Relation de l’ambassade de Mr le Chevalier de Chaumont à la cour du Roy de Siam/04

DEPART
de la rade de Siam.



APrés le peu que je viens de raconter de la Religion, des Mœurs, du Gouvernement, de la ſçituation & de diverſes choſes curieuſes du Royaume de Siam, je reviens à mon départ de la rade où j’ay interrompu le fil de ma Relation & je diray que j’en partis le vingt-deuxiéme Décembre de l’année derniere mil fix cens-quatre-vingt cinq.

Je me mis à la Voile ſur les trois heures du matin avec un bon vent du Nort qui m’a continué tout le long des côtes de Camboge qui eſt un Royaume limitrophe de Siam, en tirant vers la Cochinchine. Les peuples de ces deux Royaumes ont la meſme croïance & vivent de la meſme maniere. Il ne ſe paſſa rien de digne d’être remarqué juſqu’au d’étroit de Banca où j’échoüay par le travers d’une Iſle qui ſe nomme Lucapara, ſur un banc de vaſe où il n’y avoit que trois braſſes d’eau, & il en falloit plus de dix-ſept pieds pour le Vaiſſeau, cela ne m’inquieta pas, & donna ſeulement de la peine à l’équipage que j’envoyay auſſi-tôt ſonder aux environs du Vaiſſeau & on trouva plus de fond, j’y fis porter un petit ancre que l’on mouilla ſur lequel il y avoit un cable, & nous nous ôtâmes de deſſus ce banc avec les cabeſtans du Navire en moins de quatre ou cinq heures, quoy que j’euſſe un bon Pilote Hollandois je ne laiſſai pas de toucher dans ce détroit, en allant & en revenant ; je continuai ma route & j’arrivay à Bantam le onze Janvier mil ſix cens quatre-vingt ſix Auſſi-tôt que j’y fus moüillé j’envoyai Monſieur de Cibois Officier faire compliment au Gouverneur, & pour avoir des rafraîchiſſemens. Il m’envoya, pour preſent ſix bœufs, des fruits & des herbes ; je n’y fis point d’eau, parce qu’elle étoit fort difficile à avoir, & je ne reſtai que trente heures dans cette rade. Je fis lever l’ancre le douziéme au ſoir, mais le calme nous prit, ce qui nous obligea de moüiller.

Le treiziéme je fis lever l’ancre, nous eûmes tout le jour du calme & du vent contraire ; mais ſur le ſoir il ſe leva un petit vent qui nous fit doubler la pointe de Bantam, & nous fit paſſer le détroit de Sonda en moins de huit heures. Je fus obligé de mettre en pane par le travers l’Iſle du Prince, qui eſt à la ſortie de ce détroit, atteindre la Frégate la Maline, qui ne nous avoit pû ſuivre, & elle nous y joignit.

Le Quatorze je pourſuivis ma route pour aller droit au Cap de bonne Eſperance avec un bon vent de Nort, & de nort nort eſt. Le vingt-trois à la pointe du jour aprés avoir fait environ cent cinquante lieuës nous vîmes la terre des Iſles de ſainte Croix ; ce qui nous ſurprit, parce que la veille je m’étois fait montrer le point des Pilotes qui, ſe diſoient tous à plus de quinze lieuës de latitude Sud & de vingt de longitude.

