Regards français sur l’Angleterre

REGARDS FRANÇAIS
SUR L’ANGLETERRE


Emile Boutmy : Essai d’une psychologie du peuple anglais au XIXe siècle, 1 vol. in-18. A. Colin, 1901. — Victor Bérard : l’Angleterre et l’Impérialisme, ibid., 1 vol. in-18, 1900. — André Chevrillon : Études anglaises, 1 vol. in-8o. Hachette, 1901[1].


Regardons. Entre la nuit d’où il sort et la nuit où il va rentrer, un court moment est donné à l’homme pour contempler le spectacle du monde. S’il savait se tenir tranquille, comme un spectateur au parterre, s’il se contentait de regarder l’émouvante vision, l’intérêt en est si puissant que le seul plaisir de voir et de penser nous ferait presque un bonheur sortable. Regardons l’Angleterre. Parmi les personnages du drame universel, elle est aujourd’hui l’un des plus considérables, l’un des plus significatifs. Ses actions consternent parfois les sentimens de justice et de pitié innés dans tous les cœurs ; elles exaltent d’autre part l’orgueil du titre humain que nous portons. — C’est contradictoire, dites-vous. Cherchez dans les retraites de votre âme la place où elle ne se débat point entre des contradictions.

L’effort vital est prodigieux dans la race anglo-saxonne ; on peut juger diversement, on ne peut nier ce fait d’évidence : nul peuple n’a porté plus haut et plus loin le standard of life, comme ils disent. Depuis l’heure où le premier homme osa sa première injustice et son premier exploit, l’immolation d’un de ces animaux qui avaient reçu comme lui la vie, la liberté, le droit d’en jouir et la capacité de souffrir en les perdant, depuis les jours immémoriaux où fut dite la parole du Créateur : « Remplissez la terre et soumettez-la, » nul membre de la famille d’Adam n’a plus résolument exécuté le décret qui nous assignait cette lâche royale.

Sourde, profonde, rapide sous l’immobilité des coutumes extérieures, la métamorphose de la vieille Angleterre se poursuit. Une irrésistible poussée d’impérialisme démocratique emporte et submerge le pays qui devait sa physionomie traditionnelle à un patriciat libéral. La guerre du Transvaal, résultante de ce mouvement et cause efficiente qui l’accélère, la fin du long règne avec lequel s’achève une période historique, la réorganisation militaire d’où sortira une armée d’offensive, autant d’événemens récens qui sollicitent notre attention. Ils ont mis la plume aux mains de quelques Français, particulièrement qualifiés pour apprécier les choses d’outre-Manche. Ces regards français jetés sur l’Angleterre guideront aujourd’hui nos investigations. Nous ferons ensuite la contre-épreuve. Pour bien discerner le son que rend à chaque instant l’âme d’un peuple, il n’est encore que d’écouter ses poètes, ses conteurs. Hermétiquement fermés dans le commerce social, plus distans à certains égards et plus difficiles à connaître que les indigènes de Bornéo ou de Tahiti, nos voisins ont des romanciers représentatifs de leurs idées et de leurs instincts. Nous appellerons en témoignage ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui ; on confrontera les images présentées par les peintres de mœurs à deux générations d’Anglais ; mieux que tous les exposés didactiques, elles illustreront les brusques changemens de l’idéal national, elles nous permettront de mesurer le chemin parcouru.


I

On attend beaucoup de M. Emile Boulmy. Il vient de donner un nouvel ouvrage sur l’Angleterre. Livre de sagesse et de raison ; le nom respecté de l’auteur nous en est garant. Livre intrépide : l’écrivain qui porta sur Taine des jugemens si perspicaces ne pouvait ignorer l’écueil où il courait. Une psychologie du peuple anglais ! Sujet redoutable par les comparaisons qu’il provoque. Nous avons tous dans la mémoire le premier volume de la Littérature anglaise, cette introduction fameuse où Taine modelait avec tant de relief l’homme type qu’il tirait de la race, du milieu, du moment. Le temps n’a pas encore usé le système qui fit une si grande fortune : son inventeur asservit depuis quelque trente ans toutes les intelligences, sitôt qu’elles entrent dans le même ordre d’études. Le temps n’a pas éteint l’éclat de ce style véhément, il n’a rien enlevé au pouvoir de cette poésie logicienne qui s’empare à la fois de notre raison et de notre sensibilité. Vérités saisissantes et assertions contestables, toutes les notions d’un Français qui veut se représenter l’Angleterre ont été clouées dans son cerveau, pêle-mêle, par le marteau d’airain du maître forgeron.

