir, de nourrir et d’élever les orphelins et les enfants abandonnés, qui sont si nombreux. — Où prendrais-tu de l’argent ? — Les enfants de France. m’en donneraient. — Ils sont donc bien riches ? — Pas très-riches ; mais ils sont généreux, charitables et aiment les enfants de Corée… — Pourquoi te frottes-tu les mains ainsi ? — Sorti d’une chambre chaude, au milieu de la nuit, j’ai froid… — Tu as froid ! eh bien, qu’on l’emmène et traitez-le bien. » Puis il remit pour moi au chef des satellites une petite boîte de gâteaux de Chine.

Que pensait, que faisait le gouvernement ? C’était à n’y rien comprendre, sinon que, dans le conseil, il y avait à mon sujet une grande hésitation. J’ai entendu un jeune homme, qui disait : « Hier soir, il y a eu une dispute terrible à la préfecture de police, deux ministres se parlaient avec colère, et sont restés jusqu’à minuit sans pouvoir se mettre d’accord. — À propos de quoi ? lui demanda-t-on. — À propos de l’Européen. » Et ces scènes arrivaient fréquemment, parait-il. Les uns voulaient me renvoyer en Chine ; les autres, au contraire, voulaient me mettre à mort. Un scribe me dit un jour : « On a envoyé en Chine pour consulter le gouvernement à votre sujet, et ce qu’il ordonnera de faire on le fera. » D’autres disaient : « Quand les autres Pères seront arrivés, on décidera, vous feriez bien de les appeler et de leur donner l’ordre de venir. »

J’étais toujours avec les satellites ; or ceux-ci au nombre de huit, dix, et quelquefois une vingtaine, allaient, venaient, se succédaient ; passant leur temps à rire, jouer, vociférer, se disputer, depuis le matin, vers six ou sept heures, jusqu’au milieu de la nuit ; ce n’était pas le moindre de mes tourments ; impossible de prendre un repos suffisant, continuellement on m’adressait la parole, je trouvais à peine le temps de faire un peu de méditation ; quand je le pouvais, j’y suppléais pendant la nuit ; quelle difficulté pour réciter au milieu de ce tapage mon bréviaire que j’avais toujours avec moi ! Différentes caisses saisies dans ma maison, avaient été apportées au corps de garde des satellites ; beaucoup d’objets, paraît-il, avaient disparu lors du pillage de la maison ; mais, même en ce lieu, à chaque fois que le chef, pour s’amuser, ouvrait ces caisses, les satellites présents emportaient ce qui leur convenait ; ils venaient même me demander ce qu’était tel ou tel objet, à quoi servait telle ou telle chose. Un jour un satellite m’apporta une petite croix, en me demandant si c’était de l’or ; je reconnus que c’était le croisillon de ma croix pectorale, qui contenait des reliques, il l’avait brisé ; le tout aura été brûlé, fondu, car je n’ai plus revu cette croix qui était en argent doré. Une autre fois ils m’apportèrent un morceau de savon, me demandant ce que c’était. Je résolus de les amuser, et je crois que je réussis assez bien, car, leur ayant montré la manière de faire des bulles, tous se mirent à l’œuvre, à qui mieux mieux, même les mandarins qui soufflaient avec force dans un tuyau de papier pour gonfler les bulles qu’ils admiraient ; ils amenèrent même leurs amis du dehors pour voir cette merveille, et je crois que tous eussent voulu avoir du savon à leur disposition ; un grand nombre m’en demandèrent bien inutilement, puisque je n’avais rien. Un des satellites un jour me dit : « Est-ce bon à manger le savon ? — Non, lui répondis-je, cela ne se mange pas et même pourrait rendre malade. — Tiens, dit-il, mon petit garçon, qui a dix ans, et à qui j’en avais donné un morceau, sentant l’odeur qui s’en exhalait, crut que c’était un gâteau, il en a mangé et de fait il a été très-malade. » Je profitai de la circonstance, pour les avertir que dans mes caisses, il y avait quelques remèdes européens, qui étaient bons, quand on savait s’en servir ; mais que, s’ils venaient à les prendre et à les employer sans discernement, ils pourraient se rendre malades et même en mourir. » Oui, mais le vin de raisin, me disaient-ils. Oh ! comme c’est bon ! nous le connaissons bien. — Comme c’est fort ! ajoutait un autre, j’en ai bu quelques verres, et je me suis enivré d’une belle manière, tellement que je ne me suis réveillé que le lendemain. » De fait, ils avaient bu tout le vin de messe de la mission.

Pendant tout ce temps, je n’étais pas maltraité ; le matin et le soir, on me donnait du riz, et au milieu du jour une espèce de bouillie ; seulement il m’était impossible de changer d’habits, et la vermine me dévorait ; je ne pouvais qu’à grand’peine obtenir de temps en temps un peu d’eau pour me laver les mains et la figure ; et lorsqu’on voulait bien m’en donner, c’était dans le vase dont les satellites se servaient pour se laver les pieds, mais c’est une si bonne chose d’avoir un peu d’eau pour se laver ! Dans ce temps, une autre chose m’embarrassait, j’avais les ongles d’une longueur démesurée, or, impossible de les couper ; on m’avait enlevé mon canif et je ne pouvais obtenir un couteau ; quand j’en demandais un on se mettait à rire. Une fois que je causais avec Oui Tchyem tji, un chef, je lui fis voir mes mains en lui exprimant la gêne que j’éprouvais d’avoir les ongles d’une telle longueur ; il se mit à rire et me dit : « Gratte la terre et les pierres, ça les usera. » Quelques jours après, un jeune satellite encore candide me dit : « Comme tu as les ongles longs ! Oui, lui répondis-je, et comme je n’ai pas de couteau, il m’est impossible de les couper. — Tu n’as pas de couteau ? mais il y en a un là. » Aussitôt il va me le chercher et me l’apporte ; d’autres satellites s’en aperçoivent, ils en font la remarque à voix basse se disant : « Il ne faut pas lui laisser ce couteau, c’est défendu. » Puis l’un d’eux s’avance et me dit : « Tu pourrais te faire mal avec ce grand couteau, rends-le-moi, on te donnera des ciseaux, ce sera plus commode. » Je compris bien, mais il fallait m’exécuter, je rendis le couteau. Je ne sais au juste quel motif les faisait agir ainsi, on m’a dit qu’on ne laissait aucun couteau aux prisonniers, afin de les empêcher de se suicider ; peut-être est-ce la raison. Un jour je me trouvais avec deux chefs, ils venaient de terminer une partie d’échecs ; l’un se mit à jouer seul aux dominos, et paraissait absorbé dans ses calculs ; l’autre causait avec moi, je lui dis : « Vois donc comme j’ai les ongles longs, quelques-uns même se sont brisés, c’est bien peu commode, pourquoi ne veut-on pas que je les coupe ? » Aussitôt il s’adresse à l’autre chef un peu supérieur, lui disant « Il voudrait bien se couper les ongles, faut-il lui donner un couteau ? » L’autre chef, toujours alignant ses dominos, regarde un instant et dit : « Mais oui, il n’y a pas d’inconvénient, on peut lui donner un couteau. » Je l’acceptai et voulus me détourner pour procéder à l’opération. « Oh ! non, me dit-il, fais cela devant nous. — C’est que, dans mon pays, ce n’est pas poli de se couper les ongles en présence de personnages distingués. — Ne crains pas, pour nous cela ne fait rien. » Je l’entendis qui disait à voix basse : « Comme ils sont polis ces Européens ! dans toutes leurs manières, c’est ainsi qu’ils agissent avec délicatesse, et nous, cependant, nous les appelons des barbares. » Je me mis donc à l’œuvre en leur présence et, sans faire attention, je jetais les rognures dehors. « Voyez donc, disait tout bas le petit chef, il jette les rognures par la fenêtre. — Oui, oui, je l’ai bien vu, » répondit l’autre. La remarque me rappela qu’en effet la plupart des Coréens aisés conservent les rognures de leurs ongles, leurs poils de barbe, etc… et les mettent dans de petits sachets, afin qu’après leur mort, on puisse les déposer avec le corps dans le cercueil. Comme je n’étais pas Coréen, je continuai sans m’inquiéter de leur surprise, peut-être de leur scrupule. Un autre jour, j’avais encore la permission de me couper les ongles ; après l’opération, je ramassai les rognures et les jetai au feu ; le satellite qui me surveillait accourt pour me retenir le bras en disant : « Ne faites pas cela ! » mais c’était trop tard ; je le regardai et sans avoir l’air de remarquer sa frayeur, je lui demandai pourquoi l’on ne devait pas jeter ces choses au feu. « Oh ! ce n’est pas bon, dit-il, et il peut arriver malheur ; » c’était encore une superstition. Pauvre peuple, comme ils sont entourés de toutes sortes de pratiques superstitieuses ! Ainsi quand une pie ou un corbeau venait croasser sur le toit de la maison, je voyais tous mes satellites inquiets, et deux ou trois se précipitaient dehors pour chasser le malencontreux oiseau. J’aurai encore occasion de signaler d’autres faits du même genre.

Un jour on vint me dire : « Le grand juge a appris que vous saviez dessiner, il vous demande de lui faire le portrait d’un Coréen, d’un Chinois et d’un Européen ; » j’hésitais d’abord, car savoir dessiner, je ne le sais pas, mais surtout je craignais un piège. On insista et je me mis à l’œuvre ; le Coréen passa facilement, le Chinois aussi, pour l’Européen, je l’habillai un peu à ma fantaisie, et j’envoyai mon travail au grand juge, qui me fit remercier en me disant que j’étais très-habile. Ensuite de quoi tous voulaient avoir des dessins que je dus refuser afin de conserver ma réputation.

C’est alors dans ces temps, que j’entendis, pour la première fois, parler des jeux qui suivent les fêtes du premier de l’an chinois, et qui durent un mois ; c’est un amusement barbare, mais les satellites qui racontaient la chose en étaient émerveillés. Ces jeux consistent en de vrais combats ; deux armées composées de deux ou trois cents hommes armés de gros bâtons de deux pieds de long sont en présence l’une de l’autre. À un signal donné, les combattants se précipitent avec fureur sur leurs adversaires ; alors les coups de bâton pleuvent à droite, à gauche jusqu’à ce que l’un des partis soit obligé de céder, et de s’enfuir laissant la victoire à son adversaire. On conçoit aisément ce qu’il en résulte de contusions, de mâchoires et d’épaules démises, de têtes, de jambes, de bras cassés, souvent la mort même s’ensuit. Ce sont de vrais combats de gladiateurs, c’est, dit-on, un des plus beaux spectacles des habitants de la capitale qui en sont fiers. Comme je leur faisais observer l’immoralité de ces luttes, ils me répondaient : « Oh ! il n’y a que les Coréens pour avoir ce courage, pour supporter de tels coups, et braver ainsi la mort !… » Il paraît qu’une fois l’acharnement a été tel que le gouvernement s’est cru obligé de défendre ce jeu ; mais deux jours après, il recommençait dans un autre quartier, toujours en dehors des portes de la capitale. « Oh ! si les Européens assistaient à ces jeux, comme ils auraient une haute idée des Coréens ! me disaient-ils encore, il n’y a pas de peuple comme nous ! »

J’eus aussi plusieurs fois l’occasion de connaître la manière dont on corrige les soldats. Parmi ceux qui étaient employés au corps de garde, il y avait quelques braves gens toujours posés, tranquilles, remplissant bien leurs devoirs ; mais il y en avait d’autres, qui étaient toujours en dehors de la discipline, occupés à se reposer ou à ne rien faire ; la paresse est en effet un des plus grands vices de ces gens-là. Il y en avait deux ou trois, qui toutes les fois qu’ils pouvaient le faire, ne manquaient pas de s’enivrer. Un certain nommé Rocher, homme grand, fort, solide, passait peu de jours sans avoir son compte. Il rentrait ivre et dans l’impossibilité de faire le service. On le laissait dormir en le mettant cependant aux entraves, puis le lendemain le chef le faisait venir, et le condamnait à recevoir trois, cinq ou dix coups de planche. On m’a invité plusieurs fois à voir cette exécution, mais je refusai en plaignant le pauvre patient, ce qui faisait rire les satellites ; quoique je n’aie pas vu, j’ai cependant tout entendu. On faisait étendre le patient sur une natte, en présence de ses camarades ; le chef lui faisait une admonition, puis un homme armé d’un bâton, ou plutôt d’une planche longue de 8 pieds, s’approchait ; au commandement du chef, il levait son instrument et frappait le coupable qui à chaque coup ne manquait pas de crier ; mais pour étouffer ses cris deux autres soldats chantaient sur un ton différent : ieu, oh, i. Les coups se succédaient, à des intervalles assez rapprochés, pendant lesquels le chef faisait encore une petite admonition qui devenait de plus en plus sévère et même colère. À chaque coup les deux soldats chantaient, et le patient criait plus fort. Il y a manière de donner les coups, aussi les soldats entre eux savent s’épargner, et bien souvent cette bastonnade n’est qu’une comédie ; mais j’en ai vu qui ayant reçu dix coups de cette planche avaient la peau enlevée et les cuisses profondément labourées ; ils perdaient connaissance, et il leur fallait un mois pour se remettre.

La religion de tous ces gens employés de préfecture, comme celle des nobles, des fonctionnaires, c’est le culte de Confucius ; ils honorent Confucius, le respectent, le louent, l’admirent, lui font des sacrifices. Ils sont fiers de ce culte et accusent les Chinois d’indifférence à l’égard du philosophe. Plusieurs fois ils m’ont dit : « Nous avons une doctrine, la doctrine de Confucius, nous n’avons pas besoin d’en avoir une autre, nous n’en voulons pas d’autre. » Entrer directement en discussion sur Confucius était inutile, et n’eût fait que les irriter vainement. Plusieurs fois cependant, à l’occasion, je leur ai fait voir que la doctrine de Confucius n’était pas complète, que les sacrifices qu’ils font aux ancêtres ne sont souvent qu’une comédie, qu’ils ne sont pas raisonnables, etc…, mais tout cela avec beaucoup de précautions, car les Coréens sont très-susceptibles sur cet article. Pour les convertir, il faut d’abord leur expliquer la doctrine chrétienne, leur en faire voir la beauté, les preuves, etc., mais attaquer de front leurs doctrines ne ferait que les humilier sans les convertir. Puis j’ajoutais : « Vous dites que vous avez une doctrine, mais le peuple n’en a pas ; les lettrés honorent Confucius, les bonzes honorent Fô, mais le peuple, quelle doctrine suit-il ? — C’est vrai, disaient-ils, le peuple n’a pas de doctrine. — Eh bien ! qu’on nous laisse donc enseigner au peuple la religion chrétienne ; vous savez qu’elle est bonne, il y a de grands lettrés coréens qui l’ont pratiquée. — Oh ! oui, disaient-ils, c’étaient de grands savants que tel et tel… »

Déjà deux fois, on avait signalé des navires européens sur la côte, au commencement de février et vers le 10 du mois de mars. Étaient-ce des contes ? Toujours est-il que la population était en émoi, se tenait sur ses gardes ; on en signala encore en avril et en mai, et chaque fois cette nouvelle excitait une grande rumeur. Vers le 12 mars, un chef de satellites vint avec toute une troupe, j’appris alors qu’il revenait d’une expédition dans le sud, sans doute pour chercher les missionnaires ; ils confirmèrent l’arrivée des navires sur les côtes et parlaient de l’émoi des populations. Ils ramenaient trois chrétiens, mais n’avaient pas pu trouver les Pères, ce qui les rendait très-mécontents. Ils s’excusaient en disant qu’il était impossible de pénétrer dans les campagnes infestées de brigands, que les satellites du pays n’osaient s’y aventurer. C’est sans doute ce mécontentement qui s’est déversé sur moi, car trois jours après eut lieu le grand interrogatoire. Jusqu’ici j’avais été épargné, et l’on ne me traitait pas trop mal.

IV

Le 16 mars au matin, je remarquai une certaine agitation que je ne pouvais comprendre ; mais j’étais habitué à ces sortes de choses, je n’y fis pas trop d’attention. J’étais alors renfermé dans une petite chambre dont la porte donnait sur la cour ; par cette porte entr’ouverte je vis qu’on apportait une chaise et le chef vint aussitôt me dire : « Évêque, monte là-dedans. — Pour aller où ? — Tu le sauras bientôt, monte vite. » Je voulus prendre mon bréviaire, il m’en empêcha en me disant : « Ce n’est pas nécessaire, laisse-le ici, je m’en charge. » Alors je m’assis dans cette chaise destinée à transporter les cadavres dans certaines circonstances. Deux porteurs la soulèvent et deux satellites l’accompagnent ; l’un d’eux en passant la porte laissa échapper cette exclamation : « Pauvre malheureux, comme c’est dommage, si du moins on l’avait renvoyé de suite dans son pays ! » Nous parcourûmes plusieurs rues sans exciter la curiosité, car caché comme je l’étais dans cette chaise fermée, personne ne pouvait me voir. Pendant le trajet, je me demandais où l’on pouvait bien me conduire, impossible de le savoir ; du reste j’étais prêt à tout, et je m’abandonnai avec confiance à la Providence, ne désirant en tout que de faire pleinement la sainte volonté de Dieu. Nous arrivâmes devant un grand bâtiment où la chaise s’arrêta. La grande porte était ouverte, et tout le monde y entrait ; mais comme prisonnier, je ne pouvais passer par là, je devais entrer par une petite porte qui est réservée pour les criminels ; or elle était fermée, il fallut attendre. Enfin la porte s’ouvre. Nous entrons dans une vaste cour qui conduit à un grand bâtiment, c’est le tribunal, mais j’ignorais alors sa destination. On me dépose dans une petite chambre qui se trouve par côté. À peine les satellites eurent-ils échangé quelques paroles entre eux que je compris tout ; je me trouvais transporté au tribunal de gauche. Mais pour quel motif ? Ordinairement quand on change de tribunal, c’est que le procès doit être fait plus rapidement, et prendre une autre tournure. Il y avait longtemps qu’on avait l’air de ne pas s’occuper de moi, et je désirais qu’on donnât. une décision, qu’on prit une détermination. Rien ne fatigue comme une détention prolongée. Il y avait longtemps que j’étais prêt à tout événement, à tout souffrir, même la mort, pour la plus grande gloire de Dieu, pour le salut des âmes. Beaucoup d’employés des tribunaux vinrent me voir, j’en connaissais quelques-uns que j’avais vus au tribunal de droite. Inutile de leur adresser des questions, ils auraient répondu d’une manière évasive, ou bien m’auraient dit un mensonge. Le mieux était de les écouter parler entre eux ; de fait, bientôt j’eus appris qu’il s’agissait d’un jugement que je devais subir devant les deux juges criminels de droite et de gauche, réunis à cet effet, et qui allaient enfin prononcer une sentence. Je priai Notre Seigneur de me soutenir et de mettre dans ma bouche des paroles de sagesse pour répondre suivant son esprit et pour le bien de la religion dans cette pauvre mission, éprouvée depuis si longtemps par tant de tribulations.

Que pouvais-je prévoir ? Allait-on me permettre de rester ? ce n’était guère probable, après tout ce qui venait de se passer. Allait-on me renvoyer en Chine comme on en avait eu l’intention ? c’était ce qu’il y avait de plus défavorable pour la religion ; mais d’après les paroles entendues, ce n’était pas probable. Enfin, dernière hypothèse, allait-on me mettre à mort ? c’est ce qu’il y avait de plus clair, et je pouvais espérer qu’après quelques jours de souffrances encore, j’allais être enfin débarrassé des peines de cette vie, pour posséder le bonheur de voir Dieu toute l’éternité !… Les grâces de Notre-Seigneur ne manquent pas dans ces circonstances ; appuyé sur ce secours, je me sentais fort ; j’invoquai Notre-Seigneur, la Très-Sainte Vierge, etc., et je me remis tout entier entre les mains de Dieu. L’endroit que j’habitais était rempli de satellites qui parlaient, criaient, riaient, fumaient et auxquels il me fallait répondre, ce qui ne prêtait pas beaucoup au recueillement. On attendait depuis longtemps, lorsqu’enfin on vint avertir que les juges me demandaient.

Aussitôt je me lève et les satellites s’empressent de m’emmener dans la grande cour où ils me remettent entre les mains d’un bourreau, qui tenait à la main une corde rouge ; c’est la corde qui sert à lier les grands criminels, les voleurs, les assassins ; elle peut avoir deux brasses de long, à l’une des extrémités est un ornement de cuivre en forme de tête de dragon, une douzaine de boules ou anneaux du même métal sont enfilés dans la corde. Le bourreau me prit assez doucement, et se mit en devoir de m’attacher ; il me passa la corde par-dessus les épaules en la croisant sur la poitrine, l’attacha par derrière, et retint en main l’extrémité qui simulait la queue du dragon. Ainsi équipé et harnaché, on me fait avancer à l’endroit où doit avoir lieu le jugement, à quelques pas seulement. Je crois que le peuple n’était pas admis, mais il y avait beaucoup de soldats de la garnison et du palais venus en curieux, et des employés du gouvernement. Nous marchons entre deux haies formées par les employés subalternes de la préfecture de police ; il y en a une trentaine à droite et autant à gauche, ils ont des pantalons blancs, des vestes noires ou bleu foncé plus ou moins propres, et sont tous armés d’énormes bâtons rouges, de la grosseur d’un bras et longs de huit pieds, ce sont les bourreaux. On me fait arrêter sur une espèce de paillasson, qu’on avait jeté au milieu de la cour. En avant et de chaque côté, se trouvent les chefs des satellites, je reconnais ceux du tribunal de droite qui se trouvent à ma gauche ; les scribes étaient à leur place au milieu des satellites, et se disposaient à écrire. Au fond et vis-à-vis l’endroit où j’étais arrêté, à dix pas de moi, se trouvait la chambre où les deux juges de droite et de gauche étaient assis sur des nattes à fleurs ; des coussins en soie leur servaient d’appuis. Ils étaient en grand uniforme, des bonnets ou mitres en crin avec des volants pendant de chaque côté, de grands habits de soie bleue retenus par une ceinture richement ornée d’écailles de tortue ou de pierres précieuses. Celui de droite s’appelle Kim, je l’avais déjà vu, il a une figure ronde, réjouie et parait avoir de quarante à cinquante ans ; celui de gauche, Ni-Kyeng-ha, le juge de Mgr Berneux et de nos autres confrères, célèbre par ses nombreuses exécutions en 1866-68, paraît avoir soixante ans ; il a des yeux de tigre, une figure allongée, sévère et féroce, qui indique le mépris et la cruauté ; il ne rit jamais, n’écoute aucune supplication, aucun conseil, et veut seul décider par lui-même, caractère dur et tranchant.

