Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du Roy
Imprimerie Royale (Tome IIp. 480-526).

Lettre XXII.

A Monseigneur le Comte de Pontchartrain, Secretaire d’Etat et des Commandemens de Sa Majesté, etc.

Monseigneur,

Dans l’incertitude où nous étions, si nous aurions meilleur marché des voleurs qui sont sur le grand chemin de Constantinople, ou de ceux qui courent sur la route de Smyrne, nous préferâmes le voyage de cette derniere ville, dans l’esperance non seulement de trouver des Plantes plus rares que nous n’avions fait sur le canal de la mer Noire ; mais encore pour nous approcher de la Syrie dont nous avions dessein de voir les côtes.

Nous partîmes donc le 8 Decembre de Pruse pour Smyrne, et couchâmes à Tartali, village à trois heures et demi de marche. On passe par Cechirgé où sont les vieux Bains de Capliza, et de là sur le pont du Loufer ou Merapli petite riviere qui tombe du mont Olympe, et qui va se jetter dans la mer prés de Montania. Les Truites du Loufer sont excellentes et tout ce pays est beau et bien cultivé. A gauche regne une chaine de collines, sur laquelle est Phisidar bourgade considérable habitée par des Grecs, qui pour avoir le plaisir d’être seuls chez eux, sans mélange d’aucuns Turcs, payent double Capitation, et ne voyent qu’une fois l’année un Cadi ambulant.

Le 9 Decembre aprés une marche de 9 heures, on commença à découvrir le lac d’Abouillona qui a 25 milles de tour, et sept ou huit milles de largeur en quelques endroits, entrecoupé de plusieurs Isles et de quelques peninsules ; c’est proprement le grand égout du Mont Olympe. La plus grande de ces Isles a trois milles de circonference et s’appelle Abouillona de même que le village, qui est sans doute l’ancienne ville d’Apollonia, puisque c’est de ce Lac que sort la riviere de Rhyndacus qui va passer à Lopadi ou Loubat. Caragas est encore un village de Grecs dans une autre Isle du même Lac ; mais il s’est mêlé quelques Turcs parmi eux. Les uns et les autres passent d’une Isle à l’autre sur des Caïques à voile, pour les aller cultiver. Les Carpes de ce Lac pesent 12 ou 15 livres ; mais nous ne les trouvâmes pas meilleures que celles que nous avions mangées à Pruse. Ce Lac s’appelloit anciennement Stagnum Artynia. Le Rhyndacus se nommoit Lycus, et peutêtre que Lopadi petite ville à une lieüe au dessous, est la ville de Metellopolis dont Pline a fait mention ; mais il ne faut pas la confondre avec la Metellopolis de Strabon. Suivant cet Autheur le Lac d’Abouillona s’appelloit Apolloniatis, et la ville qui s’y trouvoit, portoit le nom d’Apollonia. La Médaille de Septime Severe, dont le revers represente un vaisseau à la voile, marque bien que les habitans s’addonnoient fort à la navigation, et que la ville devoit être considérable. Celle de M. Aurele, au revers de laquelle se voit le Rhyndacus à longue barbe, couché et appuyé sur son urne, tenant un roseau de la main gauche et poussant de la droite un bateau, fait entendre que cette riviere étoit navigable dans ce temps-là.

Mr Vaillant asseûre qu’il a veû la ville d’Apollonia, et la place sur une colline, au pied de laquelle coule le Rhyndacus à 15 milles de la mer ; mais sans doute que ce savant homme prit Lopadi pour Apollonia, laquelle ne sçauroit être que le village d’Abouillona. Apollon étoit sans doute reveré dans cette ville, car outre qu’elle en portoit le nom, ce Dieu est répresenté sur une Médaille de M. Aurele debout devant un trepié, autour duquel est tortillé un serpent ; Apollon y est couronné par Diane chasseresse. La Médaille de Lucius Verus represente aussi un Apollon debout, le bras gauche appuyé sur une colomne et tenant une branche de laurier de la main droite. Le même culte paroît sur une Médaille de Caracalla, où Apollon est debout au milieu de quatre colomnes du frontispice de son Temple. Le même type est sur la Médaille de Gordien Pie. La ville d’Apollonia étoit encore considérable sous l’Empereur Alexis Comnene ; Anne sa fille rapporte qu’elle fut, comme Pruse, pillée par les Turcs.

On laisse toujours le Lac d’Abouillona à gauche pour aller à Lopadi où nous couchâmes ce jour-là, aprés avoir traversé une belle plaine. La riviere sort du Lac, environ deux milles audessus de la ville ; mais elle est profonde et porte bateau, quoique depuis long temps personne ne prenne soin de la nettoyer. On la passe à Lopadi sur un pont de bois, à la gauche duquel sont les ruines d’un ancien Pont de pierre qui paroît avoir eté bien bâti. Lopadi que les Turcs appellent Ulubat, les Francs Loubat, et les Grecs Lopadion, n’a qu’environ 200 maisons d’assez mauvaise apparence ; cependant ce lieu a eté considérable sous les Empereurs Grecs. Ses murailles, qui sont presque ruinées, étoient deffenduës par des tours, les unes rondes, les autres pentagones, quelques-uns triangulaires ; l’enceinte de la Place est presque quarrée. On y voit des morceaux de marbre antique, des colomnes, des chapiteaux, des bas-reliefs et des architraves, mais le tout brizé et tres maltraité. Le Caravanserai où nous logeâmes étoit fort sale et fort mal bâti, quoiqu’il y ait quelques vieux chapiteaux et quelques bases de marbre.

L’Empereur Jean Comnene qui parvint à l’Empire en 1118, fit bâtir le Château de Loubat dans le temps qu’il alloit combatre les Perses ; il est presque tout démoli présentement. Nicœtas asseûre que ce même Empereur avoit fait bâtir la ville de Lopadion lorsqu’il voulut aller reprendre Castancone sur les côtes de la mer Noire. Tout cela se peut aisément concilier, en disant que Jean Comnene avoit fait bâtir le Château dans un de ses voyages, et les murailles de la ville dans l’autre ; car il est certain que cette ville est encore plus ancienne, puisqu’elle fut pillée par les Mahometans sous l’Empereur Andronic Comnene qui regnoit en 1081. Les restes des marbres qui s’y trouvent, marquent encore qu’elle est plus ancienne que les Comnenes, à moins qu’on ne les ait fait venir par eau, des ruines d’Apollonia. En effet, il y a quelque apparence que les habitans de cette ville, pour la commodité de leur commerce, s’étoient insensiblement transportez à l’endroit où est Loubat, et qu’ils l’avoient appellée Apollonia, aprés avoir abbandonné l’ancienne Apollonia qui est dans la plus grande Isle dont on vient de parler ; car Anne Comnene rapporte, que sous Alexis Comnene, Helian fameux Géneral Mahometan, s’étant saisi de Cyzique et d’Apollonia, l’Empereur y envoya Euphorbene Alexandre pour l’en chasser. Alexandre se rendit le maître d’Apollonia, en sorte qu’Helian fut contraint de se retirer dans le Château ; mais le secours ayant paru, les Chrétiens leverent le siége, et comme ils vouloient se retirer par la mer, Helian qui étoit le maître du pont, les enferma dans la riviere et les tailla en pieces. Opus qui commandoit l’armée, aprés la deffaite d’Euphorbene, répara cette perte ; non seulement il reprit Apollonia, mais il obligea Helian de se rendre, et le fit passer à Constantinople où il se fit Chrétien avec deux de ses plus fameux Géneraux. Il semble que cela prouve que Lopadi avoit pris le nom d’Apollonia dans ce temps-là.

Andronic Comnene envoya une armée à Lopadi pour ramener à leur devoir les habitans qui, à l’exemple de ceux de Nicée et de Pruse, avoient abandonné son parti. Aprés la prise de Constantinople par le Comte de Flandres, Pierre de Bracheux mit en fuite les troupes de Theodore Lascaris, à qui Lopadi resta par la Paix qu’il fit avec Henri, successeur de Baudoüin Comte de Flandres et premier Empereur Latin d’Orient.

Aprés que le grand Othoman eût deffait le Gouverneur de Pruse, et les Princes voisins qui s’étoient liguez pour arrêter le cours de ses conquêtes, il poursuivit le Prince de Teck jusques à la tête du pont de Lopadi, et fit dire au Gouverneur de la Place, que s’il ne lui envoyoit son ennemi egorgé, il passeroit le pont et mettroit tout à feu et à sang. Le Gouverneur répondit qu’il le satisferoit, pourveû qu’il jurât que ni lui ni ses successeurs ne passeroient jamais le pont. En effet, depuis ce temps-là les Othomans ont toujours passé cette riviere en bateau. Othoman fit hacher en morceaux le Prince de Teck à la veûë de la Citadelle, et se saisit de la Place. Lopadi est aussi fameux dans l’Histoire Turque par la défaite de Mustapha, que le Rhyndacus l’est dans l’Histoire Romaine par celle de Mithridate.

Ce General qui venoit d’être battu à Cyzique, ayant appris que Lucullus assiégeoit un Château en Bithynie, y passa avec sa cavalerie et le reste de son infanterie, dans le dessein de le surprendre ; mais Lucullus averti de sa marche le surprit lui-même malgré la neige et la rigueur de la saison. Il le battit à la riviere de Rhyndacus, et fit un si grand carnage de ses troupes, que les femmes d’Apollonia sortirent de leur ville pour dépoüiller les morts et pour piller le bagage. Appien qui convient de cette victoire, a oublié la pluspart des circonstances dont Plutarque nous a instruits.

A l’égard de la bataille qu’Amurat remporta sur son Oncle Mustapha, les Auteurs la rapportent diversement. Ducas et Leunclaw prétendent qu’Amurat fit mettre à bas le pont de Lopadi, pour empescher son oncle de venir à lui. Nous en avons veû les restes, et depuis ce temps-là on a fait le pont de bois sur lequel on passe pour aller à la ville. Mustapha se voyant abbandonné de ses alliez, ne songea qu’à passer en Europe. Calcondyle asseûre qu’Amurat fit jetter un pont sur la riviere. On peut lire Leunclaw sur les autres particularitez de l’action, car il prétend qu’il y eût un sanglant combat, et que Mustapha fut l’agresseur.

Mr Spon n’a pas eû raison de prendre le Lac de Lopadi pour le Lac Ascanius, non plus que d’asseûrer que la riviere de Lopadi se jette dans le Granique. Le Lac Ascanius est le Lac de Nicée, que les Grecs appellent Nixaca, et les Turcs Ismich. Mr Tavernier dit, que ce Lac se nomme Chabangioul, à cause de la ville de Chabangi qui est sur ses bords, à 5 ou 6 milles de Nicée. Strabon place le Lac Ascanius prés de cette ville. Pour ce qui est du Granique, il est assez éloigné de Lopadi, comme nous l’allons voir, et l’on reconnoît l’embouchure du Rhyndacus par une Isle que les anciens ont nommée Besbicos.