Moins naturaliste que son devancier, moins enivré par la sensation, — souveraine créatrice d’idées pour l’artiste qui vibrait chez Taine, — M. Boutmy se rattacherait plutôt à la lignée des Tocqueville et des Fustel de Cou langes. Il fait ses réserves sur les classifications imposées par l’auteur de la Littérature anglaise ; la race lui apparaît comme un facteur secondaire, il profère situer l’individu dans ce qu’il appelle le milieu humain. Distinctions de mots, un peu subtiles à mon sens. Quoi qu’il en ait, M. Boutmy subit la domination du tyran. Dans les chapitres où il définit la physionomie de la terre britannique, l’homme issu du mélange anglo-normand, ses caractères permanens, ses évolutions historiques, les sources où s’alimente son énergie, les particularités de son idéal moral, social, religieux, on ne trouvera pas une observation essentielle qui ne fût déjà fortement indiquée dans l’esquisse de Taine. Cette esquisse du fougueux coloriste, l’habile graveur la reprend à sa manière ; il y ajoute des ombres, des hachures, des demi-teintes ; il la rajeunit par l’application patiente, la prodigalité du savoir, l’abondance des vues. Il est chez lui en Angleterre ; comment ne serions-nous point persuadés par des jugemens qui témoignent d’une familiarité si intime avec les institutions, les hommes, les œuvres littéraires ?

Des formules heureuses précisent les traits distinctifs. Le grand ressort de la vie anglaise, « le moteur et le générateur de toute action, celui auquel il faut tout rapporter, c’est le goût spontané, la passion gratuite de l’effort pour l’effort. » Le mot d’Emerson, « chacun de ces insulaires est une de, » est judicieusement commenté dans le chapitre sur l’homme moral et social, « le solitaire et le subjectif. » L’observateur montre bien pourquoi ce dur fragment de quartz, avec ses arêtes et ses angles vifs, ne devient jamais sous le frottement de la vague sociale un galet poli, semblable aux autres. Rien de plus juste que le coup d’œil jeté sur les deux grands partis politiques : leurs adhérens respectifs ne sont pas groupés par des principes théoriques, immuables, mais par le même esprit de discipline, le même besoin de jouer le jeu qui les divisait en deux camps, le matin, sur une pelouse de lawn-tennis ou de foot-ball. Jeu conventionnel, goût de la lutte pour la lutte. Le passage d’un camp à l’autre est fréquent et ne scandalise personne. L’équipe battue vient occuper sans scrupule le terrain où l’adversaire se défendait la veille. S’ils croient cette évolution avantageuse pour le gain de la partie, les torys ramassent dans l’opposition un programme whig.

La sagacité du psychologue politique se révèle surtout dans les comparaisons entre nos deux nations. — « La France ne connaît plus guère cette impression de continuité ; elle n’en sent pas le besoin. Le moment présent, qui est déjà une abstraction, nos politiques rationalistes le dépouillent encore, l’isolent de tout ce qui marque son rang dans la série : ils ne prétendent pas à moins qu’à sortir du temps et à entrer dans l’absolu. L’Anglais n’estime pas que la vérité doive être cherchée en dehors de la réalité et de la vie. Cette abstraction du moment présent, il s’efforce non pas de la subtiliser encore, mais de lui donner poids, corps et substance, en la rattachant à un passé aussi long qu’il le peut concevoir. Inhabile à élever son horizon par la généralisation philosophique, il l’élargit par une sorte de généralisation historique. Il demande à l’indéfini des siècles la majesté que nous demandons à l’indéfini abstrait de nos conceptions. » — Je cite au hasard parmi ces remarques ingénieuses ; elles s’enchaînent ainsi le long des pages où l’homme et la société politique nous apparaissent sous tous leurs aspects. J’imagine qu’un Anglais fermera ce livre avec une admiration sincère pour le démonstrateur qui lui a si bien décrit chaque cellule de son organisme. Un étranger mal préparé aura peut-être plus de peine, à recomposer la figure totale, vivante, dans la simplicité de ses lignes générales. Inévitable rançon des acquisitions de détail que fait le lecteur dans ces belles planches de dissections.

Cette méthode analytique ne va pas sans quelque danger pour la solidité des explications déterministes. Nous ne sommes plus terrassés par l’éloquence impérieuse d’un Taine : nous avons le loisir de réfléchir — et de contredire. M. Boutmy insiste avec raison sur le lien de parenté qui unit l’imagination anglaise à l’imagination hébraïque. Rapprochement gros de conséquences : d’autres observateurs nous y ramèneront, j’y reviendrai après eux. — « La Bible n’a été si populaire que parce que l’imagination hébraïque, avec la profusion de ses figures, la profondeur de ses pensées, la faiblesse de sa dialectique, ses brusques éjaculations, était de même famille que l’imagination anglaise. Il y avait conformité congénitale, en quelque sorte, entre les deux génies. » — Eh quoi ! Au chapitre de « l’imagination créatrice, » l’auteur nous donnait celle de l’Anglais comme le produit nécessaire « d’une atmosphère brumeuse, noyée de pluies, où les contours s’effacent, les reliefs rentrent, les teintes fines se confondent dans un gris uniforme… Dans ces grands corps blancs perpétuellement baignés d’air humide, la sensation s’enfonce plus lentement… L’imagination physique est demeurée tardive et obtuse… Rien de plus opposé à la réceptivité facile de l’homme du Midi… » — Et rien de plus opposé, sans doute, à l’imagination sémitique, née sur le roc et sur le sable, sous un ciel de feu, dans l’ardente lumière. Pourtant, les voilà sœurs ! Aurions-nous trop présumé du pouvoir plastique de la terre et du climat, pas assez du pouvoir éducateur d’un livre tel que la Bible sur la race qui s’en est longuement pénétrée ? — Ailleurs, M. Boutmy rapporte à « un instinct aveuglé et profond de la race anglaise, » l’androlâtrie, le besoin d’incarner l’idée dans un homme, de suivre un chef populaire, d’acclamer un miles gloriosus. Combien de gens et de peuples sont anglais, à ce compte ! Tout ce paragraphe de l’androlâtrie, caractère spécifique de l’Anglais, on pourrait le transcrire sans y changer un mot pour notre France : nous nous y reconnaîtrions.