Les juges sont assis, tous les assistants se tiennent debout, prêts à exécuter les ordres de leurs chefs, ou plutôt du chef, le juge de gauche ; car lui seul prend la parole, lui seul donne des ordres ; le juge de droite ne semble être que son aide. En arrivant, après avoir jeté un coup d’œil sur tout cet entourage, je me tins debout. Les satellites me crièrent : « Mets-toi à genoux. » Je restai debout ; alors de tous côtés les satellites, les bourreaux me crient : « Mets-toi à genoux, à genoux, à genoux… » Même immobilité, je restai debout. Le juge regardait tout ce tapage, alors il me dit : « Assieds-toi à ton aise. » De tous côtés satellites et bourreaux me disent avec une figure souriante, comme si l’ordre était venu d’eux : « Assieds-toi, assieds-toi. » En effet je m’assis sur la paille, en croisant les jambes suivant la coutume coréenne, et l’interrogatoire commença : « Quel est ton nom ? — Je m’appelle Ni-Pok-Myeng-i. » En coréen Pok veut dire félicité, bonheur ou heureux, Myeng-i veut dire clarté ou clair ; c’est la traduction de mes deux noms de baptême Félix-Clair ; Ni ou ce qui revient au même, ri, est la première syllabe de mon nom de famille. « Quel âge as-tu ? — J’ai quarante-neuf ans (suivant la méthode coréenne de compter les années ; répondant en coréen, je devais répondre ainsi.) — De quelle année es-tu ? — De l’année Kyeng-in (1830). » Ils se mettent à compter et disent : « Oui, c’est bien cela, 49 ans. Quand es-tu venu en Corée ? — Je suis venu à la 7e lune. — Quels sont les autres missionnaires qui sont en Corée ? — Il y en a quatre. » Depuis longtemps on les connaissait, et bien souvent on m’en avait parlé en les nommant. — « Où sont-ils ? — Depuis deux mois que je suis en prison, sans nouvelles d’eux, puis-je savoir où ils se trouvent ? — Avec qui es-tu venu ? — Si je vous donnais ces indications, plusieurs personnes pourraient en souffrir, je ne puis donc dire ni comment, ni avec qui je suis venu. » Pendant que je faisais cette réponse le juge faisait de la tête un signe significatif, je n’ai jamais pu comprendre pour quelle raison. « — Quel est ton pays ? — Poul-lan-sya. — Écris cela. » On me fait passer du papier et un pinceau et j’écris Poul-lan-sya en coréen. Le juge regarde et dit : « Écris-le aussi en ta langue. » J’écrivis France alors je sentis comme un nuage me passer sur le cœur ; pauvre pays ! pauvre France ! et tout à la fois j’éprouvai un sentiment de fierté. — « As-tu une dignité dans ton pays ? — Je n’ai pas de dignité, je n’exerce aucune fonction. — Quand tu retourneras, ton gouvernement te donnera de grands emplois, une haute dignité ? — Quand je suis venu en Corée, c’était pour y vivre et y mourir, j’avais l’intention d’y rester jusqu’à la mort. Quand bien même je retournerais dans mon pays, je n’aurais aucun emploi, — On m’a fait voir ton passeport, d’où l’as-tu obtenu ? — Je l’ai obtenu de la cour de Pékin qui en donne à tous les missionnaires, afin qu’ils puissent circuler sans être arrêtés ni inquiétés. — Quel est le cachet qui est dessus ? Je pense que c’est le cachet du gouvernement chinois. — Est-ce le cachet du tribunal des Rites ou d’un autre ? — Je ne puis répondre, ne le connaissant pas. — Est-ce toi qui l’as demandé au gouvernement chinois ? — Non, c’est le ministre de France résidant à Pékin qui l’a demandé pour moi. — Comment s’appelle-t-il ce ministre ? Il s’appelle Louis de Geofroy. — Comment dis-tu ? — Louis de Geofroy. » Alors tous les assistants, prêtant l’oreille, essaient de répéter, et j’entendis les plus habiles qui disaient, en pinçant les lèvres, avec force grimaces : « Nui te So-poa. » Je répétai encore en appuyant sur chaque syllabe ; le juge essaya bien inutilement une fois d’articuler ce mot, il y aurait perdu sa dignité en insistant. Mais les autres voulant à toute force le prononcer, il me fallut encore le répéter plusieurs fois, toujours avec le même succès. Je ne pouvais m’empêcher de rire, et je leur expliquai que ce nom étant français, a des sons différents de ceux de la langue coréenne. « Mais toi tu prononces bien les mots de la langue coréenne ! — D’abord je ne les prononce pas bien, puisque quelquefois vous avez de la peine à me comprendre ; ensuite il m’a fallu beaucoup d’étude et d’exercice ; dans les commencements, il y avait des mots que je ne pouvais pas prononcer. » Après cette interruption, le juge reprit : « Pourquoi étant sorti une première fois, es-tu revenu ? — Le batelier voguant sur la mer et surpris par une tempête, va se mettre à l’abri dans quelque port ; puis, la tourmente passée, il se remet en mer ; ainsi j’ai fait. » Le juge se mit à sourire en disant à demi-voix : « Oh ! ce n’est pas la même chose. Qu’es-tu venu faire ? — Prêcher une belle doctrine. — Quelle doctrine ? — La religion catholique qui enseigne à honorer le Maître du Ciel (Dieu). — Qu’est-ce que Dieu ? — C’est le créateur du ciel et de la terre, c’est lui qui a créé le premier homme d’où nous sommes tous descendus ; tout homme doit honorer ses parents, à plus forte raison doit-on honorer Dieu, le père de tous les hommes ; c’est encore lui qui gouverne tout l’univers, qui est le maître de tout. — Qui a jamais vu Dieu ? — Dieu a parlé aux hommes, c’est Dieu lui-même qui a donné les dix commandements que tous les hommes doivent observer. En outre, les preuves de l’existence de Dieu sont partout, et nos livres chrétiens que vous avez pu voir en donnent beaucoup. — Qu’est-ce qu’a de bon cette doctrine ? — Elle apprend à aimer Dieu par-dessus tout, et tous les hommes comme soi-même ; elle apprend à faire le bien, à éviter le mal, à régler ses mœurs, à supporter patiemment les maux de cette vie, avec l’espérance d’un bonheur éternel après la mort. — Quand tu mourras, où iras-tu ? — Chaque homme après sa mort va devant Dieu et subit un jugement sur le bien ou le mal qu’il a fait pendant la vie ; les bons vont au ciel, les méchants vont en enfer. — Mais toi, où iras-tu ? — Personne ne peut répondre de soi. — Mais enfin, que penses-tu, où espères-tu aller ? — J’espère, avec la miséricorde de Dieu, obtenir le ciel. — Ne crains-tu pas de mourir ? — Tout homme craint la mort. — Mais actuellement, si l’on te mettait à mort, n’aurais-tu pas peur ? — Je n’ai peur que d’une chose, c’est du péché ; si actuellement, ici, vous me mettez à mort pour la cause de Dieu, je n’ai nullement peur. — Et alors, où iras-tu ? — Au ciel, en présence de Dieu. — Combien de temps ? — Toute l’éternité. — Mais les corps vont en terre ? — Oui, les corps vont en terre où ils pourrissent ; mais l’âme ne meurt pas, et de plus, un jour les corps ressusciteront tous, et iront, unis à l’âme, dans le lieu où celle-ci était avant la Résurrection, et cela pour toujours. » Pendant cette dernière réponse, le juge fit une grimace et eut un sourire de pitié. « C’est assez, dit-il avec mépris, qu’on l’emmène. » Je m’étais éloigné de quelques pas, lorsqu’on me rappelle ; le juge ordonne de retrousser les manches de mon habit jusqu’au coude, et les deux juges, examinant mes bras, se mettent à sourire entre eux ; je pense qu’ils désiraient simplement voir la couleur de mes bras, ou peut-être voir si j’avais une grande force. Enfin on m’emmène, on me délie en enlevant la corde rouge, et on me conduit au corps de garde, où les satellites viennent m’entourer. Les deux juges restèrent en délibération jusque bien avant dans la nuit ; leurs suivants qui les attendaient encombraient toutes les chambres ; impossible de trouver un endroit pour se reposer, et cependant je me sentais pris de sommeil. Je pus enfin allonger un peu les pieds dans l’endroit où j’étais ; et, malgré le bruit, les cris, je m’endormis profondément, la tête appuyée le long de la muraille.

Quel devait être le résultat de la délibération ? Il était difficile de le prévoir. J’étais étonné de l’interrogatoire qu’on venait de me faire subir ; avec tout l’appareil extérieur qu’on avait déployé, je m’étais attendu à quelque chose de plus sévère ; je craignais certaines questions trop scabreuses, on ne me parla même pas de l’expédition française de 1866. Je pensais que peut-être j’apprendrais bientôt le résultat de la délibération, et la sentence qu’on prononcerait. Mais vain espoir, je sus seulement plus tard que le gouvernement était dans un grand embarras à mon sujet. Les uns, comme précédemment, voulaient me mettre à mort ; mais le roi et tout un autre parti hésitait ; on a même assuré que l’apparition fréquente des navires européens sur la côte, leur faisait peur, ils ne pouvaient se décider à me condamner à mort. Les autres disaient : « Mais c’est un homme juste, il ne nous a jamais trompés, il n’a pas fait de mal, ce serait beaucoup mieux de le renvoyer dans son pays, alors nous n’aurions pas à craindre la guerre ; mais comme ce sont les chrétiens qui vont les chercher, qui les amènent, il faudrait, pour les empêcher de venir, mettre tous les chrétiens à mort. » Le grand juge Ni Kyeng-ha n’approuvait pas cette mesure ; en effet, on dit qu’il déclara qu’il était impossible de penser à éteindre par la persécution le christianisme jusqu’à la racine. « Les chrétiens sont si nombreux, aurait-il dit, et tellement répandus qu’il en restera toujours ; c’est donc bien inutile de recommencer à les mettre à mort. » On disait aussi que le régent ne voulait pas s’occuper de mon affaire. Ses anciens amis, qui se rappelaient les exécutions de 1866-68, etc., étant allés le trouver pour l’exciter contre nous, il répondit : « Cela ne me regarde pas, et puis, je n’ai aucune autorité ; mais ajouta-t-il, il valait bien mieux fermer les yeux sur cette affaire et laisser cet Européen tranquille ; le gouvernement n’a rien à craindre de lui ; au contraire, en le mettant à mort, vous vous attirez des affaires avec son gouvernement ; en le renvoyant, vous vous en faites bien en vain un ennemi. » J’ai aussi entendu dire que la reine Min, s’en étant mêlée, avait dit : Pourquoi mettre cet homme à mort puisqu’il est innocent ; si on met un innocent à mort comme un coupable, comment pourrai-je élever mes enfants ? »

Quoi qu’il en soit de tous ces bruits, il y a une chose qui est très-certaine, c’est que l’on ne savait à quoi s’arrêter, on hésitait, prenant tantôt une détermination, tantôt une autre. En effet, après l’interrogatoire, je restai quelques jours dans la chambre des satellites, tout près de la prison, faisant connaissance avec les employés de ce nouveau poste. Ils étaient loin d’être aimables, me paraissaient encore plus fourbes, plus rusés que les autres, et aussi plus menteurs, s’il est possible. On a peine à se figurer la difficulté qu’il y a de vivre avec des hommes qui déguisent toutes leurs pensées, qui disent le contraire de ce qu’ils pensent, vous assurent avec serment une chose qu’ils savent parfaitement être fausse ; c’était cependant ma position ; mais j’étais habitué à ce manège et j’en étais venu à ne plus rien croire de ce qu’on me disait. Quand ils se parlaient entre eux, c’était différent ; mais alors ils parlaient à voix basse.

V

Un jour, le 19 mars, le chef de poste reçut une lettre, ils se la communiquèrent, et la lurent avec un air stupéfait, se parlant à voix basse. Évidemment il s’agissait de moi, et c’était quelque chose d’imprévu. Le chef du poste changeait tous les trois jours, ce soir-là il en vint un nouveau ; on s’empressa de lui communiquer le contenu de la dépêche : « Tiens, dit-il tout surpris, tout allait bien ce matin, on a donc encore changé de sentiment ; ce n’est pas possible ; apportez-moi la lettre. » On la lui apporte et après l’avoir lue il ajoute : « À quelle heure l’avez-vous reçue ? — Elle est venue dans l’après-midi. — C’est bien extraordinaire, dit-il, il n’y a que quelques moments, on m’avait donné des ordres contraires, enfin soit. » Quelques moments après, un satellite assez embarrassé vint me dire : « Vous êtes peu tranquille ici, le juge vient de donner l’ordre de vous mettre dans un appartement où il y aura moins de bruit. — Où va-t-on me mettre, de quel côté ? — De ce côté-ci. — Alors, c’est en prison, avec les voleurs ? — Oh non, me dit-il. — Serai-je seul ? Non, j’irai avec vous. » Dès lors je ne doutais plus qu’il s’agissait de me mettre dans la prison, où je savais que se trouvaient les voleurs. C’est du moins un pas vers une conclusion, pensai-je alors ; je ne prévoyais pas les longs jours que je devais y séjourner.

Le soir, en effet, le chef me dit : « On va vous conduire dans l’appartement dont on vous a parlé. » Un satellite passa devant, ouvrit une petite porte, et nous nous trouvâmes dans une cour que je jugeais être celle de la prison. Je ne me trompais pas ; mais pour me ménager la surprise, on avait évité de me faire passer par la grande porte, qui ne s’ouvre qu’avec difficulté, au bruit de chaînes. Un gardien se présente à nous, et nous indique un cabanon, nous nous dirigeons vers cet endroit ; mais un autre gardien dit : « Non, c’est ici. » Nous retournons pour entrer dans celui-ci ; il n’y avait que trois prisonniers, je me disposais à chercher une place, lorsque le maître geôlier vint dire : « Non, ce n’est pas ici, c’est dans le cabanon voisin. » Il fallut obéir, le satellite m’accompagnait toujours, un gardien ou geôlier inférieur me fit entrer dans le cachot désigné par le geôlier en chef. Quelle surprise ! La première personne que je vois, c’est mon vieux Tchoi Jean que je croyais mort depuis longtemps. Sa surprise ne fut pas moins grande en me voyant ; je lui parlais, mais c’est à peine s’il me répondait, je ne savais qu’en penser.

Le geôlier m’indiqua la place que je devais occuper, les autres prisonniers furent obligés de faire place, et pour cette opération, l’un d’eux se leva debout afin de faire trois pas, le gardien l’aperçoit, et aussitôt lui assène un coup du gourdin qu’il tenait à la main ; puis, comme le pauvre patient avait laissé échapper une exclamation, un second succède, puis un troisième. Je tâche de calmer cette brute en colère, qui sans raison administrait un traitement si barbare à un pauvre homme bien innocent. Hélas ! c’étaient des roses comparé à ce que je dus voir bien des fois dans la suite. Le satellite s’était retiré et le gardien aussi. J’adressais toujours des questions à mon vieux Jean qui ne me répondait guère. Enfin il put me dire : « Tous ici nous sommes chrétiens à l’exception de ce vieux païen qui est dans le fond, et qui semble ici pour nous surveiller ; on ne peut donc pas parler, surtout de choses qui touchent la religion. » Je compris immédiatement que ce devait être un espion, et qu’il était urgent de ne pas enfreindre le réglement du lieu ; alors, dans ma simplicité, je demandai quelle était la règle, et ce qu’on avait à faire, etc… Le vieux païen m’entendit et d’une voix rauque et brève se mit à dire : « La règle, la règle ? c’est de t’asseoir sur la paille et de rester tranquille. » Après ces renseignements si précis, je m’assis à l’endroit indiqué, je pus même me mettre à genoux, faire ma prière et m’endormir. Le lendemain, je me réveillai avant le jour, et je vis mon bon vieux qui déjà avait commencé sa prière, profitant des ténèbres pour être plus recueilli. Avant de passer outre, jetons un coup d’œil sur l’ensemble

de la prison.
PLAN DE LA PRISON (NORD)

1 et 10. Chambres des satellites ; les chefs sont changés tous les trois jours. Une fenêtre (a) donne sur la cour de la prison et sert aussi de porte.
2. Cachot pour les gens ordinaires ; c’est celui que nous occupions.
3. Cachot où étaient enfermés les prisonniers pour dettes.
4. Prison proprement dite des voleurs.
5. Cachot ordinairement vide ; c’est là que l’on dépose les cadavres ; là aussi se trouve la machine à étrangler.
6. Chambre de décharge.
7. Lieux d’aisances : deux planches, un trou infect, quelque chose d’horrible.
8. Cuisine.
9. Trou d’eau infecte, corrompue.
11. Il y a là un grand bâtiment ; c’est le tribunal.
12. Porte d’entrée de la prison.

VI

Les prisonniers étaient partagés en trois catégories principales, à savoir : celle des voleurs, celle des prisonniers pour dettes et la nôtre, où les chrétiens étaient en majorité. Chacune de ces catégories occupait un local spécial.

Les voleurs sont les plus à plaindre. Ils étaient une trentaine, les pieds passés dans les ceps jour et nuit, tous atteints de maladie ; la gale les dévore, leurs plaies tombent en pourriture, ils souffrent la faim, ce sont des cadavres ambulants, quelques-uns n’ont que la peau et les os, à peine peuvent-ils faire quelques pas, quand au milieu du jour on leur permet de sortir ; c’est le spectacle le plus horrible qu’on puisse imaginer ; faut avoir vu cette misère pour s’en faire une idée. On fait ce que l’on peut pour les rendre malheureux, pour les abrutir. Il leur est défendu de dormir ; pendant la nuit, les gardiens armés de gros bâtons les surveillent, et si, emporté par le sommeil, la fatigue, quelqu’un vient à s’assoupir, aussitôt le gardien, faisant usage de son arme, le réveille à coups de bâton sur le dos, les jambes, la tête. Que de fois pendant la nuit nous avons entendu les coups que ces forcenés, souvent ivres, administraient à ces pauvres malheureux, qui n’avaient qu’un souffle de vie et qui souvent expiraient sous les coups des gardiens barbares ! Non seulement le jour mais encore la nuit, ils sont exposés à la merci de ces êtres plus semblables à des tigres qu’à des hommes. Sous le moindre prétexte et quelquefois sans raison, ils se font un plaisir d’administrer des coups de bâtons, l’impunité leur est assurée, car ils sont les maîtres. Après la mort d’un voleur, on déclare qu’il est mort de maladie, on l’enlève, on le dépose dans la chambre aux cadavres et, la nuit suivante, les gens chargés de la voirie le prennent et vont le jeter dans un bois, en dehors des remparts.

Le cachot des voleurs, c’est l’image de l’enfer la plus frappante qui soit sur la terre. Ils sont tous presque nus, quelques-uns, quand on les faisait sortir, prenaient un morceau d’étoffe pourrie pour s’en couvrir les reins comme d’une ceinture ; dans la prison, plusieurs sont nus, été et hiver. Ceux qui ont quelques restes d’habits ne peuvent les laver ; impossible à eux de se procurer un peu d’eau pour se laver les mains ou la figure, bienheureux quand quelquefois on leur permet de sortir et de tremper leurs mains dans le trou d’eau corrompue et puante pour s’en laver un peu la figure, la poitrine et les jambes. Aussi sont-ils tous couverts d’épaisses couches de gale, quelques-uns attaqués de la teigne. Parmi eux se trouvent de grands coupables, mais combien qui sont détenus pour avoir volé quelque objet de peu de valeur. Si l’on voulait prendre tous les voleurs, il faudrait d’abord arrêter la plupart des gardiens ; et, parmi les satellites, combien qui seraient plus à leur place au rang des voleurs. Mais la justice humaine dans ce beau pays de Corée, quelle horreur !

La nourriture consiste dans une petite tasse de riz sans assaisonnement le matin et le soir, nourriture insuffisante ; aussi ceux qui arrivent forts, bien portants, au bout de vingt jours sont comme des squelettes.

Les prisonniers pour dettes ou pour autres motifs que le vol sont moins maltraités ; on les désigne sous le nom de Tcha-kal, nom qui s’applique à tous les prisonniers qui ne sont pas voleurs ; ils peuvent communiquer avec leurs parents et amis, recevoir leur nourriture du dehors (la prison ne les nourrit pas), ils mènent même joyeuse vie, font bombance, sous les yeux des voleurs affamés. Ceux que j’ai vus étaient pour la plupart des employés du gouvernement, ils restaient jusqu’à ce qu’ils eussent rendu la dernière sapèque.

Les chrétiens sont nourris comme les voleurs, ils ne peuvent communiquer avec personne du dehors ; ordinairement ils n’ont pas les pieds passés dans les ceps, du moins dans la prison de gauche ; ils font partie des Tcha-kals, mais par mépris on les appelle du nom injurieux de Kouang-pang-i.

Pour ce qui est du régime de la prison, voici en quoi il consiste Le matin, au point du jour, un gardien vient et crie : « On ouvre les portes ». Les voleurs exceptés, ceux qui veulent sortir dans la cour peuvent le faire. Le soir, quelque temps après le coucher du soleil, on compte les prisonniers ; les gardiens se rassemblent, on en place un dans chaque cachot pour le surveiller, puis on ferme les portes en mettant par dehors une grosse poutre transversale retenue par des chaînes ; dès lors, il est impossible de sortir, quelque besoin que l’on éprouve, quelque malade que l’on soit ; il ne reste personne en dehors pour ouvrir les portes, le gardien qui les a fermées va dormir en ville ; le feu prendrait au bâtiment que tous les prisonniers seraient grillés. Aussi, avant de partir, après avoir compté le nombre des prisonniers, le gardien recommande de ne pas dormir et de faire bien attention au feu. J’ai entendu bien des prisonniers qui disaient que pour eux le moment le plus triste de la journée était celui de la fermeture des portes. Alors pour empêcher de dormir on fait chanter les voleurs, ce sont des cris forcenés pendant une partie de la nuit ; plus ils crient, plus les gardiens sont contents. On fait deux repas par jour, le matin et le soir ; pour mon vieux et pour moi, on ajoutait une tasse de bouillie au milieu du jour.

