Relation d’une traversée aux Indes orientales


RELATION D’UNE TRAVERSÉE AUX INDES.


Pondichéry, 22 février 1830.


Mon cher compatriote,

Après cent vingt-huit jours de navigation, plus un mois de relâche, soit au cap de Bonne-Espérance, soit aux îles de France ou de Bourbon, je suis arrivé à Pondichéry le 24 janvier 1830, à dix heures du soir ; la nuit était profonde, la mer violemment agitée. Mon voyage a été fort heureux, sans toutefois avoir été exempt de gros temps et de tempêtes. Nous restâmes douze jours à la cape dans le golfe orageux de Gascogne, et doublâmes après le cap Finistère. Nous eûmes bientôt atteint les Canaries, et aperçu le pic de Ténériffe, dont la cime aérienne attire depuis tant de siècles la curiosité des navigateurs. Parvenus dans les parages des îles du cap Vert, rien n’égalait la vitesse de notre léger navire fendant la surface bleuâtre des mers paisibles du Sénégal, dans la région des vents alisés, sous le ciel d’or et d’azur des tropiques.

Nous coupâmes l’équateur par un temps peu commun ; il faisait froid, on endurait le drap, il pleuvait, le temps était fort sombre, le ciel terne. Au-delà de la ligne équinoxiale, par un de ces hasards qui souvent s’offrent sur les mers, nous aperçûmes un navire à trois mâts ; nous lui donnâmes la chasse ; nous l’atteignîmes après-midi ; c’était le Gange et Garonne, navire de mille tonneaux, qui, pour la première fois, sillonnait les plaines de l’océan. Il était parti de Bordeaux dix jours après nous. C’est un plaisir de se rencontrer au milieu des solitudes de l’Atlantique, et ce plaisir est double lorsqu’on est compatriote. On ne saurait peindre l’effet de ces voix humaines qui se correspondent au milieu des mers, où, sans la présence d’une foule de cétacées qui se jouent sur les ondes, et d’une multitude d’oiseaux qui viennent récréer le navigateur, l’homme, placé entre les abîmes de l’océan et l’immensité du ciel, semblerait seul jeté sur ce vaste univers.

Nous mouillâmes vingt-quatre heures devant Sainte-Hélène. Ses rochers noirs et brûlés, et pendant au-dessus de nos têtes, me menacent encore. Je ne manquai pas d’aller saluer le tombeau du grand et belliqueux empereur. Je parcourus les lieux accoutumés de ses promenades solitaires.

Nous eûmes bientôt atteint les parages orageux du cap des Tempêtes. Avant d’arriver à la baie de la Table, nous éprouvâmes une tempête horrible qui dura six jours. Nous voyagions en pays de montagnes d’eau mugissantes, bien plus hautes que nos montagnes des Vosges ; les vagues agitaient le navire avec tant de violence, qu’on ne pouvait se tenir debout ; nous mangions couchés, et dans une obscurité profonde, car tout était fermé. On ne voyait ni soleil, ni étoiles. Nous étions dans les ténèbres comme des cadavres au fond de leurs tombeaux ; je me rappelai alors un vers d’Hafez, poète persan :

« Le bruit des flots est affreux au milieu des ténèbres de la nuit, celui qui voyage gaîment sur le rivage est loin de se faire une idée de nos maux. »

Je ne vous peindrai point la situation charmante de la ville du Cap, dans une vallée fertile, au milieu d’une multitude de fleurs et d’herbes odoriférantes, avec ses belles rues ombragées d’arbres. Dix fois j’allai me promener dans les jardins fameux de Constance. J’ai vu des Hottentots, des Boschismans et des Cafres, et pour la première fois une habitation coloniale régie par le fouet d’un commandeur.

Du Cap je saute à l’île Bourbon, où je restai trois semaines, d’où je passai quelques jours à l’île de France, qui m’a rappelé un faubourg de Paris. À Bourbon, j’ai été témoin du commerce infâme de l’homme vendu ou acheté par l’homme ; la traite s’y fait toujours ; des spéculateurs féroces viennent la nuit débarquer les noirs le long des côtes, au signal des fanaux des Bourbonnais. J’ai parcouru cette île ; j’ai vécu dans la cabane du noir de Mozambique et de Madagascar ; j’ai joué avec lui sur la bobe, au retour de son travail, et j’ai pris le repas de riz avec sa femme et ses enfans.