On séjourna à Lopadi le lendemain 10 Decembre, parce que cinq marchands Juifs de Pruse, qui avoient le même voiturier que nous, avoient mis dans leur marché qu’on se reposeroit le jour du Sabbat ; ainsi nous quittâmes la grande Caravane, et nous ne nous trouvâmes plus que six personnes avec des fusils, sçavoir nous trois, deux voituriers, et les Juifs qui tous ensemble n’avoient qu’un méchant mousqueton à roüet, plein de crasse, et qu’on ne pouvoit pas charger faute de baguette. Ces bonnes gens apprehendoient si fort les Turcs, qu’ils se cachoient du plus loin qu’ils en appercevoient ; quand ils ne pouvoient pas se cacher, ils quittoient leurs Turbans à sesse blanche. Nous avions pris des Turbans blancs à Angora, afin de n’être pas connus pour Francs, par les voleurs qui les dépoüillent impitoyablement. Nous en rencontrâmes pourtant cinq, armez de lances, entre Pruse et Lopadi ; mais tout se passa honnêtement de leur part.

Le lendemain 11 Decembre nous continuâmes nôtre route dans la Michalicie, laquelle fait une partie de la Mysie des anciens, et marchâmes jusques sur les deux heures dans une grande plaine, bien cultivée, relevée de quelques collines couvertes de bois ; mais on ne voit sur le chemin que Squeticui méchant village à droite. On laisse à gauche un puis à bascule pour la commodité des passans. Ensuite on passe une petite riviere qui va se jetter dans le Granique ; aprés quoi nous nous trouvâmes sur le bord de cette riviere. Ce Granique, dont on n’oubliera jamais le nom tant qu’on parlera d’Alexandre, coule du Sud-Est au Nord, et ensuite vers le Nord-Oüest avant que de tomber dans la mer ; ses bords sont fort élevez du côté qui regarde le couchant. Ainsi les troupes de Darius avoient un grand avantage, si elles en avoient sçeu profiter. Cette riviere si fameuse par la premiere bataille que le plus grand Capitaine de l’antiquité gagna sur ses bords, s’appelle à present Sousoughirli, qui est le nom d’un village où elle passe ; et Sousoughirli veut dire le Village des Busles d’eau. Nous passâmes le Granique sur un pont de bois qui ne nous parut pas trop seûr. Les Caravanserais de Sousoughirli sont de vilaines escuries dont la banquette, qui n’a que deux pieds de haut, n’est large qu’autant qu’il le faut pour se coucher en travers, mal pavée et pleine d’ordures, avec de méchantes cheminées à cinq ou six pieds les unes des autres. On voit pourtant quelques colomnes et quelques vieux marbres dans le village, mais sans inscriptions. L’Agnus castus, et l’Asphodele jaune sont communs sur les bords du Granique. Mr Weheler a pris cette espece d’Asphodele pour celle qui a les feüilles fistuleuses ; mais je ne comprens pas comment il entend qu’Alexandre rencontra l’armée de Darius sur le Granique en deça du Mont Taurus proche l’Euphrate.

Le 12 Decembre nous partîmes à quatre heures et demi du matin, et n’arrivâmes qu’aprés douze heures de marche à Mandragoia méchant village sur qui ont ne jetteroit pas les yeux s’il n’y avoit quelques vieux marbres ; les colomnes du Caravanserai où nous logeâmes, quelque antiques qu’elles soient, ne sont que dégrossies ; et suivant les apparences elles resteront long temps en cet état.

Ces restes d’antiquitez ont fait conjecturer à Mr Spon, que Mandragoia pourroit bien être la ville de Mandrapolis dont Pline a fait mention. Pour aller de Sousoughirli à Mandragoia, on traverse une montagne que Mr Weheler a prise pour le Mont Timnus ; et nous ne pûmes découvrir les masures de cette ancienne Citadelle, que l’on prétend qu’Alexandre fit bâtir aprés la bataille du Granique, parce que nous partîmes avant le jour. Le mont Timnus n’est pas fort haut, mais il est fort étendu, et ses côteaux sont couverts de petits Chênes, de Genets d’Espagne, et d’Adrachne. La Porte de Fer est un méchant Caravanserai abbandonné, dans une de ses vallées, sur un ruisseau qui coule vers le levant ; heureusement nous passâmes tous ces défilez dans une saison où les voleurs ne sçauroient tenir la campagne.

Le 13. Decembre aprés une route de dix heures, par des défilez remplis de Chênes, de Pins, et de Phillipea, que l’on brûle souvent pour multiplier les pâturages ; nous couchâmes à Courougoulgi, et nous trouvâmes à moitié chemin de Mandragoia le village de Tchoumlekechi. On ne voit que nids de Cigognes sur les Caravanserais de la route ; ces nids sont comme de grands paniers creusez en bassin, tissus confusément de branches d’arbres. Les Cigognes ne manquent pas d’y revenir tous les ans faire leurs petits, et les gens du pays, bien loin de les chasser, ont ces Oyseaux en si grande veneration, qu’ils oseroient toucher à leurs nids. Un étranger seroit mal receû s’il s’avisoit de tirer dessus.

Pour ce qui est du ruisseau qui passe à une promenade de Mandragoia, et que Mr Spon prit pour le Granique, c’est le Fourtissar qui descend du mont Timnus, et qui pourroit bien être le Caïcus des anciens. Nous mangeâmes ce jour-là, pour la premiere fois, du fruit d’Adrachne ; ce fruit est clair-semé sur des grappes branchuës et purpurines, presque ovale, long de demi pouce, chagriné à grain applatis, au lieu que ceux de l’Arbousier sont à grains pointus. Celui de l’Adrachne finit par un petit bec noirâtre, long de demi ligne ; la chair en est rougeatre, tirant sur l’orangé, jaunâtre en dedans, plus ou moins agréable au goût, suivant que les fruits sont conditionnez ; ils me parurent plus âpres que ceux de l’Arbousier, cependant ils sont de même structure, divisez en cinq loges, remplies chacune d’un placenta charnu, chargé de graines longues d’une ligne, brunes, pointuës par les deux bouts, un peu courbes et comme triangulaires dans leur longueur ; ce sont des pepins dont la chair est blanchâtre.

L’Origan que Mr Weheler marque dans le mont Sypila, est fort commun dans tous ces quartiers là, de même que la Sauge de Candie de Clusius, le Thym de Crete des anciens, le Terebinthe, l’Echinophora de Columna. L’Aster tomentosus, Verbasci folio. La Valeriana tuberosa Imp. et plusieurs autres belles Plantes.

Le 14 Decembre nous ne marchâmes qu’environ six heures, et passâmes sur une autre montagne moins élevée et moins rude, étenduë et entrecoupée de plusieurs vallons pleins de Chênes grands et petits, entremêlez de quelques Pins de Tarare, de Phillyrea, d’Adrachne, de Terebinthes. Nous arrivâmes à Baskelambai, bourgade assez jolie où nous mangeâmes de bons Melons d’hyver, aussi longs que ceux de Vera en Espagne ; mais leur chair est blanche, point vineuse, quoique d’ailleurs assez agréable. On passe deux ruisseaux avant que d’arriver à Baskelambai ; ce lieu est situé dans une plaine bien cultivée, et l’on y fait un grand commerce de Coton.

Le 15 Decembre nous continuâmes de marcher dans la plaine de Baskelambai où passe une petite riviere. On monte ensuite sur une montagne assez plate, et l’on entre dans la rgande plaine de Balamont où l’on cultive beaucoup de Coton. Balamont fut nôtre gîte aprés une marche de huit heures. C’est un assez beau lieu sur un ruisseau qui va vers le Sud-Oüest. On voit plusieurs colomnes brisées dans cette plaine, et les deux Caravanserais de Balamont, qui ne sont séparez entre eux que par une grande cour, sont pleins de colomnes de marbre et de Granit qui en soutiennent les poutres ; on y a même entassé des bouts de colomnes, entremêlez de chapiteaux et de bases, ce qui fait un tres mauvais effet. Nous découvrîmes dans ce village un chapiteau si bien travaillé, que je n’ay pû m’empécher de le faire graver. Les collines qui sont à droite et à gauche laissent entre elles de belles plaines semées de Coton. Ackissar ou l’ancienne Thyatire, qui est une des Sept Eglises de l’Apocalypse, est à gauche du chemin de Balamont. Kircagan est une grande montagne à une heure et demi de Baskelambai, où il y a une autre ville d’Ackissar. Les Turcs donnent aisément les nom d’Ackissar ou de Karaissar, c’est à dire de Château blanc ou de Chateau noir ; d’Eskissar ou de Jenissar, Château vieux ou Château neuf, suivant leur caprice.

Le 16 Decembre nous marchâmes depuis trois heures du matin jusqu’à midi, dans un pays assez plat, terminé par cette grande plaine de Magnesie, bornée au Sud par le mont Sypilus ; et cett montagne, quoique fort étenduë de l’Est à l’Oüest, nous parut beaucoup moins haute que le mont Olympe. Le plus haut sommet su Sypilus reste au Sud-Est de Magnesie, et cette ville n’est guere plus grande que la moitié de Pruse. Ces deux villes ne se ressemblent que par leur situation ; car on ne voit ni belles Eglises ni beaux Caravanserais dans Magnesie, et l’on n’y fait commerce qu’en Coton. La pluspart de ses habitans sont Mahometans. Les Juifs qui y sont en plus grand nombre que les Grecs ni les Armeniens, y ont trois Synagogues. La Citadelle est si négligée qu’elle tombe en ruine, de même que le Serrail, dont tout l’ornement consiste en quelques vieux Cyprés. La verdure est incomparablement plus belle aux environs de Pruse, et le mont Sypilus n’est pas comparable au mont Olympe ; mais aussi la riviere d’Hermus, qui nous parut beaucoup plus grande que le Granique, est d’un grand ornement à tout le pays. Cette riviere en reçoit deux autres, dont l’une viend du Nord, et l’autre de l’Est. Elle passe à demi lieuë de Magnesie sous un pont de bois, soutenu par des piles de pierre. Aprés avoir traversé la plaine du Nord Nord-Est vers le Sud, elle fait un grand coude avant que de venir au pont ; et tirant sur le couchant va se jetter dans la mer entre Smyrne et Phocée, comme l’a fort bien remarqué Strabon : au lieu que tous nos Geographes la font dégorger dans le fond du golphe de Smyrne, en deçà de la plaine de Menimen. Cette riviere forme à son embouchûre de grands bancs de sable, à l’occasion desquels les vaisseaux qui entrent dans la baye de Smyrne sont obligez de ranger la côte et de venir passer à la veûë du Château de la Marine.

On passe les Marais qui sont entre l’Hermus et Magnesie sur une belle jettée d’un quart de lieuë de long, dans laquelle on a employé quantité de marbres et de jaspes antiques ; il y en a quelques-uns dans les murailles de la ville, mais nous n’y découvrîmes aucune Inscription. La Plaine de Magnesie, quoique d’une beauté surprenante, est presque toute couverte de Tamaris, et n’est bien cultivée que du côté du Levant : la fertilité en est marquée par une Médaille du Cabinet du Roy ; d’un côté c’est la tête de Domitia, femme de Domitien ; de l’autre un fleuve couché, lequel de la main droite tient un rameau et de la gauche une corne d’abondance. Patin en a donné une d’un semblable type ; aussi Strabon remarque-t-il que l’Hermus est un de ces fleuves qui engraissent les terres par leur limon.