Notre cabanon ressemblait aux autres pour toute ouverture, une porte qui se fermait la nuit ; au-dessus, quelques barreaux de bois en forme de lucarne laissaient entrer un peu d’air et de lumière. Les murs solides étaient recouverts de planches de tilleul disjointes. Sur le plancher était une couche de paille ; lorsque j’entrai, on mit pour moi un peu de nouvelle paille, mais sans enlever celle de dessous qui était pourrie et répandait une odeur infecte. Dans le même local, il y avait le vieux Tchoi Jean, mon maître de maison, arrêté en même temps que moi et aussi, le même jour que moi, transporté de la prison de droite dans celle de gauche. Il se trouvait moins mal dans celle-ci. Il nous raconta que dans l’autre, les prisonniers chrétiens étaient pêle-mêle avec les voleurs, et si à l’étroit qu’on ne pouvait se tourner sans déranger ses voisins, que tous étaient aux entraves comme les voleurs. Il avait été appliqué deux ou trois fois à la torture ; ici, on le traitait assez bien, il était nourri comme moi. Malgré cela, le pauvre vieux souffrait beaucoup et était souvent malade.

Au fond du cabanon, était un vieux noble païen, emprisonné depuis dix mois pour cause de rébellion, il se disait innocent ; je crois qu’on reconnut plus tard qu’il disait vrai, car il fut mis en liberté le 18 avril. Il avait un mauvais caractère et avait fait beaucoup souffrir les pauvres chrétiennes avant notre arrivée, les accablant d’injures, insultant la religion. On nous dit que notre arrivée l’avait changé ; mais nous eûmes lieu plusieurs fois de voir sa méchanceté. Nous nous en défiions et nous nous tenions sur nos gardes. Son fils venait le voir de temps en temps à la porte de la prison, où ils se parlaient à travers un guichet, et par lui nous savions ainsi quelques rares nouvelles du dehors. Il y avait encore trois chrétiens arrivés depuis peu de la province de Tchyoung-tchyang ; c’étaient de pauvres cultivateurs forts et robustes ; après quinze jours de séjour dans la prison, ils étaient méconnaissables, souffrant de cette vie de réclusion et ne pouvant manger suffisamment. Quand nous n’étions pas surveillés, nous leur faisions passer une partie de notre riz. Trois fois ils ont été appliqués à la torture ; en rentrant ils étaient tout tremblants et pouvaient à peine respirer. Quelque temps après on les fit passer dans la prison des voleurs pour mettre d’autres prisonniers à leur place. Deux d’entre eux moururent de faim et de mauvais traitements le 12 du mois de mai.

Trois femmes chrétiennes de la capitale arrêtées presque en même temps que nous, habitaient également le même cachot. Quand j’arrivai l’une d’elles était malade, atteinte de la peste ou fièvre typhoïde, qui est en permanence dans cette prison, elle avait vingt-six ans et était mère de deux charmants petits enfants, dont le dernier n’avait que six mois. Mariée à un païen pendant la persécution, elle avait instruit et converti son mari qui était prêt et disposé à recevoir le baptême, ainsi que son beau-père et sa belle-mère. Malheureusement, me dit-on, elle a eu la faiblesse d’apostasier. Je la prenais en pitié, lorsque je la vis, saisissant le moment où personne ne l’apercevait, se mettre à faire plusieurs fois le signe de la croix en me regardant, et la nuit elle dit à la femme chrétienne qui la soignait : « Ma grande maladie est d’avoir eu le malheur d’apostasier. Oh ! que je suis coupable ! » Et elle versait des larmes abondantes. Comme il m’était impossible de la confesser, je la fis prévenir que je lui donnerais l’absolution. Elle s’y prépara et le matin, à un signal convenu, sans bouger de ma place, je prononçai la formule. Quel bonheur pour elle ! c’était le meilleur remède à sa maladie qui, dès ce moment, prit une bonne tournure ; le danger disparut et bientôt la malade entra en convalescence. Je n’ai jamais pu lui parler, mais bien des fois j’ai eu l’occasion d’admirer son bon caractère, sa piété, sa confiance en Dieu, et la justesse de son esprit. Son mari qui passait pour païen pouvait non pas la voir, mais lui parler par l’ouverture qui sert à laisser écouler les immondices des lieux d’aisances ; le geôlier lui accordait cette faveur. De la sorte nous avons pu avoir quelques nouvelles du dehors, mais jamais de la chrétienté ; nous avons pu recevoir même quelques provisions. Les deux autres femmes étaient de pauvres vieilles assez âgées. Toutes trois avaient été appliquées à la torture, ce qui les faisait le plus souffrir c’étaient les propos obscènes des bourreaux et des présidents et l’indécence avec laquelle on les avait traitées.

Une quatrième était morte de la peste, deux jours avant mon entrée dans ce cachot. C’était Catherine, femme du vieux Marc, catéchiste de la capitale, mis à mort en 1866. Dénoncée par le traître Hpi Paul son neveu, qu’elle avait élevé, elle fut arrêtée en même temps que nous. Il y avait cinq ou six jours que j’étais arrivé, lorsqu’on vint enlever son cadavre qui avait été oublié, pour l’emporter on le plaça dans une chaise à porteurs. Un gardien vint dire en riant : « De ce corps il ne reste plus que les os, les rats et les belettes l’ont tout mangé » et les autres d’ajouter : « C’est une drôle de chose et vraiment bien juste que les belettes mangent ces coquins de chrétiens. » Les chrétiens, au contraire, récitaient des prières pour la pauvre défunte, chacun pouvait penser que bientôt il suivrait la même route.

VII

Le chef geôlier était de nos amis, bien souvent il venait passer les soirées avec nous, avant la fermeture des portes. Peu instruit, ne sachant ni lire ni écrire, il avait, sous un extérieur rude, bien des qualités. Il remplissait ses fonctions depuis vingt ans, commandant et se faisant obéir, mais aussi toujours soumis aveuglément aux ordres de ses chefs. Plusieurs fois le vieux l’a catéchisé, il trouvait la doctrine juste et belle et écoutait volontiers, mais sans être touché ; il restait indifférent et semblait avoir un cœur de pierre. J’ai dit qu’il était notre ami, de fait il ne nous a jamais maltraités ni rudoyés, quelquefois même, il a semblé avoir quelques sentiments de compassion à mon égard ou à l’égard des femmes ; mais aussi, d’un moment à l’autre, sur l’ordre du juge, il n’eût pas hésité à nous mettre la corde au cou et à nous étrangler. On lui demandait un jour s’il avait vu des chrétiens : « Si j’en ai vu, dit-il, c’est par centaines. — Étaient-ce des hommes bons, tranquilles ? — Oh ! c’étaient les meilleurs hommes du monde, doux, calmes, paisibles, ne parlant, point mal du prochain, n’injuriant personne, ne faisant pas de bruit, parlant peu et paraissant toujours recueillis. — Est-ce qu’on en a tué beaucoup ici ? — À cette époque la prison en était pleine, et pour faire de la place, tous les jours nous en étranglions un certain nombre ; on ne les gardait guère que deux ou trois jours. »

Les autres geôliers ne nous maltraitaient pas, mais quels caractères faux, fourbes, irascibles, haineux ! Si la pitié semble entrer quelquefois dans ces cœurs, c’est qu’un sentiment d’intérêt se trouve à la suite. Je les ai vus faire leur office de bourreaux en riant ; étrangler un homme semblait être pour eux une affaire de distraction, d’amusement ; et ceux-là voulaient quelquefois se dire nos amis, comment pouvoir s’y fier ? pour un rien ils se mettaient en colère et battaient les voleurs. Quand le chef entendait le bruit des coups, il venait les empêcher ; alors pour se venger et ne pas exciter l’attention, ils imaginèrent de fixer une pointe de fer en forme d’aiguillon à une baguette de bois qu’ils tenaient à la main, et ils s’en servaient pour piquer les pauvres patients dont nous entendions souvent les soupirs et les cris étouffés. Un pauvre chrétien accablé d’une fièvre violente leur demande un jour un peu d’eau : « Ah ! nous allons t’en donner de l’eau, coquin de chrétien !… » et là-dessus ils se mettent à lui meurtrir la poitrine avec des bâtons pointus, si bien que, deux heures après, ce pauvre malheureux expirait ; on déclara qu’il était mort de maladie. Le cadavre fut emporté et jeté en dehors des murs de la ville, sans que personne s’occupât de constater de quelle manière il était mort, constatation qui ne se fait jamais dans la prison, de sorte que les geôliers meurtriers et assassins sont sûrs de l’impunité.

Il semble qu’il soit difficile de trouver des gens plus vils, plus méchants, plus mauvais ; eh bien ! dans ce lieu il s’en trouve. Ce sont les employés inférieurs ou bourreaux proprement dits. Ils ont des figures de monstres, un aspect repoussant, leur vue fait mal. Ils frappent, écorchent, brisent les jambes, les bras, en se riant de la douleur des patients qu’ils accablent de plaisanteries ignobles. Ils ont l’air de sentir le sang, leur apparition dans l’intérieur de la prison semble annoncer une torture, une exécution, et jette l’effroi et la consternation parmi les détenus. Comment l’espèce humaine peut-elle tomber à ce point de dégradation, d’avilissement, de cruauté, de fourberie ! Mon vieux chrétien n’avait-il pas raison, lorsqu’il disait que les prisons de Corée sont l’image véritable de l’enfer ? je dis les prisons, car toutes, paraît-il, ont le même aspect et, d’après ce que j’ai entendu dire, quelquefois celles des provinces sont encore plus affreuses.

C’est donc là que sont enfermés, que souffrent nos pauvres chrétiens plus méprisés encore que les voleurs ; on dirait que le contraste de leur vertu excite la barbarie des gardiens et des bourreaux ; ce sont des agneaux au milieu des tigres. Ils souffrent sans se plaindre, supportent volontiers les injures sans riposter ; personne du dehors ne peut s’occuper d’eux, ils semblent abandonnés même de leurs parents et de leurs amis qui n’osent approcher de ces lieux affreux. Ce sont des victimes vouées à toutes les tortures et à la mort ; personne pour les plaindre, pour panser leurs blessures, pour leur donner même une tasse d’eau fraîche, dans le plus terrible accès d’une fièvre violente. Parce qu’ils sont chrétiens, ce ne sont plus des Coréens, ce ne sont plus des hommes, c’est quelque chose de moins qu’une bête, dont on doit se défaire et qui peut servir à assouvir la passion de la cruauté et de la barbarie.

VIII

C’est là que j’ai eu le bonheur de vivre pensant bien y mourir, pour la plus grande gloire de Dieu. Si j’ai souffert beaucoup pendant ces jours de captivité, j’ai été consolé bien souvent par la vue de nos chrétiens. Doux, patients, tranquilles, saisissant l’occasion de rendre service à tout le monde, il ne leur échappait jamais une injure, ni une mauvaise parole. Dès le matin ils commençaient leur journée par la prière, ils priaient et méditaient pendant le jour, et le soir, quelquefois pendant la nuit, ils faisaient encore de longues prières. On prie bien en prison. Dieu semble plus présent et l’on connaît mieux son propre néant. Pour employer mon temps, je m’étais fait un règlement, et ainsi je pouvais faire tous mes exercices, ordinairement sans être dérangé. Je disais la messe en esprit ou j’y assistais de la même manière ; je n’avais pas de bréviaire, j’y suppléais par le rosaire, ayant bien soin de cacher mon chapelet que l’on aurait pu m’enlever. J’aimais à me transporter dans quelque église pour y faire ma visite au Très-Saint Sacrement. Dans le cours de la journée, je pouvais facilement faire plusieurs méditations, et mon temps était réglé comme pour une retraite de huit jours ; elle s’est prolongée bien au-delà. Un autre exercice que l’on fait bien en prison et qui apporte beaucoup de consolations, c’est le chemin de la croix. Que de grâces le Seigneur me prodiguait dans ces jours de recueillement ! Je n’avais aucune inquiétude et je m’étais remis tout entier entre les mains du bon Dieu pour faire en tout sa sainte volonté, persuadé qu’il ne m’arriverait que ce que Dieu voudrait bien permettre.

Ainsi se passèrent les belles fêtes de la Passion. Le jour de Pâques nous nous réjouîmes avec tous les chrétiens et nous. eûmes une petite cérémonie. J’avais heureusement conservé mon anneau que je tenais caché bien enveloppé dans un petit sac ; ce jour-là, je dis aux chrétiens que j’allais leur donner une bénédiction solennelle et spéciale pour eux et pour tous les chrétiens de Corée. Ce fut une bonne nouvelle, mais il fallait choisir le moment, car il y avait avec nous un bonze et une vieille païenne ; le bonze nous gênait peu, il dormait toujours ; la vieille païenne eut la bonne idée de sortir un instant, c’était le moment favorable : les chrétiens se mettent à genoux et religieusement recueillis, reçoivent la bénédiction. Quel bonheur ! c’était notre cérémonie de Pâques ; tous étaient joyeux, et le reste de la journée sc passa avec plus de ferveur, preuve que les cérémonies religieuses aident la piété, car une bénédiction d’évêque, dans une prison de Corée, n’est-ce pas une grande cérémonie qui donne un nouveau courage pour supporter les peines, les privations inhérentes à la position ?

Nos souffrances ? Nous en avions de bien des sortes, dans le dénuement et la pauvreté où nous nous trouvions. Ainsi il nous fallait porter toujours les mêmes habits qui étaient sales, usés, déchirés, puants, et la vermine nous dévorait. On tuait les poux par centaines ; les puces peut-être plus nombreuses, n’étaient pas si faciles à prendre ; jamais je n’en avais vu de cette espèce ; elles sont trois fois grosses comme celles d’Europe, avec une force de jarret prodigieuse, sans parler de la carcasse qu’on avait peine à écraser. On disait que c’étaient des puces de rats ; or les rats foisonnaient ; on les voyait le jour, on les entendait la nuit, ils se promenaient, couraient, sautaient comme chez eux, car on a bien soin de les entretenir ; un respect superstitieux empêche de les détruire, ils trouvent à habiter partout et notre paille infecte pourrie, déjà si bien habitée leur procurait un asile parfaitement sûr. Nous n’avions ni couteau, ni canif. Essayez de vous passer, pendant quarante jours seulement, de ces instruments tranchants si communs en Europe et si utiles toujours. Pendant longtemps nous n’eûmes pas d’aiguille, enfin nous pûmes nous en procurer une et, pour avoir du fil, on en tira comme l’on pût de quelques chiffons de soie, restes des habits de cette pauvre chrétienne morte en prison.

Craignant de perdre les jours de la semaine et de ne plus savoir où placer le dimanche, j’écrivis sur la planche de la muraille, au moyen d’un morceau de charbon, les dimanches à mesure qu’ils se présentaient ; avec cette précaution nous n’avions qu’à compter 7 jours pour trouver le dimanche suivant. Une fois nous avons failli nous tromper pour les dimanches du Carême, heureusement je me rappelai que cette année Pâques arrivait le 21 avril, le 19 de la 3e lune.

Mon vieux Jean parlait peu et j’ai passé plusieurs fois bien des jours sans dire une parole ; ce que nous disions entre nous était toujours suspect, on nous observait ; cependant j’ai pu parler assez souvent avec quelques-uns des prisonniers pour dettes. Ils étaient les gros bonnets de l’endroit ; parmi eux, beaucoup nous méprisaient ; mais j’en ai rencontré plusieurs qui s’intéressaient à nous, nous prenaient en pitié. Du reste, presque tous étaient contents d’entendre mes histoires et les explications que je pouvais leur donner quand il ne s’agissait pas de religion. La plupart sont curieux, mais pas sérieux ; si j’avais voulu leur parler de l’Europe, des inventions, etc., etc…, de babioles, tous auraient pris plaisir à m’écouter. Je l’ai fait quelquefois pour leur faire plaisir et les apprivoiser, mais ce n’était pas là mon but. J’ai pu de la sorte leur faire à peu près un cours abrégé de géographie et d’astronomie, etc., leur parler des bateaux à vapeur que plusieurs avaient vus et qu’ils admirent ; il me fallait surtout répondre à leurs questions, souvent saugrenues. En effet, que de choses absurdes ils m’ont demandées ! par exemple, sur le peuple des cyclopes, etc… ; ils m’examinaient en tous sens et finissaient par s’extasier en disant « Mais c’est un homme comme nous ! — Oui, disaient quelques-uns, mais quelle barbe ! » Alors c’était de l’admiration, et je puis bien ajouter qu’elle était jointe à une petite pointe d’envie. Généralement les Coréens ne peuvent s’imaginer que nous soyons venus en Corée pour affaire de doctrine ; si on leur dit que notre seul but est de prêcher la religion, ils ne veulent pas le croire. « C’est pour connaître notre pays, disent les uns, et pour s’en emparer. » D’autres disent : « C’est pour faire du commerce et s’enrichir. » Alors quelques-uns plus avisés répondaient : « s’ils voulaient s’emparer de notre pays, ils viendraient avec des soldats… s’ils sont venus pour s’enrichir, ils n’ont guère réussi, puisque chez eux on n’a trouvé que des objets européens et très-peu d’argent ; et puis s’exposer ainsi à mourir pour faire fortune ! Il est vrai que notre pays est si beau, si riche, produisant de tout, avec plaines fertiles et montagnes boisées, etc… Et que savez-vous si leur pays n’est pas aussi beau que le nôtre ; en tout cas, ils sont bien habiles, les Européens ; avez-vous vu les horloges et les bateaux à vapeur ? — Oh ! pour l’habileté, nous Coréens, nous ne le cédons à personne, nous pourrions bien, nous aussi, faire tout cela, mais nous ne savons pas comment cela se fait. — Tout ce qu’on voudra, mais pour moi je ne quitterais pas mon pays pour aller enseigner une doctrine. — Eh bien ! eux ne sont pas comme toi. Ainsi il y a des pays bien loin de chez eux, dont les habitants vivaient comme des bêtes et mangeaient les autres hommes (hilarité générale) ; oui, c’est vrai, c’est lui qui nous l’a dit ; il y a des hommes comme lui qui y sont allés pour leur parler de doctrine ; ces sauvages en les voyant eurent de l’appétit : ça devait être bien bon de la chair toute blanche, pour eux qui sont tout noirs. Eh bien ! ils les ont mangés ! (nouvelle hilarité). — Est-ce que c’est vrai qu’il y a des hommes noirs ? ce sont des bêtes ; et ils mangent encore des hommes ? — Non, pas maintenant, il y a d’autres hommes comme lui qui y sont allés ; peu à peu ils les ont instruits, et maintenant ils sont devenus comme les autres hommes. — Ils ne sont plus noirs ? Ils sont toujours noirs, mais ils ne mangent plus d’hommes. — Oh bien ! vraiment, ça c’est beau, ils ont bien fait d’aller dans ces pays, mais ici, en Corée, c’est inutile ; ils feraient mieux de ne plus y venir ; qu’avons-nous besoin d’autre doctrine, etc. ? » Je donne ici comme spécimen cet extrait de conversation, je pourrais en citer bien d’autres, il y en a aussi que je ne pourrais pas citer du tout ; mais c’est suffisant pour vous donner une idée du genre ; il est temps maintenant, après ce coup d’œil sur l’ensemble de la prison, de reprendre le récit des faits les plus saillants qui se sont passés, durant mon séjour dans ce lieu de détention.

IX

Pour quel motif nous avait-on transportés au tribunal de gauche, pour quel motif m’avait-on mis en prison, quelle était l’intention du gouvernement en agissant de la sorte ? Jusqu’ici il m’a été impossible de le savoir. Quoi qu’il en soit, nous nous tenions prêts à tout, en nous abandonnant à la sainte volonté de Dieu et aux soins de la divine Providence pour tout ce qui nous concernait. Nous ne pouvions rien faire, nous n’avions rien à faire qu’à conserver notre âme unie à Dieu, notre volonté soumise à sa sainte volonté et à nous tenir prêts à paraître devant sa sainte Majesté, quand il voudrait et de la manière qu’il le voudrait. Nous penchions à espérer que ce serait bientôt, quand, le 21 mars au matin, circula tout à coup dans la prison un bruit qui vint exciter les imaginations. On se communiquait en effet, en secret, que la reine venait d’avoir un enfant, quelques-uns même ajoutaient que c’était un garçon. Dès lors la plupart des prisonniers s’attendaient à être grâciés, ou à obtenir une diminution de peines ; et, d’après la loi ou la coutume, à partir de ce jour et pendant les cent jours qui suivent, on ne peut faire aucune exécution, ni appliquer les coupables à la question ou à la torture… C’étaient donc des vacances que les prisonniers allaient avoir. Dans le courant de la journée, ce bruit fut confirmé ; la reine Min, la femme du roi actuel, était accouchée d’un garçon ; c’était son second fils, le frère du prince héritier présomptif qui deux ou trois ans avant, avait été reconnu par le gouvernement chinois comme devant succéder à son père. Je donne ces détails parce que le roi a plusieurs autres enfants d’autres femmes. Cette nouvelle répandit la joie ; on disait en effet que, comme à la naissance de son frère, tous les prisonniers seraient mis en liberté ; cependant ce n’était pas une certitude, comme la suite le fit voir.

Quoi qu’il en soit, les procédures cessèrent et on ne fit plus d’exécutions ; cependant de temps à autre on amenait de nouveaux prisonniers. C’est vers ce temps que nous vîmes entrer un prisonnier, il paraissait fatigué, il avait la figure pâle, il était sale de poussière et de boue, et portait une petite cangue passée au cou. C’était notre courrier de Pyen-men ; je ne pus le reconnaître tant il était changé. Arrêté au commencement de janvier, il avait été appliqué à une rude torture, puis on l’envoyait subir son jugement à la capitale. Nous pûmes le voir quelques instants, puis on le fit entrer dans le cachot des voleurs où, faute de soins et de nourriture, il s’affaiblit de plus en plus. Nous le revîmes plusieurs fois, lorsqu’on permettait aux voleurs de sortir un instant dans la cour ; plusieurs fois même, nous pûmes lui faire passer un peu de riz. Un matin, vers le milieu du mois de mai, nous le vîmes encore, et le soir c’était son corps qu’on jetait dans la chambre aux cadavres ; je dis jeter, car c’est bien le mot. Cependant le chef des satellites eut des doutes, puisque le soir il envoya voir si vraiment il était mort ; le geôlier répondit affirmativement et, malgré tout, le chef donna ordre de mettre ce cadavre aux entraves, sans doute par crainte superstitieuse et parce qu’il était chrétien.