Je passais à Bourbon pour un envoyé de Benjamin Constant ou de l’abbé Grégoire, parce que je m’apitoyais sur le sort de mes semblables qui travaillent sous le fouet pour enrichir des Desbassyns et des Villèle. Le sieur Desbassyns est propriétaire de quatre cents noirs, il les fouette lui-même. De jolies mulâtresses avec de belles robes, des bijoux, marchent nu-pieds dans les rues. Je m’adressai un jour à une, et voulus lui donner une paire de souliers ; les blancs le défendent sous peine de cinquante coups de fouet, fut sa seule réponse, et elle partit en pleurant. Il y a soixante-dix mille noirs ici : qu’ils se lèvent donc !…

Je partis de l’île Bourbon le 20 décembre, et nous allâmes sur les côtes de Madagascar pour nous y approvisionner, car à Bourbon la viande vaut 20 sous la livre, et une poule vaut une piastre ou 5 francs, une dinde 35 francs.

Après trente-quatre jours d’une navigation fort agréable et fort douce sur les eaux paisibles de l’Océan indien, j’arrivai en rade de Pondichéry. Nous coupâmes de nouveau l’équateur par les 90 degrés, non loin des côtes de Sumatra, parce que nous fûmes obligés de prendre la mousson du sud-ouest. Le lendemain de mon arrivée, qui était un dimanche, je débarquai de grand matin. À peine eus-je abordé le rivage, que je fus entouré par plus de trois cents Indiens qui se disputaient pour me porter ; ils s’arrachaient de tous côtés mon léger bagage. Je fus obligé de tirer, pour leur faire peur, le sabre que M. le duc de Choiseul me donna pour aller faire la guerre en Grèce, en me disant : Faites honneur au département des Vosges. Les Indous alors se sauvèrent à toutes jambes ; je déposai mon sabre, ils revinrent et m’enlevèrent en triomphe sur leurs épaules jusque dans la ville, où j’entrai dans un palanquin, et fus porté au gouvernement. Jamais je n’ai vu des gens plus pusillanimes, plus passionnés pour les étrangers, et en même temps pour l’argent. La masse de la population est si pauvre, que pour un fanon (6 sous) vous feriez en plein soleil courir un homme à cinq lieues. Je remis à M. le duc de Mélay, gouverneur, ma commission ministérielle et ma lettre de recommandation de M. le comte Dupuis. M. le gouverneur pourvut à mes besoins, m’assigna un logement au collége, où je suis installé. Il y a soixante élèves, jeunes Pondichériens, doués tous d’une imagination orientale. On enseigne l’indostani, langue classique de l’Inde, le tamoux ou malabar, en usage ici, l’anglais, le portugais. Avec l’indostani et le portugais, on peut voyager depuis le cap Comorin jusqu’au Thibet. J’apprends l’indostani sous un savant maître nommé Ramadamassy.

Que de choses j’aurais à vous raconter d’un pays si nouveau, si curieux pour le voyageur qui arrive des villes d’Europe dans cet autre monde ! Ah ! si vous étiez ici pour peindre ce que je vois, quelles sources vives et fécondes jailliraient du rocher frappé par une main puissante !

Je ne me lasse pas d’observer ce peuple si singulier, si original par ses mœurs, ses usages immobiles, ses cérémonies, ses croyances. Matin et soir, au déclin des chaleurs (à présent c’est comme au mois d’août à Paris), je parcours les rues de Pondichéry, les fertiles campagnes qui environnent cette ville, plus agitée que Bordeaux. Vu de la mer, Pondichéry (Poudid-chéry, ville nouvelle) n’offre que l’aspect imposant d’une grande ligne de maisons d’une blancheur éclatante, aux deux extrémités de laquelle se prolongent à perte de vue des forêts de palmiers et de cocotiers. Mais, descendu sur le rivage, la scène change comme par enchantement pour le navigateur. De belles rues spacieuses, bordées de trottoirs tirés au cordeau, s’offrent aux yeux du voyageur. Des avenues ombragées de tamariniers conduisent à de vastes places bien plus grandes que la place d’armes à Strasbourg, où je me promenai tant de fois à l’ombrage de ses arbres. L’hôtel du gouvernement domine au loin la ville blanche par ses belles colonnades. Les maisons sont toutes élégantes ; il y en a qui seraient à Paris hors de tout parallèle. On dirait qu’elles sont couvertes de marbre ; elles sont revêtues de stuc, qui les rend éblouissantes. Pondichéry rappelle Nanci en Lorraine, ou plutôt je crois revoir Malte avec ses maisons en plate-formes où les dames se promènent le soir.

De longs boulevarts plantés de palmiers séparent la ville blanche de la ville noire. On passe des ponts, et on arrive dans la dernière. Alors on est dans une ville d’Orient toute pittoresque. On entre dans de grandes rues à frais ombrages, où circule la foule nombreuse des Indous. À mesure qu’on approche des bazars, la population se presse. Çà et là sont des pagodes où chantent des brames, où dansent des bayadères. On aperçoit des fakirs, des pandarous, qui, au nom de Mahomet et de Chives, se torturent le corps devant la foule.

