Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris/Lettre 2

DEUXIÈME LETTRE À UN AMI.

Je trouvai le Nuage-Blanc dans une petite chambre, au second, entièrement démeublée, car les Indiens ont encore un profond mépris pour la plupart de nos aises, et la première fois qu’on leur donna des lits, on les trouva couchés dessous, le lendemain matin. Leurs lits, à eux, sont des fourrures étendues par terre, et le chef, assis à la turque sur sa peau d’ours, avait à son côté sa femme et sa fille Sagesse, âgée de deux ans et demi, baptisée comme père et mère, et encore allaitée selon l’usage de son pays. Ce chef est, comme beaucoup d’Indiens convertis, un chrétien non pratiquant, c’est-à-dire qu’il a, outre le baptême, trois autres femmes dans son pays.

Un de ses fils est au collége en Angleterre ou aux États-Unis.

Il me fit un singulier signe de tête, sans se déranger et lorsque j’étalai devant lui une pièce de drap rouge, le don le plus précieux qu’on puisse faire à un chef indien, il daigna sourire et me tendre la main. La femme parut plus émue de la magnificence de mon offrande et laissa échapper une exclamation ; puis, sur-le-champ, elle enveloppa son enfant dans ce morceau d’étoffe, pour me montrer qu’elle en faisait cas, et voulait bien l’accepter. À peine eut-elle reçu le collier que je lui destinais, qu’elle le désenfila pour regarder curieusement chaque perle, et le monarque barbare, ne pouvant résister au même désir, ne cessa de rouler ces verroteries entre ses doigts et de les examiner, malgré la gravité de la conférence qui suivit et la part qu’il voulut bien y prendre.

Je distribuai un présent à chaque Indien, et chacun s’en para pour me donner signe d’approbation.

Les noms des hommes sont : le Grand-Marcheur et Marche-en-avant, deux jeunes guerriers également beaux de formes, mais de physionomie très-différente, car l’un paraît doux et enjoué comme un enfant, et l’autre a une terrible expression de rudesse et de férocité ; ensuite le docteur sorcier, appelé les Pieds garnis d’ampoules ; puis la Pluie qui marche, avec son fils, un enfant de onze ans, beau comme le petit Ajax ; enfin le Petit Loup et les femmes. Je te parlerai de chacun en particulier.

Le plus docte, le plus sage et le plus éloquent de ces illustres seigneurs, est certainement la Pluie qui marche. En même temps qu’orateur de la tribu, il est chef de guerre, comme qui dirait ministre de la guerre du Nuage-Blanc, qui est chef de paix ou chef de village, c’est à dire souverain. La Pluie qui marche a fait trente campagnes, et dans six particulièrement il s’est couvert de gloire. On le soupçonne, ainsi que le docteur, d’avoir coopéré au meurtre de Nuage-Blanc père. Il a été un des plus actifs pour faire élire Nuage-Blanc fils, et, par là, il s’est mis à l’abri de sa vengeance.

Il n’y a entre eux aucune apparence de haine. Qui peut dire cependant quels drames inaperçus se passent dans l’esprit et dans l’intérieur domestique de ces exilés ?

La Pluie qui marche est un homme de cinquante-six ans, d’une très-haute taille, et d’une gravité majestueuse. Il ne sourit jamais en pérorant, et, tandis que la physionomie douloureuse du Nuage-Blanc fait quelquefois cet effort par générosité, celle du vieillard reste toujours impassible et réfléchie. Sa face est large et accentuée, mais n’offre aucune autre différence de lignes avec la nôtre que le renflement des muscles du cou, au-dessous de l’angle de la mâchoire. Ce trait distinctif de la race lui donne un air de famille avec la race féline.

Ce trait disparaît même presque entièrement chez le docteur, qui est agréable et fin, suivant toutes nos idées sur la physiognomonie. Quoiqu’il ait soixante ans, ses bras sont encore d’une rondeur et d’une beauté dignes de la statuaire grecque, et son buste est le mieux modelé de tous. Son agilité et son entrain à la danse attestent une organisation d’élite. Une si verte vieillesse donne quelque regret de n’être pas sauvage, et, lorsque, parmi les spectateurs, on voit tant d’êtres plus jeunes, goutteux ou obèses, on se demande quels sont ceux qu’on montre, des sauvages de Paris ou de ceux du Missouri, comme objets d’étonnement.