Le 20 avril, lendemain de la délivrance du vieux noble, on nous amena une vieille dame à peu près du même âge, soixante-dix ans environ, et qui prit sa place au fond du cachot. En entrant, elle jeta sur nous tous un regard de mépris et parut très-étonnée qu’on la mît en semblable compagnie. « Oh ! dit-elle, je ne dois pas rester ici longtemps, c’est sans doute par erreur qu’on m’a amenée ici ; car moi, je ne suis pas une voleuse, encore moins une Htyen-tjyou-akn, nom injurieux que les païens emploient pour désigner les chrétiens. Elle refusa la nourriture de la prison et se fit apporter du vin, tout alla bien tant qu’elle eut de l’argent ; elle se montrait arrogante, hautaine pour les pauvres chrétiens qu’elle allait jusqu’à injurier. Cependant ses affaires ne tournèrent pas bien, elle ne recevait plus rien du dehors et enfin fut prise de la fièvre typhoïde ; les trois chrétiennes se dévouèrent pour la soigner jour et nuit, malgré son mauvais caractère, son mépris et ses injures. Elle resta cinq jours sans connaissance, et comme personne du dehors ne s’occupait d’elle, elle serait infailliblement morte, sans les bons soins de ces pauvres chrétiennes, qui ainsi se vengeaient noblement. Plus tard elle reconnut ses torts et fit ses excuses ; comme elle était changée au physique et au moral ! quand je sortis, elle était encore en prison.

L’arrivée d’un nouveau prisonnier fait toujours sensation et cause une émotion bien pénible ; au contraire l’élargissement d’un détenu cause une joie générale, chacun y prend part et félicite l’heureux libéré. Quand un prisonnier arrive, le soldat qui le conduit pousse un grand cri à la porte de la cour du tribunal en disant : « Un criminel est introduit. » Alors chacun se demande qui ce peut être. Nous nous disions : Ne serait-ce pas un chrétien ? et, dans l’inquiétude, nous attendions l’arrivée du pauvre malheureux. Un jour, vers le milieu du mois d’avril, nous entendons pousser ce cri si désagréable : après quelques instants, on introduit trois prisonniers ; dès les premiers mots nous apprenons que ce ne sont pas des chrétiens, ce qui nous procure un grand soulagement. Mais les pauvres malheureux introduits brusquement sont jetés dans le cachot des voleurs et mis aux fers. Plusieurs gardiens sont réunis, nous entendons le bruit des coups de gourdin qu’on leur administre sans mesure, les cris de douleur, les gémissements des victimes qui font des soubresauts, de manière à soulever les deux grosses pièces de bois dans lesquelles ces infortunés ont les jambes prises ; nous pensons qu’on va les assommer. Quel triste, quel terrible spectacle ! Après cette scène un gardien vient dans notre cabanon et dit : « Ah ! ceux-là ne sortiront pas vivants d’ici, ils ont battu un satellite ! »

Deux jours après, un bonze est introduit de la même manière ; puis quelque temps après, il parait que l’on trouva des circonstances atténuantes, car du cachot des voleurs on le transporta dans le cabanon des prisonniers pour dettes où il fut pris de la fièvre typhoïde ; les détenus de ce compartiment effrayés le firent alors déposer dans le nôtre. Pendant huit jours, il demeura comme mort ; nous fîmes ce que nous pûmes pour le soigner, mais nous manquions de tout. Enfin peu à peu il revint à la vie, souffrant cependant extrêmement par suite des coups qu’il avait reçus. Il paraissait doux, calme et parlait peu ; il était difficile de trouver en lui un grand criminel. Il nous raconta son histoire.

À l’âge de douze ans, il était entré chez les bonzes où il s’adonna à l’étude des caractères chinois ; il apprit ensuite à faire les fleurs artificielles et y devint très-habile ; depuis deux ans il se livrait à l’étude de la peinture ; il était dans sa bonzerie, travaillant à un tableau, lorsque les satellites le saisirent et le conduisirent en prison. Il ignorait d’abord le motif de son arrestation, mais il l’avait appris depuis. Son maître avait acheté à des voleurs des objets volés, les satellites le sachant vont pour le prendre, mais averti à temps, il s’enfuit : ne le trouvant pas, les satellites prennent ce jeune homme âgé de trente-deux ans et occupé à ses peintures. Ils veulent aussi arrêter quelques personnes du village qui se défendent et même battent un des satellites. Ceux-ci ne pouvant prendre le coupable, saisissent trois individus, ce sont les prisonniers dont j’ai parlé plus haut. Souvent j’ai pu les voir dans la cour, c’étaient de braves gens, forts et vigoureux ; on voyait sur leurs habits de larges taches du sang qu’ils avaient perdu, sous les coups reçus en prison ; au bout de quelques jours ils étaient méconnaissables… Plus tard on a reconnu que tous étaient innocents, et après un mois de prison on les a renvoyés, sans indemnité, bien entendu. Telle est la justice en Corée.

À cette époque aussi, se présenta un jeune prisonnier volontaire nommé Pack, âgé de vingt ans : « J’ai appris, dit-il, que vous avez arrêté l’évêque, mon maître, que vous arrêtez les chrétiens ; eh bien ! moi aussi je suis chrétien, vous n’avez pas pu me prendre, je viens me présenter, je suis chrétien depuis l’enfance, mon père et ma mère ont été tués par vous en 1868, je n’avais que dix ans, mais j’ai retenu leurs instructions ; j’honore Dieu, créateur du ciel et de la terre ; c’est lui qui gouverne tout, qui nous donne la nourriture, les habits, qui nous conserve la vie ; il a souffert pour nous ; moi aussi je veux souffrir pour lui, je ne désire rien tant que d’endurer vos tortures, faites-moi souffrir de la faim, de la soif, brisez-moi les bras, les jambes, ma vie est tout à Dieu. » Les satellites le prirent d’abord pour un fou et voulurent le renvoyer, mais il insista ; on le chassa même, il revint, toujours sollicitant la faveur d’être admis à souffrir. Enfin le juge donna l’ordre de l’admettre. Depuis son enfance, il n’avait vu aucun Père, ne connaissait pas les chrétiens, mais il savait que ses parents étaient morts pour Dieu, il voulait faire comme eux. Les satellites vinrent plusieurs fois m’en parler et disaient : « C’est un bien bon jeune homme, il est doux, tranquille, etc. » Je pus même le voir dans notre cabanon où il resta deux jours, il fut mis ensuite avec les voleurs, ne fut jamais appliqué à la torture, mais, comme les autres, il souffrit beaucoup de la faim ; au bout de quinze jours il était méconnaissable. Les gardiens s’amusaient de sa simplicité et lui faisaient réciter ses prières, les commandements de Dieu, etc. Lorsque je suis parti il était encore dans ce cachot.

De temps en temps, nous voyions passer sous nos yeux des cadavres de voleurs, morts de faim, de misère ou de maladie. Quand un voleur est malade, on se garde bien de lui procurer des remèdes ou quelque adoucissement. Sa maladie ne lui donne aucun privilège, ne le met pas même à l’abri des coups. On le laisse s’éteindre, sans même lui ôter ses entraves, opération qui ne se fait que lorsque le prisonnier a rendu le dernier soupir. Alors quatre voleurs, présidés par un gardien, le prennent par les pieds et par les mains et vont le mettre dans la chambre des morts. La nuit, des employés inférieurs viennent prendre le cadavre, le cachent dans un paillasson et vont le jeter en dehors des murs de la ville ; c’est fini.

Le grand juge sans doute s’ennuyait de ses vacances, les voleurs s’accumulaient dans la prison et il n’y avait pas de procédures. Aussi, au lieu d’attendre les cent jours, on nous annonça que les affaires allaient reprendre, au bout de quarante jours. C’était donc le 1er mai qu’on allait recommencer à interroger, torturer, supplicier, étrangler, etc… On s’en prit tout d’abord à un voleur nouvellement arrivé, qui avait été dénoncé et arrêté par un satellite, son cousin. Le 3 du mois de mai, les geôliers ouvrirent la porte de la chambre des cadavres et y passèrent une corde dont l’extrémité sortait en dehors. Le vieux Jean me dit qu’on allait étrangler quelqu’un. Qui était-ce ? Personne ne le savait et chacun pouvait penser à soi. Quelques instants après on ferma les portes de tous les cachots, c’était vers le temps du repas du soir ; les gardiens entrèrent dans la prison des voleurs et dirent à ce pauvre malheureux : « Viens, on va t’étrangler. » À cette parole foudroyante, les voleurs, bien qu’habitués à ces sortes d’exécutions et dévorés par la faim, laissèrent tous leur tasse de riz, sans pouvoir en avaler un grain. Le malheureux est pris, conduit dans la chambre où on lui passe la corde au cou, on ferme la porte du dehors, quatre gardiens saisissent l’extrémité de la corde et sans émotion tirent comme des matelots hissant une voile ; puis, quand ils ont bien serré, ils attachent la corde solidement à un morceau de bois placé exprès ; l’exécution était faite. Deux heures après, un jeune gardien alla regarder par la fente de la porte et se sauva disant en riant : « Il remue encore les jambes ». On serra de nouveau la corde. Cette exécution se fit sans bruit et en silence, on n’entendit aucun cri, aucun soupir de la victime ; je l’ai décrite au long, car c’est ainsi que des centaines, pour ne pas dire des milliers de chrétiens ont été exécutés, pendant la persécution de 1866 et 1868, etc… Le soir ou pendant la nuit, on ouvrit la porte, aussitôt je vis que de tous les cabanons, tous les païens se mirent à cracher avec force ; c’était pour empêcher l’âme du supplicié de venir habiter en quelque coin de la prison. Nous avions à cette époque avec nous deux sorcières qui se firent surtout remarquer en cette circonstance ; pendant plus de trois minutes elles jetèrent ainsi de la salive du côté de la porte, et cela avec le plus grand sérieux du monde.

À cette occasion, disons quelques mots des sorcières que j’eus l’occasion de voir. En coréen on les appelle Mastang. Leur fonction est de tirer la bonne aventure, mais surtout de chasser les maladies par toutes sortes de superstitions ; on les appelle principalement pour la petite vérole. Alors elles se présentent avec tout leur bagage, des habits de couleurs diverses, un tambour qu’elles frappent en récitant des formules, d’abord sur un ton lent, puis bientôt accéléré ; elles s’arment comme les anciens guerriers, d’un sabre dont la lance est de bois argenté, taché d’une couleur rouge qui imite le sang ; alors elles s’élancent, frappent l’air à droite, à gauche, vont, viennent, crient, hurlent en sautant, gambadant, et lorsqu’elles sont épuisées, le mauvais génie doit être expulsé. Il prit alors fantaisie au préfet de police de chasser, je ne sais pour quel motif, toutes les sorcières de la capitale. Quelques-unes se cachèrent et, en secret, pendant la nuit, exercèrent leurs fonctions qui sont assez lucratives. Mais les satellites se mirent à leur poursuite et en arrêtèrent successivement un certain nombre ; j’en ai vu une quinzaine, on les laissait généralement sept ou huit jours en prison et on les renvoyait ensuite. Toutes furent déposées dans notre cabanon ; en arrivant, c’étaient des lamentations, des pleurs, un chagrin qui allait jusqu’à leur faire refuser toute nourriture ; mais elles n’étaient pas longtemps à se remettre, et comme elles pouvaient se procurer ce qu’elles voulaient par le moyen de leurs familles, elles faisaient généralement bombance. Du reste, elles étaient généreuses et toutes partageaient avec les chrétiennes ce qu’elles recevaient. Elles m’offrirent même plusieurs fois du vin de riz… mais je refusai ; le vieux Jean, qui n’avait pas les mêmes raisons, put accepter ainsi quelques tasses de vin qui lui firent du bien. J’en ai vu de toute sorte, de vieilles, de jeunes, de tristes, de gaies, etc… les unes se tenant assez bien, les autres d’un laisser-aller effrayant. Mais pour toutes, quel contraste avec la simplicité, la modestie de nos chrétiennes qui, par leur charité, s’attiraient la bienveillance, l’affection de ces femmes toujours en guerre entre elles.

J’eus aussi l’occasion de voir dans la prison quatre saltimbanques ou comédiens : c’étaient des êtres hideux, dégradés, passant leur temps à jouer. Les prisonniers pour dettes étaient nombreux et, à cette époque, en tout, le nombre des détenus s’élevait à soixante-cinq.

X

Depuis la reprise des affaires, nous pensions qu’on s’occuperait de nous et qu’on ne nous laisserait pas ainsi pourrir dans le cachot. Un soir, le 11 du mois de mai, j’entendis la jeune chrétienne qui disait au vieux Jean : « Dites-le donc à l’évêque ». J’ignorais ce dont il pouvait s’agir, et comme on ne me disait rien, j’interrogeai le vieux en lui disant : « Qu’est-ce qu’il y a donc ? » Il me regarda avec une figure sérieuse et me dit : « L’évêque le saura demain. » Cette réponse ne fit qu’augmenter ma curiosité : « Et pourquoi ne me diras-tu pas ce soir une chose que, tous, vous savez ici ? » Alors il se recueillit et me dit : « L’ordre du gouvernement est arrivé ; l’évêque et moi devons être conduits en dehors des murs pour avoir la tête tranchée ; les chrétiens seront tous étranglés là, vis-à-vis, dans la chambre des cadavres ; il n’y a que la jeune que le geôlier refuse d’étrangler, il lui donnera un breuvage pour l’empoisonner ; c’est une chose certaine et tout doit être fini pour le 16. » Je l’ai dit, le chef geôlier était un peu de nos amis, il nous avait surtout promis de nous avertir à l’avance quand il apprendrait que nous devions être mis à mort ; venant de lui, cet avis ne devait nous laisser aucun doute. Il ne nous restait plus qu’à nous préparer ; c’est ce que nous faisions tous les jours, nous tenant toujours prêts, mais nous primes la résolution de le faire d’une manière plus spéciale. Jamais je n’avais été seul avec les chrétiens, toujours nous avions eu avec nous quelques païens, je n’ai donc pas pu les confesser. En cette circonstance je leur fis dire de se préparer et que, le lendemain dimanche, je leur donnerais une absolution générale.

Le lendemain matin dimanche 12, en ouvrant les portes, on retira un cadavre de la prison des voleurs, je reconnus que c’était un chrétien mort pendant la nuit. J’appris alors que la veille, étant malade, il avait demandé un peu d’eau ; le gardien, pour toute réponse, lui avait asséné force coups de bâton, à la suite desquels il avait rendu l’âme. Peut-être allait-on tuer tous les chrétiens ainsi. Vers neuf heures, je fis signe que j’allais donner l’absolution à tous les chrétiens de la prison ; malheureusement il nous était impossible d’avertir ceux qui se trouvaient avec les voleurs dans notre compartiment, les chrétiens se recueillent et je prononce la formule d’absolution. Deux heures après on sort encore un cadavre de la prison des voleurs ; c’est encore un chrétien mort comme l’autre, de faim, de misère et de mauvais traitements. Le vieux Jean pouvant me parler assez facilement, je pus entendre à moitié sa confession. Puis chacun se recueillit davantage pour passer, dans la retraite intérieure, les derniers instants qui nous restaient à vivre ; c’étaient des instants bien précieux. Les païennes, qui se trouvaient avec nous et qui connaissaient notre position, respectaient notre silence, et quand elles parlaient, c’était pour blâmer la cruauté du gouvernement à l’égard de ces pauvres femmes chrétiennes, qu’elles ne connaissaient que depuis quelques jours, mais qu’elles estimaient, qu’elles aimaient et qui toutes montrèrent en cette circonstance un grand courage. On parlait alors ouvertement dans la prison et même au dehors de la décision prise à notre égard.

Le lundi 13, vers quatre heures, un employé apporta la corde à étrangler et la suspendit devant nos yeux à la porte de l’usine à exécution. Évidemment on allait commencer. Pour qui était-ce ? chacun pouvait se préparer plus immédiatement, je me tenais prêt à donner une dernière absolution à nos chrétiens, à mesure qu’ils passeraient ; je me tenais moi-même prêt à passer. Dans quelques instants, je pouvais échanger cette prison pour le ciel, voir Dieu, la sainte Vierge, les anges, les saints, posséder un bonheur sans limites, sans fin ! Quels moments solennels dans la vie !

Vers cinq heures, le chef geôlier entre dans notre cabanon et s’asseyant, il nous dit tout à coup : « Quelle catastrophe ! on vient de recevoir l’ordre d’étrangler ce soir Kim-tjyo-si. » Kim-tjyo-si était un employé du gouvernement chargé de recueillir les impôts de sa province. Sur ses comptes se trouvaient plus de 100,000 francs de déficit ; depuis deux mois, il était en prison ; malgré sa grande fortune il ne put réussir à payer cette dette au gouvernement. Le juge ennuyé d’attendre, après l’avoir mis plusieurs fois à la torture, venait de donner l’ordre de le mettre immédiatement à mort. En quelques instants, les préparatifs sont faits ; le geôlier en chef passe dans la prison et avertit cet infortuné que le moment est arrivé ; j’entends le geôlier qui en traversant la cour lui dit : « Venez, n’ayez pas peur, nous allons vous faire cela d’une belle manière, avec tous les égards possibles. » En trois minutes c’était fait, il ne restait plus qu’un cadavre dans la chambre des morts.

Cet événement fut un coup de foudre pour les détenus, surtout pour les prisonniers pour dettes, qui jusqu’ici avaient été épargnés. Il n’y avait que nos gardiens faisant l’office de bourreaux, ils tiraient en riant et en plaisantant cette malheureuse corde. Pour moi, je ne trouve rien de triste comme la mort d’un païen… cette pauvre âme ! Que ceux qui ont la foi sont heureux ! qu’importe le bonheur de toute la vie pour celui qui meurt en païen ; mais aussi qu’importent toutes les peines, les souffrances, les cachots, les tortures pour celui qui a la foi, qui espère en Dieu ? Que ces pauvres païens sont donc malheureux ! Mais combien sont encore plus à plaindre tant de chrétiens qui laissent la foi s’affaiblir, s’éteindre dans leur cœur, qui ne songent pas à sauver leur âme ! Que de réflexions salutaires l’on peut faire après une pareille exécution ! Bientôt on ouvrit la porte et nous eûmes la même cérémonie ridicule, tous ces pauvres païens effrayés s’épuisaient à cracher, pour chasser l’âme du supplicié et l’empêcher de venir leur nuire. Cela prouve du moins qu’ils croient à l’âme et que, quand le corps meurt, tout n’est pas mort. Ce corps fut réclamé par la famille qui le fit transporter en province pour le déposer dans le tombeau des ancêtres. Tous ceux qui connaissaient le défunt disaient : « Il est malheureux, mais pas coupable, » et tous le plaignaient et plaignaient sa famille.

Le mardi au matin, nous nous disions, c’est peut être pour aujourd’hui, le mercredi également, enfin le jeudi arrive, puis se passe. Avait-on donc encore changé de sentiment à notre sujet ? Il nous fut toujours impossible de rien savoir. Nous étions du reste tout prêts pour le moment qu’on voudrait. — Cependant mon pauvre vieux s’affaiblissait de plus en plus, il était souvent malade et faisait pitié à voir. Moi-même je me sentais très affaibli, mes forces s’en allaient. Les satellites qui venaient nous voir en faisaient la remarque, « comme il est changé ! il souffre beaucoup ici ! » dans les premiers temps je pouvais prendre un peu l’air et faire quelques pas dans la cour, mais à cette époque, les prisonniers étaient si nombreux que tout était encombré ; il était impossible de circuler ; de plus, la chaleur commençait à se faire sentir, notre cachot devenait de plus en plus infect, surtout à cette époque où l’on mit chez nous trois femmes de voleurs, dont deux avaient des petites filles de deux à trois ans, toutes remarquables par leur malpropreté, leur caractère mauvais, acariâtre, colère, et leur tenue plus qu’inconvenante.

Vers cette époque aussi, un chef de satellites, assez brave homme, vint me voir et me dit : « Mais on n’a pas de nouvelles des Pères, on ne peut pas les trouver ; pour moi je crois que c’est inutile de les chercher, ils sont certainement partis, qu’en pensez-vous ? — Ici je ne puis rien savoir, n’ayant pas de communication avec l’extérieur ; mais, vu la difficulté de rester dans le pays, ils pourraient bien être partis. — Oui, oui, c’est mon sentiment, je crois que c’est bien inutile de les chercher. — Et moi aussi, ajoutai-je, vous y perdez bien votre temps et votre peine. » De la sorte le bruit pouvait se répandre que les Pères s’étaient enfuis en Chine ; ce n’était pas un mal, bien au contraire ; car, persuadés qu’ils n’étaient plus dans le pays, les satellites devaient naturellement cesser les recherches.

De temps à autre, quelques satellites venaient à la prison, soit comme passe-temps, soit pour affaires. Un jour, il en vint un que je ne connaissais pas, il m’adressa la parole d’une manière inconvenante, je ne lui répondis pas. « Comment coquin, me dit-il, tu ne me réponds pas et tu oses rester assis devant moi ? Tiens, regarde donc, ajouta-t-il, en me montrant sa plaque de satellite, tu sais maintenant qui je suis. » Même silence et même immobilité de ma part. Il se retira furieux en répétant ses injures. Le chef geôlier vint quelques instants après, les prisonniers, indignés de la manière dont je venais d’être traité, lui racontèrent la chose telle qu’elle venait de se passer. « Quel est celui qui a pu dire de telles choses à l’Évêque, dit-il ; qui oserait ici dire de telles injures à un homme que nous estimons tous ? » Bientôt les autres satellites apprirent ce qui venait de se passer, ils vinrent me voir et me firent des excuses : « Bien certainement, disaient-ils, celui qui a dit de telles choses ne connaissait pas l’Évêque, c’est un mal appris, ce n’est pas nous qui dirions de telles paroles ; sans doute il était ivre, on ne peut pas expliquer autrement une telle conduite. » Je fus obligé à mon tour de les consoler, leur disant que les injures m’étaient indifférentes, seulement que j’avais été étonné, car jusqu’ici les satellites m’avaient toujours respecté, et avaient eu compassion de ma position (ce qui était vrai, du moins en ma présence, car on ne peut savoir ce qu’intérieurement ils pensaient, ni ce qu’ils pouvaient dire en particulier.) Je ne m’y fiais qu’à demi et toujours je veillais avec soin sur ma conduite et sur toutes mes paroles, afin de ne blesser personne et de ne donner aucune prise contre moi, sans toutefois déroger à ma dignité de chrétien et d’Évêque, qu’il était de mon devoir de maintenir pour la plus grande gloire de Dieu, pour le bien de la religion en Corée et pour le salut des âmes.

