Refuges (Esprit n°51)


Esprit1er décembre 1936 (no 51) (p. 419-431).


REFUGES

par Eugène DABIT[1]


Ces cafés, ces restaurants, ces bistrots, aucun n’est pareil. Dans chaque, un décor nouveau qui témoigne du goût et de l’esprit de son propriétaire ; des habitués ; les signes de la prospérité ou de ceux de la décrépitude. On pousse la porte, on entre, et, avec cette tenace odeur de tabac, de bière qui fermente, des apéritifs sirupeux, des relents plus subtils et plus aigres, ceux des hommes attablés au comptoir, ceux des joueurs de cartes ou de billards. On pénètre dans un café comme dans un nouveau monde. Mes tribulations m’ont rendu si sensible à ces changements d’atmosphère. Je suis ici de passage, mais pour quelques-uns ce lieu est un paradis, la menthe y a la couleur des prairies, l’absinthe la couleur des rêves, et des hommes se sentent plus légers, échafaudent des projets d’avenirs, imaginent des départs, pensent saisir un jour la fortune. D’autres prophétisent ; ceux-ci s’amusent tout bonnement au billard ; et celui-là, le visage penché sur l’épaule d’une jeune femme, murmure quels aveux ? Ah ! il est vraiment trop simple de déclarer que ces lieux sont ceux de la déchéance. On n’y vient pas pour boire, ce n’est là qu’un prétexte, mais pour commencer à vivre quand on s’est débarrassé du travail et des besoins matériels. Quand on cherche à s’enfuir de cette terre, à créer, à construire, il y a toujours un moment où l’on retombe, brisé, puisqu’il est à peu près impossible de se délivrer des hommes et de leur civilisation. Il faut donc s’accommoder de ce régime, accepter aussi les duretés de cette capitale, et nulle part ailleurs qu’au bistrot, une acceptation n’est possible. On s’y trouve comme dans une île. Après une traversée tumultueuse. Quelle île ! On y rencontre des hommes qui fuient également leurs maîtres et leurs familles et avec eux on fabrique un monde meilleur. Dans la rue, c’est encore l’existence qu’on vient de lâcher, les voitures roulent, des gens se hâtent. Affalé sur la banquette de molesquine ou sur la chaise à clous dorés, les bras posés sur le marbre graisseux d’une table ou la main serrant le verre à apéritif, vous voilà délivré du monde. Lieux de délices où les conventions, les lois, le bien, le mal, ne viennent pas vous trouver. Même, ne prend-on pas soin de vous charmer ? Des liqueurs s’en chargent. Mais depuis quelques années ne jouit-on pas aussi de la musique ? Ces voix qui rappellent celles des oiseaux, le vent ; ces airs de danses qui évoquent la femme et créent le désir. Et, au delà de ces harmonies, il y a celles des voix d’hommes, un brouhaha, une rumeur, un bourdonnement qui est comme celui de belles pensées dans votre tête. Chaque café est une création de ses habitués tout autant que du propriétaire, à l’image de leurs passions et de leurs désirs. Impossible d’aller contre cette attirance. S’il ne s’agissait que de boissons, sans doute les œuvres philanthropiques, les mères, les livres à tendance moralisatrice, auraient-ils vaincu. Mais on rencontre un vieux besoin qu’a l’homme de merveilleux, ce désir de ne plus ressembler à lui-même et d’être une légende, un amoureux ou un dieu.