Si je m’attarde à ces contradictions, c’est qu’elles mettent en cause l’infirmité d’une doctrine, bien plus que la clairvoyance du philosophe. Il use, comme nous tous, de la méthode tenue jusqu’à nouvel ordre pour la meilleure. Nous avons reçu de nos maîtres le système naturaliste et déterministe, il nous fournit des explications pour tous les phénomènes historiques. Il s’écroulera un jour, c’est le sort de tous les systèmes : comme les autres, il laissera sur le sol quelques parties solides, et de grands monumens déserts ; on les admirera pour leur beauté, mais les hommes ne s’y assembleront plus. Des théories nouvelles expliqueront autrement la formation des individus et des divers groupes humains. Qui sait si elles ne restitueront pas à l’éducation, dans le plus large sens du mot, une part de l’influence que nous attribuons présentement à la terre, au climat, au milieu ? On ne sera pas embarrassé pour trouver des justifications dans la complaisante histoire : et peut-être s’avisera-t-on de la suivante.

Le règne de la reine Victoria eut plus d’une analogie avec celui du roi Louis XIV. Deux longues périodes, sensiblement égales, de grandeur politique et d’heureux développement national. Les Français de jadis prirent dans l’une, comme les Anglais de ce temps dans l’autre, un sentiment orgueilleux de leur primauté sur le monde. Après un demi-siècle et plus de prospérités continues, la fin des deux règnes fut assombrie par des revers militaires. Je n’oublie pas que les nôtres étaient incomparablement plus cruels, aggravés par des calamités de toute nature. Le vieux roi et ses sujets firent ferme dans l’épreuve, avec toute la force dame que nous admirions naguère chez les Anglais ; avec la même ténacité, le même sang-froid, le même esprit de sacrifice, la même confiance dans l’avenir. Quand Louis consolait l’incapable Villeroi, battu à Ramilies : — « Monsieur le Maréchal, à notre âge on n’est plus heureux, » — il exprimait, avec un tour de grâce bien française, les sentimens que nous retrouvons dans les cercles de Londres où l’on acclame Redwers Huiler et Methuen, en dépit de leurs fautes et de leurs échecs.

Ils n’étaient pourtant pas soutenus, ces Français de 1708, par le bœuf saignant, l’ale, les réactions intérieures contre un climat pluvieux, les jeux athlétiques, le confort domestique, l’anglicanisme, le parlementarisme, bref par tous les ingrédiens dont serait pétri, selon la formule, le cœur spécial d’un véritable Anglais. Mais le sujet de Louis avait ceci de commun avec le sujet de Victoria, par-dessous beaucoup de différences : l’éducation d’une saine discipline morale, d’un loyalisme inébranlable, d’une foi religieuse qui conforte les âmes accablées ; l’habitude de se commander à soi-même pour commander aux autres, l’invincible confiance puisée par un peuple dans la tradition d’une grandeur qu’il doit à ses efforts persévérans. Ces ressorts suffisaient, il faut le croire, pour donner dans le malheur une attitude identique à des hommes que les naturalistes estiment si dissemblables.

M. Boutmy ne touche qu’incidemment, dans les dernières pages de son livre, à l’explosion d’impérialisme qui ouvre pour l’Angleterre une ère nouvelle. Il ne se proposait point de l’étudier ; son dessein, nous dit-il, était différent : « Nous avons recherché plus haut que le mobile tableau du monde les causes premières, les causes maîtresses qui ne changent point… Ce que nous avons essayé de saisir, c’est le fond presque permanent de la race anglaise, ce qu’elle demeurera dans tous les temps, quelque forme qu’elle revête, démocratie ou oligarchie, monarchie ou république, pays de libre-échange ou de droits protecteurs. Par exemple, malgré les énormes différences de caractère qu’il présente d’un siècle à l’autre, le peuple anglais est resté et restera très individualiste, très peu capable de sympathie, très peu soucieux de celle des autres, très orgueilleux jusque dans l’humilité d’une dévotion très intense, très dédaigneux des autres races et très impropre à se mélanger avec elles, incapable de comprendre, même de loin, la solidarité du monde civilisé, incliné à diviser les questions, à les morceler même, indifférent à l’idée de les réunir dans l’harmonie d’une vaste synthèse, se servant de la logique plutôt pour faire après coup des apologies que pour découvrir des horizons nouveaux, plus disposé à suivre dans ses changemens un illustre homme d’Etat qu’à s’attacher, pour le condamner, à la rigidité des principes, exempt de tout esprit révolutionnaire et pourtant fertile en personnalités originales. »