Cette Terre eſt fort baſſe, & s’il y avoit eu trois ou quatre heures de nuit de plus nous nous y fuſſions échoués ; mais il plût à Dieu de nous en preſerver. Nous attribuâmes cette erreur aux courans qui eſtoient contre nous & qui nous empêchoient d’aller autant de lavant que nous le croyons ; nous paſſâmes cette Iſle bien vîte, parce qu’il ventoit beaucoup, & nous continuâmes noſtre route. La Mer eſt fort poiſſonneuſe en cet endroit-là, & il y a quantité d’oiſeaux, le temps eſtoit beau, & nous faiſions tous les jours trente, quarante, cinquante, & ſoixante lieuës vent arriere, nous nous divertiſſions à voir une chaſſe assez plaiſante qui ſe donnoit par les Albucorps & les Bonnittes, & un petit poiſſon qui ſe nomme poiſſon volant, qui quand il ſe voit pourſuivi des poiſſons qui en font leur nourriture, ſort hors de l’eau & volle tant que ſes aîles ſont humides, c’eſt à dire auſſi loin que le vol d’une caille ; mais il y a un oiſeau que l’on nomme paille en quëu, qui porte ce nom à cauſe d’une grande plume qu’il a à la queüe ſurpaſſant les autres de plus d’un grand demy pied, & qui a la figure & presque la couleur d’une paille ; il eſt toûjours en l’air & quand il voit ce poiſſon vollant ſortir de l’eau, il ſe laiſſe tomber deſſus comme fait un oiſeau de proye ſur le gibier, & quelquefois ils vont plus d’une braſſe dans l’eau le chercher, ſi bien que le poiſſon volant ne peut pas manquer d’eſtre pris.

Le 15. Février nous nous trouvâmes par le travers de l’Iſle Maurice où nous eûmes un coup de vent qui nous dura trois jours ; la Mer étoit extrêmement groſſe & nous tourmenta beaucoup, les coups de mer paſſoient frequemment pardeſſus le Vaiſſeau, , & nous obligeoient à pomper ſouvent a cauſe de l’eau que nous recevions.

Le dix-neuf le temps s’adoucit & nous donna lieu de raccommoder ce que la mer nous avoit ébranlé, il y eut de grands clouds qui ſortoient du bordage qui tient l’arcaſſe du Vaiſſeau au deſſous de ce Tambor, & cela s’eſtoit fait par les vagues qui frapoient contre le Vaiſſeau comme contre un rocher. La nuit dés le premier jour de ce mauvais temps la fregatte qui étoit avec moy s’en ſepara, ſon rendés-vous eſtoit au Cap de Bonne-Eſperance. Pourſuivant noſtre route nous eûmes encore deux coups de vents qui nous incommoderent fort, parce que la Mer eſtoit fort rude, les vents faiſoient preſque toujours le tour du compas, de ſorte que les vagues ſe rencontrant les unes contre les autres font qu’un Vaiſſeau ſouffre beaucoup.