Le docteur est un très-bel esprit, à la fois médecin, magicien, jongleur, poëte, devin, et quelque peu orateur. Il porte un collier de graines sacrées et un doigt humain desséché en guise de médaillon, pour conjurer le mauvais œil. Il est, en même temps, le bouffon agréable et le conseil très-sérieux du prince et de la nation. Durant la traversée, un calme plat surprit nos Argonautes sur le navire qui les transportait en Angleterre. Le docteur procéda à ses incantations, au grand plaisir des passagers blancs et au grand respect des Indiens. Deux heures après, le vent qui était tombé depuis trois jours s’éleva, et les Indiens demeurèrent convaincus, comme on peut le croire, de la science infaillible du docteur. Cependant ils jugent apparemment nos médecins encore plus sorciers que les leurs, car ils se font soigner par eux, ici, quand ils sont malades. Il semblerait aussi qu’on ne croit pas celui-là capable d’évoquer le mauvais esprit par vengeance, car le chef ne se fait pas faute de le traiter en petit garçon. Il y a quelques jours, on trouva, vers le soir, notre sorcier assis sur l’escalier, et, comme on l’invitait à s’aller coucher, il secoua la tête et resta là jusqu’au lendemain, puis le lendemain encore, et la nuit suivante, et enfin trois jours et trois nuits sans désemparer, mangeant et dormant sur cet escalier. Il était en pénitence, on n’a pu savoir pour quelle faute ; mais on peut se faire, par là, une idée du pouvoir absolu du chef et de la soumission de cet Indien, qui est pourtant de naissance illustre et un guerrier très-distingué lui même.

Mais le personnage qui a le plus gagné notre amitié, malgré l’amabilité du docteur, malgré la grande sagesse de la Pluie qui marche et la beauté de son enfant, malgré la douce tristesse du Nuage-Blanc, et la modestie de Sa Majesté la reine, c’est le Petit-Loup, ce noble guerrier dont l’apparence herculéenne et les grands traits accentués m’avaient d’abord effrayé, mais qui, revenu auprès de sa femme malade, et le cœur rempli de tristesse à cause de la mort récente de son enfant, m’a paru le plus doux et le meilleur des hommes. Lorsqu’il s’élança le premier pour la danse, à cheval sur son arc (qu’il faisait la pantomime de fouetter avec une lanière de cuir attachée à une corne de bison), mes amis le comparèrent à Diomède. Lorsqu’il reprit le calme de sa physionomie grave et douce, pour accueillir les félicitations du public, nous l’appelâmes le Jupiter des forêts vierges ; mais lorsqu’il eut essuyé les couleurs tranchantes qui l’embellissaient singulièrement, et qu’on nous raconta son histoire, nous ne vîmes plus qu’une noble et honnête figure, caractérisée en courage et en bonté, et nous l’avons alors surnommé le généreux, nom qui lui conviendrait beaucoup mieux que celui de Petit-Loup, car rien dans sa puissante et douce organisation, n’exprime la férocité ni la ruse. Ce n’est pas qu’il se fasse faute d’enlever un scalp à l’ennemi, — c’est un si glorieux trophée de la victoire, que la race indienne périra, je pense, avant d’avoir renoncé à ces horribles insignes, — ni qu’il croie offrir à nos yeux un objet repoussant en nous montrant sa manche garnie, de l’épaule au poignet, de franges de cheveux acquis par le même procédé. C’est l’héritage de ses pères, c’est sa généalogie illustre et sa propre vie de gloire et de combats qu’il porte sur lui. Faute d’histoire et de monuments, l’Indien se revêt ainsi du témoignage de ses exploits. Sur la peau d’ours ou de bison qui le couvre, et dont il porte le poil en dedans, sa femme dessine et peint ses principaux faits et gestes. Ici, un ours percé de sa flèche ; à côté, le héros combattant ses ennemis ; plus loin, son cheval favori. Ces dessins barbares sont très-remarquables ; formés de lignes élémentaires comme celles que nos enfants tracent sur les murs, ils indiquent pourtant quelquefois un sentiment très-élégant de la forme, et en général de la proportion. Le fils de la Pluie qui marche annonce beaucoup de dispositions et un goût prononcé pour cet art. Couché à plat ventre, la tête enveloppée de sa couverture comme font les Arabes et les Indiens lorsqu’ils veulent se recueillir, il trace avec un charbon sur le carreau la figure des gens qu’il vient de voir. Nous lui portons des gravures, mais où trouvera-t-il un plus beau modèle que lui-même ? Que l’artiste sauvage détourne les yeux de nous et de nos œuvres, et qu’il se regarde dans une glace ! Cet enfant de onze ans est un idéal de grâce et d’élégance, et, comme tous les êtres favorisés par la nature, il a l’instinct de sa dignité. Le costume de sa tribu, le cimier grec et la tunique de cuir coupé en lanières, ou simplement la longue ceinture de crins blancs, sa couleur, son buste nu, délicat et noble, le charme de ses attitudes et le sérieux de ses traits, en font un bronze antique digne de Phidias.