J’ai tenu à citer en entier cette conclusion dans son vigoureux raccourci. J’en crois volontiers un connaisseur si renseigné. Seulement… seulement des figures anglaises, représentatives au premier chef, surgissent dans ma mémoire : j’essaye à ces hommes l’habit d’uniforme où ils devraient entrer aisément ; s’ils allaient le faire craquer ! J’écarte, bien entendu, les Écossais, qui occupent une si large place dans la philosophie et dans les sciences, j’écarte les Irlandais, qui marquent aujourd’hui dans les hauts grades militaires. Nous voici débarrassés de quelques irréguliers très gênans, un Carlyle, un Ruskin, puisqu’il fut élevé par une mère Écossaise. Je ne retiens que des Anglais présumés de race pure, depuis Bacon jusqu’à M. Herbert Spencer, depuis Newton jusqu’à Darwin : philosophes et savans qui ne passent point pour réfractaires au génie synthétique, ni pour timides devant les horizons nouveaux. Et Jérémie Bentham, qui se proclamait citoyen du monde, qui écrivait : « Plus un homme est éclairé, plus il perçoit distinctement l’union de son intérêt personnel et de l’intérêt général. » Et Bolingbroke, et Horace Walpole, et M. John Morley, entre vingt autres, je ne les vois pas très bien sous l’habit que nous leur essayons. Les malignes vapeurs du doute me travaillent.

Ajouterai-je qu’une idée diabolique me vient ? Prenez les onze dernières lignes du portrait national, ajustez-les à la société française du XVIIe siècle : fortune étrange ! Il ne serait pas impossible qu’un historien pressé crût la reconnaître dans cette esquisse. Mais ceci est trop vague, serrons de plus près, confrontons avec le portrait ces messieurs de Port-Royal, par exemple : la ressemblance pèche par deux ou trois traits, elle devient très acceptable pour l’ensemble de la physionomie. Juste ciel ! Combien dangereuses sont les généralisations ! — C’est pourtant notre honneur de les tenter ; et M. Boutmy me pardonnera d’avoir fait comme ce vieux radoteur de Polonius, quand l’ingénieux Hamlet lui suggérait de voir dans un nuage la silhouette d’un chameau, d’une belette, d’une baleine.

Avant de clore par ce signalement la psychologie politique des Anglais au XIXe siècle, l’historien a défini en termes justes et précis les trois faits destructeurs du gouvernement aristocratique et des maximes traditionnelles. — « Un premier fait : la brusque installation de la démocratie comme arbitre suprême de la politique, comme dépositaire du « dernier mot ; » un second fait : le parti pris invétéré chez tous les hommes d’Etat anglais de conformer leurs résolutions aux désirs présumés du peuple et de céder à la masse et au nombre, se sont rencontrés avec un troisième fait, l’impérialisme britannique, et l’ont profondément affecté en sa substance, son langage et ses allures… L’impérialisme était une doctrine de gentlemen ; la démocratie, en la faisant tomber jusqu’à son niveau, lui a fait perdre ces nobles attributs ; il n’est plus désormais qu’un jingoïsme. » — Pour voir fonctionner cet esprit nouveau, — disons mieux : cette manifestation nouvelle de l’instinct de lutte et de lucre qu’ils ont dans le sang, — nous devons passer à d’autres livres, l’Angleterre et l’Impérialisme de M. Victor Bérard, les Études anglaises de M. André Chevrillon.


II

Il serait injuste de ne pas rappeler le premier de ces ouvrages, bien qu’il remonte déjà à près d’une année. Pour qui sait avec quelle conscience, avec quelle richesse et quelle sûreté d’information M. Victor Bérard élucidait les problèmes orientaux, dans un livre de début sur la Turquie et l’hellénisme contemporain, toute monographie signée de son nom mérite créance. Depuis lors, ce rude jouteur a été pris d’un bel entrain de bataille : comme il fonçait naguère sur le Commandeur des Croyans. A charge sur M. Joseph Chamberlain, il reproche au sultan de Birmingham le cynisme de ses volte-face. L’homme d’Etat lui répondrait, je le crains, quelles constituent son plus beau titre à l’admiration de ses concitoyens et au contentement de soi-même qu’il professe. M. Bérard ne néglige pas les causes morales de l’impérialisme, il nous montre les cerveaux britanniques envahis soudain par ces fumées d’orgueil ; mais son travail est en majeure partie une enquête économique sur les forces industrielles et les intérêts commerciaux, qui ont déchaîné le mouvement. Dans les explications qu’il nous en donne, les grands personnages du premier plan sont le fer, le coton, la houille ; et aussi ces rivaux dont la jeune fortune alarme les négocians de la Cité : l’Allemagne, les États-Unis. Nonobstant sa réputation d’activité, l’Angleterre aurait paressé depuis vingt ans, elle se serait endormie dans la routine des vieilles méthodes : elle se réveille au claquement des pavillons allemands, qui font une ombre chaque jour plus large sur les mers ; elle s’épouvante de ne trouver dans ses propres magasins que des objets de fabrication germanique.