On ne brûle dans cette ville que du bois d’Adrachne que le mont Sypilus fournit. Les marchands Juifs de nôtre Caravane nous obligerent d’y séjourner le 17 Decembre ; et pour nous dédommager du temps perdu, nous firent trouver d’excellent vin chez leurs confreres, à huit parats les mille dragmes, comme ils parlent ; ces mille dragmes pesent deux Oques, c’est à dire cinq livres. Le froid étoit rude, et la tramontane souffloit cruellement, mais in ne gela pas.

Nous nous amusâmes ce jour-là à herboriser sur le mont Sypilus qui est tout escarpé du côté du Nord, et parmi des touffes de Lauriers-roses et d’Adrachne nous trouvâmes dans les précipices quelques plantes rares que nous avions veûës en Candie, surtout la Jacea.

La Deesse Sypilene avoit pris son nom de cette montagne, ou pour mieux dire Cybele la mere des Dieux, avoit eté nommée Sypilene, parce qu’on la reveroit d’une maniére particuliere dans le mont Sypilus ; ainsi il n’est pas surprenant qu’on voye tant de Médailles de Magnesie, sur le revers desquelles cette Deesse est répresentée, tantost sur le frontispice d’un Temple à quatre colomnes, tantost dans un char. On juroit même, dans les affaires les plus importantes, par les Deesse du mont Sypilus, comme il paroît par ce precieux marbre d’Oxford où est gravée la ligue de Smyrne et de Magnesie sur le Meandre, en faveur du Roy Seleucus Callinicus.

Du haut du mont Sypilus, la plaine paroit admirable et l’on découvre avec plaisir tout le cours de la riviere. Tantôt nous nous representions ces grandes armées d’Agesilaus et de Tissapherne, tantôt celles de Scipion et d’Antiochus, qui disputoient l’Empire d’Asie dans ces vastes campagnes. Pausanias assûre qu’Agesilaus battit l’armée des Perses le long de l’Hermus ; et Diodore de Sicile rapporte, que ce fameux Géneral des Lacedemoniens, descendant du mont Sypilus, alla ravager tous les environs de Sardes. Xenophon prétend que la bataille se donna le long du Pactole, lequel se jette dans l’Hermus.

A l’égard de la bataille de Scipion et d’Antiochus, elle se donna entre Magnesie et la riviere d’Hermus, que Tite-Live et Appien appellent le Fleuve de Phrygie. Cette grande action qui donna une si haute idée de la vertu Romaine en Asie, se passa sur le chemin de Magnesie à Thyatire, dont les ruines sont à Ackissar ou Château-blanc. Scipion avoit fait avancer ses troupes de ce costé-là ; mais comme il apprit qu’Antiochus étoit venu camper avantageusement autour de Magnesie, il fit passer la riviere à son armée et obligea les ennemis de sortir de leurs retranchemens, et de combattre. On voyoit, dit Florus, dans l’armée de ce Roy, des Elephans d’une grandeur épouventable, qui brilloient par l’or, l’argent, l’ivoire et la pourpre dont ils étoient couverts. Cette bataille, qui fut le premiere que les Romains gagnerent en Asie, leur assûra le pays jusques aux guerres de Mithridate.

Aprés la prise de Constantinople par le Comte de Flandres, Jean Ducas Vatatze, gendre et successeur de Theodore Lascaris, établit le siége de son Empire à Magnesie, et y regna pendant 33 ans. Les Turcs s’en rendirent les maîtres sous Bajazet ; mais Tamerlan qui le fit prisonnier à la fameuse bataille d’Angora, aprés avoir pillé Pruse et les villes des environs, vint à Magnesie et y fit transporter toutes les richesses des villes de Lydie.

La guerre de Sicile étant finie entre le Comte de Valois et Frideric Roy de Sicile, fils de Pierre d’Arragon ; les Catalans, qui avoient servi sous Frideric, passérent dans les troupes d’Andronic Empereur de Constantinople, qui étoit en guerre avec les Turcs. Roger de Flor, Vice-Amiral de Sicile, vint en Asie à la tête des troupes Catalanes, et battit les Mahometans en 1304. et 1305 ; mais les desordres et les violences que les Catalans commettoient contre les Grecs, ayant obligé ceux de Magnesie, soutenus d’Ataliote leur Gouverneur, de se soulever contre la garnison Catalane et de l’égorger ; Roger qui y avoit laissé ses thresors, vint mettre le siége devant la Place, laquelle se deffendit si bien, qu’il fut contraint de se retirer.

Amurat II choisit Magnesie pour y passer en repos le reste de ses jours, aprés avoir mis sur le Throne des Othomans son fils Mahomet II ; neanmoins les guerres que les Roy de Hongrie et Jean Hunniade lui suscitérent en Europe, l’obligérent de quitter sa solitude, car son fils étoit trop jeune pour soutenir un si grand fardeau. Amurat passa le canal de la mer Noire à Neocastron, vint à Andrinople, et marcha contre les Princes Chrétiens : le Roy d’Hongrie fut tué, Hunniade mis en fuite.

Aprés cette signalée victoire, les Visirs par leurs instances obtinrent que le Sultan reprendroit le soin des affaires, et Mahomet se retira à Magnesie. Les Turcs firent des environs de cette Place une petite Province, dont Magnesie étoit la capitale et où Corcut fils de Bajazet II. a regné. Le grand Solyman II. fit aussi sa résidance à Magnesie jusques à la mort de son pere. Sultan Selim s’en rendit le maître et en chassa un autre Corcut Prince Othoman. Il n’y a point de Pacha dans Magnesie, mais un Mousselin et un Sardar y commandent. Les Grecs y sont pauvres et n’y ont qu’une Eglise.

Le 18 Decembre nous montâmes encore sur le mont Sypilus pour aller à Smyrne. Le chemin est rude et la montagne fort escarpée : aussi Plutarque dit qu’elle s’appelloit la Montagne de la Foudre, parce qu’il y tonnoit plus souvent que sur les autres qui sont aux environs ; et c’est apparemment pour cela qu’on a frappé à Magnesie des Médailles de M. Aurele, du vieux Philippe, d’Herennia, et d’Etruscilla, dont les revers répresentent Jupiter armé de sa foudre. Aprés huit heures de marche nous arrivâmes à Smyrne. Il n’y a rien de plus commun sur cette route que l’Adrachne ; on en chauffe les fours, on en couvre même le haut des murailles des jardins et des vignes, pour les garentir de la pluye.

Smyrne est la plus belle porte par où l’on puisse entrer en Levant ; bâtie au fond d’une baye capable de contenir la plus grande armée navale du monde. Des Sept Eglises de l’Apocalypse, c’est la seule qui subsiste avec honneur ; elle doit cet avantage à Saint Polycarpe, à qui Saint Jean, qui l’avoit formé dans l’Episcopat, écrivit par ordre du Seigneur. Soyez fidelle jusques à la mort, je vous donnerai la couronne de vie. Les autres villes que S. Jean avertit par ordre du Seigneur, sont ou de miserables villages, ou d’autres tout-a-fait ruinez. Cette illustre ville de Sardes, si renommée par les guerres des Perses et des Grecs ; Pergame capitale d’un beau Royaume ; Ephese qui se glorigioit d’être la Metropole de toute l’Asie ; ces trois celebres villes sont de petites bourgades bâties de boüe et de vieux marbres. Thyatire, Philadelphie, Laodicée, ne sont connuës que par quelques restes d’Inscriptions où il est fait mention de leurs noms.

Smyrne est une des plus grandes et des plus riches villes du Levant. La bonté de son Port, si nécessaire pour le commerce, l’a conservée et fait rebâtir plusieurs fois, aprés avoir eté renversée par les tremblemens de terre. C’est comme le rendez-vous des marchands des quatre parties du monde, et l’entrepost des marchandises qu’elles produisent. On compte quinze mille Turcs dans cette ville, dix mille Grecs, dix-huit cens Juifs, deux cens Armeniens, autant de Francs. Les Turcs y ont dix-neuf Mosquées, les Grecs deux Eglises, les Juifs huit Synagogues, les Armeniens une Eglise, et les Latins trois Couvens de Religieux. L’Evêque Latin n’a que cent écus Romains de rente ; celui des Grecs a mille cinq cens piastres. Quoique celui des Armeniens ne subsiste que par les aumônes de sa nation, il est le mieux partagé de tous les Prelats Chrétiens. On amasse ces aumônes les Festes et les Dimanches, et on assûre qu’elles montent à six ou sept bourses par an.

La situation de Smyrne est admirable. La ville s’étend tout le long de la marine, au pied d’une colline qui domine le Port. Les ruës y sont mieux percées, mieux pavées et les maisons mieux bâties que dans les autres villes de terre-ferme. La ruë des Francs, qui est le plus bel endroit de Smyrne, regne tout le long du Port. On peut dire que c’est un des plus riches magazins du monde ; aussi la ville est placée comme au centre du commerce du Levant, à huit journées de Constantinople par terre et à 400 milles par eau, à 25 journées d’Alep par Caravanes, à six journées de Cogna, à sept de Cutaye, et à six journées de Satalie.

Il n’y a point de Pacha dans Smyrne, mais seulement un Sardar qui commande deux milles Janissaires logez dans la ville ou aux environs. La Justice y est administrée par un Cadi. La nation Françoise étoit composée en 1702, d’environ 30 marchands bien établis, sans compter plusieurs autres François qui y faisoient un commerce moins considérable. La nation Angloise y étoit nombreuse aussi, et leur negoce étoit florissant.

Dans le temps que nous étions à Smyrne, la nation Hollandoise n’étoit composée que de 18 ou 20 marchands bien établis et fort estimez. Il n’y avoit que deux Genois, qui negocioient sous la Banniere de France. Il y résidoit un Consul de Venise, quoiqu’il n’y eût aucun marchand de cette nation. C’étoit le Signor Lupazzolo venerable vieillard de 118 ans, qui se vantoit d’être dans le troisiéme siécle de sa vie, puisqu’il étoit né sur la fin de 1500, et nous le regardions comme le Doyen du genre humain. Il étoit d’une taille moyenne et quarrée ; il mourut quelque temps aprés. On asseûroit qu’il avoit eû prés de 60 enfans de cinq femmes qu’il avoit épousées, sans compter ses maîtresses et ses esclaves, car le bon homme étoit de complexion amoureuse. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que le plus vieux de ses garçons est mort avant lui, âgé de 85 ans, et la plus jeune de ses filles n’en avoit que seize pour lors.

Les Caravanes de Perse ne cessent d’arriver à Smyrne, depuis la Toussains jusques en May et Juin. On y porte quelquefois jusques à deux mille balles de soye par an, sans compter les drogues et les toiles. Nos François y portent de la Cochenille, de l’Indigo, de la Salsepareille, au bois de Bresil et de Campech, du Verd de Gris, des Amandes, du Tartre, du Poivre, de la Canelle, du Girofle, du Gingembre, de la Muscade. Les Draps de Languedoc, les Serges de Beauvais, les Cadis de Nismes, les Pinchinats, les Satins de Florence, le Papier, l’Etain fin, le bon Acier et les Emaux de Nevers y sont de bonne débite. Avant que nôtre commerce y fût bien établi, les marchands des autres nations nous appelloient Mercanti di Barretti, parce que nous fournissions, de même qu’aujourd’hui, presque tous les bonnets et les calotes de laines. Nous y portions aussi de la Fayance ; mais la plus grande quantité est envoyé d’Ancone. On estime à Smyrne les Foüines de France, et sur tout celles du Dauphiné, dont on se sert pour les fourrures. Une fourrure de veste s’y vend depuis 50 jusques à 80 écus ; on mêle les plus foncées en couleur, avec le Samour qui est la Marte Zibeline ou la Foüine de Moscovie. On employe beaucoup plus de ces peaux de Foüines qui viennent par la Sicile, que de celles de France, mais elles y sont moins cheres, parce que celles de France passent sur le pied des Foüines d’Armenie et de Georgie.