Ainsi se passaient les jours et rien de nouveau ne se présentait, de temps à autre seulement, on entendait ce cri sinistre des valets qui introduisaient de nouveaux prisonniers, ce qui occasionnait une impression douloureuse, impression compensée assez souvent par le cri joyeux des mêmes valets annonçant qu’un prisonnier était mis en liberté. Dans ce dernier cas, en effet, tout le monde se réjouissait, ou félicitait l’heureux mortel ; cette délivrance donnait de l’espoir et, par un retour bien naturel, chacun pensait à soi. Lorsqu’un prisonnier riche sortait, il faisait ordinairement cadeau aux pauvres voleurs de quelques boisseaux de riz. Alors, à la prison, c’était grand gala ; on faisait double cuisine ; le cuisinier était un voleur, et dans ces circonstances il ne manquait jamais d’offrir un sacrifice. Ce sacrifice, il y avait parmi les prisonniers à l’aise des gens qui le faisaient à tous les repas. Voici en quoi il consiste : quand on apportait la table de riz, le cuisinier en prenait une cuillerée qu’il. remettait à un employé, celui-ci allait déposer ce riz près d’une peinture (que je n’ai pas vue) dans l’intérieur du cachot des voleurs ; puis il en prenait une seconde qu’il allait jeter à tour de bras à travers les barreaux de la chambre des exécutions ou des cadavres, en récitant une formule ou prière adressée au diable de l’endroit : « Faites qu’un tel sorte bien vite… » Quand le sacrifice était général, il criait : « Faites que tous les prisonniers sortent demain matin… Non, non, criaient les païens, ce soir, ce soir » et le sacrificateur de reprendre : « Faites qu’ils sortent tous ce soir, qu’il n’en reste pas un seul ! » Et tout cela se faisait en riant, en plaisantant, sautant, tellement que je suis persuadé qu’ils n’y croient pas ; et cependant ils auraient bien peur de se dispenser de cette simagrée. Les sorcières surtout n’y manquaient jamais, elles auraient tremblé de l’omettre, comme elles tremblaient la nuit lorsqu’on éteignait la lumière. Elles voient des lutins, des diables partout, elles en ont une peur terrible, elles que l’on appelle pour chasser les mauvais génies.

À la fin du mois de mai, nous eûmes des jours d’une chaleur étouffante, l’air ne circulait pas dans notre cabanon, je sentais bien qu’il me serait difficile de passer l’été en ce lieu : le vieux Jean était souvent malade et j’eus plusieurs fois à son sujet des inquiétudes. S’il venait à mourir, que deviendrais-je ? Son âge, sa sagesse lui donnaient une certaine autorité, c’était lui qui commandait, il était le roi de notre cachot, de plus, il me servait de barrière avec tout ce monde, et comme étranger je me cachais derrière lui et m’éclipsais le plus possible. Par prudence, je n’adressais la parole qu’à lui seul et, pendant tout mon séjour au milieu de ces personnes, je ne leur ai jamais adressé directement la parole, pas même aux femmes chrétiennes. Le vieux lui-même, de son côté, était sobre de paroles et agissait avec beaucoup de retenue et de prudence.

Nous avions toujours nos habits d’hiver, des habits que nous portions depuis cinq mois ; ils étaient sales, infects, presque pourris ; j’avais plusieurs fois demandé d’autres habits, on m’avait promis de m’en donner ; mais en vain nous avons attendu ; nous dûmes enlever le coton dont ils étaient bourrés, ce qui les rendit un peu plus légers sans les rendre moins malpropres. La vermine continuait à nous dévorer, notre paille était infecte, et les deux petits enfants enfermés avec nous ne contribuaient pas peu à augmenter la puanteur du logis. Les trois jeunes femmes se mettaient à l’aise avec une désinvolture effrayante. Que de fois je fus obligé de me tourner du côté de la muraille ! Je m’en plaignis à mon vieux qui se crut obligé de faire une observation : « Je sais bien, dit-il, que dans l’état où nous sommes tous, manquant d’habits, manquant de tout, on ne peut pas exiger une tenue sévère ; mais si chacun doit y mettre de la condescendance, chacun aussi doit prendre des précautions pour ne pas choquer les autres. — Oh ! voilà un bon avis, dit la vieille dame qui se trouvait à l’autre extrémité du cabanon, vraiment, ces trois jeunes femmes me choquent par leur tenue peu convenable. — Oui, ajouta le vieux que cette observation avait flatté, voyez cette vieille dame, elle a soixante-douze ans, il y a longtemps qu’elle est ici ; elle a souffert beaucoup, et jamais on n’a vu quelque chose d’inconvenant dans sa tenue, au contraire elle a toujours été très-convenable et même modeste, ce sont les vieilles qui se tiennent le mieux, ne pouvez-vous pas en faire autant ? » L’avis était bon, mais il ne fut pas toujours bien suivi par ces personnes sans éducation, je pourrais même dire sans morale ; car ce monde païen, quelle morale peut-il avoir ? Je dois ajouter que ces personnes ne paraissaient pas avoir une mauvaise nature, elles semblaient douces, timides et, à les voir une première fois, même modestes ; mais l’éducation leur manquait, il faut se rappeler que c’étaient des femmes de voleurs ; si, au contraire, elles avaient reçu une éducation chrétienne, ces natures auraient été changées et elles auraient pu devenir des personnes ornées de toutes les vertus. Qu’ils sont donc à plaindre ces pauvres païens ! Prions Dieu qu’il les éclaire de la lumière de la foi.

Tous ces détails vous font voir dans quelle position je me trouvais. Quelle situation pour un évêque ! Que de fois j’ai pensé au pape saint Marcel, condamné par Maxence à vivre dans une étable et à prendre soin des bêtes ; ce souvenir m’encourageait, me fortifiait. Puis plus récemment, n’avais-je pas l’exemple de mes prédécesseurs, trois évêques, de nos confrères qui avaient passé par cette prison construite depuis plus de cinquante ans ? peut-être avaient-ils habité le même cachot ; si ces murs avaient pu parler, que de choses j’aurais apprises ! Pouvais-je ne pas penser à tant d’autres évêques emprisonnés en Russie, en Allemagne ; Mgr de Macédo, mon ami, mon condisciple à Saint-Sulpice, avait-il été traité mieux que moi par ses geôliers ? Et maintenant que me voici chassé, exilé, n’ai-je pas encore l’exemple des évêques de Suisse, de Pologne ? Toujours et partout la persécution ! Ce ne sont pas ceux qui souffrent de la sorte qu’il faut plaindre, il faut plaindre surtout leurs bourreaux, il faut plaindre ceux qui se laissent vaincre par la persécution.

Ainsi se passaient nos jours, dans les souffrances ; on semblait nous avoir oubliés de nouveau, et ne plus penser à nous. Cette longue incarcération est une épreuve bien terrible pour les chrétiens, c’est comme un long martyre de tous les jours ; la tête se fatigue, le corps s’affaiblit, le caractère même devient difficile. Une foi vive, une piété constante et surtout une humilité sincère peuvent seules, avec la grâce du bon Dieu, soutenir la faiblesse et empêcher de succomber à l’ennui, au découragement. Si l’épreuve est pénible, le secours de la grâce se fait bien sentir. Les chrétiens, qui étaient avec moi, persévéraient dans la prière, la confiance en Dieu et l’abandon à la divine Providence. Cependant on les entendait dire quelquefois : « Jusqu’à quand resterons-nous donc ainsi, c’est une position dont on ne peut prévoir le terme, si on veut nous mettre à mort, que ce soit le plus tôt possible. » Puis, en d’autres moments aussi, venait l’espoir que peut-être ils seraient relâchés ; alors le souvenir de leur famille, de leurs enfants, de leurs parents se présentait comme un rêve au bout duquel se trouvait encore la prison, toujours la prison, une prison sans fin. Alors ils se recueillaient, priaient pour leurs parents et demandaient pour eux-mêmes des grâces de force, de courage et de persévérance.

Le 31 mai, lendemain de l’Ascension, nous apprîmes que les deux préfets de police devaient venir le lendemain établir leur tribunal dans l’appartement des satellites, antichambre de la prison. Évidemment il allait y avoir du nouveau, et bien certainement c’était de nous qu’on devait s’occuper ; mais de quoi s’agissait-il ? impossible de le savoir. En tous cas, c’était une bonne nouvelle ; que pouvait-il nous arriver de plus pénible que ce séjour prolongé dans notre cachot ?

XI

Le lendemain, en effet, 1er jour de juin, un grand mouvement se fit en dehors de la prison. Un prisonnier de nos amis vient nous dire en secret que c’est de moi qu’il s’agit, que je dois comparaître encore devant les deux juges, venus exprès pour m’interroger. Quelques instants après, un satellite bien habillé se présente et m’invite à le suivre ; nous traversons la cour ; la porte de la prison s’ouvre et je me trouve entre deux haies de satellites, ayant devant moi les deux mêmes juges que vous connaissez par la description que j’en ai faite plus haut. Cependant il y a une différence dans le costume ; aujourd’hui ils sont habillés en bourgeois ou plutôt en nobles, de beaux habits de soie, le large chapeau civil, surmonté d’un bijou, espèce de petite statue en jade appelée ok-nou, ils tiennent leur éventail à la main et, tranquillement assis, fument dans de longues pipes le bon tabac des provinces du nord. Les deux rangs de satellites ne se composent guère que de chefs, les hommes aux longs. bâtons rouges sont absents, on ne me lie pas de la corde rouge. Les satellites me regardent avec un petit air de protection et un sourire comme d’ancienne amitié. Que peut-on bien me vouloir, de quoi s’agit-il ? Je m’étais présenté croyant aller au supplice et tout m’annonce que je me suis trompé. Si enfin on allait m’accorder la liberté de religion, nous permettre de demeurer dans le pays, de prêcher, etc… C’est trop beau ! Mille pensées me traversent l’esprit en peu d’instants ; tout se passa à l’intérieur, car pour l’extérieur je demeurai impassible comme un vrai Coréen.

On me fit asseoir sur le paillasson au milieu de la cour, les deux juges me considéraient, le premier prit la parole et me dit : « Comment est ta santé ? as-tu souffert beaucoup ? Comme tu es changé ! » Et tous les satellites de sourire et de se dire entre eux : « C’est vrai, comme il est pâle et maigre ! — Je suis assez bien, répondis-je, comment ne souffrirait-on pas en prison ! je n’ai pas été malade, mais de fait je suis faible et je sens que mes forces s’en vont de jour en jour. Aussi je prends la liberté de vous dire qu’assis comme je le suis ici, exposé à un soleil ardent que je n’ai pas vu depuis cinq mois, je pourrais être pris d’un grand mal de tête, peut-être même d’une insolation. — Oh ! c’est vrai, dit le juge, qu’on le fasse approcher et s’asseoir ici, tout près de nous à l’ombre. »

Mon jugement ne débutait pas mal, que pouvait-il donc bien y avoir ? Le juge prit une feuille de papier qu’il déploya et me dit : « Connais-tu Ni-yak-mang-i ? » — Je réfléchis un instant et je répondis : « Non, je ne le connais pas. — Que veut dire yak-mang-i ? Je ne sais, je ne connais pas ce nom. » — On insista beaucoup, mais impossible de donner une réponse. Plus tard on apprit du vieux Jean que yak-mang-i voulait dire Jean en chinois ; cette explication parut leur faire plaisir. « Ni (Jean) yak-mang-i est un chrétien, ne le connais-tu pas ? — Non, je ne sais ni d’où est ce personnage ni qui il est. » Puis il me demanda : « Que veut dire Paik-na-ri ? le connais-tu ? — Non, je ne le connais pas, je ne sais même pas si c’est un nom d’homme ou de lieu. » On resta longtemps pour déchiffrer ce nom ; je ne puis rapporter toutes les questions absurdes qu’ils me firent pour avoir un éclaircissement auquel, paraît-il, ils attachaient une grande importance. Bientôt tout tourna au comique : « Comment se prononce ce nom dans ta langue ? — Il m’est impossible de vous donner la prononciation d’un mot que je ne connais pas. — Mais enfin, en français, comment prononcerais-tu Paik-na-ri ? » Ennuyé, je répondis : « Eh bien ! je le prononcerais Paik-na-ri. — Non, ce n’est pas cela. » J’avais beau leur dire que nous n’arriverions jamais de cette manière à une solution, ils s’obstinaient quand même.

Un chef des satellites s’approcha et me dit en souriant : « Toi tu t’appelles Pok-Myeng-i en coréen. — Oui. — Pok veut dire Hpe-ris-se. — Oui, Félix. — Myeng-i veut dire Ke-lai-ra. — Oui, Clair. — Eh bien ! dis-nous de la même manière ce que veut dire Paik-na-ri. » Quoique je visse bien qu’on n’arriverait encore à rien de cette manière, je m’y prêtais de bonne grâce. « Faites-moi voir, dis-je, les caractères. — Ce n’est pas nécessaire ; comment traduis-tu Paik en ta langue ? — Mais de quel Paik voulez-vous parler. » En effet, en coréen l’un signifie blanc, l’autre cent. « Eh bien ! écris ce son en coréen. » On me passa un pinceau et j’écrivis seng pour cent. « Et na comment le prononces-tu en français ? — Na est un pronom qui signifie moi. — Écris cela. » — J’écrivis en coréen moa pour moi. Le chef était triomphant, il trouvait que tout allait bien, il était assuré du succès. Pour moi je m’efforçais de me prêter le mieux possible à cette comédie, non sans faire observer assez gaiement que de la sorte on n’arriverait pas mieux au but. « Et ri, comment se dit-il en français ? — Il y a beaucoup de ri en coréen, duquel voulez-vous parler ? — du ri, la mesure pour les distances de lieux. — En français, il n’y a pas de ri, mais dix ri font une lieue, le mot français. — Écris ce mot. » J’écris encore en coréen rieu pour lieue le mieux possible. J’avais donc écrit Seng-moa-rieu. Tout triomphant, il alla porter le résultat au grand juge qui avait suivi avec beaucoup d’intérêt et de patience, tout ce petit drame et qui lut Seng-moa-rieu. « Eh bien ! dit-il, demandez-lui s’il connaît un personnage de son pays qui s’appelle Seng-moa-rieu ? » Je ne pus m’empêcher de rire, et sans avoir besoin d’interroger longtemps ma mémoire, je répondis : « Non, je ne connais personne portant ce nom. » Désappointement général ! Évidemment nous avions fait fausse route.

Cependant ils ne se découragèrent pas, et nous dûmes procéder de la même manière pour deux ou trois autres noms de lieu ou de personne qu’ils ne connaissaient pas et moi pas plus qu’eux. Le résultat eut le même succès ; mais je m’abstiens de vous décrire la scène, cela suffit pour vous donner l’idée du genre. Quand je pense que tout l’interrogatoire, qui fut assez long, se passa de la sorte à expliquer des noms que personne ne connaissait.

Généralement les noms européens sont traduits en caractères chinois, suivant le sens ou suivant le son ; bien souvent même on se contente de traduire à peu près la première syllabe du nom : en Chine, pour quelqu’un qui ne connaît pas la personne, il est difficile de trouver le nom européen en voyant seulement les caractères, mais en Corée, où souvent ces caractères ont un sens différent du chinois, la difficulté devient une impossibilité. Ainsi, racontant un jour la scène du fameux Seng-moa-rieu, un confrère présent me dit que Paik-na-ri pourrait bien être le nom de M. Brenier que les Chinois prononceraient à peu près Pai-re-ni… Jusqu’ici je n’ai pu m’assurer du fait, mais ce ne serait pas impossible, d’autant plus que le juge, vers la fin, me dit : « Quel est le nom de ton ministre actuellement à Pékin ? — Le ministre de France actuellement à Pékin s’appelle : Le vicomte Brenier de Montmorand (nom que je prononçais en français). » Tous encore essayèrent de le prononcer et s’en tirèrent splendidement pour le seul mot Montmorand. Mais comme il y avait loin de là à Paik-na-ri ! Et la distance n’était pas moins grande avec ma traduction Seng-moa-rieu. « Connais-tu ton ministre ? — Oui, je le connais, je l’ai vu plusieurs fois. — Depuis quand est-il à Pékin ? — Depuis deux ou trois ans, etc. »

La conversation languissait, le juge paraissait ne plus savoir sur quoi m’interroger. Je profitai du silence pour faire une demande et je dis : « Voilà longtemps que je suis en prison, le gouvernement ne décide rien ; si je pouvais voir le roi, je lui ferais une demande ; ne pouvant paraître en sa présence, je prie les juges de vouloir bien lui rapporter mes paroles. Vous connaissez assez la religion pour savoir qu’elle n’enseigne que le bien, qu’elle apprend aux hommes à régler leur conduite, à devenir des hommes justes et de bons citoyens. Jusqu’ici on l’a prohibée, sous de futiles prétextes, je ne sais ce qu’en pense le roi, mais j’ose le supplier de vouloir bien nous accorder de rester en Corée, de prêcher et de répandre la religion ; le royaume et le gouvernement ne peuvent qu’en tirer de grands avantages. Tel est le grand désir de mon cœur, telles sont les paroles que je voudrais dire au roi. » Le juge Ni-kyeng-ha me regardait, il sourit avec mépris et, d’un ton bref, à peine articulé, donna l’ordre de me retirer.

On me reconduisit en prison. Tous les prisonniers avaient les yeux braqués sur moi pour tâcher de deviner de quoi il s’était agi et quelle était la décision du juge. La décision, je ne la connaissais pas, j’ignorais presque de quoi il s’était agi, tant cet interrogatoire m’avait surpris. Je soupçonnais pourtant qu’on avait reçu quelque dépêche du dehors ; d’où pouvait-elle venir ? dans quel but ? Inutile de chercher à pénétrer ce mystère, qu’on décide ce qu’on voudra, je suis prêt à tout ; comme la Providence décidera, je marcherai. Je pus raconter à mon bon vieux Jean ce qui venait de se passer ; il ne fut pas peu surpris. Un des chefs satellites vint de la part du juge me demander encore de nouvelles explications ; il questionna même le vieux Jean qui ne put donner aucune explication et perdit son temps à expliquer que bien qu’on pût connaître le nom européen d’un personnage, il ne s’en suivait pas qu’on sût son nom chinois, etc., etc. Les juges partirent, l’un se rendit au palais royal, et l’autre chez le grand maître. Puis à la prison tout rentra dans le calme.

Il y avait, depuis quelques jours, en prison un prétorien de la ville de Y-y, en la province de T-l. Dès son arrivée, ayant appris qu’il y avait un Européen en prison, il vint me voir, il parlait un peu sans trop se gêner. Il me dit qu’il avait souvent entendu parler de la religion qu’il connaissait, et qu’un grand nombre de ses amis s’étaient retirés des affaires pour la pratiquer ; il ajoutait que tous étaient de braves et honnêtes gens à qui on ne pouvait rien reprocher. « Et vous, pourquoi ne la pratiquez-vous pas ? — Moi, répondit-il, j’ai tenu à ma position, je n’ai pas voulu quitter ma fortune, je continue à suivre les usages de notre pays, mais, ajouta-t-il, j’estime et j’aime les chrétiens. — En a-t-on arrêté beaucoup dans votre province ? — Non, dit-il, on n’en a pas arrêté un seul, on ne les cherche même pas, du reste à quoi bon arrêter des gens qui ne font de mal à personne ? Savez-vous si on a arrêté des Pères ? — On les a cherchés beaucoup, mais il a été impossible de les trouver et je sais que, jusqu’à ce moment, pas un seul n’a été arrêté. » Ces nouvelles, qui me paraissaient certaines, me firent bien plaisir. Il est rare de trouver des gens qui vous parlent sans crainte avec une telle franchise. Il raconta son histoire au vieux Jean, il était en prison pour dettes et n’avait pas une sapèque pour payer. « Je sais bien que je vais mourir, dit-il, mais on ne meurt qu’une fois. » Hélas ! oui, on ne meurt qu’une fois, mais sa pauvre âme ! Que j’eusse voulu le convertir, mais le temps allait me manquer.

Le 3 juin, il vint selon son habitude dans notre cachot et dit au vieux : « On dit partout dans la prison qu’on va le renvoyer dans son pays, parce que son gouvernement l’a réclamé. » Nous étions tellement habitués à de tels bruits que nous n’en crûmes rien ; cependant, comme la chose pouvait être possible, je pris avec le vieux toutes les dispositions nécessaires en cas d’une séparation. Quant au pauvre prétorien, je le revis quelques jours après ; on le ramenait du tribunal, il était porté sur le dos d’un valet, la tête pendante, sans connaissance, à la suite de la violente torture à laquelle il venait d’être soumis. Son entrée fit sensation dans la prison, on fut près d’une heure à le rappeler à la vie, à panser ses plaies. Depuis je n’en ai plus rien su.

XII

Le 5 juin je célébrais l’anniversaire de mon sacre ; j’en avais averti les chrétiens ; nous étions en fête, en fête dans un cachot ! Le prétorien, chef du poste, en grand costume, se présente devant notre porte : « Prenez votre grand habit, me dit-il, et suivez-moi. » Que pouvait-il y avoir de nouveau ? Je donnai une poignée de main au vieux, je bénis tous les chrétiens et sortis à la suite de mon guide qui me conduisit dans la chambre des satellites en dehors de la prison ; puis on me fit entrer dans la cour d’une autre prison qui était vide, on me donna de l’eau pour me laver, j’en avais bien besoin ! Faut-il dire que j’éprouvais une véritable jouissance en me lavant la figure, les mains et même les pieds… Le soleil paraissait, je caressai quelques brins d’herbe qui poussaient là, il y avait si longtemps que je n’en avais pas vu, je contemplais le ciel. Je pus même voir des montagnes dans le lointain ; tout me paraissait nouveau, tout me paraissait beau. Je pouvais me promener, ce qui me fit beaucoup de bien, mais comme je me sentais faible !