Mais, à travers ces digressions involontaires, revenons à notre héros le Petit-Loup, ou pour mieux dire le Généreux.

Le Petit-Loup reçut une médaille d’honneur de l’intendant supérieur des affaires indiennes, M. Harwey, qui s’exprime ainsi en le recommandant au président des États-Unis, John Tyler : « Les médailles accordées par le gouvernement sont fort estimées des Indiens… et j’en ai donné une au Petit-Loup. En la recevant, il s’est écrié, avec beaucoup de délicatesse, qu’il ne méritait aucune récompense, parce qu’il n’avait fait que son devoir ; mais qu’il était heureux que sa conduite eût mérité l’approbation de sa nation et de son père »

Lorsque le Petit-Loup, reçu aux Tuileries avec ses compagnons, interrompit la danse, suivant l’usage indien, pour raconter ses exploits, il adressa ces paroles à Louis-Philippe : « Mon grand-père, vous m’avez entendu dire qu’avec ce tomahawk j’ai tué un guerrier pawnie, un des ennemis de ma tribu. Le tranchant de ma hache est encore couvert de son sang. Ce fouet est celui dont je me servis pour frapper mon cheval en cette occasion. Depuis que je suis parmi les blancs, j’ai la conviction que la paix vaut mieux pour nous que la guerre. J’enterre le tomahawk entre vos mains, je ne combattrai plus. »

Je terminerai l’histoire du Petit-Loup par un détail emprunté, ainsi que les précédents, à une très-exacte et très-intéressante notice de M. Wattemare fils.

« Ce que, dans sa modestie, le Petit-Loup n’avait pas dit au roi, c’est que le jour du combat dont il faisait mention, son cheval, jeune poulain plein de feu et d’ardeur, l’avait emporté loin des siens, au milieu d’un groupe de Pawnies. Trois cavaliers font volte-face, mais, effrayés par l’aspect terrible du Petit-Loup, qui se précipitait sur eux en poussant son cri de guerre, deux d’entre eux laissent tomber leurs armes. Le guerrier, dédaignant de frapper à mort des ennemis désarmés, se contenta de les cingler vigoureusement du fouet qu’il tenait de la main gauche ; puis, se tournant vers le Pawnie armé, il esquiva adroitement un coup de lance que celui-ci lui portait, lui cassa la tête d’un coup de tomahawk, et, sautant à bas de son cheval, il prit le scalp. Remontant aussitôt sur l’intelligent animal, qui semblait attendre que son maître eût conquis le trophée de sa victoire, le Petit-Loup retourna tranquillement auprès des siens, après avoir jeté un cri de provocation aux Pawnies. »

Cela ne ressemble-t-il pas à un épisode de l’Iliade ?