Outre les soyes de Perse et le fil de chevre d’Angora et de Beibazar, qui sont les plus riches marchandises du Levant, nos marchands tirent de Smyrne le Coton filé ou Caragach, le Coton en rame, les Laines fines, les Laines bâtardes, et celles de Metelin, les Noix de Gale, la Cire, la Scamonée, la Rhubarbe, l’Opium, l’Aloës, la Tutie, le Galbanum, la Gomme Arabique, la Gomme Adragant, la Gomme Ammoniac, le Semen contra, l’Encens, la Zadoavia, et des Tapis grands et communs.

Tout le commerce se fait par l’entremise des Juifs, et on ne sçauroit rien vendre ni acheter qui ne passe par leurs mains. On a beau les traiter de Chifous et de malheureux, rien ne se meut que par leurs organes. Il faut leur rendre justice, ils ont plus d’habileté que les autres marchands ; ils vivent d’ailleurs à Smyrne d’une maniere assez aisée, et ils y font une dépense fort honorable, ce qui paroît tres extraordinaire parmi une nation qui n’étudie que l’art de leziner. Les marchands étrangers vivent entreux avec beaucoup de politesse, et ils ne manquent à aucune visite de céremonie ou de bienséance. Les Turcs paroissent rarement dans la ruë des Francs, qui est de toute la longueur de la ville. Il semble, quand on est dans cette ruë, que l’on soit en pleine chrétienté ; on n’y parle qu’Italien, François, Anglois, Hollandois. Tout le monde se découvre en se saluant. On y voit des Capucins, des Jesuites, des Recolets. La langue Provençale y brille sur toutes les autres, parce qu’il y a beaucoup plus de Provençaux que d’autres nations. On chante publiquement dans les Eglises, on psalmodie, on prêche, on y fait le service Divin sans aucun trouble ; mais d’un autre côté on n’y garde pas assez de mesures avec les Mahometans, car les Cabarets y sont ouverts à toutes les heures du jour et de la nuit. On y joüe, on y fait bonne chere, on y danse à la Françoise, à la Grecque, à la Turque. Ce quartier seroit tres beau s’il y avoit un Quay sur le Port, mais la mer vient battre jusques au derriere des maisons, et les batteaux entrent, pour ainsi dire, dans les magazins.

Mr Royer nôtre Consul soutient tres dignement l’honneur de sa nation ; il est dans un petit Palais où les honnêtes gens sont receûs fort agréablement ; il est avec cela fort bien fait, sçavant, habile, bienfaisant, surtout tres appliqué à tout ce qui regarde l’honneur et l’avantage des François. Comme il avoit eû la complaisance de nous logere chez lui, nous nous y trouvâmes lorsque les negocians Anglois et Hollandois vinrent lui souhaiter les bonnes Festes. Son Buffet étoit fort bien garni, car outre les vins du pays, il y avoit abbondamment de ceux de France, d’Italie et d’Espagne ; les liqueurs, et les differens fruits suivant la saison, n’y étoient pas épargnez : voici comment se passa la Feste, où nos principaux marchands étoient invitez pour soutenir l’honneur de la nation. Aprés les complimens ordinaires, on presenta à boire à tout le monde, et il fallut faire raison, ou du moins en faire le semblant en portant le verre à la bouche. Mr le Consul fut condamné ce jour-là à boire à plus de cent reprises differentes, de toutes sortes de vins. Quand les Anglois et les Hollandois se furent retirez, les Grecs, les Armeniens et les Juifs parurent à leur tour. Nos marchands vont aussi faire leurs complimens aux Consuls d’Angleterre et de Hollande, chez qui ils sont receûs à peu prés de la même maniere ; c’est à dire au bruit des bouteilles et des flacons, mais heureusement ce n’est pas le même jour, parce qu’ils comptent suivant le vieux style. Les Consuls ne se visitent pas dans ces sortes d’occasions ; ils se contentent de se faire complimenter reciproquement par leurs Interpretes.

Aprés nous être délassez pendant quelques jours chez Mr Royer, où l’on trouve tout ce qu’on peut souhaiter pour se dédommager de ce qu’on a souffert dans les grands voyages, c’est à dire fort bonne chere, une conversation charmante, toutes les Gazettes et même une Bibliotheque ; nous allâmes nous promener du côté du Château de la Marine avec le Chancelier de la nation, et quelques-uns de ses amis bien armez, de même que leurs valets : cette précaution est nécessaire quand il y a des vaisseaux de Barbarie aux environs de Smyrne ; car les soldats et les matelots qui courent les côtes, tirent sur les chasseurs dés qu’ils voyent qu’ils ont déchargé leurs fusils sur quelque piece de gibier.

Le Château de la Marine, dont j’ay l’honneur de vous envoyer le Plan, est un Fort quarré, dont les côtez ont environ cent pas de long, flanqué de quatre mauvais bastions, et deffendu par une Tour quarrée qui en occupe le milieu ; l’enceinte en est basse et crenelée ; l’artillerie qui est sans affust, est aussi grosse que celle des Châteaux des Dardanelles. Cette Place est entourée de marais praticables et pleins de Beccassines. Aprés avoir passé une petite forest d’Oliviers, on trouve, au pied d’une des collines dont la rade est bordée, des Bains d’eau chaude presque abbandonnez. Peut-être que ce sont ceux dont Strabon a parlé en faisant la description des lieux qui se trouvent en venant de Clazomene à Smyrne : cet Auteur assûre que l’on y rencontre le Temple d’Apollon, et les eaux chaudes. De l’ancien bâtiment des Bains, qui étoit assez beau, s’il en faut juger par les ruines, il ne resta aujourd’huy qu’un caveau où est le réservoir dans lequel se vuident deux tuyaux, l’un d’eau chaude, et l’autre d’eau froide. Ces Bains sont au Sud-Est de Smyrne, mais l’eau nous parut moins chaude que celle de Milo. Pour le Temple d’Apollon il ne devoit pas être bien loin de là, et le Chapelain de Mr le Consul d’Angleterre m’asseûra qu’il en avoit découvert les ruines. C’est un galant homme, habile Antiquaire, à qui je communiquay les Inscriptions que j’avois copiées à Angore. Nous devions à mon retour d’Ephese avoir une conference sur nos recherches, mais il partit pendant mon absence pour aller joindre Mylord Paget à Constantinople, et se retirer ensuite en Angleterre, ainsi je n’ay pas appris d’autres nouvelles du Temple d’Apollon. J’espere que Mr Sherard qui est présentement Consul de la même nation, nous éclaircira de toutes les Antiquitez de Smyrne et des environs ; car c’est un tres sçavant homme, de mes bons amis, et tout plein de zéle pour la perfection des Sciences ; il m’a communiqué quelques lumieres pour la situation de Clazomene et de ses Isles.

Clazomene, que l’on prend pour le village de Vourla, étoit une ville illustre du temps de la belle Grece, et elle eût beaucoup de part à la guerre du Peloponnese. Les Perses la jugerent si nécessaire à leurs desseins, que non seulement ils s’en saisirent, mais qu’ils la conservérent par la fameuse Paix d’Antalcidas. Auguste est appellé fondateur de cette ville, sur une Médaille du Cabinet de l’Electeur de Brandebourg ; mais cet Empereur ne fut que le restaurateur de la Place. Clazomene autrefois tenoit si bien en raison Smyrne et tout le pays qui est autour de la Baye, que Tzachas, fameux Corsaire Mahometan, fut obligé de s’en emparer lorsqu’il s’établit à Smyrne sous l’Empereur Alexis Comnene.

On ne sçauroit mieux désigner la situation de Clazomene, que par les Isles qui sont à l’entrée de la Baye de Smyrne, aprés avoir doublé le Cap de Carabouron. Strabon en compte jusques à huit. Pline ne parle que de quatre ; elles sont prés de la côte en deçà de Château de la Marine. Les Turcs les connoissent sous le nom des Isles de Vourla.

Pausanias assûre que Clazomene étoit en terre ferme, et que les Ioniens la fortifiérent pour arrêter les conquêtes des Perses ; cependant ils furent si épouvantez de leurs progrés, aprés la prise de Sardes, qu’ils passerent dans une des Isles qui étoit vis à vis de la ville, s’y croyant beaucoup plus en seûreté, parce que les Perses n’avoient pas encore de Flotte. Ensuite Alexandre le Grand en fit une Peninsule par une jettée de 250 pas de long, sur laquelle on alloit de l’Isle à la terre ferme. Pour éviter le grand et dangereux tour de Carabouron, ce grand Prince fit ouvrir une plaine au travers du mont Mimas, laquelle conduisoit à Erythrée, fameuse ville et port de mer vis à vis Scio ; en sorte qu’ayant débarqué à Erythrée, on passoit par ce nouveau chemin à Clazomene, de même que l’on débarque aujourd’hui à Seagi pour venir par terre à Smyrne, sans entrer dans la Baye. Peut-être que Seagi est un nom corrompu de Teus, car la pluspart des Grecs prononcent le T comme un S ; de Teus on a fait Seus, et puis Seagi. C’est le pays du bon vin ; nous avons une Médaille d’Auguste à la legende de cette ville, dont le revers répresente Bachus debout, vêtu en femme, tenant une cruche de la main droite, et le Thyrse de la gauche : on a marqué par flaterie autour de la tête d’Auguste, qu’il étoit le fondateur de cette ville.

Les anciens appelloient Mineas toute la chaine de montagnes, qui occupe la Peninsule qu’ils nommoient ' Myonnese ou l’Isle aux Mulots, dont toute la côte d’Asie est infectée. Les deux principaux sommets de cette montagne s’appellent les Freres, parce qu’ils paroissent égaux, et qu’ils sont l’un contre l’autre comme deux jumeaux. Les Provençaux leur ont donné le nom de Poussos, c’est à dire Mamelles, suivant l’idée des anciens Grecs qui regardoient les pointes des montagnes comme des mamelles. Mr Morel qui a surpassé les plus grands Antiquaires de son temps, par la correction admirable de ses desseins, a crû que Clazomene étoit l’ancienne ville de Grynée qui avoit donné le surnom de Grynéen à Apollon. Cybele, la mere des Dieux, étoit fort venerée à Clazomene et portoit le nom de la ville, comme on le voit sur les Médailles de Valerien. On y adoroit aussi Diane aux blancs sourcils, comme nous l’apprenons par quelques Médailles de Gallien. Il y auroit plaisir d’aller foüiller dans les ruines de Vourla.