Le succès est un grand séducteur. L’Angleterre fait en matière commerciale le raisonnement que nous fîmes on matière militaire : pour vaincre le nouvel Empire, il faut l’imiter, lui emprunter ses disciplines, son protectionnisme, ses directions autoritaires. Elle va plus loin que nous : il faut adopter la politique impériale, puisque les intérêts s’en trouvent si bien. — La prospérité allemande ne nous a pas encore persuadés à ce point ; nous sommes gens de principes, nous autres, nous savons sacrifier les intérêts d’une vile industrie à ceux de la noble industrie politique. — Donc, l’école de Manchester est bafouée, l’école de Birmingham remporte avec son chef entreprenant ; fer contre coton. L’empirisme anglais abdique devant le rationalisme allemand, conclut M. Bérard. Trop tard, à son avis ; et il prédit le triomphe de l’Allemagne. — « Britannia fait encore grande figure. Mais l’humanité n’a plus confiance ; elle se détourne de cette grandeur déchue : au son des canons et des fanfares, dans les cantiques et dans les toasts, l’Allemagne de Kant, de Bismarck et de Wagner, l’Allemagne rationnelle, puissante et créatrice, peut saluer l’aurore du siècle qui vient. » — Nous verrons. Dans l’atelier obscur du Temps, les lauriers sont préparés par une ouvrière fantasque, Ironie, qui en fait des couronnes ou des verges pour les prophètes.

A tous ceux qui veulent se documenter, je recommande ce volume bourré de chiffres et de tableaux statistiques. Toujours alerte dans sa vaillante humeur de polémiste, l’auteur fait manœuvrer ces lourdes troupes au pas de charge, il ne leur permet pas d’être ennuyeuses. Si je ne m’étends pas davantage sur des argumens d’ordre économique, c’est qu’ils sortent un peu de notre sujet : nous étions partis en compagnie des psychologues, nous voulions savoir comment ils ont exploré l’âme anglaise, et ce qu’ils vont trouvé. Qui mieux que M. André Chevrillon nous ramènerait à notre propos ?

Je n’ai pas à redire ici la compétence du jeune écrivain. Il a vécu avec ses modèles dans la métropole, aux Indes, en Égypte : les premiers dessins qu’il fit d’après eux l’ont placé hors de pair. Il nous donna, voici tantôt sept ans, un livre dont le titre doit lui paraître aujourd’hui mélancolique : Sydney Smith et la Renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle. Les Etudes anglaises s’ouvrent encore sur des pages idéalistes, consacrées à la peinture de Burne-Jones, à la poésie de la nature dans Shelley.

Les modèles ont brusquement changé d’altitude ; il faut les saisir sous leur nouvel aspect ; et c’est où nous attendions M. Chevrillon. L’an dernier, alors que le colossal effort de la Grande-Bretagne se brisait contre l’héroïque résistance du petit peuple Boer, le voyageur repartit pour Londres. Là, il écouta les voix diverses, il respira l’air ambiant ; il prit ces notes, où les aperçus psychologiques s’encadrent dans les croquis de l’énorme et morne cité. Il a soin de nous la rendre toujours présente, avec son poids de tristesse, sa nuit de fumée, son affairement de fourmilière, ses contrastes de misère et d’opulence. Avant de faire parler un homme ou d’interpréter un événement, il les replonge dans ce fond de paysage où s’éclaire la vie locale et particulière de chaque être, de chaque fait. En sourdine, sous la méditation du penseur, nous entendons sans cesse le bruit de Londres, l’implacable jeu des pistons dans la pompe aspirante et foulante du commerce universel. — Encore une description de la vie anglaise ! Nous en avons tant vu, dira-t-on. — Non, vous ne viles jamais la pareille. Celle-ci frémit à travers la sensibilité intuitive, presque douloureuse à force d’acuité, qui nous communiqua d’autres ébranlemens contagieux : devant le grouillement des foules hindoues, dans Bénarès, sous le double accablement du désert libyque et des innombrables siècles morts, autour de Thèbes.

A un artiste si richement doué, on doit toute la vérité de l’impression ressentie. Je dirai la mienne à M. Chevrillon. Ici encore, nous retrouvons l’obsession de Taine : non plus l’influence de sa méthode ou le souvenir de ses propositions, comme tout à l’heure ; mais Taine lui-même, son regard, sa parole, le mouvement de sa pensée, la gamine de sa phrase. Rien du pastiche, loin de là ; c’est bien plus curieux, un cas sans précédent peut-être dans l’histoire littéraire : une absolue et miraculeuse conformité des organisations intellectuelles, chez le disciple et chez le maître qui le forma. Même structure de l’œil, même sensorium où les images se peignent semblables, même cerveau qui les repense identiques. Dans la nature et dans l’homme, M. Chevrillon voit le plus souvent les choses que Taine aurait vues, comme Taine les aurait vues ; il les dit comme Taine les eût dites. On croirait vraiment à un phénomène de métempsycose. L’admirable instrument a changé d’enveloppe, il continue de fonctionner pour de nouvelles besognes, avec une force encore accrue. Nous devrions nous réjouir de cette survie d’un talent regretté ; pourtant on éprouve quelque gêne, comme à l’appareil téléphonique quand une autre voix se conjugue avec celle que nous écoutons. Qu’un si puissant moyen d’expression paraisse n’être qu’un écho, cela nous déconcerte.