Entre ces murs, parfois crasseux, parfois décorés, souvent ornés de glaces qui entretiennent un état d’illusion, dans cette lumière qui imite le soleil, devant ces flacons qui étincellent comme des diamants, sans peine, ne se croit-on pas loin du monde ? C’est une zone enchantée, le paradis sur la terre. Et qui ne veut y entrer quand on a connu la prison ou l’enfer toute la journée. Voilà pourquoi, tous les dix pas, à chaque carrefour, il y a un bistrot. Mais à Belleville, moins qu’ailleurs, ce sont lieux de débauche. Des refuges, des îles, simplement. Bien qu’on s’y sache admis en échange de ce sale argent, que le patron n’en veuille vraiment qu’à vos sous, une fois admise et oubliée cette rage qu’ont vos semblables à faire fortune sur votre dos, hop, un plongeon dans l’eau transparente qui conduit vers le pays de rêve, avec des remous quelquefois, puisqu’il arrive parfois une bagarre, une dispute violente. Mais enfin, on est sur le vrai chemin, et l’heure de la soupe, celle du sommeil, peuvent sonner, on ne les entend point. On vole, on flotte, on a quitté terre. Jusqu’au moment fatal aux songes, hélas, où le patron crie : « On va fermer ». Alors il faut se lever, retrouver son corps, et le retrouvant le sentir lourd comme du plomb, et usé, et las. Après avoir tourné dans un cercle de lumière, s’enfoncer dans la nuit, se heurter contre les murs, rencontrer à chaque pas les signes de sa servitude. Voilà pourquoi on titube, on marmonne, on menace, parce qu’on a été tiré de son bonheur et qu’avant de le retrouver une journée, une longue journée s’écoulera. « C’est un homme saoul » entend-on. Ah ! grisé de quelles boissons ! Et du reste, on n’a pas toujours cette démarche ; la porte franchie, l’enchantement cesse ; on reprend ses gestes, ses pensées, ses soucis, on retrouve son état d’homme pauvre et d’ouvrier, on ne surprend personne, on retombe dans son trou, à son poste. C’est alors qu’on vous trouve digne du nom d’homme.

Pour les malheureux, il y a quelques trente ans, n’existaient que des assommoirs, et des théâtres de quartiers où l’on jouait le mélodrame. Cet âge d’or qui est nôtre fournit d’autres ressources. Je songe au cinéma. Voilà encore un paradis, une entreprise d’avilissement, et d’illusions. Comme le bistrot et le journal, tout autant que le sommeil et l’amour, le ciné fait partie de votre existence. Tout au long de la rue de Belleville, les salles s’alignent ; et d’autres, dans de petites rues, sur des places, sur des boulevards, le soir venu jettent leurs feux, et font retentir les appels aigres de leurs sonneries. Tous ont des noms féeriques, poétiques, prometteurs ; tous exposent des affiches alléchantes. Tous différent et cependant oh combien semblables, tous affichant un programme de choix ; tous ayant leurs habitués. Et cependant, quel que soit celui où j’entre, à quelques rares et subtiles différences, partout la même atmosphère et les mêmes images. Une telle entreprise, aussi bien que les journaux, nivelle, use les angles, aide à créer un monde où règnent le mauvais goût, les conventions, l’amour facile, le luxe, la violence. Pauvres hommes qui se perdent dans le noir, comme pour cacher leurs hontes, et qui fixent des yeux, désespérément, l’écran ; qui rêvent devant ces images, qui à travers elles pensent recevoir la vie, rencontrer le bonheur qui ne les accompagne pas sur cette terre. Comme ils regardent tous !

Ce faisceau lumineux qui se déplace, qui vibre. Eh bien, des centaines de regards aussi se perdent dans la salle, ceux-là sans lumière, la cherchant comme des aveugles. Et non seulement leurs yeux grands ouverts. Ils font aussi le don de leur cœur, de leur liberté, de leurs rêves. Ils se laissent conduire vers l’aventure, et inconsciemment renouent avec leur enfance. On est enfin tout ce que le sort ne vous a pas laissé être dans cette garce de vie ; passionné, vainqueur, industriel, assassin. Tous ces désirs flottent. On les respire aussi bien que les odeurs d’haleine et de tabac. C’est une griserie collective, une mystique nouvelle. Et, selon les images qui se suivent sur l’écran, il y a des remous dans la salle des chuchotements, des murmures, des cris, comme lorsque souffle un grand vent sur la mer. Oh, celui-là est adroitement dispensé. Comme on trafique, comme on joue avec les cœurs purs, tout autant qu’un mercanti offrant aux nègres sa verroterie. L’affaire réussit toujours, car nous avons tous soif, non de beauté, d’idéal, mais tellement besoin de nous évader. Trois heures durant, coudes à coudes, pareillement anxieux, émerveillés, fascinés, nous sommes partis pour un voyage à travers des mondes imaginaires, oubliant que nous payons pour cette illusion et que nous retomberons dans notre boue. Miracle. La salle est pleine de ténèbres. Ah ! tant mieux, car son décor n’égale point nos rêves, mais il y a cet écran, léger, abstrait, sur lequel vient se fixer la réalité que dans le secret de nous-mêmes nous souhaitions vivre.