Quelques jours aprés nous allâmes au vieux Château de Smyrne, situé sur la colline qui domine la ville. Les Turcs ont achevé de démolir un des plus beaux Theatres de marbre qui fût en Asie, et qui occupoit la croupe de cette montagne du côté qui regarde la rade. Ils ont employé tous ces marbres à bâtir un beau Bezestein et un grand Caravanserai. L’ancien Château, bâti par Jean Ducas, est au sommet de cette colline ; son enceinte est irreguliere et se ressent du temps des derniers Empereurs Grecs, sous lesquels on employoit les plus beaux marbres parmi la maçonnerie des murailles des villes. On voit au devant de la porte de ce Château, un arbre fameux, parce que les Grecs prétendent que c’est un rejetton du bâton de Saint Polycarpe. Autant que j’en pus juger, au commencement de Janvier, par une branche que j’en fis couper et qui commençoit à perdre ses feüilles, c’est ce Micocoulier que nous avions observé depuis peu sur la route de Tocat. A droite et à côté de la porte, est enclavé dans la muraille le Buste de la prétenduë Amazone Smyrne, haut d’environ trois pieds ; mais il ne paroit pas qu’il ait jamais eté fort beau, et les Turcs l’ont maltraité à coups de fusils pour lui casser le nez ; ce qu’il y a de certain, c’est que ce Buste n’a aucun des attributs des Amazones, au lieu que sur les Médailles frappées à la legende de cette ville, l’Amazone qui en est la fondatrice, se distingue par sa hache à double tranchant et par son bouclier. Dans les premiers temps la figure de cette Heroïne étoit comme le symbole de la ville, comme il paroit par les revers des Médailles que l’on frappoit pour marquer les alliances des Smyrnéens avec leurs voisins.

Il n’y a rien dans ce Château qui merite d’être veû : les Turcs y ont bâti une méchante Mosquée. Sur la porte du Nord, il y a deux Aigles fort mal dessinées et une Inscription si haute qu’on ne sçauroit la lire. La Place de ce Château étoit occupée, dans les temps de la belle Grece, par une Citadelle sous la protection de Jupiter Acrée, ou qui présidoit aux lieux élevez. Pausanias asseûre que le sommet de la montagne de Smyrne, appellé Coryphe, avoit donné le nom de Coryphéen à Jupiter qui y avoit un Temple. Mr de Camps a un beau Médaillon où ce Dieu Acrée est répresenté assis, aussi bien que sur une Médaille de Vespasien où le même Dieu assis, tient de la main droite une Victoire et une Haste de l’autre.

Plusieurs autres Médailles de Smyrne servent à nous faire connoître le rang qu’elle tenoit parmi les places d’Asie. Ses Citoyens se vantoient, dit Tacite, d’être les premiers de tous les peuples d’Asie qui avoient dressé dans leur ville un Temple à Rome, sous le nom de Rome la Deesse, dans le temps même que Carthage subsistoit, et qu’il y avoit de puissans Roys en Asie, qui ne connoissoient pas encore la valeur des Romains. Smyrne fut faite Neocore sous Tibere avec beaucoup de distinction ; et les plus fameuses villes d’Asie ayant demandé la permission à cet Empereur de lui dédier un Temple, Smyrne fut préferée. Elle devint Neocore des Cesars, aulieu qu’Ephese ne l’étoit encore que de Diane ; et dans ce temps-là les Empereur étoient bien plus craints, et par-conséquent plus honorez que les Deesses. Smyrne fut déclarée Neocorne pour la seconde fois sous Adrien, comme le marquent les marbres d’Oxford ; enfin elle eut encore le même honneur et prit le titre de Premiere ville d’Asie sous Caracalla, qu’elle conserva sous Julia Mæsa, sous Alexandre Severe, sous Julia Mammæa, sous Gordien Pie, sous Otacilla, sous Gallien et sous Salonine.

En sortant du Château, nous allâmes voir les restes du Cirque, qui sont à gauche. On passe au devant d’une Chapelle à moitié ruinée, où l’on montre les débris du tombeau de Saint Polycarpe premier Evêque de Smyrne, qui non seulement eut le bonheur d’être Disciple de Saint Jean Baptiste, mais qui fut établi Evêque par les Apôtres mêmes. Aprés avoir gouverné son Eglise pendant long temps, il fut brûlé vif à l’âge de cent moins quatre ou cinq ans, sous M. Aurele ou sous Antonin Pie. Les actes de sa vie portent que cette sainte Tragedie se passa dans l’Amphiteatre de Smyrne ; ainsi il y a plus d’apparence que ce fut dans le Theatre dont on vient de parler, que dans le Cirque où nous allons entrer.

Ce Cirque est si fort détruit qu’il n’en reste, pour ainsi dire, que le moule ; on en a emporté tous les marbres, mais le creux a retenu son ancienne figure. C’est une espece de vallée de 465 pieds de long, sur 120 de largeur, dont le haut est terminé en demi cercle, et le bas est ouvert en quarré. Cet endroit présenement est fort agréable par sa pelouse, car les eaux n’y croupissent point. Il ne faut pas juger de la veritable grandeur du Cirque ou du stade, par les mesures que nous avons rapportées ; on sçait que ces sortes de lieux n’avoient ordinairement que 125 pas de long, et qu’on les appelloit Diaules quand ils avoient le double. On découvre de cette colline toute la campagne de Smyrne qui est parfaitement belle, et dont les vins étoient estimez du temps de Strabon et d’Athenée.

Rien ne donne une plus belle idée de la magnificence de l’ancienne Smyrne, que la description que Strabon en a laissée. Lorsque les Lydiens, dit cet Auteur, eurent détruit Smyrne, tout ce quartier, pendant environ 400 ans, ne fut peuplé que par bourgades ; mais Antigonus la rétablit, et ensuite Lysimachus. C’est aujourd’huy la plus belle ville d’Asie. Une partie est bâtie sur la montagne, mais la plus grande partie est dans la plaine sur le Port, vis à vis le Temple de Cybele et du Gymnase. Les ruës sont les plus belles qu’on ait pû faire, tirées à angles droits et pavées de belles pierres. Il y a de grands et beaux Portiques, une Biblioteque publique, et un Portique quarré où est la statuë d’Homere ; car ceux de Smyrne sont fort jaloux de ce qu’Homere a pris naissance parmi eux, et ils ont fait frapper un Médaillon de cuivre qu’ils appellent Homerion. La riviere Meles coule le long de ses murailles. Entre les autres commoditez de la ville, il y a un Port que l’on ferme quand on veut.

Telle étoit Smyrne au temps d’Auguste, et suivant les apparences on n’avoit encore bâti ni le Theatre ni le Cirque, car Strabon ne les auroit pas oubliez. Ainsi Mr Spon a conjecturé avec raison, que le Theatre fut bâti sous Claude, puisqu’on trouva le nom de cet Empereur sur un piédestal. Strabon nous apprend que les Lydiens avoient détruit une ville encore plus ancienne que celle qu’il décrit, et c’est de celle dont parle Herodote, lorsqu’il assûre que Giges Roy de Lydie déclara la guerre aux Smyrnéens, et qu’Halyattes son petit fils, la prit. Elle fut ensuite maltraitée par les Ioniens, surprise par ceux de Colophon ; enfin renduë à ses propres Citoyens, mais démembrée de l’Eolide. Mr Spon écrit que cette ancienne Smyrne étoit entre le Château de la Marine, et la ville d’aujourd’hui ; il en reste encore quelques ruines sur le rivage.

Les Romains pour se conserver la plus belle porte d’Asie, ont toujours traité les Citoyens de Smyrne fort humainement ; et ceux-ci pour n’être pas exposez aux armes des Romains, les ont beaucoup ménagez, et leur ont eté fidelles. Ils se mirent sous leur protection pendant la guerre d’Antiochus ; il n’y a que Crassus Proconsul Romain qui fut malheureux auprés de cette ville. Non seulement il y fut battu par Aristonicus, mais pris et mis à mort ; sa tête fut presentée à son ennemi, et son corps enseveli à Smyrne. Perpenna vangea bientôt les Romains, et fit captif Aristonicus. Dans les guerres de Cesar et de Pompée, Smyrne se déclara pour ce dernier, et lui fournit des vaisseaux. Aprés la mort de Cesar, Smyrne qui penchoit du côté des conjurez, refusa l’entrée à Dolabella, et receut le Consul Trebonius l’un des principaux auteurs de la mort du Dictateur ; mais Dolabella l’amusa si à propos, qu’étant entré la nuit dans la ville il s’en saisit et le fit martyriser pendant deux jours. Dolabella cependant ne put pas conserver la Place ; Cassius et Brutus s’y assemblerent pour y prendre leurs mesures.

On oublia tout le passé quand Auguste fut paisible possesseur de l’Empire. Tibere honora Smyrne de sa bienveillance et regla les droits d’Asile de la ville. M. Aurele la fit rebâtir aprés un grand tremblement de terre. Les Empereurs Grecs qui l’ont possedée aprés les Romains, la perdirent sous Alexis Comnene. Tzachas fameux Corsaire Mahometan, voyant les affaires de l’Empire fort embroüillées, se saisit de Clazomene, de Smyrne et de Phocée. L’Empereur y envoya son beaufrere Jean Ducas avec une armée de terre, et Caspax avec une flotte. Smyrne se rendit sans coup ferir ; le gouvernement en fut donné à Caspax, qui revenant à la ville aprés avoir accompagné Ducas, receut un coup d’épée de la main d’un Sarrasin ; ce malheureux avoit volé une grosse somme d’argent à un bourgeois de la ville, et voyant sa condamnation inevitable, il déchargea sa rage sur le Gouverneur.

Les Mahometans, sous Michel Paleologue qui chassa les Latins de Constantinople, se saisirent de presque toute l’Anatolie. Atin un de leurs principaux Géneraux prit Smyrne, sous Andronic le vieux. Homur son fils lui succeda ; et comme il étoit occupé à ravager les côtes de la Propontide, les Chevaliers de Rhodes s’emparérent des environs de Smyrne et y bâtirent le Fort Saint Pierre. Homur revint à Smyrne, et voulant reconnoître ce Fort qui n’étoit pas fini, il receut un coup de fleche dont il mourut. Pendant la vie d’Homur qu’on appelloit le Prince de Smyrne, les Latins brûlerent sa flotte, et se saisirent de la ville. Le Patriarche de Constantinople qui avoit eté fait par l’élection du Pape, ayant jugé à propos de dire la Messe dans la principale Eglise, y fut surpris par les Troupes d’Homur, lesquelles ayant mis les Latins en fuite, le décollerent tout revétu de ses habits Pontificaux, et massacrérent la Noblesse qui étoit autour de lui. Quelques Historiens Genois rapportent à l’année 1346 une expedition que les Genois firent sur ces côtes, sous le Doge Vignosi, par laquelle ils ajoutérent à leur domaine Scio, Smyrne et Phocée. Suivant les apparences ils ne garderent pas longtemps Smyrne, puisque Morbassan l’assiégea par ordre d’Orcan II Empereur des Turcs, qui avoit épousé une des filles de l’Empereur Cantacuzene.