Je me hâte d’ajouter que l’écrivain retrouve une originalité propre, quand il fait résonner certaines touches du clavier humain rarement attaquées par Taine : l’émotion morale, la poésie intime, les secrètes vibrations d’un cœur mélancolique. Considérez de près ces deux tableaux intentionnellement rapprochés : la mort des vieillards et des enfans boers, dans la tranchée, sur le veldt lointain d’où l’évocateur les transporte jusque sous nos yeux affligés ; le départ des jeunes volontaires d’Oxford, après la bénédiction du pasteur, reçue entre les tombes illustres, dans le cloître où plane le grave esprit de la vieille Angleterre. Je ne cite pas, je ne résume pas : on ne résume pas la vie, le sortilège de ces mots tout chargés d’histoire, de réalité observée, de divination éloquente. Lisez ces pages, et d’autres du même ordre, vous qui gémissez avec quelque raison sur l’appauvrissement de notre pensée et de notre langue : vous ne trouverez rien de plus intense, rien de plus achevé dans la littérature de notre temps.

Avec une haute équité où l’art trouve ses plus sûrs effets, M. Chevrillon nous rend ces visions simultanées ; le spectacle imposant d’un grand peuple fidèle à ses traditions, impassible dans la mauvaise fortune, soulevé par la fierté de son effort patriotique ; le spectacle sublime des glorieux paysans qui prient et meurent, là-bas, martyrs de cet effort. « L’immorale nature, » nous dit-il, oppose l’une à l’autre ces deux belles harmonies, comme s’opposent les devoirs antagonistes dans le mystère de la guerre. Spectateur ému, le voyageur se prête alternativement aux deux impressions : son cœur, si je puis dire, guette les nouvelles du Transvaal au bout du fil télégraphique et soutire avec les Boers ; son esprit s’attache à comprendre les raisons de l’Anglais. C’est l’objet principal qu’il s’est proposé : démêler ce qu’il y a de sincère dans leur sophisme, et partant de respectable dans la conviction de ces hommes qui se font tuer noblement, eux aussi, sous le drapeau de la Reine.

On ne saurait trop engager nos compatriotes à examiner les choses de ce point de vue. Nous avons la fâcheuse habitude de crier à l’hypocrisie, quand les hommes ou les nations qui se piquent d’austérité blessent notre conception de la justice et nos délicatesses morales. Lorsque Guillaume Ier d’Allemagne invoquait sa mission divine, lorsque ses soldats remerciaient leur Dieu sur notre sol usurpé, nous ne voulions voir que pharisaïsme et tartuferie dans les sentimens de nos vainqueurs ; nous nous refusions à croire qu’ils fussent sincères dans leur illusion, et qu’elle pût leur mettre au cœur une force redoutable. Mieux eût valu pénétrer les dispositions de lame allemande : mieux vaudrait aujourd’hui discerner celles de rame anglaise. Comprendre ne nuit jamais ; et ne pas comprendre un adversaire, éventuel, c’est lui céder un premier avantage. On le vit bien il y a trente ans.

Voulons-nous humilier vraiment l’orgueil de l’Angleterre ? Faisons à son égard cette preuve d’intelligence et d’équité qu’elle n’a pas su faire au nôtre. Au cours de ces dernières années, alors que nous nous débattions dans un affreux cauchemar, l’opinion anglaise nous a condamnés en bloc. Elle n’a rien deviné de nos angoisses. L’affolement d’un peuple qu’on accule entre un déni de justice et l’abandon de ses traditions nationales, les soubresauts désordonnés de l’instinct vital sous la pression étouffante des mains étrangères, nos révoltes contre la domination cauteleuse qui prenait prétexte de chaque faute, de chaque erreur pour nous engluer dans une sorte de captivité morale, le désespoir de voir s’effondrer l’une après l’autre, sous une poussée méthodique, les pièces de la charpente sociale qu’on croyait saines et dont on découvrait l’irrémédiable usure, le geste réflexe et violent du propriétaire qui soutient sa maison croulante, envahie, qui frappe dans son égarement des coups peut-être injustes pour défendre son foyer en péril, — l’Angleterre n’a rien compris aux péripéties de ce drame poignant. Elle n’a vu que les maladresses judiciaires et les excès inséparables d’une exaspération du sentiment national ; elle nous a jugés sans clairvoyance ! Son tour est venu d’encourir le désaveu du monde. Il y aurait quelque élégance, pour ne pas dire plus, à lui faire sentir notre supériorité eu recherchant quelle somme de bonne foi elle garde dans l’erreur, quelles grandes qualités ses fils déploient dans la poursuite d’un dessein réprouvé par la conscience universelle.

Quiconque a causé de la guerre d’Afrique avec des Anglais sait comment ils se sont forgé un bon droit à leur usage. M. Chevrillon expose leur thèse, engendrée, consolidée par tous les préjugés nationaux.