Plusieurs satellites vinrent me voir ; on me dit qu’on allait me renvoyer en Chine, que j’irais à Pékin où on me remettrait entre les mains des Européens, de mon pays ; qu’en ce moment on était en train de me faire des habits neufs pour le voyage, que quand tout serait prêt, on partirait. Je pensais que, si vraiment on voulait me renvoyer, le juge me le ferait dire de quelque manière ; j’attendis donc une communication officielle avant d’ajouter foi à toutes ces paroles. « Es-tu content de partir ? — Comment le serais-je ? Vous savez bien que je n’ai qu’un désir, c’est de rester ici pour continuer à enseigner, à répandre la religion ; puis on me renvoie et on laisse les chrétiens en prison, comment ne souffrirais-je pas ? — Mais on va mettre en liberté tous les chrétiens. — Est-ce vrai ? — Mais certainement, leur maître étant parti, ils ne peuvent plus rien faire, que peut-on avoir à craindre ? on va tous les renvoyer chez eux. — Et cela sans nouveaux interrogatoires, sans supplices ? — Mais certainement. » Que croire de tout cela ; je ne croyais rien, je les connaissais si menteurs. Je pouvais même penser qu’on allait m’envoyer dans quelque autre endroit pour m’exécuter ; j’eus cette idée et me tins prêt à tout événement.

Bientôt la nouvelle se répandit en ville que j’étais sorti de prison et qu’on me gardait dans les appartements du tribunal où l’on pouvait me voir. Dès lors le tribunal fut envahi par une foule de curieux qui venaient comme en procession ; c’étaient des employés du gouvernement, des bourgeois, des nobles, etc., etc… Il fallait trois ou quatre gardiens pour maintenir la foule, et bientôt on fut obligé de me renfermer dans une cour, dont bien vite les murailles furent escaladées. Des satellites m’annonçaient leurs parents, leurs amis ; il me fallait recevoir tout ce monde, répondre à tous et à toutes les questions. Je le fis le mieux possible, pour la plus grande gloire de Dieu et le bien de la religion en Corée. Ce peuple de la capitale est vraiment bon ; tous me parlaient poliment et avec affabilité ; même les nobles qui se présentèrent, quelquefois au nombre d’une trentaine. Le mandarin gouverneur de la prison, qui avait ses appartements dans le tribunal, venait m’appeler et, renfermés chez lui avec quelques-uns de ses amis, nous causions tout à l’aise. Ils y prenaient un grand plaisir, apprenant ainsi une foule de choses qu’ils ignoraient, je pus même leur parler de la doctrine que j’étais venu prêcher. Le soir il m’appelait, et je me souviens d’être sorti deux fois, assez avant dans la nuit, pour répondre à ses questions. Il paraissait écouter mes réponses avec plaisir, avec intelligence. Il admirait l’explication de la création du monde et disait que la doctrine des dix commandements était bien belle. Par son entremise j’eus l’occasion de voir aussi plusieurs employés de la cour qui s’adressaient à lui pour se faire présenter, ces messieurs ne voulant pas se présenter comme de simples mortels ; alors nous faisions des échanges de politesse à la coréenne. Je dus bien souvent me tromper pour l’étiquette, mais on savait bien que je ne sortais pas du palais du roi.

Tout le monde parlait de mon départ, et bien des gens entre eux disaient : « On a bien fait de le renvoyer c’était la seule chose qu’il y eût à faire. » Entendant toutes ces paroles, je me disais : mais il paraît vraiment qu’on veut me renvoyer. Je n’avais rien à faire, rien à dire, si ce n’est à m’abandonner à la conduite de la Providence. Cependant la pensée de mes pauvres chrétiens prisonniers ne m’abandonnait pas : Un jour j’en parlais au juge, et lui dis : « Oh ! si je pouvais voir le vieux Tchoi Jean. — Vous désirez le voir ? C’est bien facile, vous allez les voir, je vais les faire venir tous. » Aussitôt il donne l’ordre d’appeler tous les chrétiens qui vinrent les uns après les autres, leur vue me consola, je m’efforçais de les encourager à la patience, à la confiance en Dieu. Hélas ! j’étais mis en liberté, et eux restaient prisonniers ; qui comprendra bien la grandeur de cette épreuve ! Ma présence devait être pour eux un soulagement, et voilà que je les quitte ! Le vieux Jean demeura plus longtemps ; en sa présence, je demandais à ce chef ce qu’allaient devenir ces chrétiens prisonniers. Il répondit aussitôt : « Mais on va les renvoyer tous, à quoi bon les retenir puisqu’on renvoie leur chef ! » C’était à ne pas y croire et je vis bien que le vieux Jean n’y ajoutait pas foi. « Est-ce certain, repris-je ? — Mais certainement, il n’y a pas de doute, après votre départ on va les renvoyer tous chez eux, on va rendre à Tchoi-Laing-ouen (le vieux) la maison que vous habitiez et tout ce qui lui appartenait. » Le vieux nous quitta, il était bien triste. « Ah ! dit-il, je ne reverrai donc plus la figure de l’évêque ! » J’avais moi-même le cœur brisé. « Courage, lui dis-je, nous nous retrouverons certainement au ciel. » Là-dessus, il partit, retourna en prison et je ne l’ai plus vu depuis.

On avait transporté mes caisses qui se trouvaient au tribunal de droite à celui de gauche. Plusieurs officiers vinrent, on ouvrit mes caisses et on étendit les objets qu’elles contenaient sur le parquet. Tout avait été bouleversé, brisé et mis en désordre. Ils firent un inventaire de tout ce qu’il y avait et puis vinrent m’apporter la liste en me demandant de la signer. « Signer quoi, leur dis-je ? — Mais cette liste, par laquelle tu reconnais les objets qui t’appartiennent et qu’on va te remettre. — Comment, plus des trois quarts des objets que vous avez pris dans ma maison ont disparu ! Non, je ne veux pas, je ne puis pas signer cela. » Ils parurent surpris et un peu désappointés, puis ils se remirent de suite et dirent aussitôt avec astuce : « Au reste, cela ne nous regarde pas, on nous a dit seulement de faire l’inventaire, nous n’avons qu’à présenter cette liste telle qu’elle est au préfet de police. » Puis on ne me parla plus de la signature, qu’ils eussent exigée bien en vain, car j’étais résolu à ne pas la donner. En effet, un grand nombre d’objets avaient disparu, chacun fouillant dans les caisses avait pris tout ce qui était à sa convenance. Tout ce qui avait quelque valeur, tel que montres, calices, etc., jusqu’aux ampoules des saintes huiles, tout avait disparu. J’avais trouvé la petite boîte d’un anneau auquel je tenais beaucoup, puisque c’était un souvenir de Mgr Jacquemet, évêque de Nantes, de qui j’avais reçu tous les ordres sacrés. Je cherchai l’anneau, le chef des satellites me dit : « Il doit y être, je l’ai vu hier. » Nous cherchâmes en vain, il avait disparu. Ainsi, même après que le gouvernement avait décidé de me rendre ce qui m’appartenait, on m’avait encore volé. Les objets furent remis dans les caisses que l’on ferma avec grand soin en les cachetant. La précaution était un peu tardive.

Tous les satellites, surtout ceux du tribunal de droite, vinrent me faire des amitiés et me féliciter de l’heureux succès de cette affaire et du bonheur que je devais éprouver de prendre ainsi le chemin de mon pays. Je ne partageais pas tout à fait leur sentiment, aussi l’un des chefs me dit : « Tu n’as pas l’air content de retourner dans ton royaume, mais dis-moi, aurais-tu commis quelques crimes contre ton gouvernement ? » Je répondis simplement : « Non, je n’ai commis aucun crime contre mon gouvernement. » Pauvres gens ! ils ne comprenaient pas mes sentiments ! il était inutile de leur expliquer ma position, encore moins mes résolutions d’avenir. Chassé de force de Corée, je n’abandonnais pas pour cela ma mission ; mais quand pourrais-je revenir au milieu de mes enfants ? Puis la pensée du sort réservé aux prisonniers !… J’avais bien des motifs d’être sérieux, j’en entendis un autre qui disait : « Il faut vraiment que ce soit un homme bien-aimé du ciel ; quelle chance il a eue ! Jamais jusqu’ici on n’avait vu chez nous une chose semblable. »

XIII

Le 10 juin, on me remit des habits neufs de mauvaise toile en me disant que le lendemain je devais quitter la capitale. Le soir, assez tard, quelques satellites du tribunal de droite vinrent avec leur chef Ni, qui, avec sa figure fourbe et son rire faux, me dit : « Tu vas retourner dans ton pays, par conséquent, tu n’auras plus besoin des livres coréens ni des livres chinois que personne ne connaît chez toi. Nous avons l’ordre du préfet de police de retirer tous ces livres de tes caisses et de les brûler ici devant toi. » Je voulus protester, mais bien inutilement, c’était l’ordre du préfet de police qui ne change jamais d’avis, et qui de plus n’était pas présent. On ouvrit donc de nouveau toutes les caisses, on examina tous les livres qui s’y trouvaient, on mit de côté les livres en caractères chinois, puis ceux en caractères coréens, même les livres européens où se trouvaient quelques caractères chinois ou coréens ; tous nos manuscrits, nos travaux sur la langue y passèrent ; heureusement que j’avais pris mes précautions, ayant eu soin de laisser en Chine un exemplaire de nos livres les plus importants ; ainsi on mit de côté le dictionnaire coréen-chinois-français de M. Richard, que j’avais emporté afin de conserver le mien qui est plus complet ; cependant il y avait quelques ouvrages nouvellement traduits et dont il n’existait pas d’autres exemplaires. Lorsque le triage fut fait, on remit dans les caisses la plupart des autres objets, en les jetant au hasard pêle-mêle ; je dis la plupart, car ce soir-là, on eut soin encore de faire disparaître quelques objets sur lesquels certainement il ne se trouvait ni caractères chinois, ni caractères coréens. Quoique extrêmement fatigué, je voulus mettre la main pour refaire un peu les caisses et y mettre plus d’ordre, mais on s’y opposa. « Comment, dis-je, pour un si long voyage vous avez tout mis en désordre dans ces caisses à demi-pleines, au bout du voyage, tout sera brisé, gâté, perdu. » Ils se mirent à rire pour toute réponse, on semblait se moquer de moi, je crois que tous ces employés étaient furieux de me voir partir. Moi, au contraire, je pensais que sous tout cela il y avait quelque mystère, je doutais du but du voyage qui ne m’avait pas été notifié officiellement. Mais m’abandonnant entièrement à la Providence, je n’éprouvais aucune inquiétude. On ferma les caisses qu’on cacheta de nouveau, puis on les fixa avec des cordes de paille. Dans la cour, on apporta du feu ou furent jetés peu à peu les livres qu’on venait de retirer. Ils vinrent m’inviter à aller voir ce spectacle, mais je refusai, restant assis dans un coin de la chambre, au milieu des cris, des vociférations, des rires de tous ces êtres qui ne disparurent que fort avant dans la nuit.

Il fallait se lever de grand matin, mais je ne pus m’endormir que difficilement, toutes les scènes que j’avais vues me revenaient, je me rappelais les paroles entendues. Il pleuvait, j’avais chaud, j’avais froid et je me sentais de plus en plus affaibli. Je me remis avec la plus vive confiance entre les bras de la divine Providence, en me plaçant avec amour dans le cœur de Notre-Seigneur, qui avait éprouvé de si grandes angoisses au jardin des Oliviers ; je me recommandai à la Sainte Vierge, lui confiant mes pauvres missionnaires, mes chers enfants que j’allais quitter et tous nos pauvres chrétiens. Oh ! combien il y a longtemps que cette belle mission de Corée vit dans les catacombes ! que de persécutions elle a endurées ! elle semble toujours à l’agonie ! elle gémit dans la douleur et les larmes. Que de ruines ! quel long martyre ! et voilà que je suis encore forcé de m’éloigner ! Que vont devenir nos chrétiens ? Que vont devenir mes confrères ? où sont-ils ? que de souffrances, que d’anxiétés ils ont dû éprouver ! Mon Dieu, que votre sainte volonté soit faite toute entière ! Conduisez-moi de la manière qu’il vous plaira, je suis tout à vous et pour toujours à vous, disposé à endurer de plus grandes souffrances encore à la suite de notre bon Maître, à boire le calice d’amertume jusqu’à la lie pour votre plus grande gloire, pour votre amour, soumis en tout à votre sainte volonté, la règle de toutes mes pensées, de toutes mes actions.

Je m’endormis dans ces pensées, et le lendemain, 11 juin, nous fûmes debout de bonne heure. Il nous fallut attendre longtemps les porteurs qui étaient en retard, puis les chevaux pour les bagages qui n’arrivaient pas ; c’est ainsi que toujours tout se fait avec ordre et promptitude dans le pays de Corée. Enfin, on m’annonce qu’on va partir ; déjà un grand nombre de personnes se sont réunies dans la cour du tribunal pour me voir. Ceux qui me connaissent me souhaitent un bon voyage. Je m’assieds dans la chaise où l’on me renferme comme dans une cage, en ayant bien soin de rabattre les rideaux, afin que personne sur la route ne puisse m’apercevoir. Deux porteurs soulèvent la chaise, on part. À travers le treillis, qui sert de porte à mon véhicule, je puis voir la grand’rue que nous suivons, c’est un véritable boulevard se prolongeant à perte de vue, de chaque côté se trouvent des maisons en terre, couvertes de paille, si petites, si basses, qu’on se demande si ce ne sont pas des habitations de castors. À la capitale, on est si accoutumé à voir passer de tels cortèges, que personne ne fit attention à nous. Bientôt nous franchissons la porte de la ville, plusieurs satellites qui nous avaient accompagnés jusque-là nous quittèrent, et continuant notre route nous nous trouvâmes dans la campagne où nous fîmes une halte. Je pus sortir un instant pour examiner le personnel de notre caravane. Un petit mandarin à cheval nous avait rejoints, on me dit qu’il devait m’accompagner jusqu’à la frontière. Deux satellites devaient venir jusqu’à la première station et devaient être remplacés ainsi successivement dans chaque station ; les chevaux et les conducteurs devaient être aussi remplacés. Les quatre porteurs s’engagèrent à aller jusqu’à la frontière. Après nous être reposés un instant, je remontai en chaise et nous continuâmes notre route. J’étais assez à l’aise dans ce petit véhicule qui ne ressemble pas mal à une civière. Assis les jambes croisées, j’étais mollement bercé ; c’est un moyen lent, mais assez sûr pour voyager. Du moins je pouvais me recueillir tout à mon aise, j’en avais bien besoin ; je pouvais aussi respirer l’air salubre de la campagne et purger mes poumons de tous ces miasmes malfaisants et infects que j’avais dû respirer pendant cinq mois. Les environs de la capitale sont d’un aspect charmant ; des collines légèrement ondulées ; puis dans le fond des hautes montagnes parmi lesquelles le Sam-Kak-san, partout des champs, partout de la verdure, puis des bois, des forêts, de grands arbres que l’on conserve avec soin. Nous entrons dans un défilé creusé dans les rochers qui, couverts d’arbres, s’élèvent à pic de chaque côté, c’est la grand’route que la nature seule se charge d’entretenir, comme à peu près toutes les routes dans ce pays. Vers le milieu du jour nous entrons à Ko-yang, petite ville distante de 40 lis ou 4 lieues de la capitale ; le mandarin vient me voir et bientôt toute la population de la ville a envahi le mandarinat.

Dans l’après-midi, nous faisons encore quarante lis et nous nous arrêtons à la ville de Hpa-tjyou pour y passer la nuit. Je n’ai pas l’intention de vous conduire ainsi de station en station, ce serait un voyage trop monotone ; je me contente de relater les principaux incidents, etc., etc., et à la fin pour compléter vos notions géographiques, je vous donnerai la liste des villes que nous dûmes visiter et qui servent d’étapes pour les voyageurs du gouvernement. En arrivant à Hpa-tjyou nous trouvâmes les prétoriens qui s’exerçaient au tir de l’arc. Tous vinrent me voir, ils avaient tant de choses à dire et à me demander, que nous ne pûmes nous coucher que très-tard. Le lendemain pour me laver on me servit de l’eau dans un bloc de granit, creusé en forme de vase, ayant à la partie inférieure un orifice pour laisser échapper l’eau, après s’en être servi. Ce système est très-commode, chacun vient à son tour à ce bassin, un seau est placé à côté, puis, sur le bord, une petite tasse pleine de sel pour se nettoyer la bouche et les dents, ce que les Coréens ne manquent pas de faire chaque matin. On me servit un déjeuner assez abondant, et pour ne plus y revenir, je dois dire ici que, sur toute la route, sous ce rapport j’ai été bien traité, ayant suffisamment et même abondamment de quoi me nourrir. Le menu se composait ordinairement d’une tasse de riz accompagné d’un bouillon, puis de plusieurs petits plats composés d’œufs, de viande de bœuf, de porc ; des herbes, des assaisonnements de choux ou navets ; des confitures de piment et d’autres préparations que je ne con- naissais pas, mais qu’on trouve toujours en abondance et bien accommodées dans les mandarinats.

Ce jour là, je fus émerveillé sur la route par la vue de deux statues gigantesques. Ce sont deux grands rochers qui s’élancent perpendiculairement sur le flanc d’une montagne. On les a taillés en forme de statues. L’artiste a été assez habile, et, vues d’une certaine distance, elles offrent un ensemble assez pittoresque et régulier. L’une, taillée à gros traits, a la figure des anciens Coréens, l’autre tout aussi gigantesque, mais avec des formes plus arrondies est, dit-on, la femme du premier ; on les appelle les géants, leur véritable nom est Hpa-tjyou-mi-ryek, ce qui veut dire les Fô en pierre du district de Hpa-tjyou. Elles remontent au temps de la dynastie des Kaoli ou Kori d’où est venu le nom de Corée que porte toujours en Europe la presqu’île de ce nom.

Nous arrivâmes bientôt à un village où citadelle bâtie sur un coteau, il domine de toute sa hauteur la rivière qui s’étend à ses pieds, c’est le fort de Im-tjin qui donne son nom à la rivière. Une muraille haute et épaisse défend cette position et la route de la capitale. Les grandes jonques peuvent remonter cette rivière que nous passâmes en bateau. De l’autre côté il y a un petit village, c’est là que j’ai vu l’homme géant. Il est assis sur une natte, sa taille est élevée, il reste immobile, ne remue même pas la tête, se contentant de faire tourner ses yeux dans leur orbite, de manière à se rendre effrayant. À côté de lui est une lance énorme comme un mât de barque, et surmontée d’un long fer. En le voyant, on pense naturellement à Goliath ; sa fonction est de surveiller tous les passants et de défendre le passage de Im-tjin.

Le soir de ce jour, nous devions aller coucher à Syong-to ou Kai-syeng, ancienne capitale de la Corée sous la dynastie des Kaoli. Bientôt en effet, tout sur la route fut pour nous un indice que nous approchions d’un lieu célèbre. De grands tombeaux, avec de vieilles pierres tombales, des ponts en pierre qui annoncent un travail de géants et dont les ruines restent comme témoins de la splendeur de l’ancienne capitale des Kaoli. Actuellement c’est encore la ville la plus commerçante de Corée, et les habitants de Syong-to sont réputés pour leur instinct mercantile, ce qui les fait mépriser de leurs vainqueurs, de la dynastie des Tyos-yen, actuellement au pouvoir ; ceux-ci dédaignent tout ce qui est commerce et négoce, n’estimant que les emplois honorables du gouvernement, et aussi l’agriculture qui toujours a été en honneur dans le pays. Du reste, les habitants de Syong-to leur rendent bien leur mépris, les vieilles haines ne sont pas éteintes, et ils attendent toujours patiemment l’heureux jour où la capitale sera de nouveau transférée de Sye-oul dans leur ville.

En entrant nous traversons une longue rue de la ville marchande où, de chaque côté, sont exposés les objets les plus divers de l’industrie coréenne, les produits des huit provinces, et tous les objets de commerce venus de l’Europe par la Chine, soit sur les barques chinoises qui viennent faire le commerce sur la côte ouest, au milieu des îles, soit sur les nombreuses charrettes qui, chaque année, accompagnent de Hpyeng-yang jusqu’à Pyen-men les ambassadeurs coréens se rendant à Pékin. Dans cette rue, et je pourrais dire dans cette ville, toutes les maisons sont des magasins, tous les passants sont des marchands ou colporteurs, circulant en chantant sur un ton différent pour vendre leurs marchandises. Nous passons tout ce quartier sans être remarqués, mais à peine sommes-nous rendus à la porte de la ville murée que l’éveil est donné, la nouvelle se propage dans un instant, et de tous les côtés accourt une foule de curieux qui nous entourent, nous assiègent ; nous pouvons à peine avancer, les satellites, les soldats du pays arrivent pour nous ouvrir passage au milieu de ce brouhaha. La population de cette ville est curieuse, mais nullement hostile, les habitants paraissent même de caractère doux et tranquille. Tous sont proprement et même richement vêtus. Rien de plus curieux que les groupes qui, perchés sur les murailles, ou accumulés sous les pavillons des portes, attendent mon passage. Tous ces habits de cent couleurs diverses font penser à une corbeille de fleurs ; il n’y a peut-être aucun peuple qui ait autant d’attrait pour les couleurs voyantes dans les habits ; ici nous apercevons les hommes, les enfants, que serait-ce donc si les dames s’étaient mises de la partie ?

Enfin nous voici entrés dans une maison du gouvernement, il semble que nous allons y être tranquilles ; pas du tout, la position est enlevée d’assaut et dans un instant tout est envahi. Je sors une fois, deux fois pour contenter l’envie qu’ils ont de me voir. « Tiens, disent-ils, mais c’est un homme comme nous, il n’y a pas de différence ; s’il voyageait sans qu’on le sût, qui pourrait le reconnaître ? » Les plus rapprochés me faisaient une foule de questions, ils voulaient m’entendre parler. Ici surtout, on me demandait quel commerce j’étais venu faire en Corée, ils ne pouvaient comprendre que j’eusse fait tant de voyages, que je me fusse exposé à tant de dangers, simplement pour prêcher une doctrine. C’est dans cette ville que j’appris la mort de la reine Kim-tai-hpi décédée à Syéoul le 11 juin, 11 de la cinquième lune, le jour même de mon départ. C’était la femme du roi Tchyeul-tjyang prédécesseur immédiat du roi actuel.