Aprés la bataille d’Angora, Tamerlan assiégea Smyrne, et campa tout prés du Fort Saint Pierre, que les Chevaliers de Rhodes avoient fait bâtir, et où la pluspart des Chrétiens d’Ephese s’étoient retirez. Ducas qui a fait la relation de ce siége, en a rapporté deux circonstances bien singulieres. 1°. Que Tamerlan fit combler l’entrée du Port, en ordonnant à tous ses soldats d’y jetter chacun une pierre. 2°. Qu’il y avoit fait construire une Tour d’un nouvel ordre d’architecture, composée en partie de pierres et de têtes de morts, rangées comme des pieces de marqueterie, tantôt de front et tantôt de profil. Aprés la retraite des Tartares, Smyrne resta à Cineites fils de Carasupasi Commandant d’Ephese, et qui avoit eté Gouverneur de Smyrne sous Bajazet. Cependant Musulman, l’un des fils de Bajazet, jaloux de la grandeur de Cineites, passa en Asie en 1404. dans le dessein de l’abaisser. Cineites fit une puissante ligue avec Caraman Sultan d’Iconium, et avec Carmian autre Prince Mahometan ; mais ils firent la Paix sans en venir aux mains. Cineites n’eut pas si bon marché de Mahomet I, autre fils de Bajazet. Mahoment vint assiéger Smyrne que l’on avoit bien fortifiée et bien munie. Cineites se retira à Ephese, et le Grand Maître de Rhodes fit travailler avec toute la diligence possible à rétablir le Fort Saint Pierre que Tamerlan avoit fait raser ; la ville se rendit aprés dix jours de siége ; Mahomet en fit démolir les murailles et mettre à bas une Tour que le Grand Maître faisoit construire à l’entrée du Port. Depuis ce temps-là les Turcs sont restez paisibles possesseurs de Smyrne, et ont fait relever cette Tour, ou pour mieux dire, ils ont bâti une espece de Château à gauche en entrant dans le Port des galeres, qui est l’ancien Port de la ville.

Nous allâmes nous promener à l’autre extremité de Smyrne, tout au bout de la ruë des Francs, vers les Jardins que le ruisseau Meles arrose. C’est le plus noble ruisseau du monde, dans la Republique des Lettres. Le plus fameux des Poëtes est né sur ses bords ; et comme on n’en connoissoit pas le pere, il porta le nom de ce ruisseau. Une belle avanturiere nommée Critheis, chassée de la ville de Cumes, par la honte de se voir enceinte, se trouvant sans logement, y vint faire ses couches. Son enfant perdit la veûë dans la suite, et fut nommé Homere, c’est à dire l’Aveugle. Il n’est pas nécessaire de dire que sa mere épousa Phanius Maître d’Ecole et de Musique de la ville. Jamais fille d’esprit n’a manqué de mari. Non seulement Smyrne glorieuse de la naissance de ce grand Poëte, lui fit dresser une Statuë et un Temple, mais elle fit frapper des Médailles à son nom. Amastris et Nicée ses alliées en firent de même, l’une à la tête de M. Aurele, et l’autre à celle de Commode. Pour le ruisseau Meles, quoiqu’à peine il fasse moudre deux moulins, je vous laisse à penser s’il fut oublié sur les Médailles ; il est devenu bien chetif, depuis le temps de Pausanias qui l’appellent un beau Fleuve. Ce ruisseau, à la source duquel Homere travailloit dans une caverne, est répresenté sur une Médaille de Sabine, sous la figure d’un vieillard appuyé de la main gauche sur une Urne, tenant de la droite une Corne d’abondance. Il est aussi répresenté sur une Médaille de Neron, à la simple legende de la ville, de même que sur celles de Tite et de Domitien.

À un mille ou environ au delà de Meles, sur le chemin de Magnesie à gauche au milieu d’un champ, on montre encore les ruines d’un bâtiment que l’on appelle le Temple de Janus, et que Mr Spon soupçonnoit être celui d’Homere ; mais depuis le départ de ce voyageur, on l’a mis tout à fait à bas, et tout ce quartier est rempli de beaux marbres antiques. À quelques pas de là coule une source admirable qui fait moudre continuellement sept meules dans le même moulin. Quel dommage que la mere d’Homere ne vint pas accoucher auprés d’une si belle fontaine ! On y voit les débris d’un grand Edifice de marbre, nommé les Bains de Diane ; ces débris sont encore magnifiques, mais il n’y a point d’Inscriptions.

Si des Bains de Diane on veut aller dans les campagnes de Menemé ; outre qu’elles sont fertiles en Melons, en Vins, et en toutes sortes de fruits, on y trouve une terre remplie de sel fixe naturel, dont on se sert au lieu de soude pour faire du savon.

Le 25 Janvier nous partîmes de Smyrne pour Ephese sur les neuf heures du matin. En sortant de la ville on entre dans la voye Militaire, laquelle est encore pavée de grands quartiers de pierre, coupez presque en losanges. À trois heures de Smyrne on passe un assez beau ruisseau qui va se rendre dans la mer ; mais nous en rencontrâmes un autre, à prés de quatre heures de là, qui peut passer pour une petite riviere. Le pays est plat, inculte, couvert en quelques endroits de petits bois semblables à des taillis entremêlez de Pins. Nous bûmes du Caffé sur le chemin dans une prairie où un Turc avoit établi une échope, ou petite maison de bois ambulante. Nous arrivâmes sur les quatre heures et demie, à Tcherpicui méchant village dans une grande plaine toute inculte, où l’on voit les restes d’une grande et ancienne muraille de maçonnerie, laquelle a servi d’aqueduc, comme prétendent les gens du pays, pour conduire les eaux à Smyrne.

De la plaine de Tcherpicui jusques à Ephese, ce n’est qu’une chaîne de montagnes dont les bois et les défilez sont pleins de voleurs dans la belle saison. Nous n’y trouvâmes que des Cerfs et des Sangliers ; mais nous fûmes surpris agréablement de voir des collines couvertes naturellement de beaux Oliviers, lesquels sans culture produisent d’excellens fruits, et ces fruits se perdent faute de gens qui les amassent. En approchant d’Ephese sur la droite, ces montagnes sont horriblement taillées à plomb, et font un spectacle affreux. On passe le Caystre à demi lieuë en deçà d’Ephese. Cette riviere, qui est fort rapide, coule sous un pont bâti de marbres antiques, et fait moudre quelques moulins. On entre ensuite dans la plaine d’Ephese, c’est à dire dans un grand bassin enfermé de montagnes de tous les côtez, si ce n’est vers la mer ; le Caystre serpente dans cette plaine, mais il s’en faut bien que ses contours ne soient aussi frequens que dans le dessein que Mr Spon en a donné ; et ceux du Meandre qui sont bien plus entortillez, n’approchent pas des contours que la Seine fait au dessous de Paris ; je suis surpris que nos Poëtes ne les ayent jamais décrits. Le Caystre a été répresenté sur des Médailles ; on en voit aux têtes des Empereurs Commode, Septime Severe, Valerien et Gallien.

Nous cherchâmes inutilement une autre riviere, dont les anciens ont parlé, laquelle arrosoit les environs d’Ephese ; sans doute qu’elle se jette dans le Caystre, plus haut que le Pont. En effet on nous assûra à Ephese que le Caystre recevoit une riviere assez considérable, au delà des montagnes du Nord-Est ; ce qui s’accommode fort bien avec une Médaille de Septime Severe, sur laquelle le Caystre est representé sous la forme d’un homme, comme étant un Fleuve qui se dégorge dans la mer ; et le Kenchrios, qui est la riviere dont il s’agit, sous la figure d’une femme, pour marquer qu’elle se jette dans l’autre. Outre ces deux figures, la Diane a plusieurs mamelles est representée d’un côté sur le même revers, et de l’autre est une corne d’abondance. Tout cela marque la fertilité que ces deux rivieres procuroient au terroir d’Ephese. La Seine et la Marne qui amenent tant de richesses à Paris, meriteroient bien, ce me semble, une Médaille.

C’est une chose pitoyable de voir aujourd’hui Ephese, cette ville autrefois si illustre, qu’Estienne de Bysance appelle Epiphanestate, réduite à un miserable village habité par 30 ou 40 familles grecques, lesquelles certainement, comme remarque Mr Spon, ne sont pas capables d’entendre les Lettres que S. Paul leur a écrites. La menace du Seigneur a eté accomplie sur elle. J’oterai vôtre chandelier de son lieu, si vous ne vous repentez. Ces pauvres Grecs sont parmi de vieux marbres et contre un bel aqueduc bâti des mêmes pierres. La Citadelle, où les Turcs se sont retirez, est sur un tertre qui s’étendant du Nord au Sud, domine toute la plaine ; c’est peut-être le Mont Pion de Pline. L’enceinte de cette Citadelle, qui est fortifiée par plusieurs Tours, n’a rien de magnifique ; mais à quelques pas de là du côté du Midi, on voit les restes d’une autre Citadelle plus ancienne, beaucoup plus belle et dont les ouvrages étoient revêtus des plus beaux marbres de l’ancienne Ephese.

Il y reste encore une Porte de fort bon goût, bâtie des mêmes débris. Je ne sçai par quelle raison on l’appelle la Porte de la Persecution. Elle est remarquable par trois bas-reliefs encastrez sur son cintre. Celui qui est à la gauche a eté le plus beau de tous, mais il est le plus maltraité. Il est d’environ cinq pieds de long sur deux pieds et demi de haut, et represente une Bacchanale d’enfans qui se roulent sur des pampres de vigne. Celui du milieu a un pied de hauteur plus que l’autre, et le double de longueur. Le dernier est presque aussi haut, mais il n’a qu’environ quatre pieds de long. La Porte de la Persecution décline du Sud au Sud-Sud-Est ; cette Porte étoit deffenduë par des ouvrages assez irréguliers que l’on avoit aggrandis suivant le besoin, comme on le connoît par les ruines ; car à mesure qu’ils s’éboulent, ils laissent voir d’autres ouvrages de marbre qui ont été recouverts.

Au Sud et au pied de la colline où est bâti le Château, est située l’Eglise de S. Jean convertie en Mosquée. Je ne sçai si c’est celle que Justinien y fit bâtir ; mais il est certain que c’est de ce grand Evangeliste que vient le nom d’Aïasalouë, sous lequel Ephese est connuë des Grecs et des Turcs. Les Grecs appellent Saint Jean Aios Scologos, au lieu d’Agios Theologos, le Saint Theologien, parce qu’ils prononcent le Theta comme un Sigma, d’Aios scologos ils ont fait Aïasalouë. Le dehors de cette Eglise n’a rien d’extraordinaire. On dit qu’il y a de belles colomnes en dedans ; mais outre que les plus belles pieces des ruines d’Ephese ont eté emportées à Constantinople pour les Mosquées Royales, le Turc qui en gardoit la clef étoit absent lorsque nous y fûmes. On croit qu’aprés la mort de Jesus-Christ, S. Jean choisit Ephese pour y faire sa résidence, et que la Sainte Vierge s’y retira aussi. Saint Jean aprés la mort de Domitien vint reprendre le soin de l’Eglise d’Ephese, et trouva que Saint Timothée, son premier Evêque, y avoit eté martyrisé.