D’abord, une remarque d’ordre général : « Par suggestion, l’attitude produit le sentiment, et de l’attitude de combat naît la haine nécessaire au combat. C’est ce qu’ont pu constater ceux qui depuis six mois suivent la presse anglaise ; ils ont pu y voir naître, puis croître l’illusion utile à la guerre… Hypnotisée, son activité mentale réduite au groupe d’images suggérées, la nation. comme une somnambule, se raidit dans le geste que commandent ces images, fermée à tout ce qui dans la réalité du dehors les contredit. » — Une déconvenue irritante exaspère cette haine : l’opération, qu’on estimait rapide et facile, menace de s’éterniser, elle exige une dépense de force incalculable ; pour en retrouver l’équivalent, il faut remonter aux guerres soutenues contre Napoléon. On la ferra, avec cette passion de l’effort physique et moral que M. Boutmy nous montrait prépondérante dans les inclinations du tempérament. Mais, ici, la disproportion de l’effort avec la taille de l’adversaire a quelque chose de ridicule et de choquant pour le sens commun. Goliath s’indigne contre David. D’ailleurs, l’issue de la lutte ne saurait être douteuse : la résistance des Boers est donc une sottise sans excuse ; une révolte, on la qualifie volontiers ainsi. Se révolter contre un fait, rien de plus absurde pour le génie pratique des Anglo-Saxons ; rien, sinon la mauvaise gestion par ces gens stupides des richesses naturelles que l’activité anglaise exploitera convenablement.

Alors se fondent dans l’esprit prévenu les raisons intrinsèques avec lesquelles la conscience fait de tranquilles accommodemens — « Un des traits particuliers à ce pays, c’est le besoin de placer sous l’autorité de l’impératif catégorique ou du commandement religieux l’acte demandé par la passion ou l’intérêt. Depuis le début de la guerre, par des raisonnemens toujours nouveaux, l’Angleterre s’ingénie à mettre sa conscience à l’aise, à l’enrôler au service de son désir. Morale de la lutte pour la vie, mission civilisatrice du peuple supérieur, droits de la race impériale, guerre sainte contre un peuple soupçonné d’esclavagisme, devoirs envers l’Empire attaqué par le Transvaal, voilà les thèmes généraux rebattus et développés par les journaux, répétés par la foule. » — Un journal, la Saint-James Gazette, publie une étude sous ce titre : Ethique de l’Impérialisme. Enfin et surtout, le besoin tyrannique de réduire les autres à son type : « L’Angleterre s’estime le peuple chef, conducteur du progrès humain, principal ouvrier, bien mieux, inventeur de la civilisation moderne, missionnaire de cette civilisation… Tout pays qui tombe sous une autre main lui parait perdu ou compromis pour la civilisation. C’est pour l’humanité qu’elle travaille : telle est sa fonction propre et qui lui crée des droits spéciaux. »

On va « élever les Boers en dignité. » Que ces paysans grossiers refusent l’accroissement d’humanité qu’on leur offre, la qualité de gentlemen à laquelle on veut les promouvoir, qu’ils repoussent l’honneur et le bonheur d’être sujets de la Reine, dans le seul empire où il y ait de l’ordre, du confort, de la respectabilité, c’est une démence ; comparable à celle du Sarmate ou du Dace qui aurait renié le titre de civis romanus, les bienfaits de la pax romana. Impardonnable rébellion contre le bon sens, contre leurs propres intérêts ; pis encore, rébellion contre Dieu. « L’Angleterre est le peuple élu, la forteresse du christianisme, » ses volontés sont celles du Tout-Puissant. Voilà l’argument central, la justification suprême de la conquête. The Lord of the Imperial Race, le Seigneur de la Race Impériale, c’est un des noms qu’ils donnent à Dieu.

— « Ce Dieu est le Jahvé juif d’autrefois ; il n’a fait que changer de peuple. Le peuple anglais l’a adopté en même temps que la Bible, et sur lui, comme jadis le peuple juif, il appuie depuis trois siècles sa forte personnalité. » — Nous retrouvons ici tout l’hébraïsme accumulé dans ces esprits nourris de la Bible. Héritiers du peuple de l’ancienne alliance, ils pensent et sentent comme lui, ils s’attribuent tous ses droits et privilèges. Israël a tout pouvoir sur le Philistin et l’Amalécite. Les Boers sont des Philistins. Pensez à l’efficace de ces mots sur des âmes qu’ils ont façonnées de longue date. M. Chevrillon cite des lettres où les soldats anglais racontent froidement les cruautés du carnage, les châtimens infligés à ces méchans Boers. Le tour en est instructif, l’âpre accent de cette joie nous était familier : c’est littéralement le style du cantique de Débora, la farouche action de grâces d’un Josué ou d’un Saül, quand ils ont tiré vengeance de l’infidèle.