Le 2 février, j’assistai à une procession annuelle, qui part de l’Aldée Oulgarey, à sept heures du soir, et se rend à travers Pondichéry, à l’église des jésuites. Jamais coup-d’œil semblable ; c’était une scène des Mille et une Nuits. La population des Aldées environnantes était accourue à cette fête nocturne. Les adorateurs de Wichnou, de Siven et de Mahomet se mêlaient parmi les chrétiens, bordaient les haies et les avenues. Ce peuple aime tant les cérémonies qu’il se plaît à assister à celles qui sont étrangères à son culte. Les cérémonies religieuses et la reproduction physique paraissent ici-bas ses seules jouissances.

Au milieu de tant de figures diverses, la blancheur des jeunes Françaises et des jeunes Anglaises y contrastait d’une manière frappante avec le brun foncé des Indiennes. Des milliers d’Indous, tous vêtus de blanc, à la clarté de mille torches, de mille flambeaux, précédés de cent bannières flottantes et des images des saints portées sous de magnifiques dômes dorés, au bruit des tam-tams, des tambours, des clairons et des trompettes, s’avançaient par masses, tant la foule était grande à la superbe église des jésuites, au centre de Pondichéry. C’est là le triomphe de ces missionnaires, qui ne sont pas des jésuites, mais des lazaristes. Une grande partie de la population leur est dévouée ; ils pourraient se rendre maîtres de Pondichéry.

La vie est ici à bon compte ; les Indous ne se nourrissent que de riz et de cary, sorte de ragoût de poissons ; les Européens, les créoles et les topas (porte-chapeaux), descendans de Portugais, se nourrissent comme en France, boivent du vin, mangent de la viande. Il y des bals trois fois la semaine ; on est ici passionné pour la danse, et déjà je passe pour le petit Coulon de Pondichéry. Avec 3 ou 4,000 francs de revenu, on peut avoir cabriolet, cheval, quatre domestiques. Avec 6,000 francs, on a carrosse, dix palanquins. Avec 20 ou 30,000 francs, on pourrait avoir des palais, cent chevaux, cent domestiques, vingt carrosses, cent palanquins. Ce climat est la demeure de l’homme. On va tout nu ; une toile légère en ceinture suffit. Il y a tant de riz, tant de poissons, que l’Indou, avec un fanon (6 sous), peut suffire à ses besoins. Pour deux roupies (la roupie vaut 48 sous), on a une paire de bottes. Une maladie connue dans l’Inde afflige à présent les naturels, c’est le choléra-morbus. On prie Siven, elle se ralentit, disent les Indous. La polygamie est en honneur ; les riches seuls en usent. La stérilité y est flétrie ; la fécondité y a des autels.

J’ai découvert un compatriote qui est ici depuis quarante-cinq ans ; c’est le père Motet, savant jésuite de Vauvillers, près de Bains, dans les Vosges ; il a demeuré à Épinal ; il a quitté la France en 1785 ; il est bon astronome, a couru les Indes et en parle les idiomes. Je lui ai communiqué de vos ouvrages ; je tâcherai de faire venir ceux que je n’ai pas ; je les ai proposés au bibliothécaire pour les acheter. On écrira sans doute à Paris. Le père Motet m’a présenté à l’évêque d’Halicarnasse, qui est ici depuis quarante ans. Je les cultive fort.

Schack.




Réclamation.

Paris, le 5 février 1831.

À Monsieur le Directeur de la Revue des Deux Mondes.


Monsieur,

Je viens de lire dans la Revue des Deux-Mondes (numéro double d’octobre et novembre), un article intitulé : Relation d’une traversée aux Indes orientales, par M. Shack. Je ne connais point M. Shack, et ne veux élever aucun doute sur la bonne foi de son récit ; mais je n’hésite point à vous déclarer que sa narration fourmille d’erreurs, souvent graves et dangereuses, et comme elle pourrait prendre crédit de l’estimable recueil dans lequel elle est insérée, je vous demande la permission de la redresser en quelques points.

Je ne m’arrêterai pas aux détails que M. Shack donne sur Pondichéry : M. le duc de Mélay, le savant évêque d’Halicarnasse, les vingt carosses et les cent palanquins qu’on peut entretenir avec 20,000 livres de rente, etc., etc. Je crois vraiment que M. Shack s’est imaginé qu’on appelait palanquins les Indiens qui les portent ; c’est pour cela sans doute qu’il les compte par centaines ; il n’y a pas jusqu’à son pauvre professeur malabare, dont il n’estropie impitoyablement le nom.

Mais voici qui devient plus sérieux, car il s’agit de personnes notables que M. Shack livre à l’animadversion publique, et flétrit sans façon d’un trait de plume.