L’Aqueduc qui subsiste encore aujourd’hui, quoyqu’à moitié ruiné, est à l’Est ; c’étoit l’ouvrage des Empereurs Grecs, de même que la Citadelle ruinée. Les piliers qui soutiennent les arcades, sont bâtis de tres belles pieces de marbre, entremêlées de morceaux d’architecture, et l’on y lit des Inscriptions qui parlent des premiers Cesars. Ces piliers sont quarrez, plus ou moins hauts suivant que le niveau de l’eau le demandoit ; mais les cintres sont tous de brique. Cet Aqueduc servoit à conduire à la Citadelle et à la ville, les eaux de la fontaine Halitée, dont a parlé Pausanias. Elles se distribuoient à la ville par des tuyaux de brique, pratiquez dans de petites tours quarrées et appuyées contre quelques-uns des piliers. Cette ville s’étendoit principalement du côté du midi, et tout ce quartier n’est rempli que de ruines ; mais Ephese a eté renversée tant de fois qu’on n’y connoît plus rien.

Pour ce qui regarde les Inscriptions nous n’en copiâmes aucune, car outre qu’on n’en sçauroit lire qu’une partie ; les autres sont si hautes qu’il est impossible de les déchifrer : on ne trouve ni échelles, ni chevalets chez les Grecs.

Le lendemain nous traversâmes la plaine pour aller reconnoître les ruines de ce fameux Temple de Diane, qui a passé pour une des merveilles du monde. Ce grand Edifice étoit situé au pied d’une montagne et à la tête d’un marais. Pline croit qu’on choisit ce lieu marécageux, comme moins exposé aux tremblemens de terre ; mais aussi l’on s’engagea à une dépense effroyable, car il fallut faire des caves pour vuider les eaux qui s’écouloient de la colline, les jetter dans le marais et de là dans le Caystre. Ce sont ces caves que l’on prend mal à propos pour un labirynthe ; on est convaincu par l’inspection des lieux, qu’elles n’ont jamais servi qu’à vuider les eaux. Ma pensée est confirmée par Philon de Byzance, qui convient qu’on fut obligé d’y faire des fossez tres profonds, et des conduits où l’on employa une si grande quantité de pierres, qu’on épuisa presque toutes les carrieres du pays. Pour mieux assûrer les fondemens de ces conduits qui devoient soutenir un Edifice d’un poids si effroyable ; Pline rapporte qu’on employa quelques couches de charbons pilez et quelques autres couches de laine. Ce merveilleux Temple construit aux dépens des plus puissantes villes d’Asie, deux cens ans avant que Pline en parlât, avoit 425 pieds de long, sur 220 pieds de large. On y voyoit 127 colomnes, dont les Roys d’Asie avoient fait la dépense, et ces colomnes avoient chacune 60 pieds de haut. Il y en avoit 36 couvertes de bas-reliefs ; et parmi celles-ci il s’en trouvoit une de la main de Scopas Sculpteur fameux. Chersiphron fut l’Architecte de cet Edifice. Il n’en reste aujourd’hui que quelques gros quartiers qui n’ont rien de surprenant que leur épaisseur ; la pluspart sont de brique, revêtus de marbre, tous percez de ces trous de crampons des plaques de bronze dont on croit qu’ils étoient ornez. On ne voit plus, parmi ces débris, que 4 ou 5 colomnes cassées.

Ce n’étoient pas là le premier Temple que les Ephesiens avoient dressé en l’honneur de Diane. Denys le Geographe nous apprend que ce premier Temple étoit une espece de niche d’une beauté singuliere, que les Amazones, maîtresses d’Ephese, avoient fait creuser dans le tronc d’un Ormeau, où apparemment la figure de la Deesse étoit placée. Ce n’est pas sans doute de cet ouvrage des Amazones qu’entend parler Pindare, lorsqu’il avance qu’elles firent bâtir le Temple d’Ephese dans le temps qu’elles faisoient la guerre à Thesée. Pausanias soutient que c’étoit l’ouvrage de Crœsus et d’Ephesus fils de Caystre, et qu’il étoit celebre avant le passage de Nileus, fils de Codrus, en Asie. Cela étant, le Temple étoit plus ancien que la ville ; car Strabon croit qu’Androclus, fils de Codrus, bâtit Ephese ; et Pausanias parle de ce même Androclus qui en chassa les Cariens.

Le Temple que ce fou d’Herostrate brûla, le jour de la naissance d’Alexandre, n’étoit pas le même que celui qui subsistoit du temps de Pline, puisque Alexandre voulut le faire bâtir quand il passa à Ephese. Ce grand Prince fit proposer aux Ephesiens, qu’il en feroit volontiers la dépense pourveû qu’on mît son nom sur le frontispice ; mais ils répondirent avec beaucoup de politesse, qu’il ne convenoit pas à un Dieu de dresser des Temples à d’autres Divinitez. Strabon, qui rapporte ce trait, assûre que Chersiphron fut bien le premier Architecte du Temple de Diane, mais qu’un autre Architecte l’augmenta. Aprés l’incendie d’Herostrate, non seulement les Ephesiens vendirent les colomnes qui avoient servi au premier ; mais tous les bijoux des Dames de la ville furent encore convertis en argent, et cet argent employé pour faire un Edifice beaucoup plus beau que celui qu’on avoit brûlé. Cheiromocrate en fut l’Architecte ; c’est lui qui fit bâtir la ville d’Alexandrie, et qui du Mont Athos voulut faire la Statuë d’Alexandre. On voyoit dans ce Temple des ouvrages des plus fameux Sculpteurs de Grece. L’Autel étoit presque tout de la main de Praxitele. Strabon en parle pour l’avoir veû du temps d’Auguste ; et le droit d’Azyle, dit cet Auteur, s’étendoit jusques à 125 pieds aux environs. Mithridate avoit reglé cet Azyle, à un trait de fleche. M. Antoine doubla cet espace, et y ajoûta une partie de la ville ; mais Tibere, pour éviter les abus qui se commettoient à l’occasion de ces sortes de droits, abolit celui d’Ephese. On ne marque l’Azyle sur les Médailles de cette ville, qu’aprés que l’Empereur Philippe le vieux y eût passé ; encore ce ne fut que sur celle d’Otacilla ; le revers representoit la Diane d’Ephese avec ses attributs, le Soleil d’un côté, et la Lune de l’autre. Nous avons une Médaille de Philippe le jeune au même type, mais la legende est differente. Celle qui est frappée à la tête d’Etruscilla répresente Diane avec ses attributs, et des cerfs ; la legende est la même que celle de la Médaille d’Otacilla. Pour ce qui est de l’arrivée de Philippe à Ephese, elle est marquée sur une Médaille de cet Empereur, dont le revers est chargé d’un vaisseau qui va à la rame et à la voile.

Du temps d’Herodote, la ville d’Ephese étoit éloignée du Temple de Diane, mais cet Auteur ne parle pas de la Statuë d’or que l’on y avoit placée, suivant Xenophon. Strabon assûre que les Ephesiens, par reconnoissance, avoient dressé dans leur Temple une Statuë d’or à Artemidore. Syncelle qui assûre que ce Temple fut brûlé, parle apparemment d’un incendie particulier, dont on répara le dommage sans en changer le dessein ; ainsi le Temple que Pline a décrit, étoit le même que celui que Strabon avoit veû. Ce même Temple fut dépoüillé et brûlé par les Scythes en 263. Les Gots le pillerent sous l’Empereur Gallien. Nous avons plusieurs Médailles, sur les revers desquelles ce Temple est representé avec un frontispice tantôt à deux colomnes, à quatre, à six et même jusques à huit, aux têtes des Empereurs Domitien, Adrien, Antonin Pie, M. Aurele, Lucius Verus, Septime Severe, Caracalla, Macrin, Elagabale, Alexandre Severe, Maximin.

Outre les bas-reliefs et les statuës, ce Temple devoit être orné de Tableaux merveilleux ; car Apelles et Parrhasius, les deux plus fameux Peintres de l’antiquité, étoient d’Ephese. Autour des ruines de ce Temple, se voyent les débris de plusieurs maisons bâties de briques, dans lesquelles logeoient peut-être les Prestres de Diane, qui venoient souvent de bien loin pour être honnorez de cette dignité. On leur confioit le soin des Vierges Prestresses, mais ce n’étoit qu’aprés les avoir fait eunuques. Nous avons peu de villes dont il reste autant de Médailles. Les unes nous apprennent qu’elle fut trois fois Neocore des Cesars, et une fois de Diane. Les autres, qu’elle fut bâtie à l’occasion d’un Sanglier. On prouve par quelques-unes que ses Citoyens se qualifioient de premiers peuples d’Asie. La pluspart de ces pieces representent Diane ou Chasseresse, ou à plusieurs mamelles, ou parée de ses attributs.

On ne voit plus de belles ruines aujourd’hui à Ephese, celles qui restent sont même assez clair-semées. Les débris de quelques Châteaux bâtis de marbre, ne montrent rien qui soit digne de l’ancienne ville. J’ai fait graver une Porte qui est à gauche sur le chemin de Scalanova. Le cintre qui en est beau, n’est pas proportionné aux jambages qui le soutiennent, car il fait plus que le demi cercle ; les frises sont entaillées proprement, et c’est sur ce reste de bâtiment qu’on lit, en dedans et en dehors, un bout d’Inscription que voici, elle est en caracteres Romains, où l’on ne comprend rien.

ACCENSO
RENSI ET ASIÆ

Les Arphodeles à fleur jaune, à tige droite et sans canelure, brillent parmi plusieurs autres plantes rares.

Le Château qu’on appelle la Prison de S. Paul, n’est pas ancien et n’a jamais été beau. La Grotte des sept Dormans meriteroit d’être veûë, si l’on étoit bien assûré de la verité de cette Histoire. En sortant des ruines du Temple, on entre dans un vilain marais rempli de joncs et de roseaux, lequel se dégorge dans le Caystre. Au delà de cette riviere est un Lac assez bourbeux ; peut-être qu’il nous parut tel à cause des grandes pluyes qui tomboient. Il faut que ce soit le Lac de Selinusia de Strabon. En allant au Port, on voit sur le bord de la riviere beaucoup d’anciennes ruines et de vieux marbres. C’étoit là proprement le quartier d’Ephese que Lysimachus avoit fait bâtir, et où se trouvoient les Arsenaux dont parle Strabon. On passe le Caystre à quelques pas de là dans un Bac à corde, pour aller de Scalanova à Smyrne, sans venir passer sur le Pont. C’est encore l’ancien chemin d’Ephese à Smyrne, car c’est le plus court, et Strabon assûre qu’il alloit en droiture d’une de ces villes à l’autre ; c’est aujourd’hui le chemin le plus dangereux.

Quoique la plaine d’Ephese soit belle, néanmoins la situation de Smyrne a quelque chose de plus grand ; et la colline qui en termine le golphe, est comme un theatre destiné pour representer une belle ville ; au lieu qu’Ephese est dans un bassin. D’ailleurs quoique cette ville ait eté le siége du Proconsul Romain, et le rendévous des étrangers qui alloient en Asie, son Port n’a jamais eté comparable à celui de Smyrne. Celui d’Ephese, à l’occasion duquel on a frappé tant de Médailles, n’est qu’une rade découverte et exposée ; il n’est plus frequenté à présent. Autrefois les bâtimens entroient dans la riviere, mais la barre a été depuis comblée de sable.