Mais ce héros indien semble résumer en lui seul toute l’antique poésie de sa race, et, tandis que l’amour ne joue qu’un rôle secondaire dans la vie d’un Indien moderne, celui-ci a dans la sienne un roman d’amour. Prisonnier pendant deux ans chez les Sawks, il apprit rapidement la langue de cette tribu ennemie, et se fit aimer d’une jeune fille, douce et jolie, qu’il enleva en s’échappant. Par quels périls, quelles fatigues et quelles épreuves ils passèrent dans cette fuite, avant de rejoindre les tentes des Ioways, on peut l’imaginer et voir là tout un poëme. Enfin, il installa sa jeune épouse, l’Aigle femelle de guerre qui plane, dans son wigwam, et lui voua une affection exclusive, exemple bien rare dans ces mœurs libres. Il eut d’elle trois enfants qu’il a tous perdus, le dernier en Angleterre, il y a peu de mois. À chacune de ces douleurs, ressenties avec toute l’amertume ordinaire aux Indiens, il se fit une profonde incision dans les chairs de la cuisse, pour apaiser la sévérité du manitou, et témoigner sa tendresse aux chers êtres qui l’avaient quitté. Lors de la mort de ce dernier enfant, il tint pendant quarante-huit heures le petit cadavre entre ses bras, sans vouloir s’en séparer. Il avait entendu dire que la dépouille des blancs était traitée sans respect, et l’idée que le corps de sa chère progéniture pourrait bien devenir la proie d’un carabin lui était insupportable. On ne put le calmer qu’en embaumant l’enfant et en le plaçant dans un cercueil de bois de cèdre. Il consentit alors à se fier à la parole d’un quaker qui, partant pour l’Amérique, se chargea de le reporter dans sa tribu, afin qu’il pût dormir avec les ossements de ses pères. Depuis cette époque, la pauvre compagne du Petit-Loup n’a cessé de pleurer et de jeûner, si bien qu’elle est tombée dans une maladie de langueur qui fait craindre pour ses jours. Nous la vîmes étendue sur sa natte, jolie encore, mais livide. Le noble guerrier, assis à ses pieds, place qu’il ne quitte que pour paraître devant le public, lui prodiguait les plus tendres soins. Il lui caressait la tête comme un père caresse celle de son enfant, et s’empressait de lui remettre tous les présents qu’il recevait, heureux quand il l’avait fait sourire. Une telle délicatesse d’affection pour une squaw est bien rare chez un Indien, et rappelle le poëme d’Atala et de Chactas. Le baron d’Ekstein, frappé, m’a-t-on dit, de ce rapprochement, a raconté au Petit-Loup l’histoire des deux amants, et le guerrier, souriant à travers sa douleur, lui a répondu : « Je suis content de vous rappeler cela. Je sais que quand on a entendu raconter une histoire, et qu’on voit ensuite quelque chose de semblable, on éprouve du contentement. Vous nous voyez dans le malheur et la peine, et pourtant je suis satisfait que ma peine vous soit profitable, en vous rappelant une belle histoire. »

Voilà du moins ce que m’a rapporté une personne présente à cette scène. Quant à moi, j’ai trouvé aussi un peu de poésie au chevet de cette Atala nouvelle. Je tenais à la main une fleur de cyclamen, qui fixa ses regards, et que je me hâtai de lui offrir. Elle la prit en me disant qu’il y avait, dans la prairie, des espaces tels qu’un homme pouvait marcher plusieurs jours et plusieurs nuits au milieu de ces fleurs, et qu’elles lui montaient jusqu’au genou. Je m’élançai par le désir au milieu de ces prairies naturelles embaumées de la gracieuse fleur que nous cultivons ici en serre chaude, et qui, même dans les Alpes, n’atteint pas une stature de plus de six pouces. Pendant ce temps la femme du sauvage s’y reportait par le souvenir. Elle respirait la fleur avec délices, et elle la conserva sous ses narines, en disant qu’elle se croyait dans son pays.