Quelquefois, violemment, nous sommes tirés de nos songes, mis cruellement en face de nos inquiétudes et de nos cauchemars, à l’instant où passent ces actualités qui ne peuvent, elles, nous bercer, mais exaspérer nos haines ou matérialiser la force de nos maîtres. Soudainement nous voici arrachés au sommeil. Quoi qu’on fasse, il est malaisé d’atténuer la cruauté d’un visage, d’un meurtre, d’une scène de guerre ou de répression ; on ne peut, comme dans un journal, à l’aide des mots, effacer la réalité d’un fait. Quel souci d’information, ou de propagande, ou de profit, pousse à nous en rendre spectateurs ? Il y a, dans certains quartiers, des salles passives, où des êtres sont repus et trop heureux pour s’émouvoir et haïr, seulement, à Belleville, par ces jours troubles qui désormais sont les nôtres, chaque image, presque, donne naissance aux protestations, aux cris de révolte. Ah, enfin, ces clameurs, je les entends, dès qu’apparaissent sur l’écran des financiers, des prêtres, des hommes politiques, des généraux ; plus fortes dès qu’il s’agit de défilés, de cette grimace de la guerre que sont des grandes manœuvres. Comme des profondeurs du sol, dans des régions volcaniques, montent des grondements, il s’élève un cri unique : « À bas la guerre ! À bas l’armée », et qui n’est pas une rengaine. Toutes ces faces que j’ai vues éblouies s’assombrissent et retrouvent leurs préoccupations rendues plus pressantes. Combien sommes-nous qui allons déterrer nos souvenirs de la dernière guerre ? Cette houle qui agite la salle, révèle un désir de révolte et d’action. Les images, sur l’écran, ont disparu, que nous restons bouleversés, d’avoir été mis dans le secret du monde. Si limité est notre horizon. Nous ne quittons pas l’atelier, la ville ; nous sommes simples ignorants, trompés. Quand tout à coup quelle brusque lumière nous révèle la vérité. Là-bas, dans le Pacifique, manœuvres de la flotte américaine ; batailles en Chine ; manifestations en Allemagne ; en France, sous tant de prétextes, défilés militaires. Allons, impossible de s’endormir. Tout nous rappelle cette horreur qui menace nos existences. Aucun de ces spectateurs, ouvriers, ne sera épargné ; et le cri de protestation qui leur échappe monte de leurs entrailles. Jamais, au café où ils boivent l’apéritif chaque soir, ils n’auraient pris pareillement conscience de leur malheur. Nous voici unis devant la souffrance et la mort. Unis. Mais, hélas, presque sans chefs et sans armes.

Tous ne sombrent pas dans ce désespoir. D’abord, il y a les jeunes gens qui ne viennent au cinéma que pour serrer de plus près la réalité, avoir près d’eux une femme qu’ils embrassent, chatouillent, tripotent. Et ces couples, que leur importe le désordre du monde, que leur importe l’écran. Ils ont, pour s’échapper, leurs désirs. Ils n’ont aucun besoin de demander à la vie d’autres preuves de bonheur que celles qu’ils possèdent déjà : des lèvres sur leurs lèvres, un sein dans leurs mains. Le bonheur est là, prêt à être saisi, on n’a plus le temps d’attendre ni de croire à l’honneur ou à la vertu quand on ignore si l’on vivra demain.

Il y a une autre espèce d’êtres que les amants qui ne fréquente pas le cinéma, mais le théâtre. On ne trouve plus qu’une seule salle à Belleville où se réfugient les amateurs de beau spectacle, de vieilles gens pour la plupart qui, en écoutant les « Deux Gosses », la « Porteuse de Pain », la « Tour de Nesles », retrouvent leurs enfances et les traditions d’un temps mort.