Rien n’est si ennuyeux que de chercher les fondateurs d’Ephese dans les anciens livres. Que nous importe de sçavoir comment elle s’appelloit du temps de la guerre de Troye ? ou si elle a pris son nom d’Ephesus fils de Caystre et de l’Amazone Ephese ? Il n’est guere plus important de sçavoir si c’est l’ouvrage des Amazones, ou d’Androclus, un des fils de Codrus Roy d’Athenes ; cela ne peut servir qu’à éclaircir un endroit de Syncelle, où il est dit que ce fut Andronic, au lieu d’Androclus, qui fit bâtir Ephese. Qui est-ce qui s’embarasse de sçavoir s’il y avoit un quartier de cette ville qui s’appelloit Smyrne ; ces sortes d’éruditions ne nous interessent plus ? mais il y a plaisir de se souvenir que pendant les guerres des Atheniens et des Lacedemoniens, Ephese avoit la politique de vivre en bonne intelligence avec le parti le plus fort : Que le jour de la naissance d’Alexandre, les devins de cette ville se prirent tous à crier que le destructeur de l’Asie étoit venu au monde : Qu’Alexandre le Grand, sur lequel la prophétie étoit tombée, vint à Ephese aprés la bataille du Granique, et qu’il y rétablit la Democratie : Que la place fut prise par Lysimachus l’un de ses successeurs : Qu’enfin Antigonus l’occupa à son tour, et y saisit les thresors de Polysperchon.

Peut-on ignorer qu’Annibal ne se soit abouché à Ephese avec Antiochus, pour prendre de concert des mesures contre les Romains ? Que le Proconsul Manlius y passa l’hyver, aprés la deffaite des Galates ? Tous ces evenemens renouvellent les grandes idées qu’on a de l’Histoire ancienne. Rien n’est plus effroyable que le massacre des Romains en cette ville par les ordres de Mithridate. Lucullus fit de grandes festes à Ephese. Pompée et Ciceron ne manquérent pas de voir cette celebre ville. Ciceron ne faisoit aucun pas dans la Grece, qu’il n’y trouvât de nouveaux sujets d’admiration. Scipion le beau-pere de Pompée eut un peu moins de respect pour Ephese, car il se saisit des thresors du Temple ; mais rien n’est si consolant pour les Chrétiens, que de suivre S. Paul à Ephese. Auguste honnora cette Place d’une de ses visites, et l’on y dressa des Temples à Jules Cesar et à la ville de Rome. Ephese fut rebâtie par les soins de Tibere. D’un autre côté les Perses la pillerent dans le troisiéme siécle, et les Scythes ne l’épargnérent pas quelque temps aprés. Il y a beaucoup d’apparence que le fameux Temple de Diane fut détruit sous Constantin, ensuite de l’Edit par lequel cet Empereur ordonna de renverser tous les Temples des Payens.

Ephese étoit une Place trop considérable pour n’être pas exposée à son tour aux ravages des Mahometans. Anne Comnene rapporte, que les Infidelles s’étant rendus les maîtres d’Ephese, sous le regne de son pere Alexis, il y envoya Jean Ducas son beaupere, qui deffit Tangriperme et Marace Generaux des Mahometans. La bataille se donna dans la plaine au dessous de la Citadelle ; ce qui fait connoître que la plus belle partie de la ville étoit déja détruite pour lors. Les Chrétiens eurent tout l’avantage ; on fit deux mille prisonniers, et le gouvernement de la Place fut donné à Petzeas. Il y a apparence que la Citadelle, dont parle Comnene, étoit l’ancien Château de marbre abbandonné. Theodore Lascaris se rendit le maître d’Ephese en 1206. Les Mahometans y revinrent sous Andronic Paleologue, qui commença à regner en 1283. Mantachias, un de leurs Princes, conquit toute la Carie, et Homur fils d’Asin, Prince de Smyrne, lui succeda. Tamerlan, aprés la bataille d’Angora, ordonna à tous les petits Princes d’Anatolie de le venir joindre à Ephese, et s’occupa pendant un mois à faire piller la ville et les environs. Ducas asseûre que tout fut épuisé, or, argent, bijoux ; on enleva même jusques aux habits. Aprés le départ de ce conquerant, Cineites grand Capitaine Turc, fils de Carasupasi qui avoit été Gouverneur de Smyrne sous Bajazet, déclara la guerre aux enfans d’Asin, qui s’étoient venus établir à Ephese. Il ravagea d’abord la campagne à la tête de 500. hommes ; ensuite il se présenta devant la Citadelle avec un plus grand nombre d’autres Troupes, et l’emporta facilement : mais quelque temps aprés, un autre fils d’Atin qui s’appelloit Homur, du même nom que son frere qui venoit de mourir, se joignit à Mantachias Prince de Carie, qui l’accompagna à Ephese avec une armée de 6000. hommes. Carasupasi, pere de Cineites, commandoit dans la ville, où ce même Cineites, qui étoit dans Smyrne, n’avoit laissé que 3000 hommes. Malgré la vigoureuse deffence des Ephesiens, les assiégeans mirent le feu à la ville, et dans deux jours tout ce qui étoit échappé à la fureur des Tartares fut réduit en cendres. Crasupasi s’étant retiré dans la Citadelle, en soutint le siége jusques en Automne ; mais ne pouvant être secouru par son fils, il se rendit à Mantachias qui remis le pays d’Ephese à Homur, et fit enfermer dans le Château de Mamalus, sur les côtes de Carie, Carasupasi et ses principaux Officiers. Alors Cineites partit de Smyrne avec une galere, et fit sçavoir à son pere son arrivée à Mamalus. Les prisonniers firent tant boire leurs gardes, qu’ils les enyvrerent, et profitant de cette ruse ils descendirent avec des cordes et se sauverent à Smyrne. Au commencement de l’hiver, ils entreprirent le siege d’Ephese. Homur à son tour se retira dans la Citadelle. La ville fut livrée aux soldats ; on y commit toutes sortes de crimes et de cruautez. Au milieu de tant de malheurs, Cineites se réconcilia avec Homur, et lui donna sa fille en mariage. Ephese ensuite tomba entre les mains de Mahomet I, qui ayant vaincu non seulement tous ses freres ; mais encore tous les Princes Mahometans qui l’embarrassoient, resta paisible possesseur de l’Empire. Depuis ce temps-là Ephese est restée aux Turcs ; mais son commerce a été transporté à Smyrne et à Scalanova.

Nous partîmes d’Ephese le 27 Janvier pour aller voir cette derniere place que les Turcs appellent Cousada, et les Grecs Scalanova, nom Italien que les Francs lui donnerent peut-être aprés la destruction d’Ephese. Ce qu’il y a de plaisant dans ce changement de nom, c’est qu’il repond à l’ancien nom de la ville qui est la Neapolis des Milesiens. Malgré une tres grande pluye nous y arrivâmes dans trois heures. Quand on est prés des ruines du Temple d’Ephese il faut tirer droit au Sud, ensuite au Sud-Oüest pour gagner la Marine. Delà on prend sur la gauche au pied des collines, où est la prison de S. Paul, laissant à droite le marais qui se dégorge dans le Caystre. Ce chemin est fort étroit en plusieurs endroits, à cause de la riviere qui serpente et qui vient battre au pied des montagnes ; aprés quoi elle tire droit à la mer. A peine distingue-t-on le chemin à cause de la quantité des Tamaris et des Agnus castus. La rade d’Ephese est terminée dans cet endroit-là, qui est au Sud-Oüest, par un Cap qu’il faut laisser à droite, et sur lequel on passe pour prendre le chemin de Scalanova. On vient ensuite à la Marine d’où l’on découvre le Cap de Scalanova qui avance beaucoup plus dans la mer. A deux milles en deçà de la ville, on passe par la breche d’une grande muraille, laquelle, à ce qu’on prétend, a servi d’aqueduc pour porter les eaux à Ephese ; mais il n’y a point d’arcades. On voit pourtant la suite de la muraille qui approche de la ville en suivant le contour des collines. Les avenuës de Scalanova sont agréables par leurs vignobles. On y fait un negoce considérable en vins rouges et blancs, et en raisins secs ; on y prépare aussi beaucoup de peaux de Marroquin.

Scalanova est une assez jolie ville, bien bâtie, bien pavée et couverte de tuiles creuses comme les toits de nos villes de Provence. Son enceinte est presque quarrée, et telle que les Chrétiens l’ont bâtie. Il n’y loge que des Turcs et des Juifs. Les Grecs et les Armeniens en occupent les fauxbourgs. On voit beaucoup de vieux marbres dans cette ville.

L’Eglise de S. George des Grecs est dans le fauxbourg sur la croupe de la colline qui fait le tour du Port ; vis à vis est l’écueil sur lequel on a bâti un Château quarré où l’on tient une vintaine de soldats en garnison. Le Port de Scalanova est un Port d’Armée, il regarde le Ponant et le Mistral : Il y a environ mille familles de Turcs dans cette ville, six cens familles de Grecs, dix familles de Juifs, et soixante d’Armeniens. Les Grecs y ont l’Eglise de Saint George, les Juifs une Synagogue, les Armeniens n’y ont point d’Eglise. Les Mosquées y sont petites. On n’entretient dans la ville et aux environs, qu’environ cent Janissaires. Pour le commerce, il n’est pas considérable, parce qu’il est deffendu d’y charger des marchandises destinées pour Smyrne ; ainsi l’on n’y va charger que du blé et des haricots. Il y a dans cette Place un Cadi, un Disdar et un Sardar. On ne compte qu’une journée de Scalanova à Tyre, autant à Guzetlissar ou Beau Château, qui est la fameuse Magnesie sur le Meandre, à une journée et demie des ruines de Milet.

Le 25 Mars en revenant de Samos, nous allâmes de Scalanova à Ephese. Le lendemain nous partîmes pour revenir à Smyrne, et nous couchâmes ce jour-là à Tourbalé qui est à six heures de Smyrne. Tourbalé est un méchant village dans lequel on voit plusieurs vieux marbres qui font plaisir aux étrangers ; car d’ailleurs les Turcs qui y habitent sont peu gracieux. On voit encore dans le Caravanserai, des colomnes de Granit ou de marbre blanc. A trois mille de Tourbalé, au pied de la montagne prés d’un cimetiere, sont les débris d’une ancienne ville, mais on n’y trouve rien qui puisse en apprendre le nom. Tout ce quartier est plein de Leontopetalon, et d’Anemones satinées couleur de feu. Nous ne trouvâmes à manger à Tourbalé que du pain de Dora, qui est fort pesant, sans être pourtant desagréable. Le 27. nous arrivâmes à Smyrne où nous séjournâmes en attendant une occasion pour nous embarquer.

Le Jeudy Saint 13. Avril 1702. nous mîmes à la voile avec un vent de Sud-Est, sur le vaisseau nommé le Soleil d’or, commandé par le Capitaine Laurent Guerin de la Cioutad, armé de six pieces de canons de fer, et de huit pierriers ; il étoit chargé pour Livournes de Soye, de Coton, de Fil de Chevre, et de Cire. Le vaisseau étoit d’environ 6000 quintaux. Aprés une navigation de 40 jours, pendant laquelle nous essuyâmes du gros temps et des vents assez contraires qui nous obligerent de prendre à Malthe des rafraichissemens, nous arrivâmes à Livournes le 23 May, et nous entrâmes dans le Lazaret. Le 27 nous sortîmes du Lazaret et nous nous embarquâmes sur une felouque qui nous conduisit à Marseille le 3 Juin veille de la Pentecoste, où nous rendîmes graces à Dieu de nous avoir conservez pendant le cours de nôtre voyage.

FIN.