J’ignore par quel hasard, c’est la seconde fois que le parfum de cette fleur charmante conduit mes rêves au sein des déserts de l’Amérique. La première fois que je la vis croître libre et sans culture, ce fut par une douce matinée d’avril, au pied des montagnes du Tyrol, sur les rochers qui encadrent le cours de la Brenta. Accablé de fatigue, je m’étais endormi sur le gazon semé de cyclamens. J’eus un songe qui me transporta dans les contrées que me décrivait hier la jeune sauvage en recevant de moi une de ces fleurs. Dans mon rêve, j’ai vu la nature plus grandiose et plus féconde encore que celle déjà si féconde et si grandiose où je me trouvais alors. Les plantes y étaient gigantesques, et je crois même que j’ai remarqué des cyclamens hauts d’une coudée, qui semblaient voltiger comme des papillons sur les hautes herbes du désert. Je sais bien que quand je m’éveillai je trouvai les Alpes petites, et j’aurais méprisé mon doux oreiller de panporcini (c’est ainsi qu’on appelle le cyclamen dans ces contrées), n’eût été qu’il embaumait. Son petit nectaire semblait secouer des flots de parfums, pour me prouver que les petits et les humbles ne sont pas toujours le moins favorisés du ciel.

Mais me voici encore perdu dans une digression d’où j’aurai bien de la peine à revenir habilement au sujet de ma lettre. Habitué à de semblables distractions, tu ne me tiendras pas rigueur, et tu consentiras à être ramené sans transition au chevet de l’Aigle-femelle. Cette pauvre mère désolée a un nouveau sujet de mélancolie dans son ignorance de la langue ioway, qu’elle n’a jamais pu apprendre. Son mari, qui a si facilement appris la langue des Sawks durant sa captivité, est le seul être avec lequel elle puisse échanger ses pensées, et il semble qu’il veuille lui épargner cette solitude de l’âme en ne la quittant pas, et en l’entretenant sans cesse dans le langage de ses pères.

Pour achever ma galerie de portraits, je te parlerai en bloc des trois autres femmes, et en cela je me conformerai à la notion des Indiens, qui semblent considérer la femme comme un être collectif n’ayant guère d’individualité. Ils admettent la polygamie, comme les Orientaux, dans la mesure de leur fortune. Un chef riche a autant de femmes qu’il en peut entretenir et acheter, car chez eux, comme chez nous, l’hymen est un marché. Seulement il est moins déshonorant pour l’Indien, car, au lieu de vendre sa personne et sa liberté pour une dot, c’est lui qui, par des présents au père de sa fiancée, achète la possession de l’objet préféré. Deux chevaux, quelques livres de poudre et de tabac, quelquefois simplement un habit de fabrique américaine, paient assez magnifiquement la main d’une femme. Dès qu’elle est sous la tente de l’époux, elle devient sa servante comme elle était celle de son père : c’est elle qui cultive le champ de maïs, qui plie et dresse la tente, qui la transporte, à l’aide de ses chiens de trait, d’un campement à l’autre, qui fait cuire la chair du daim et du bison, enfin qui taille et orne les vêtements de son maître, sans cesser pour cela de porter son marmot bien ficelé sur une planche, et passé à ses épaules avec une courroie comme une valise. Elles vivent entre elles en bonne intelligence, et, dans la tribu des Ioways, on ne les entend presque jamais se quereller. Cependant, il en est de leurs rares disputes comme de celles des hommes ; il faut qu’elles finissent par du sang, et alors elles se battent à coups de couteau, et même de tomahawk. Les hommes ne sont point jaloux d’elles, ou, s’ils le sont parfois, ce serait une honte de le faire paraître devant les autres hommes. Ainsi, un époux trahi punit sa femme dans le secret du ménage, mais il mange, chasse et chante avec son rival sans jamais lui témoigner ni haine ni ressentiment. Les femmes ioways portent leurs longs cheveux tressés tombant sur le dos, et séparés du front à la nuque par une large raie de vermillon qu’on prendrait de loin pour un ruisseau de sang produit par un coup de hache. Il faut que, dans tous les ajustements de l’Indien, le terrible se mêle à la coquetterie. Elles se peignent aussi la figure avec du vermillon, et leurs vêtements, composés de pantalons et de robes de peaux frangées de petites lanières, que recouvre un manteau de laine, sont d’une chasteté rigoureuse. Ce manteau rouge ou brun, bordé d’une arabesque tranchante, est d’un fort bel effet. Ce n’est en réalité qu’une couverture carrée ; mais, lorsqu’elles dansent, elles le serrent étroitement autour de leur corps, en le retenant avec les mains, qui restent cachées : ainsi serrées, et sautant sur place avec une raideur qui n’a rien de disgracieux, tandis qu’une hache ou un calumet richement orné est fixé dans leur main droite, elles rappellent les figures étrusques des vases ou les hiéroglyphes des papyrus. Leur unique talent est de peindre et de broder des mocassins avec des perles, et des vêtements de peau avec des soies de porc-épic. Elles excellent dans ce dernier art par le goût des dessins, l’heureux assemblage des couleurs et la solidité du travail. Leurs physionomies sont douces et modestes. La tendresse maternelle est très-développée chez elles ; mais en cela elles ne surpassent peut-être pas les hommes, comme les femmes le font chez nous. Le père indien est un être aussi tendre, aussi dévoué, aussi attentif, aussi passionné pour sa progéniture que la mère. Ces sauvages ont du bon, il faut en convenir. Quoi qu’on en dise, nous leur ôtons peut être plus de vertus que de vices en nous mêlant de leur éducation.