Je passais à Bourbon, dit-il, pour un envoyé de Benjamin Constant ou de l’abbé Grégoire, parce que je m’appitoyais sur le sort de mes semblables qui travaillent sous le fouet pour enrichir des Desbassayns et des Villèle. Le sieur Desbassayns est propriétaire de quatre cents noirs ; il les fouette lui-même.

D’abord, en ce qui concerne M. de Villèle, le rapprochement porte entièrement à faux, et son nom semble n’avoir été choisi par M. Shack, que comme devant sonner d’une manière agréable à l’oreille de l’esprit de parti. M. de Villèle a toujours eu la réputation d’un maître doux et humain, et j’invoque à cet égard le témoignage de la colonie entière ; la fausse allégation de M. Shack est d’autant plus blâmable, qu’elle s’applique à un homme dont l’honorable caractère ne s’est jamais démenti, et s’il en fallait une preuve, je dirais que, pendant la longue administration de son frère, il est resté obscur à Bourbon, luttant avec courage contre des embarras de fortune, sans songer à venir réclamer sa part des faveurs qui pleuvaient alors des mains du ministre tout-puissant.

Quant au nom de Desbassayns, qui appartient à une famille nombreuse et considérable, puisque M. Shack voulait le mettre en scène, il aurait dû, pour être juste, dire que personne à Bourbon n’est plus chéri et honoré que madame veuve Desbassayns ; que cette dame, aussi respectable par son âge que par ses vertus, est aimée et vénérée de tous ses serviteurs, et que sa réputation de bonté est telle que non-seulement elle est répandue à Bourbon et à l’Île-de-France, mais encore dans toute l’Inde : il n’est pas un voyageur qui ne puisse l’attester.

Il aurait dû dire que M. Charles Desbassayns, l’un de ses fils a introduit depuis quelques années dans son habitation un régime disciplinaire auquel les amis de l’humanité ne sauraient trop applaudir ; que le premier il a aboli chez lui la peine du fouet, en la remplaçant par la prison et la privation des jours de repos ; encore ces peines ne sont-elles appliquées que par un jury de noirs esclaves, dont le maître se réserve seulement d’adoucir les décisions. Je ne crains pas d’être démenti ou désapprouvé en citant l’habitation de M. Desbassayns comme modèle, et en faisant des vœux sincères pour que son exemple trouve de nombreux imitateurs.

Il aurait dû dire enfin que le seul membre de la famille Desbassayns auquel le reproche de dureté pût être adressé, s’est considérablement amendé depuis long-temps ; et s’il avait vu M. Joseph Desbassayns accablé de douleurs rhumatismales, impotent, traîné dans un fauteuil que ses infirmités le réduisent à ne quitter jamais, il se serait convaincu qu’avec la meilleure volonté du monde il y aurait impossibilité physique à ce qu’il fouette lui-même ses noirs.

Que faut-il dire maintenant de cette effroyable exclamation de M. Shack : Il y a ici soixante-dix mille noirs, qu’ils se lèvent donc !

Moi que l’accusation de philanthropie a poursuivi dans l’Inde et à Bourbon, moi qui me suis brisé moi-même pour ne pas servir d’instrument au despotisme d’un gouverneur ; moi enfin, rédacteur de la dernière loi sur la répression de la traite des noirs, on ne me soupçonnera certes pas d’être un partisan du système de l’esclavage. Je n’ai pu voir néanmoins sans douleur et sans indignation un appel direct au massacre et à l’incendie : la réalisation de ce vœu sanguinaire serait aussi funeste aux esclaves qu’aux maîtres. C’est ainsi que les fanatiques déclamations de quelques étourdis trompent les colonies sur l’esprit métropolitain, c’est ainsi qu’on persuade aux colons que nous sommes les ennemis déclarés de leur existence, et qu’on les pénètre d’une défiance funeste contre toutes les mesures émanées de la métropole. Les hommes qui s’occupent de législation coloniale, ceux surtout qui seront chargés de l’appliquer ont besoin de repousser des idées injustes qui rendent leur mission si difficile à remplir ; ils savent tous qu’en pareille matière le bien n’est possible qu’avec une sage et lente progression, et ils regarderaient les paroles de M. Shack comme le souhait d’un méchant homme, s’ils n’aiment mieux n’y voir que le propos d’un insensé.

En résultat, M. Shack nous apprend qu’à son arrivée à Pondichéry, M. le duc de Mélay l’a fait entrer au collége : c’est assurément ce qu’il pouvait faire de mieux, car M. Shack a bien l’air d’un homme qui s’en était échappé avant le temps.

Recevez, monsieur le Directeur, l’expression de la considération distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

Moiroud,
Ancien procureur-général à Pondichéry et à Bourbon, et membre de la commission de législation coloniale.