Le dixiéme Mars ſur les deux heures apres midy nous apperçûmes un Vaiſſeau, d’abord je crûs que c’eſtoit celui qui m’a voit quitté, mais en l’approchant nous luy vîmes arborer le pavillon Anglois, & comme j’étois bien-aiſe d’apprendre des nouvelles, & que je jugeois qu’il venoit d’Europe, j’arrivay ſur luy & quand j’en fus proche je mis mon canot à la mer & j’envoyai un Officier à ſon bord, pour ſçavoir s’il n’y avoit point de guerre ; car quand il y a longtemps que l’on a quitté la Françe, on ne ſçait point à qui ſe fier, principalement quand il faut aller moüiller chez des Etrangers ; on me rapporta que c’eſtoit un Vaiſſeau Marchand Anglois qui eſtoit parti de Londres depuis cinq mois, & qu’il n’avoit touché en nulle part, qu’il alloit en droiture au Tonquin, que le Capitaine luy avoit dit qu’il n’y avoit point de guerre en Françe, & que toute l’Europe eſtoit en paix, qu’il y avoit cependant eu quelque revolte en Angleterre par le Duc de Monmouth qui s’éſtoit mis à la teſte de dix ou douze mil hommes ; mais que les trouppes du Roy l’avoient batu & fait prifonnier qu’on luy avoit coupé la teſte, & qu’on avoit pendu beaucoup de perſonnes que l’on avoit auſſi priſes ; mais que cette rebellion eſtoit finie avant ſon départ ; il dit auſſi qu’il avoit veu la terre le jour d’auparavant à ſept lieuës, ce qui nous fit juger que nous devions en eſtre à 30. ou 35. lieuës ; nous continuâmes noſtre route le reſte du jour & de la nuit, & le lendemain ſur les dix heures nous vîmes la terre ſous le vent de nous, à ſept ou huit lieuës, j’y fis ſonder quatre-vingt cinq braſſes qui fit que nous connûmes qüe c’eſtoit la terre & le banc des Eguilles, outre qu’il y avoit grande quantité d’oiſeaux ; ce banc met trente lieuës au large & à la meſme longueur, on y trouve fond juſqu’à cent vingt braſſes, nous forçâmes de voiles pour tâcher à voir avant la nuit le Cap de Bonne-Eſperance ; le lendemain à la pointe du jour nous le vîmes & nous le doublâmes, ſur les dix-heures nous vîmes un Vaiſſeau ſous le vent de nous, & en rapprochant nous reconnûmes que c’eſtoit la Fregate, qui comme je l’ay dit m’avoit quitté par le travers de l’iſle Maurice, ce fut la ſeconde fois qu’aprés beaucoup de tems de ſeparation nous nous retrouvâmes le meſme jour de noſtre arrivée, ce qui ne ſe rencontre que rarement dans la navigation ; car la meſme choſe nous eſtoit arrivée en entrant au détroit de Sonda, ainſi que je l’ay dit. Comme j’étois preſt de moüiller le vent vint ſi fort & tellement contraire que je fus obligé de faire vent arrière, & d’aller moüiller à l’Iſle Robins, qui eſt environ à trois lieuës de la Fortereſſe du Cap ; le lendemain treizième Mars je fis lever l’ancre, & je m’en allai moüiller prés de la Forteresse où j’arrivay ſur les deux heures, j’y trouvai neuf Vaiſſeaux qui venoient de Batavia & s’en alloient en Europe ; j’envoyai Monfieur le Chevalier Cibois faire compliment au Gouverneur & luy demander permiſſion d’envoyer huit ou dix malades à terre faire de l’eau, & prendre des rafraîchiſſemens. Il reçût fort honnêtement mon compliment, & il dit à l’Officier que j’étois le Maiſtre, & que je pouvois faire tout ce qu’il me plairoit : comme nous eſtions dans le temps de leur Automne où tous les fruits étoient bons ; il m’envoya des melons, des raiſins, & des ſalades ; je fis ſaluër le Fort de ſept coups de Canon ; car l’ordre du Roy eſt de ſaluër les Fortereſſes les premières, il me rendit coup pour coup, le Vaiſſeau qui portoit le pavillon d’Amiral me ſalua enſuite de ſept coups, je luy en rendis autant. Il y avoit dans cette Flotte trois pavillons, Admiral, Vice-Admiral, & Contre-Admiral. Les fruits qu’on m’apporta eſtoient admirables de meſme que les ſalades, les melons eſtoient très-bons, & le raiſin meilleur qu’en Françe ; j’allay me promener dans leur beau Jardin, qui me fit reſſouvenir de ceux qui ſont en Fraaçe ; car comme je l’ai dé-ja dit il est très-beau & fort bien entretenu ; la grande quantité de legumes qu’on y trouve fait grand plaiſir aux équipages ; car le Gouverneur en faiſoit donner tant qu’on en vouloit, il y a auſſi grande quantité de coins qui ſont fort bons pour les voyageurs ; car d’ordinaire les maladies de ces traverſes font des flux de ſang.