Les noms des sqaws sont ici aussi étranges et aussi pittoresques que ceux de leurs époux : c’est le Pigeon qui se rengorge, le Pigeon qui vole, l’Ourse qui marche sur le dos d’une autre, etc.

Maintenant que tu connais toutes ces figures, je te traduirai les discours. Le grand orateur, la Pluie qui marche, s’assit en face de moi avec solennité, car la parole est une solennité chez les Indiens. Leur esprit rêveur est inactif la plupart du temps. Leur langue est restreinte et incomplète comme leurs idées. Ils ne connaissent pas le babil, et peu la conversation. Ils échangent quelques paroles concises pour se faire part de leurs volontés ou de leurs impressions, et quand, au siècle dernier, on faisait chanter au Huron, dans un opéra-comique très goûté,


Messieurs, messieurs, en Huronie,
Chacun parle à son tour,


on était tout à fait dans le vrai. Dans les occasions importantes, chaque chef fait un discours, et durât-il trois heures, jamais il ne serait interrompu ; encore, pour faire ce discours, faut-il être réputé un homme habile dans l’art de parler. Que penseraient nos Indiens s’ils assistaient à nos séances législatives ?

La Pluie qui marche me parla donc ainsi :

« Je suis content de te voir. On nous a parlé de toi, nous avons compris que tu avais beaucoup d’amis, et nous t’estimons pour cela. Tu nous as fait des présents sans nous connaître, nous t’en savons gré. Chez nous, l’usage est de faire des présents à tous ceux que nous allons voir ; nous porterons les tiens dans notre pays, ainsi que tous ceux qu’on nous a faits. Nous mettrons à part ceux qu’on nous a faits en Amérique, ceux qu’on nous a faits en Irlande, ceux qu’on nous a faits en Écosse, ceux qu’on nous a faits en Angleterre, ceux qu’on nous a faits en France, pour faire voir à nos amis comme nous avons été reçus chez les blancs. Nous n’avons pas de maisons, nous n’avons pas de livres, ces présents seront notre histoire. »

Pendant qu’il parlait, il gesticulait sans cesse, avec lenteur et précision, énumérant sur ses doigts les contrées qu’il avait parcourues, montrant le ciel quand il parlait de son pays.

Quand je l’eus remercié de son compliment, il fit signe qu’il avait à parler encore, et recommença à pérorer d’une voix gutturale et en remuant toujours les bras et les mains.