Ce théâtre de Belleville fut ouvert en 1828 par un acteur du Vaudeville, Seveste, qui, ses renseignements ayant permis de retrouver les ossements de Louis XV, obtint pour lui et ses descendants le droit de l’exploiter. Il se dresse au fond d’une cour, avec une façade élégante et sévère, explique un vieux programme. Mais des aménagements qu’il vante, des fauteuils luxueux, des dorures, il ne subsiste qu’un souvenir. Les couloirs sont tristes et poussiéreux, les escaliers vides, et des gosses les dégringolent bruyamment ; c’est le silence et l’abandon d’une salle de province. Cependant, des affiches décolorées annoncent : « Immense Succès ». Mais devant le guichet, on ne se bouscule point comme au cinéma, et malgré les prix : de 1 à 6 francs, les promesses ! Le beau temps du théâtre est passé, alors qu’il n’existait pas le sport, ni le ciné. Les acteurs ne jouent que trois fois la semaine et jamais devant une salle pleine. Ici, je retrouve tout le vieux Belleville, des femmes qui ressemblent à ma tante ou à ma mère, des concierges, des êtres qui n’ont plus de désirs et d’autre besoin que celui de retrouver un peu l’atmosphère de leur jeunesse. On se croit hors du temps, dans un musée : les personnages qui se penchent sur les rampes du poulailler, ceux qui occupent des loges à cent sous la chaise, où les ai-je rencontrés ? Il tombe du lustre une pâle lueur qui rend plus étrange ces faces de fantôme, et, quand le rideau se lève, que dans un décor conventionnel apparaissent les acteurs, je crois être témoin des coutumes d’un autre âge. Tout est faux, immatériel, noble, dramatique, mauvais ou bon. Un spectacle de marionnettes, ou encore de revenants. Les voix résonnent, les cris se figent, les gestes se pétrifient ; et, peu à peu, comme un linceul couvre la salle. Deux vieilles ouvreuses, décoiffées, déguenillées, sommeillent ; des spectateurs écoutent le ronronnement des acteurs, ils sont calés dans leur fauteuil, perdus dans leurs songes. Ah, se peut-il qu’il y eut un temps où vivaient ici des passions, où l’on croyait saisir la vie, en contempler les drames ? On s’imagine dans un temple désaffecté. Durant les entr’actes, on traîne dans ce qui fut le « foyer » où pourrissent des fauteuils, des chaises, où l’ouvreuse, à la buvette, sert des chopes ; et dans les galeries, des gosses se croient en vacances et courent sur les « stalles », bondissent de fauteuil en fauteuil et achèvent de les crever. Croit-on que coule à deux pas, dans cette rue de Belleville, un fleuve ; que les cinémas lancent leurs appels, qu’on s’y entasse ! Non, ici, on semble être loin du monde, non en province, mais perdus dans les légendes où vivent les héros et les traîtres et les amoureuses des temps anciens.

C’est un des derniers coins de Belleville où l’on sent vivre encore le passé de nos pères, comme un corps dont le sang se retire peu à peu. Oh, ce théâtre a ses fidèles, qui connaissent toutes les œuvres du répertoire et savent se passionner pour des fables ; ses amateurs et des artistes qui cherchent à retrouver une pureté perdue. Mais les vrais courants s’en détournent ; la vie ne l’enrichit plus et l’on ne peut se nourrir du passé. Dans l’air flotte une odeur de cimetière, des noms sont évoqués : Melnique, Brasseur, Virginie Goy, autant de fantômes. On attend un démolisseur. Car à quoi bon la légende si elle doit nous attendrir sur un passé lourd de nos échecs, à quoi bon ces hommes de chair, qui imitent la vie, alors que les cinémas et les rues voisines sont pleines de nos frères, gonflées de nos actes. On vient faire ici une sorte de pèlerinage, voir des vieillards, ceux qui exploitent les traditions sans les enrichir. Je viens, moi, pour faire le point, et aussi par tristesse de me souvenir par maladie. Mais les hommes jeunes sont ailleurs, on en rencontre peu ici.