Le Gouverneur eſt homme d’eſprit, & fort propre pour les Colonies, & on dit que s’il y reſte long-temps il fera en ces quartiers-là un très-bel établiſſement ; lorsqu’il y a quelques Hollandois qui veulent s’y habituer, ils leur donne des terres autant qu’ils en veulent, leur fait bâtir une maiſon, leur donne des Bœufs pour labourer & tous les autres animaux & uſtencilles qui leur font neceſſaires, on fait eſtimer tout ce qu’on leur donne qu’ils rembourſent après à la Compagnie, quand ils le peuvent. Ils ſont obligez de vendre tout ce qu’ils recueillent de leurs terres, à la Compagnie ſeulement & à un prix taxé, ce qui luy eſt avantageux ainſi qu’aux habitans. Le vin qu’elle acheté d’eux ſeize écus la baricque, elle le revent cent aux Etrangers & à ſes propres Flottes qui paſſent en cet endroit ; c’eſt-à-dire aux matelots qui le boivent sur le lieu ; les moutons, les bœufs & les autres choſes ſe vendent à proportion, ce qui rapporte un grand revenu à cette Compagnie, & fait que leurs Flottes s’y rafraîchiſſent à peu de frais & y reſtent des mois & ſix ſemaines entières ſelon les malades qu’elles ont. Quand j’arrivay il n’y avoit pas longtemps que le Gouverneur eſtoit de retour d’une découverte qu’il venoit de faire de mines d’Or & d’Argent, il en a rapporté pluſieurs pierres. On dit qu’en ces mines il y a beaucoup d’Or & d’Argent, & qu’elles ſont fort faciles eſtant peu profondes. Il a eſté juſqu’à deux cens cinquante lieuës dans les terres ; il mena avec luy trois ou quatre Outantoſt du Cap, qui parloient Hollandois, qui le menèrent à la prochaine Nation qui eſtoit auſſi Outantoſt, il en prit d’autres en faiſant ſa route. Il a trouvé juſques à neuf Nations differentes, il en prenoit à meſure, qu’il changeoit de Nation pour ſe faire entendre, il a tiré à ce que l’on dit un fort grand éclairciſſement ſur tout ce qu’il ſouhaittoit, il dit que la dernière Nation eſt la plus polie, & qu’ils vinrent au devant de luy hommes, femmes & enfans, en danſant, & qu’ils eſtoient tous habillez de peaux de Tigres ; c’étoit une grande robbe qui leur verioit juſqu’aux pieds. Il a amené un de ſes Outantots à qui il fait apprendre l’Hollandais pour y retourner l’année prochaine. Toutes Ces Nations-là ont beaucoup de betiaux & c’eſt tout leur revenu. Le Gouverneur avoit avec luy cinquante Soldats, un Peintre pour tirer les couleurs des animaux, des oiſeaux, des ſerpens & des plantes qu’il trouveroit un Deſſinateur pour marquer ſa route , & un Pilote ; car ils alloient toûjours à la bouſſole & avoit emmené trois cens bœufs pour porter leurs vivres & traîner quatorze ou quinze charettes ; quand ils trouvoient des montagnes ils démontoient leurs charettes & les chargeoient avec ce qui étoit dedans ſur les bœufs pour les paſfer, eſtant avancé dans le païs il fut trois ou quatre jours ſans trouver d’eau, ce qui les incommoda fort, il a eſté cinq mois & demy en ſon voyage.

Il a rencontré beaucoup de bêtes ſauvages , il dit que les Elephans y ſont monſtrueux & bien plus grands qu’aux Indes, des Rinoceros d’une prodigieuſe groſſeur. Il en a veu un dont il penſa eſtre tué ; car quand cet animal eſt en furie il n’y a point d’arme qui le puiſſe arrêter, ſa peau est très-dure, & où les coups de mousquets ne font rien, il faut les attraper au deffaut de l’épaule pour les tuer, ils ont deux cornes, je rapporte trois de ſes cornes, il y en a deux qui ſe tiennent enſemble avec de la peau de cet animal ; le ſejour que j’ay fait au Cap m’a fourni beaucoup de poiſſon durant le Carême où nous eſtions. Je vis une balaine d’une furieuſe groſſeur qui vint à la portée d’un demy piſtolet de mon Vaiſſeau ; il y avoit auſſi des oiſeaux en quantité, qui nous donnoient le même plaiſir que les pailles en queuë dont j’ay parlé.