XIV

Le lendemain nous partons d’assez grand matin, nous quittons la province de Kyeng-Keui pour entrer dans celle de Hoang-hâi. Dans la soirée nous passons la rivière de Tot-nye-oul (passage du parc) pour aller coucher à Hpyeng-san, petite ville où je rencontrai un mandarin qui fut très-poli. Sur la route j’eus occasion de voir plusieurs mandarins, ils m’ont paru assez braves gens, mais presque tous se drapaient dans l’extérieur d’une dignité affectée. Celui-ci qui paraissait assez jeune vint me voir. Il me fit beaucoup de questions raisonnables, et écoutait assez volontiers les réponses. Nous eûmes ainsi une longue conversation, assez sérieuse d’ailleurs, en présence de tout un auditoire, la grande chambre où l’on m’avait mis était remplie. Ils paraissaient enchantés, lui et tout son entourage, d’entendre tant de choses nouvelles pour eux. Le soir, j’étais sur le point de me coucher lorsqu’il revint. « J’ai eu tant de plaisir, me dit-il, que je suis revenu, je désirerais encore vous entendre. » Je le reçus le plus poliment possible, et je profitai de l’occasion pour parler de religion, exposant les principes, les preuves, la morale, etc. Tous étaient ébahis et disaient : « Comment ! c’est cela leur religion ! mais c’est bien beau ! — Tiens, disaient d’autres, c’est un homme juste, ils sont tous comme cela ces Européens, et leurs disciples, les chrétiens sont aussi de même. Ce n’est pas étonnant, leur religion leur défend de se mettre en colère, de se battre, de faire tort à autrui, de voler, de dire des injures, de s’enivrer, de prendre la femme des autres, etc. » Je profitai de l’occasion pour demander si on arrêtait les chrétiens ; « Non, me dirent-ils, ici on n’en a jamais arrêté, il n’y en a pas dans le district, mais dans le voisinage il y en a plusieurs. »

Parmi les curieux vinrent quelques courtisanes, en les apercevant, ils se rangèrent pour les laisser passer afin qu’elles pussent me voir de plus près. Remarquant que je ne les considérais pas, ils me dirent : « Regarde donc ces courtisanes qui viennent te voir. — Non, dis-je, je ne veux pas les voir et elles ne doivent pas entrer ici. Si c’étaient des personnes sages et modestes, elles n’entreraient pas dans cet appartement. Laisseriez-vous, vous-mêmes, vos femmes, vos filles courir ainsi et entrer de la sorte dans une chambre où il n’y a que des hommes, des étrangers ? » Ils n’avaient rien à répondre, seulement les plus sages se détournèrent et dirent « Sortez, sortez, » et toutes ces pauvres créatures s’éclipsèrent ; alors ils me dirent : « Les femmes d’Europe sont-elles aussi jolies que les femmes de Corée ? » Je me contentai de répondre « Une femme qui est ornée de toutes les vertus est toujours jolie, de plus, une femme eût-elle toute la beauté du monde, si elle n’est pas vertueuse est laide. » Le mandarin s’empressa d’approuver la réponse en disant, avec un grand sérieux : « Quelle belle et profonde parole ! » Pour vous faire voir encore à fond la pensée de ces païens sur ce sujet, voici ce que j’entendis le lendemain dans un autre district : « Oh ! on ne peut pas le nier, disait un prétorien, c’est vraiment un grand homme ! Hier dans tel district on lui a amené toutes les courtisanes vêtues de leurs plus riches habits, eh bien ! le croiriez-vous ? il est cependant certain qu’il n’a pas voulu les voir, qu’il n’a pas jeté un seul regard sur elles. Oh, allez ! il n’y a pas de doute, personne ne peut le nier, c’est un bien grand noble, un vrai grand homme. »

Dans toutes les préfectures on entretient de ces pauvres créatures qui sont formées à tous les usages du monde et instruites dans tous les arts d’agrément. Elles sont polies, quelques-unes extérieurement pleines de modestie, habillées convenablement. J’en ai vu une qui pouvait avoir de douze à quatorze ans, revêtue d’une longue robe traînante en mousseline blanche, un long voile de même étoffe sur la tête, on eût dit une enfant de la première communion. Je me rappelle avoir entendu citer ce fait : À la capitale, en 1868, au moment où l’on exécutait un grand nombre de chrétiens, une courtisane, entendant parler de cette persécution, demanda ce que c’était que la religion ; quand elle l’eut appris, elle s’écria : « Mais c’est très-beau, cette doctrine, et moi aussi je veux la suivre, je veux être chrétienne. » Elle fut arrêtée et quelques jours après mise à mort en haine de la foi.

Mais hâtons-nous de sortir de cette ville et, en continuant notre route, examinons le pays. Ce sont toujours des montagnes dont quelques-unes très-boisées ; dans les vallées, des rizières abondantes et fertiles ; ça et là des villages, des hameaux dont toutes les maisons se ressemblent. Nous suivons la grand’route, les relais de postes sont fréquents, les hôtelleries ou auberges pour les voyageurs assez rapprochées ; nous n’eûmes guère l’occasion de nous y arrêter qu’un instant, pour donner aux porteurs le temps de se reposer ou pour prendre un repas, lorsque la route était trop longue d’un district à l’autre. Après avoir passé Pong-san, nous cotoyons une montagne, en suivant la route qui fait mille détours pour arriver au sommet du passage. C’est un endroit difficile ; deux ou trois voyageurs n’oseraient s’y aventurer seuls, on se réunit en caravane pour se défendre du tigre qui est le maître, le roi de la montagne. Dans les maisons, on entend continuellement parler des malheurs causés par ces animaux sauvages qui sont très-nombreux et font disparaître beaucoup d’habitants des environs et de voyageurs. Au bas de la montagne plusieurs personnes se réunissent à nous, nous sommes en nombre suffisant. Au sommet, il y a une petite maison qui sert d’auberge et une toute petite pagode dédiée au diable du tigre. Je vois un homme qui s’approche de la pagode ; il récite une prière en s’inclinant fréquemment et en se frottant les mains ; il priait pour tout le monde, chaque voyageur eut sa prière spéciale, j’eus aussi la mienne, et je ne fus pas peu surpris en l’entendant dire : « Faites que Pak-myeng-i traverse heureusement le défilé, préservez-le du tigre, accordez-lui un bon voyage, sans accident, ô vous protecteur des voyageurs ! faites. » Nous commençons à descendre la montagne sous l’ombrage des arbres de toutes sortes et parmi lesquels on distingue le pin, le sapin s’élevant à une grande hauteur. Peu à peu la forêt devient plus touffue, les fourrés plus épais ; quelle variété d’arbres, d’arbustes, de plantes de toutes sortes ! mais de fait, ce doit être un vrai repaire de tigre, il pourrait être caché à quatre pas qu’on ne l’aperçevrait pas ; nous voyageâmes ainsi longtemps dans ce pays enchanté et nous sortîmes de la forêt sans aucun accident.

Pour reposer mes porteurs, j’avais fait toute la traversée à pied, ce que je faisais le plus souvent possible pour me fortifier par un peu d’exercice, me délasser les jambes et aussi soulager mes pauvres porteurs. Malheureusement je n’avais pas de chapeau, on n’avait pas voulu m’en donner à la capitale, ce qui fut en route le sujet d’une foule de questions, car ordinairement. personne ne voyage sans chapeau. J’attrapai même une espèce d’insolation à la suite de laquelle je souffris beaucoup de la tête et je fus pris d’une espèce de dysenterie. Ce qui me fatiguait le plus, c’était cet encombrement de la chambre où l’on me déposait le soir, Après une journée de voyage, au lieu de me reposer en arrivant, j’étais assailli par la foule qui ne s’en allait pas et restait si avant dans la nuit, que je n’avais pas le temps de reposer suffisamment. En vain me suis-je plaint, en vain le mandarin qui m’accompagnait fit-il tous ses efforts pour écarter les visiteurs, il ne put réussir. Quand il me vit malade, il fut effrayé. « Je suis un peu médecin, me dit-il, je vais vous donner un remède. » Je pris de fait deux potions, mais bien inutilement ; il me fallut souffrir pendant plusieurs jours jusqu’à mon arrivée en Chine.

Nous étions à Tjyoung-hoa, la première ville de la province de Hpyeng-an, à cinquante-deux lieues de la capitale, le dimanche 16 juin. Dans cette province le langage est un peu différent de celui de la capitale et du sud de la Corée. Le lendemain nous devions arriver à Hpyeng-yang, capitale de la province, grande ville entourée de murailles et placée gracieusement sur la rive droite du fleuve Tai-tong (grande réunion d’eau). Ce fleuve est navigable et les grandes barques de Syéoul viennent décharger leurs marchandises sous les murs de la ville. Les habitants de Hpyeng-yang ont la tête chaude, il sont tapageurs et audacieux. Ce sont eux qui ont mis le feu à la petite goëlette américaine, le Général Sherman échouée sur la rive du fleuve et qui en ont massacré l’équipage. Ce sont eux qui se sont présentés pour chasser les Français de Kang-hoa. Le commerce y est grand, actif, et la ville est toujours en mouvement. Après avoir parcouru une longue plaine coupée de montagnes, nous arrivons sur les bords du Tai-tong-Kang que nous traversons sur de longues barques plates. Bientôt nous sommes à l’autre bord et nous entrons dans la ville en traversant une porte épaisse et sombre.

Quand on m’eût reconnu, ce fut un bruit, un brouhaha de la foule qui se précipitait, comme les flots de la mer, et bientôt devint si compacte, que les porteurs ne pouvaient plus avancer. J’étais toujours caché à tous les regards. « Il faut le voir, il faut le voir », criait-on de tous côtés, « découvrez la chaise » ; dans un instant les rideaux sont enlevés et la foule se presse de plus en plus pour me contempler. Le mandarin crie, sa voix ne peut dominer le bruit ; les porteurs font tous leurs efforts, les satellites armés de bâtons frappent à droite et à gauche. Enfin on me conduit dans un tribunal, la foule s’y précipite, on me conduit dans un autre lieu, même spectacle, tous veulent me voir ; la bataille dure bien trois heures et on est obligé de m’enfermer dans un cabinet noir et retiré où bientôt je suis assiégé. « Pourquoi le renvoyer, on eut bien mieux fait de le mettre à mort ? Que pense donc notre gouvernement ? il n’y a donc plus de braves à la capitale ! il faudrait le tuer ici. — Comment, mais c’est l’ordre. du Fils du Ciel de le renvoyer, il a même ordonné de le bien traiter ; c’est un homme qui a du renom dans son pays, et en Chine, c’est un grand personnage. — Comment, c’est l’ordre de l’empereur de Chine ? — Oui, certainement, il a envoyé un courrier exprès pour le réclamer. » Cette parole calma un peu l’émeute, tant est grand en Corée le prestige de l’empereur de Chine ; une parole suffit pour tout calmer. Les satellites aussi reçurent des ordres très-précis du gouverneur pour me protéger, ce qui contribua à ramener entièrement le calme, car, dans cette ville, les satellites et les employés du gouvernement étaient les plus acharnés. Le peuple m’a paru assez pacifique et tranquille. On s’arrêta en cet endroit une demi-journée, notre mandarin devant revêtir en ce lieu des habits de deuil pour la mort de la reine Kim dont j’ai parlé précédemment. La soirée se passa plus tranquillement, plusieurs personnes vinrent pour me voir, mais tout se faisait avec ordre. Le lendemain il fallut partir, dans la rue ce fut la même affluence.

Enfin, vers onze heures, après que notre mandarin eut accompli les rites à je ne sais quel tribunal, nous sortîmes de la ville et bientôt nous fûmes sur la grand’route qui, depuis cette ville jusqu’à la frontière de Chine, est fréquentée par des chariots, chose rare en Corée. Ces chariots sont énormes et grossièrement fabriqués, le joug est fixé au brancard qu’il suffit d’abattre et de poser sur le cou du bœuf, sans qu’on ait besoin d’autres harnais. Nous rencontrions souvent les courriers du gouvernement, ce sont les courriers rapides qui font le service entre la capitale et la frontière. Montés sur de petits chevaux, ayant pour selle un petit tapis duquel pendent des étriers en paille, soutenus par des courroies également en paille de riz, ils vont toujours au galop et font la route en trois jours, bien qu’il y ait mille quatre vingt-seize lis ou cent neuf lieues. Les bœufs de Corée sont d’une belle race, grands, forts et généralement bien nourris ; les chevaux, au contraire, sont petits, mais forts et durs à la fatigue ; il y en a même de tout petits qui semblent des jouets pour les enfants, ils ne sont pas plus hauts que de petits ânes Pour nous, nous allions à petites journées, faisant huit lieues par jour, quelquefois dix, et même une fois douze. En route, les chevaux portant le bagage allaient devant, il fallait souvent s’arrêter pour consolider les caisses qui menaçaient de s’échapper, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche.

Un jour, au passage d’un cours d’eau n’ayant pour tout pont que le lit du ruisseau, un cheval s’abat ; l’enfant qui le conduisait, trop faible pour le maintenir et pour le relever, est saisi de crainte ; il crie, pleure, tremble, car il voyait des coups de bâton à la suite du naufrage, et lui-même se sentait emporté par la force du courant, rapide en cet endroit. Son compagnon, arrivé à l’autre rive, le contemplait, riant niaisement de son embarras, sans même songer à le secourir, il fallut qu’un des porteurs se détachât pour aller relever le cheval et le conduire jusqu’à la rive. On ouvrit les caisses. Depuis longtemps tout le monde se demandait ce que pouvait bien contenir ce bagage : aussi, avec quel plaisir ils s’approchèrent pour contempler ces richesses, croyant apercevoir de l’or, de l’argent et mille choses précieuses ; stupéfaction générale ! quelques livres d’Europe, quelques ornements, toutes choses inutiles et sans prix pour un Coréen. « Il n’a vraiment pas fait fortune dans notre pays, disaient-ils. » En somme, je n’étais pas fâché de l’accident, car depuis longtemps j’entendais répéter les choses les plus absurdes sur le contenu des caisses. Nous pûmes facilement vider l’eau qui avait pénétré, sans gâter aucun objet.

Après ce bagage venait ma chaise portée par deux hommes, auxquels deux autres prêtaient main-forte dans les endroits difficiles. Je m’y tenais assis et j’avais toute facilité pour parler avec les porteurs qui, toujours très gais, me faisaient des questions et me racontaient mille histoires sur toutes sortes de sujets. Les satellites ordinairement venaient prendre part à la conversation qui rompait ainsi la monotonie du voyage. Le mandarin monté sur un petit cheval fermait la marche et surveillait la caravane. Les premiers jours il fut froid, taciturne, mais peu à peu il se dérida et bientôt nous fûmes amis. Trop éloigné, il ne pouvait suivre la conversation, mais quand il entendait les porteurs rire un peu trop fort, il demandait invariablement : « Qu’est-ce qu’il a dit ? » Alors un porteur se détachait, allait lui rapporter mot pour mot le sujet de l’entretien et de l’hilarité commune. M’étant aperçu que notre mandarin n’était pas cavalier, je lui offris de changer, il refusa d’abord, mais il vint ensuite de lui-même me demander si vraiment je voulais accepter son cheval pour que lui pût monter en chaise. Me voici donc à mon tour monté sur le petit cheval coréen, avec tous les airs d’un mandarin du pays en mission pour son gouvernement. C’est une méprise pour tout le monde et les porteurs disaient : « Quand l’Européen est à cheval, personne ne le reconnaît, il y a beaucoup moins de curieux. » Plus tard, étant malade, je ne pus céder, autant que je l’aurais désiré, ma chaise au mandarin qui paraissait fatigué. « Cela vous fatigue sans doute d’aller à cheval ? — Oh ! non, mais j’ai peur ; » ce qui s’arrange difficilement avec le dicton coréen qu’on m’a plusieurs fois répété en route pour caractériser la Corée et le Japon ; en effet, ils disent : « la Corée se distingue par la bravoure de ses hommes, le Japon par l’habileté de ses ouvriers. » Et mon mandarin militaire qui avait peur de monter sur un petit cheval ! Les porteurs qui connaissaient très bien cette route qu’ils avaient faite plusieurs fois, étant allés même jusqu’à Pékin, m’avertirent qu’à An-tjyou et à Eui-tjyou nous rencontrerions les mêmes difficultés, la même foule, les mêmes troubles qu’à Hpyeng-yang, ce qui en effet ne manqua pas d’arriver, mais je me dispense d’y revenir, il suffit d’en avoir parlé une fois.

An-tjyou est une grande ville près du fleuve Tchyeng-tchyen (eau limpide) ; les grandes barques y viennent déposer les produits des provinces du Sud, ainsi qu’à la ville de Pak-tchyen, distante de 40 lis et située peu loin de la rivière Tjin-tou (tête du passage) qui coule dans un lit vaseux où nous eûmes assez de difficultés pour passer. À Ka-san commence la grande montagne qui, taillée à pic d’un côté, se prolonge jusqu’à Eui-tjyou à trente lieues de distance, on l’appelle Sâi-pyel-ryeng (la montagne ou la chaîne de montagnes de l’étoile du matin). Nous traversons Tyeng-tjyou, ville fortifiée, puis Koath-san où nous passons la nuit. À mesure qu’on approche de la frontière, les fortifications deviennent plus nombreuses et les villes ont toutes des murailles. Je citerai les deux forteresses de Tong-rim et de Sey-rim, ou forêt de l’est et forêt de l’ouest, situées sur les montagnes, dans des passages difficiles dont elles défendent l’accès, ce sont de hautes et fortes murailles dont les portes en plein-cintre sont bâties en pierres de taille ; d’immenses forêts avec des arbres gigantesques les entourent de tous côtés. Lorsque nous traversions ces pays, il vint une rumeur que les mandarins nous donnèrent comme nouvelle certaine. On disait que des navires de guerre étaient venus au port de Ouen-son sur la côte est et menaçaient le royaume d’une guerre certaine, c’étaient, disait-on, des Japonais. Toute la population était en émoi, on s’attendait à chaque instant à apprendre quelque nouvelle de batailles, etc…

XV

Ici je dois aussi placer une petite anecdote assez extraordinaire : je montais une colline à pied, les porteurs suivaient avec la chaise, le mandarin venait doucement, un peu loin par derrière. Arrivés au sommet, nous nous reposons, je vais examiner les statues d’une de ces petites pagodes qui sont nombreuses sur les grandes routes et les porteurs entrent dans une maison pour se rafraîchir. Tout à coup je vois sortir de cette cabane un bon vieillard à cheveux blancs qui criait : « Comment, il est ici ; mais c’est un saint ! moi qui, depuis si longtemps, désire voir ces hommes ! » Puis m’apercevant, il accourt vers moi aussi vite que ses jambes le lui permettent, me prend, me presse les mains et s’écrie « Oh ! comme j’ai entendu parler de vous ! comme il y a longtemps que je désirais voir votre visage ! un grand bonheur m’était réservé sur mes vieux jours ; je puis mourir maintenant, j’ai vu la figure d’un de ces hommes vénérables qui ont tout quitté, qui s’imposent mille peines, mille fatigues pour venir nous enseigner une belle doctrine. Ce sont des saints, j’ai vu la figure d’un saint ! » J’étais stupéfait de ce préambule, je serrais vivement et affectueusement la main de ce bon vieux qui ne cessait de parler. Se tournant vers les porteurs qui assistaient à la scène, il leur dit : « C’est un homme comme il n’y en a pas chez nous, il n’est venu ici que pour nous instruire ; ce n’est pas du tout, comme le prétendent quelques-uns, pour s’emparer de notre pays, leur but est uniquement de nous enseigner une belle doctrine. Et nous autres, Coréens, nous les maltraitons, à la capitale, on les a pris, on les a mis à mort ; quel malheur pour notre pays où l’on tue ainsi des hommes qui ne veulent que notre bien ! Quelle fureur, quelle injustice ! Jamais ils n’ont fait de mal à personne, ils sont ornés de toutes les vertus ; oh ! que notre gouvernement est cruel et aveugle ! » Les porteurs le regardaient ébahis et, souriant, semblaient dire : c’est vrai.

Il me dit qu’il était né à l’île de Tjinto (au sud-ouest de la Corée) où il avait autrefois vu des moines européens, que depuis quelques années il avait émigré et habitait ce pays ; il avait 72 ans et désirait connaître la religion. Je l’encourageai et je lui dis : « La doctrine que nous annonçons est la seule véritable, elle nous apprend à connaître Dieu, notre Père, et à l’honorer, à faire le bien et à éviter le mal, et elle nous procure la vie éternelle. Je ne puis vous instruire, mais cherchez, vous trouverez des hommes qui la connaissent et vous l’enseigneront, car Dieu veut vous sauver. Je ne suis pas libre, le Gouvernement m’a arrêté et me chasse du pays, je suis forcé de m’en aller sans pouvoir travailler à faire le bien que je voudrais. — Oh ! quel malheur pour notre pays, ajoutait le bon vieux, les larmes aux yeux, quelle fureur a donc le gouvernement de rejeter ainsi ce qui pourrait faire notre bonheur ? » Puis encore me prenant les mains : « Venez, dit-il, entrez un instant dans ma maison, ce sera pour moi, pour ma famille, une bénédiction ; j’ai un peu de vin, vous devez avoir besoin de vous rafraîchir. — Je ne le puis, d’abord je ne bois pas de vin, puis, de plus, voilà notre mandarin qui arrive ; je serais désolé d’être la cause d’un malheur pour vous. Soyez calme et tranquille, je vous ai vu, vos paroles m’ont fait du bien, au milieu des maux qui m’accablent, je ne vous oublierai pas et je prierai Dieu pour vous ; faites en sorte de trouver des chrétiens pour vous faire instruire. » Le mandarin arrivait, je dus m’écarter pour ne pas compromettre cet homme qui, cependant, tout en s’éloignant, ne cessait de faire mon éloge, bien qu’il ne me connût pas ; mais il avait depuis longtemps entendu parler de la religion, de nos confrères, de nos martyrs.

Cette rencontre me consola de bien des peines et aussi augmenta bien ma tristesse ; il me fallait quitter ce pays où il y avait tant d’âmes si bien disposées. Que de réflexions je fis ! que j’aurais voulu instruire ce pauvre homme qui, malgré le danger et sans respect humain, confessait ainsi la sainteté de la religion chrétienne ! Que de bonnes populations j’ai rencontrées surtout dans les villages ! Tous voulaient me voir et me considéraient sans air d’hostilité, ils n’avaient jamais vu d’Européen ; cependant on me dit qu’il y avait déjà longtemps, un Européen naufragé sur les côtes de Corée et conduit en Chine, avait suivi le même chemin, mais outre que peu de personnes l’avaient vu, comme il ne comprenait pas la langue, on n’avait pas eu le plaisir de l’entendre parler.