Et maintenant, en dernier lieu, quoi qu’on fasse pour échapper, quels que soient les soirs que l’on passe au bistrot, au ciné, au théâtre de Belleville, il est un coin qui, avec l’atelier, se partage presque votre vie : votre foyer, c’est-à-dire l’immeuble dont vous êtes locataire, et là, votre logement. Après la joie, après le travail, voici votre dernier refuge où vous retrouvez ce qui a été un temps vos désirs, vos amours, vos devoirs : une femme, un enfant, des meubles. Tout le monde n’habite pas un immeuble de la ville de Paris ou celui d’une fondation Rothschild, où l’on jouit, relativement, du confort. Depuis un siècle que l’arrondissement s’est construit, les maisons qui firent peut-être bayer d’admiration nos grands-pères, se sont tassées, craquelées, ridées, et, comme avec le temps nous avons davantage le souci de mieux respirer, de nous laver, de ne pas être mangés par la vermine, toutes ces maisons sont loin de nous donner satisfaction. Si on y trouve le gaz, l’eau à tous les étages — mais souvent sur le palier — on n’a pas toujours cette chance d’habiter une maison possédant le « tout à l’égout » ; aussi, certains soirs, une pompe et des voitures stationnent devant l’immeuble. On en prend une prise. Mais enfin, cet événement n’arrive pas chaque semaine, tandis que c’est chaque matin, chaque soir, tous les jours que fait le bon Dieu, que vous contemplerez les murs de l’escalier, peints en brun, parce que voilà une couleur pas salissante, qu’un bec papillon ou une mauvaise ampoule éclaireront de façon funèbre le couloir d’entrée ; oui, chaque jour que vous devrez saluer une concierge cancanière, hypocrite, féroce comme un adjudant dans sa caserne ; que vous devrez respirer les relents de cuisine, entendre les disputes des voisins, ou leur phono, ou leur radio, et lire sur les murs des tracts qui vous appellent pour la révolte, alors que, nom de Dieu, lorsque vous rentrez du travail, vous avez les bras morts, les jambes brisées. Et encore, si vous aviez une vue, un coin de ciel à contempler. Il y a de ces veinards qui découvrent de leur fenêtre un paysage de toits et de cheminées, mais ceux-là ont dû péniblement monter 5 ou 6 étages, ce qui n’est pas amusant, et encore moins lorsque la bourgeoise a oublié une partie de ses courses, ou qu’il vous faudra descendre la boîte à ordures, aller à la cave emplir un seau de charbon. Il n’y a ni ascenseur, ni monte-charge, ni appareil automatique pour se débarrasser des ordures. Tout se fait « à la main ». Aussi beaucoup de camarades renoncent-ils au soleil, à une vue, et habitent les étages inférieurs. L’été, en renversant la tête, de sa fenêtre, on aperçoit un morceau de ciel et vis-à-vis les intérieurs des locataires, qu’on n’a point la curiosité d’observer puisqu’ils ressemblent au vôtre ; quelquefois, le dimanche, un rayon de soleil vient vous faire risette (seulement le dimanche, car les jours de semaine vous n’avez pas le loisir d’attendre sa visite). Et l’hiver, qu’a-t-on besoin d’une vue et de lumière ? Quand on se lève, il fait nuit ; quand on rentre, il fait nuit ; alors… et même les ténèbres ont du bon qui vous aident à imaginer, au lieu de murs, des tuyaux de linges aux fenêtres, un paysage ou la mer.