« Nous rendons grâces au grand esprit qui nous permet de nous trouver parmi les Français nos anciens amis et nos anciens alliés. Nous les trouvons plus aimables et plus affectueux que les Anglais. Quand j’étais un petit enfant, mon père m’avait emmené dans les établissements des Anglais, en Amérique. Ils nous faisaient beaucoup de présents et nous avions part à beaucoup de butin. Aussi nous pensions que les Anglais étaient les meilleurs parmi les blancs. Mais nous avons bien compris, depuis, qu’ils ne voulaient que nous tromper et nous tuer tous avec l’eau de feu. Comment nous donneraient-ils la richesse, eux qui, dans leur pays, ont des hommes qui meurent de faim ? Depuis que j’ai vu cela, mes yeux se sont ouverts comme s’ils voyaient pour la première fois la lumière du jour. Nous n’avons eu que du malheur en Angleterre. Nous y avons perdu un de nos frères et un de nos enfants. Heureusement, en France, nous nous portons bien et nous espérons en sortir tous vivants pour retourner dans notre pays où nous raconterons tout ce que nous avons vu et où nos enfants l’apprendront à leurs enfants. »

Nous regardâmes le Petit-Loup. Ses yeux s’étaient remplis de larmes au souvenir de la perte de son enfant, et sa figure, si effrayante dans la danse du scalp, exprimait la plus profonde sensibilité.

Les autres approuvèrent le discours de la Pluie qui marche par une courte exclamation, et le docteur, prenant la parole, déclara qu’il avait entendu avec satisfaction ce qu’avait dit l’orateur ; qu’il venait le confirmer, et il ajouta, en fin politique qu’il est : « Plus nous resterons de temps ici, plus nous serons respectés et honorés chez nous. On nous a fait écrire plusieurs fois de revenir, en promettant qu’à l’avenir on nous croira. Mais si nous revenions trop tôt, tout le monde ne serait pas persuadé que nous avons été bien reçus et que nous nous sommes trouvés heureux parmi les blancs. D’ailleurs, comme notre système actuel et la volonté de notre chef le Nuage-Blanc sont de faire cesser les guerres continuelles qui nous détruisaient, et comme, pendant l’absence du chef, la tribu ne peut pas et ne doit pas se battre, nos guerriers s’accoutument à la paix, et nous aurons moins de peine à l’établir pour toujours. »

Je voulus ensuite faire parler le Nuage-Blanc, ce roi mélancolique qui roulait toujours une perle entre ses doigts, et qui, dans ses moments de loisir, fait très adroitement avec un morceau de bois et des chiffons, des poupées à la manière sauvage, pour sa petite-fille. Je savais aussi que son ambition était d’amasser de quoi doter cette enfant d’un trésor sans prix aux yeux de la famille, à savoir six couverts d’argent. Le contraste de ces goûts puérils du sauvage avec la gravité douce de ce profil aquilin et la fierté de ce costume qui rappelle celui des héros de l’antiquité, m’amusait et m’intéressait au plus haut point. Combien n’aurais-je pas donné de couverts d’argent si c’eût été le moyen de pénétrer dans cette âme, et d’explorer ce monde inconnu que chacun porte en soi, et que personne ne peut clairement se représenter tel qu’il est conçu par son semblable ! Combien doit être grande cette différence chez l’homme primitif que l’abîme d’une suprême ignorance sépare de nos idées et de l’histoire de nos générations successives ! Comment s’expliquer que cet enfant de trente ans, que j’avais sous les yeux, rêveur, timide et grêle, eût vengé la mort de son père en tuant, de sa propre main, six de ses assassins, et qu’il eût renoncé à cette expiation avec tant de répugnance ? Je ne savais de quel côté l’entamer pour faire une percée, ne fût-ce qu’un trou d’aiguille, dans ce poëme mystérieux de sa destinée. Enfin je me décidai à lui demander quel était le premier devoir, non-seulement d’un chef de tribu, mais d’un homme quel qu’il soit, blanc ou rouge.

Je n’obtins qu’une réponse évasive, faite à demi-voix, les yeux baissés, et presque fermés, ce qui est la marque d’une grande dignité de sentiment chez les Indiens. « Nous sommes des gens simples, dit-il ; ce n’est pas dans les bois et dans le désert que nous pouvons apprendre ce que vous lisez dans vos livres. Je vous demanderai donc la permission de ne pas continuer ce discours. »

Je demandai à l’interprète si c’était une manière de m’imposer silence et me faire sentir mon indiscrétion. Le chef répondit que non, et qu’il était prêt à recommencer un autre discours.