Sur la route que je parcourus, je n’ai pas vu de chrétiens, en eussé je vu que je n’aurais pas pu les distinguer dans la foule, et la prudence les aurait empêchés de se faire reconnaître. J’ai considéré de loin les hautes montagnes où était notre collège et où pouvait être encore M. Robert ; dans les environs, il y a plusieurs villages chrétiens. Je vis aussi d’un autre côté la haute montagne de Kou-ovel ou montagne de la neuvième lune où je supposais que devait être caché M. Doucet. En passant, j’envoyai une bénédiction à ces chers et bons missionnaires, encore tout jeunes et exposés à tant de peines, de privations, de dangers et de fatigues.

Après avoir passé les districts de Syen-tchyen et de Tchyel-san, nous arrivons à Ryong-tchyen où nous rencontrons deux interprètes pour le chinois, qui, envoyés à notre rencontre, nous attendaient depuis trois jours. Ils vinrent me voir dès mon arrivée, m’annonçant que le Gouvernement les avait envoyés pour m’escorter et me conduire jusqu’en Chine où ils me remettraient entre les mains des autorités chinoises. Ils me parlèrent de Pékin qu’ils connaissaient parfaitement, accompagnant chaque année comme interprètes les ambassadeurs coréens. Ils eurent pitié de l’état de fatigue où je me trouvais et firent retirer tout le monde, ce qui me permit un peu de me reposer. Il nous restait neuf lieues avant d’arriver à Eui-tjyou, la dernière ville du territoire coréen ; nous nous mîmes en route, notre caravane était devenue plus nombreuse. Le soir, du haut des montagnes nous aperçûmes le fleuve qui sert de limite entre la Corée et la Chine dont nous distinguions le territoire et les montagnes, puis nous fûmes bientôt près de la ville. On s’attendait encore à une petite émeute à mon occasion, aussi prit-on toutes les précautions pour traverser, le plus facilement et le plus promptement possible, cette grande ville dont le mandarinat où nous allions était à l’autre extrémité. Nous entrons assez tranquillement, mais bientôt on m’a reconnu, alors c’est comme un flot de population qui court, se précipite, pousse des cris ; plus de trente satellites sont occupés à maintenir la populace. Il est difficile de voir un tel spectacle, d’entendre un tel vacarme qui dure près d’une heure, car le mandarinat, où nous sommes enfin entrés, est lui-même envahi. Tous les gros employés s’empressèrent de me faire visite, le mandarin lui-même vint en personne s’informer de ma santé. « Les Coréens, me disaient-ils, sont un bien drôle de peuple. Ils n’ont jamais rien vu, ils sont curieux à l’excès, un rien, un simple cortège met toute la population en mouvement ; vous en avez souffert sur la route. Nous-mêmes lorsque nous voyageons nous en sommes incommodés. — Tous les peuples sont bien un peu de la sorte, dis-je, et ici, en Corée, ils n’ont pas souvent l’occasion de voir un Européen. — Non, non, tous les peuples ne sont pas ainsi, il n’y a que nous, Coréens, à avoir cette mauvaise habitude. Ainsi, lorsque nous allons à Pékin, nous traversons des villages, des villes dont la population reste tranquille ; on nous regarde passer, sans nous incommoder. Ah ! que notre peuple est donc mal éduqué ! mais c’est en lui, c’est dans sa nature. »

Eui-tjyou est une grande ville placée sur le versant d’une colline ; d’un côté elle est protégée par les montagnes couvertes de hauts sapins ; de l’autre côté, coule tranquillement le fleuve Am-no ou Ap-nok-kang, en chinois Ya-lou-Kiang ou fleuve du Canard-vert. C’est dans cette ville que nos courriers avaient été arrêtés ; il devait encore se trouver trois chrétiens en prison, et j’ai su, par un des interprètes qui me témoignaient assez de confiance, qu’ils étaient dans la même situation. On vint me demander si je ne désirais pas rester quelque temps à me reposer, je répondis qu’étant en voyage, le mieux était de ne pas s’arrêter, « à moins, ajoutai-je, que vous ne vouliez me conserver en Corée, alors je m’établirais ici pour y prêcher la doctrine. — Eh bien, demain, me dit-il, tout sera prêt pour le départ. »

Le lendemain, je vis le mandarin qui m’avait accompagné depuis la capitale et dont la mission était terminée. Nous nous fîmes des politesses, je le remerciai des soins qu’il m’avait donnés en route, nous nous souhaitâmes toutes sortes de bonheur, et nous nous séparâmes bons amis. Le mandarin de la ville vint me demander si j’avais bien dormi pendant la nuit et me souhaiter un bon voyage, ce qu’il fit avec une certaine splendeur, mais aussi avec assez de bonhomie ; je lui souhaitai la paix et la prospérité, en lui promettant de conserver un bon souvenir de mon passage dans sa ville et de ne jamais oublier la Corée. « Bon, bon, » dit-il, et s’adressant à ceux qui devaient m’accompagner : « Prenez bien soin de lui en route, faites bien attention au passage des rivières et qu’il ne manque de rien. — C’est trop de bonté, lui dis-je, jusqu’ici j’ai été bien traité, et je n’ai nullement à me plaindre de ceux qui m’ont accompagné, je les en remercie et je voudrais en remercier le gouvernement ; cette conduite à mon égard me fait encore aimer dix mille fois plus la Corée, et ne fait qu’augmenter mon regret d’être obligé de quitter un si beau pays, dont les habitants ont été pour moi remplis de prévenances. J’espère bien qu’un jour le gouvernement ne défendra plus et nous permettra d’entrer, vous pouvez être certain qu’alors je m’empresserai de revenir. » Le mandarin se mit à rire et les assistants me regardant, me dévorant presque des yeux disaient : « Comme c’est tout de même un brave homme. »

Nous nous mettons en marche, on attendait notre sortie, et, comme la veille, la foule était compacte ; je vois les satellites qui, armés de bâtons et pleins de zèle, se mettent en devoir d’écarter tout le monde. Je m’empressai de dire au mandarin qui m’accompagnait : « Tous ces gens désirent me voir, laissez-les donc tranquilles ; surtout empêchez les satellites de les frapper ; à quoi bon, nous pourrons toujours passer en allant doucement. » Aussitôt, le mandarin s’écrie : « Ne frappez pas, ne frappez pas, l’Européen ne veut pas qu’on frappe le peuple. » Nous avançons ainsi au milieu de la foule qui nous accompagne, nous traversons la plage et montons dans les grandes barques plates qui nous attendaient. C’était un spectacle curieux de voir tout ce peuple échelonné sur la grève, ces enfants qui se mettent à l’eau, pour me voir de plus près, ils entourent notre bateau et souriant amicalement nous montrent deux belles rangées de dents blanches ; d’autres se sont élancés dans des pirogues formées d’un seul tronc des grands arbres de la forêt, ils les manœuvrent, avec grâce et agilité, sur cette belle rivière qui coule avec calme et tranquillité. Tout ce peuple, c’est mon peuple, ce sont mes enfants ; Notre Seigneur par l’entremise du vénéré pontife Pie IX me les a confiés, me les a donnés, et je les abandonne !

Nous faisons tranquillement cette traversée et nous abordons à la première île ; de grandes barques coréennes montent et descendent la rivière, de l’autre côté de l’île, dans l’autre bras du fleuve, on aperçoit les voiles des jonques chinoises très-nombreuses qui sillonnent le même fleuve. Descendu à terre, je me retourne pour contempler encore une fois ce beau pays, ma chère mission. Quel beau coup d’œil ! quel splendide panorama ! C’est comme un sourire de la Corée que je suis forcé de quitter. Du fond de mon cœur embrassant tout le pays, je lui envoyai ma plus tendre bénédiction en disant : Au revoir ! que ce soit bientôt !

XVI

Après cette île, il y a encore une autre île, de sorte qu’il nous fallut traverser trois branches de la même rivière. La seconde île est habitée par des Chinois ; les Coréens y circulent et passent même tous les jours jusque sur le territoire chinois pour y faire du bois et couper les grandes herbes qui poussent sur les montagnes. Le pays que nous traversons est nouvellement habité, il y a quelques années c’était un grand désert qui séparait la Chine de la Corée ; le gouvernement chinois a vendu les terres ; partout on y voit de petites habitations nouvellement bâties dont les habitants chinois, après avoir coupé, abattu et brûlé les arbres, ont défriché le pays en y formant des champs où les moissons poussent avec vigueur, bientôt ce sera un riche pays, il n’y a plus de désert.

Comme il n’y a pas encore d’auberges, on avait eu soin d’emporter les provisions pour le dîner ; après six lieues de marche, nous arrivâmes à Syek-son où le gouvernement coréen a une maison qui sert de pied-à-terre pour se rendre à Pyen-men. Nous nous y arrètâmes et le mandarin pour me bien traiter fit étalage de toutes ses petites boîtes de conserves, en m’invitant à manger, ce que je fis sans me faire prier, et ce dîner froid me parut délicieux. Le soir nous fîmes encore six lieues, il était nuit lorsque nous arrivâmes à Pyen-men où les Coréens ont un grand établissement ; c’est là que nous passâmes la nuit, à plus de cent vingt lieues de la capitale, le lundi soir, 24 du mois de juin après quatorze jours de voyage. Il y avait là une foule de bas employés du gouvernement, de courtiers, de marchands ; et la maison, qui est du reste assez sale, me parut être un grand magasin où sont entassées les marchandises venant de Pékin, en attendant qu’on les introduise peu à peu en Corée, sur ces grossiers chariots coréens, que j’ai remarqués en grand nombre, dans la cour de ce bouge. Tout le monde voulut, là encore, connaître mon histoire, et les questions tombaient plus denses que la pluie de la journée, posées avec une audace plus grande que partout ailleurs, c’était le bouquet. La ville chinoise de Fong-hoang-chang où l’on devait me remettre entre les mains des autorités chinoises est à trois lieues de ce poste, On m’y conduisit le lendemain avec le même cortège. La route se fit facilement et nous descendîmes à l’auberge où j’eus tout le temps de parler avec notre mandarin, en attendant la décision des autorités chinoises toujours lentes en semblable affaire. Quelques Chinois nous regardaient, tous me prenaient pour un Coréen ayant quelque haute dignité. Le mandarin me dit : « Comme le peuple chinois est doux et tranquille ! quelle différence avec le caractère de notre peuple emporté, colère, vif, toujours remuant ! » J’approuvais d’autant plus volontiers que ce pauvre vieux, la veille, m’avait mis sous les yeux deux exemples de son caractère hautain et peu patient. En effet, la veille au passage de la rivière, il remarqua un Coréen tout occupé à me regarder, sans faire attention qu’il fumait devant son mandarin. Celui-ci, aussitôt transporté de colère, lui fait arracher la pipe de la bouche et ordonne de la briser, puis le faisant saisir par les cheveux, ordonne de le frapper sur la tête avec un gros bâton qui servait à soutenir la chaise dans les endroits difficiles. Le pauvre patient avait beau s’excuser sur sa distraction, en demandant pardon, le mandarin, hors de lui, pouvant à peine prononcer une parole tant il était ému, ne l’écoutait pas davantage. Indigné de ce traitement, je m’approche doucement de ce furieux et je lui dis tranquillement : « C’est assez. » Honteux de m’apercevoir en cette circonstance, il se mit à sourire comme si rien n’était arrivé, et le pauvre homme fut lâché. Dans une autre circonstance, je ne sais pour quel motif, je l’entendis encore partir d’un éclat de colère, sa figure était animée et en feu, sa gorge ne pouvait articuler aucun son distinct. C’était là un des pères du peuple ! Les Chinois, surtout ceux du nord, sont donc bien doux, comparés aux Coréens tapageurs. Sans ces deux circonstances, j’aurais cru ce mandarin un très-brave homme ; il parlait volontiers avec moi et pour ma part je n’ai pas eu à me plaindre de lui.

Enfin vers midi, les deux interprètes, qui étaient allés traiter mon affaire, revinrent. Ils me dirent que les mandarins chinois allaient me recevoir et qu’on allait me conduire à Moukden où je trouverais des Européens auxquels on me remettrait. Nous allâmes donc au Ya-men, toutes les formalités furent remplies, les papiers signés de part et d’autre ; j’étais passé sous l’autorité chinoise. Le moment de se séparer était aussi arrivé. On me fit force compliments et souhaits de prospérité ; j’y répondis de la meilleure grâce possible. Les interprètes me donnèrent rendez-vous pour l’automne à Pékin, je ne pus promettre. J’eusse bien voulu faire quelques largesses à mes porteurs, je n’avais pas une sapèque ; je demandai au petit mandarin chinois, qui devait m’accompagner, de me prêter quelques ligatures, mais il n’avait pas confiance, je ne pus rien obtenir. Enfin, les Coréens s’en vont, il me semble que c’est la Corée qui me fuit.

Les Chinois me déposèrent dans une espèce de chambre où je m’occupai de suite à me métamorphoser. J’abattis mon toupet coréen pour m’en faire une tresse en queue à la chinoise, et je revêtis une petite soutane noire que j’avais pu retirer du bagage et j’attendis qu’on vint m’apporter à manger, car le jour s’avançait et je n’avais rien pris depuis le matin. Mon attente fut vaine, je m’adressai à un Chinois qui me semblait être le gardien de mon domicile, mais il me dit que l’heure du dîner était passée et se mit à jouer du violon ou plutôt à râcler, de manière à faire gémir tous les chats du quartier, les cordes d’un instrument qui ressemble au violon. L’harmonie ne remplit pas le ventre d’un affamé, de plus il ne faut jamais déranger les artistes ; je m’adressai donc à un autre, puis à un autre. On me dit qu’il n’y avait rien à manger, qu’il fallait attendre le soir. Un enfant, marchand de petits gâteaux se présente, mais comment acheter ? J’avais cinq sapèques coréennes dans ma poche, je lui en donne trois, il me donne trois gâteaux de la grosseur du pouce, puis me voyant les manger avec tant d’appétit, en faisant honneur à sa marchandise, il m’en donne, par-dessus le marché, cinq autres que je voulus d’abord refuser, mais que, vu le bon cœur de cet enfant, je finis par accepter. Mais le soir, j’attends en vain mon souper, on me dit qu’on m’avait oublié, qu’on ne savait pas qui était chargé de me nourrir, ce qui ne faisait guère mon affaire. Je demandai à voir le mandarin auquel j’avais été remis et qui devait m’accompagner, mais où le trouver ? Enfin heureusement, pendant que le joueur de violon continuait à s’exercer, arriva un autre homme qui semblait être un employé. « Comment, dit-il, il n’a pas mangé ? Mais que peut-on trouver à cette heure ? qu’est-ce que le grand homme peut manger ? — Donnez-moi ce que vous voudrez, vous trouverez toujours des gâteaux de farine. — Oh ! si ce n’est que cela, dit-il, c’est facile. » Il alla m’acheter trois petits pains chinois qui me restaurèrent, puis je m’endormis, assuré comme on venait de me le certifier, que le lendemain je quitterais ce lieu inhospitalier.

Le lendemain, en effet, je monte en chariot, le mandarin en fait autant et nous partons accompagnés d’une dizaine de soldats qui, pour tous, ont un cheval, une lance et un sabre qu’on porte enveloppés dans un mouchoir. Je n’ai pas l’intention de décrire ce voyage au travers des montagnes, la chaleur était accablante, le mouvement saccadé du chariot sur les rochers n’était pas propre à me délasser ; je crois cependant que c’est un remède qui m’a guéri de la maladie contractée pendant le voyage de Corée ; le jour de jeûne à la ville peut bien y entrer pour quelque chose, puisque, dit-on, la diète est un bon remède.

Cinq jours après, le dimanche 30 juin, nous arrivions à Moukden, mon mandarin était à moitié mort de fatigue et moi ressuscité. Les pourparlers furent encore en cet endroit assez longs. J’attendais dans le chariot au milieu de la rue, où bientôt une foule paisible m’entoura. On voulait à toute force que je fusse Anglais, j’avais beau protester que j’étais Français, c’était toujours à recommencer. Parmi la foule se trouvait un jeune Coréen expatrié qui me servit d’interprète. Enfin nous rentrons à l’auberge où bientôt le mandarin vient me trouver ; il s’approche, me tend la main en me disant : « Yes ! » et nous nous donnons une poignée de main à l’anglaise, puis, remuant les doigts un à un, pour me faire voir sa science, il prononce en anglais : « One, two, three, four, five, six, seven, » en s’arrêtant à sept. « Vous êtes Anglais, me dit-il ? — Non, je suis Français, il y a ici une église catholique, il doit y avoir un missionnaire, je désirerais le voir. » On envoya aussitôt chez le missionnaire qui vint à l’auberge où on lui raconta mon histoire. Puis on me conduisit dans la chambre où il se trouvait et, en sa personne, je reconnus M. Chevalier que j’avais vu quelques années auparavant, à Notre-Dame des Neiges. Quelle joie aussi pour lui en me revoyant ! Il ne pouvait en croire ses yeux ; on avait, paraît-il, annoncé ma mort. Le mandarin lui dit « Connaissez-vous ce missionnaire ? — Je crois bien, dit-il, que je le connais. — Est-il Français ? — Mais oui, Français comme moi. — Pouvez-vous vous en charger et en répondre ? — Certainement, avec le plus grand plaisir. — Eh bien, alors vous pouvez l’emmener, » et il me remit entre ses mains. C’était la liberté, après six mois de captivité ! Nous nous rendîmes, en chariot, chez le bon M. Chevalier. Je renonce à décrire les impressions de part et d’autre.

Ce soir-là j’appris la mort de Pie IX et l’élection de Léon XIII, la mort de Mgr Verrolles, de Victor-Emmanuel, etc. J’appris aussi des nouvelles de nos confrères de Corée qui étaient vivants et toujours au poste. Je passai trois jours à Moukden pour me remettre un peu ; les bons soins qui m’y furent prodigués ramenèrent bientôt mes forces. J’eus l’insigne bonheur d’y faire mes Pâques, il y avait si longtemps que j’étais privé du saint sacrifice ! La mission possède en cette ville un bel établissement, j’admirais surtout la magnifique église que M. Chevalier vient d’y construire, elle était sur le point d’être achevée ; ce sera un beau monument dont les deux tours dominent tout le pays. Dès mon arrivée on avait expédié pour le port de Ing-tze une lettre qui malheureusement s’arrêta en route.

Cependant il me tardait de me rendre à Notre-Dame des Neiges pour connaître toutes les nouvelles. Je partis le 4 juillet et le soir j’arrivai à Cha-ling surprendre M. Boyer qui ne m’attendait nullement. Le lendemain, je me rendis à Niou-tchouang où ma présence causa la même surprise à M. Riffard qui administre la chrétienté. Le 6, nous nous mettons en route, M. Riffard à cheval et moi en chariot. Lorsque nous sommes près d’arriver, M. Riffard prend les devants et va porter la nouvelle de mon arrivée. Aussitôt ces messieurs montent à cheval et viennent à ma rencontre ; j’entrais dans la ville lorsque je vois cette cavalcade à laquelle prenaient part quelques négociants européens de l’endroit. Impossible de décrire la surprise et la joie générales. Douze ans avant, j’arrivais presque dans les mêmes circonstances sur les côtes de Tche-fou, le 6 juillet, veille de l’anniversaire de ma naissance et de la fête de saint Félix de Nantes, mon patron. Le soir, M. Dubail, supérieur de la mission de Mandchourie annonça une bénédiction solennelle du Saint-Sacrement pour remercier Dieu de ma délivrance. Avec quel bonheur, je bénis l’assistance, tenant en mes mains notre divin Sauveur et comme je pensais à tous mes parents, à tous mes amis ! Je renonce à décrire tous les témoignages d’affection et les congratulations que me prodiguèrent nos confrères et grand nombre de résidents européens de ce lieu, sans oublier les bonnes religieuses de la Providence de Portieux qui recueillent les petits orphelins de la Sainte-Enfance et font un bien immense par toutes leurs bonnes œuvres.

Je restai trois jours au port et, le 10, accompagné de MM. Dubail, Raguit et Lalouyer, je me rendis à Yang-Kouan où nous trouvâmes M. Richard qui, averti à temps par une lettre envoyée de Niou-tchouang, s’était empressé de venir à ma rencontre. Le lendemain je pars en compagnie de M. Richard, et, le 12, nous arrivons à Notre-Dame des Neiges où l’on s’était empressé de préparer une fête pour ma réception. En effet, à deux kilomètres du village, nous rencontrons un cortège, des chariots chargés d’enfants tenant des étendards à la main, des cavaliers avec fusil en bandoulière, etc., etc. Un petit chariot était préparé pour me recevoir, j’y monte et la procession se déroule et marche au son de la musique. Sans doute jamais dans le pays on n’avait vu fête semblable, aussi, de tous les villages, les païens accourent pour voir ce spectacle. À l’entrée du village je revêts le rochet et la mosette et la procession organisée par MM. Mutel et Liouville se rend à l’église où l’on chante un Te Deum en actions de grâces ; puis je bénis l’assistance pieusement prosternée. Ainsi se termine le voyage. J’avais été violemment séparé de mes quatre missionnaires restés en Corée, ici j’en trouvais trois autres tout disposés à aller porter secours à leurs frères, quand le moment de la Providence sera venu. J’avais changé de lieu, mais pas de famille, car, grâce à Dieu, tous les missionnaires de Corée ne forment qu’une famille et continueront toujours à vivre dans l’union et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur, gloire et amour dans les siècles des siècles. Amen.

Que ces quelques notes soient pour vous et pour tous un motif de glorifier Dieu, de le remercier et de l’aimer davantage ; comme aussi de prier beaucoup pour notre pauvre mission et nos chrétiens, pour mes chers missionnaires et pour moi, le chef indigne de cette belle et intéressante mission, et votre frère toujours tout dévoué et très affectionné.

F. C. RIDEL,
Ev., Vic. ap. de Corée.

Notre-Dame des Neiges, 20 octobre 1878.

  1. Avant de faire une nouvelle tentative pour entrer en Corée, Mgr Ridel avait fait part au souverain pontife de son généreux dessein et l’avait prié de daigner bénir son entreprise. En réponse, le cardinal Franchi, alors préfet de la propagande, écrivait à M. le supérieur du séminaire des Missions étrangères : « Dans l’audience du 10 de ce mois (janvier 1875), j’ai eu soin de transmettre à Sa Sainteté ce que Votre Révérence écrivait touchant le dessein de Mgr Ridel, et de ses missionnaires, d’entrer de nouveau en Corée. Sa Sainteté a grandement admiré le zèle et le courage de ces hommes apostoliques. Elle a promis de les recommander au Seigneur, et du fond du cœur elle leur accorde une bénédiction spéciale. »
  2. Cette lettre est adressée au frère et aux autres parents de Mgr Ridel