Ainsi, sous les tripotages inavouables de quelques spéculateurs, sous les calculs ambitieux de quelques hommes d’Etat, des sentimens ingénus conduisent la masse de la nation. Elle se persuade qu’elle accomplit une œuvre nécessaire, utile, — utile à tous, à ceux-là mêmes qui en soutirent momentanément, puisque l’utilité anglaise se confond avec les intérêts de la civilisation. Pour les plus convaincus de ces néo-juifs, l’œuvre a un caractère moral, et presque la sainteté d’un apostolat.

Leur infatuation nous irrite ? Tout doux : faisons notre examen de conscience. Nous aussi, nous nous sommes institués missionnaires. Nous aussi, nous partîmes il y a cent ans pour « élever en dignité » l’Italien, l’Allemand, tous les hommes qui gémissaient dans les ténèbres de l’ignorance. Nous allions les émanciper, nous ne voulions que leur bien, de la meilleure loi du monde ; au début tout au moins. Ce n’était pas l’avis des petits princes que nous dépossédions, des propriétaires féodaux dont nous supprimions les droits. Ils pensaient de nous ce que Krüger et Steyn pensent aujourd’hui des Anglais. Bientôt les peuples eux-mêmes se rebellèrent contre des libérateurs plus incommodes que leurs anciens tyrans.

Nous les mîmes à la raison : elles n’étaient pas recevables, les plaintes de ces esclaves qui voulaient croupir dans leur abjection, qui avaient le mauvais goût de préférer leur indépendance nationale aux lumières que nous leur apportions. D’autre part, nous nous étions vite aperçus que le métier d’apôtre a des revenans-bons. Nous n’entendions pas abandonner les bénéfices politiques et matériels de notre mission. Partis de l’idéalisme, comme les Anglais du réalisme, nous aboutissions au même point par des routes contraires. Ils colorent après coup leurs convoitises avec des principes ; nos principes avaient dégénéré en convoitises. — Je vous entends : Nous, du moins, nous allions révéler au monde un idéal supérieur ; c’était bien différent ! — C’est toujours « bien différent, » avec chacun de ceux qui se croient en possession du meilleur idéal. Il n’y a de semblable partout que la douleur des hommes, lorsqu’on les dépouille de leur indépendance. — Peut-on comparer ! Nous, les missionnaires de la Raison, les flambeaux de l’univers ! — Ces bons Anglais disent la même chose à leur façon. Ils ont aussi leur « Raison » pour exportation, leur idéal particulier de civilisation, d’ordre, de piétisme. Les Boers ne se soucient pas plus des bienfaits de lord Kitchener que les Calabrais ne se souciaient des bienfaits du général Thiébaud. — Ah ! que nous sommes encore loin de la vraie raison, celle qui enseigne avant tout le respect de l’indépendance d’autrui !

Je n’ai pu qu’indiquer sommairement l’état d’esprit dont M. Chevrillon fait une analyse étendue. On suivra dans son livre les progrès de cet obscurcissement de la conscience, au pays où elle parlait si droit et si haut avec une George Eliot, un Ruskin, un Tennyson. L’écrivain français signale un fait significatif, l’éclipse récente de ces pures renommées, la défaveur qui atteint les œuvres où le lecteur anglais satisfaisait son besoin de vie intérieure. Les prédilections du public vont aux chantres de l’action, aux plus brutaux, à Rudyard Kipling en première ligne. M. Chevrillon lui consacre une étude, corollaire logique de ses notes sur la guerre, sur le mouvement impérialiste.

Nous y reviendrons. J’ai marqué plus haut la seconde partie de ma tâche : je voudrais interroger une autre fois les représentans actuels de l’imagination anglaise, contrôler chez eux les dires des observateurs français. — Parmi ces derniers, j’ai choisi ceux dont les Anglais instruits ne récuseront ni la compétence ni la philosophie élevée. Nos voisins ont paru très sensibles à quelques objurgations violentes, à quelques cris haineux partis de chez nous. Ils ont été blessés, pas plus que nous assurément, par des écarts de crayon ou de plume que n’arrêtait point la triple majesté de la femme, de la vieillesse, d’un devoir royal fidèlement accompli pendant soixante ans. Mais ce peuple libéral ne serait plus lui-même, s’il prenait en mauvaise part la discussion sérieuse de ses idées et de ses actes, l’opposition attristée et courtoise que font à ses entraînemens des Français pour qui le génie anglais fut toujours un maître de sagesse et de beauté.

On ne s’étonnera pas, dans le royaume de Shakspeare, si je confesse la pensée qui me venait naguère en relisant un de ses chefs-d’œuvre, le dénouaient de son drame le Roi Richard III. — Richard dort dans sa tente, la veille du jour où il doit livrer bataille contre Richmond. Les ombres de ses victimes se lèvent autour de lui : légion de spectres, le roi Henri VI, le prince Edouard, Clarence, Rivers, Hastings, les deux enfans d’Edouard. Chacun des fantômes se penche sur le chevet du roi et murmure à son tour le mot terrible : « Que demain je pèse sur ton âme ! » — Puisse l’Angleterre ne pas se préparer la veillée funèbre du roi Richard, la pesée sur son âme de tout un peuple anéanti.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Ce dernier ouvrage paraîtra prochainement. L’éditeur a bien voulu nous en communiquer les épreuves.