Je lui demandai alors quel était le plus grand bonheur de l’homme. Sa réponse fut toute personnelle, mais douloureuse et poétique. Faisant allusion à la taie qui couvre un de ses yeux, il dit : « Le plus grand bonheur d’un homme, c’est de voir la lumière du soleil. Depuis que j’ai perdu la moitié de ma vue, je comprends que ma vue était ce que j’ai possédé de plus précieux. Si je perds l’autre œil, il faudra que je meure. »

Je ne voulus pas aller plus loin de peur de l’attrister davantage, et la conversation devint plus générale. Les jeunes gens assis par terre s’égayèrent un peu avec nous.

Le Grand-Marcheur, celui qui a la figure d’un tigre et le torse d’Hercule, se mit à jouer avec la poupée de l’enfant du chef ; nous lui passâmes un crayon pour qu’il fît une figure au morceau de bois qui représentait le visage. Il lui barbouilla la place du menton, en disant que, puisque cet enfant était né chez les blancs, il lui fallait de la barbe.

Je lui demandai à quoi on passait son temps sous le wigwam, les jours de pluie. Il m’expliqua qu’on faisait d’abord un fossé autour du wigwam pour empêcher les eaux d’y pénétrer, puis qu’on s’enfermait bien et que les femmes se mettaient à travailler.

— Et les hommes à ne rien faire ?

— Nous sommes assis en rond comme nous voilà et nous faisons ce que nous faisons ici.

— Vous parlez ?

— Pas beaucoup.

— Et vous ne vous ennuyez pas ?

Le sauvage ne comprit pas ce que je voulais dire. J’aurais dû être persuadé d’avance que là où la réflexion et la méditation n’existent pas, la rêverie est toujours féconde et agréable. L’imagination est si puissante quand la raison ne l’enchaîne pas !

« Ne vous étonnez pas de leur sérénité, nous disait, en sortant, un voyageur qui connaît et comprend l’Amérique. J’ai vu, là-bas, cent exemples de gens civilisés qui se sont faits sauvages ; je n’en ai pas vu un seul du contraire. Cette vie libre de soucis, de prévoyance et de travail, excitée seulement par les enivrantes émotions de la chasse et de la guerre, est si attrayante, qu’elle tente tous les blancs lorsqu’ils la contemplent de près et sans prévention. C’est, après tout, la vie de la nature, et tout ce qu’on a inventé pour satisfaire les besoins n’a servi qu’à les compliquer et les changer en souffrances. Souvent on accueille de jeunes Indiens aux États-Unis et on leur donne notre éducation. Ils la reçoivent fort bien ; leur intelligence est rapide et pénétrante ; on en peut faire bientôt des avocats et des médecins. Mais au moment de prendre une profession et d’accepter des liens avec notre société, si, par hasard, ils vont consulter et embrasser leurs parents sous le wigwam, s’ils respirent l’air libre de la prairie, s’ils sentent passer le fumet du bison, ou s’ils aperçoivent la trace du mocassin de la tribu ennemie, adieu la civilisation et tous ses avantages ! Le sauvage retrouve ses jambes agiles, son œil de lynx, son cœur belliqueux. C’est la fable du loup et du chien. »

Nous quittâmes ces beaux Indiens, tout émus et attristés ; car, en reprenant le voyage de la vie à travers la civilisation moderne, nous vîmes dans la rue des misérables qui n’avaient plus la force de vivre, des élégants avec des habits d’une hideuse laideur, des figures maniérées, grimaçantes, les unes hébétées par l’amour d’elles-mêmes, les autres ravagées par l’horreur de la destinée. Nous rentrâmes dans nos appartements si bons et si chauds où nous attendaient la goutte, les rhumatismes, et toutes ces infirmités de la vieillesse que le sauvage nu brave et ignore sous sa tente si mal close ; et ce mot naïvement profond que m’avait dit l’orateur indien me revint à la mémoire : « Ils nous promettent la richesse, et ils ont chez eux des hommes qui meurent de faim ! »

Pauvres sauvages, vous avez vu l’Angleterre, ne regardez pas la France !


GEORGE SAND.