Il faut « se construire un foyer », se « créer un intérieur », cela donne un but à la vie et ouvre des horizons. Non seulement pour satisfaire à des exigences naturelles, mais à celles de l’esprit. Être chez soi, comme dans une île, dans un décor qui vous exprime, avoue votre idéal et vos ambitions. Hélas, l’argent manque pour le réaliser, et peut-être bien l’intelligence. D’abord, il ne vous est point donné de vous installer dans des lieux vierges, mais au sein d’un logement que vous tenez quelquefois de vos parents, où vous succédez peut-être à de pauvres bougres. Et quelle que soit votre ardeur, le passé pèse sur vous. Depuis la guerre, les propriétaires ne font plus ni peinture ni réparations. Si vous voulez respirer dans un monde neuf, chasser les fantômes de vos prédécesseurs, exterminer les punaises, il vous faut faire venir les peintres, ou le dimanche, mettre la main à la pâte et coller vous-même des papiers à vingt sous le rouleau qui représentent des champs de fleurs. Tout le monde n’a pas les moyens de se passer une telle fantaisie, et s’installe au petit bonheur, colle son buffet là où était celui du prédécesseur, le lit dans le même coin, les chaises, la table là où en subsistent les traces. L’architecte n’a permis aucune fantaisie. Les ménages se succèdent, comme les couples à l’hôtel, sans se connaître, mais tous forment une longue chaîne d’esclaves. Comme rien ne se perd, dit-on, il faut croire que les rêves, les angoisses, les tristesses de ceux qui vous ont précédé, se sont collés sur les murs, dans les interstices du plancher, et que cette vermine, plus dangereuse que l’autre qui ne peut que souiller votre corps, vous ronge l’âme. Ah ! oui, on peut tout tenter pour se débarrasser de ce passé : mettre sur les murs des calendriers et des chromos, votre photo de mariage, acheter des fleurs artificielles, un buffet à colonnes, un lustre dont les perles frémissent comme des feuilles, fréquenter le cinéma et le bistrot, rien n’empêche que vous ne soyez insensiblement contraint à suivre l’ornière qu’ont tracée vos frères inconnus, que vous ne refassiez leurs calculs avec l’illusoire espoir de déménager. On sait quel jour on arrive. Dieu sait quand on partira, dix ans, quinze ans filent, ou paraissent avoir passé comme une saison. Toutes ces maisons ont une voix, un visage, une âme : celle de ses occupants, et c’est ce qui donne à ces faubourgs tant de tristesses. Ces intimités que des murs cachent à nos regards, comme on les peut pressentir, comme les signes de la vieillesse nous les livrent.

Cette fois, après de longs voyages, des lenteurs, des rêveries, des appels, me voici au cœur de ce monde qui est le mien, à sa source, aux lieux de sa naissance et de sa mort. L’atelier, le café, la rue, les salles de spectacle, ne furent que des étapes sur ce chemin qui conduit là où nous avons nos refuges, là où nous dormons, rêvons, faisons l’amour, et pleurons. C’est entre quatre murs, sans travaux et sans plaisirs, qu’on trouve des hommes nus, ceux-ci dans leur case, comme leurs lointains ancêtres dans leurs cavernes, seuls avec leur tourment originel ; avec leurs désirs, et cette mort qui coule en eux depuis le jour de leur naissance. En tête-à-tête avec leur femelle qui allume le feu, prépare leur pâture, avec leurs enfants, les yeux tournés vers leurs dieux : une photo de Jaurès ou de Lénine ; plus doués que leurs ancêtres puisqu’ils ont, non seulement fait la conquête du feu, mais encore emprisonné l’esprit et qu’ils lisent des prophéties. C’est par là, d’ailleurs, qu’ils sont marqués des signes de la tribu, qu’ils obéissent à des lois qui servent leurs instincts, qu’ils peuvent penser, aux soirs de détresse, ne pas mourir tout entiers, et, sur cette terre sans dieu désormais, aider à construire une société socialiste.

Seulement, si des camarades triomphent dans une sixième partie du monde, votre règne, à vous, se fait attendre, et vous avez le temps de crever d’ici là, et chaque jour, des vôtres vont pourrir à Pantin. Sans doute votre foi vous pousse-t-elle à manifester, et vous ne manquez jamais à ces réunions de la rue Mathurin-Moreau, ou de la rue de la Grange-aux-Belles. Mais le triomphe est long à venir. Autour de vos faubourgs, il y a une invisible ceinture qui vous menace, des commissariats, des casernes, et des avions. Que sur votre territoire, vous végétiez ou grondiez, cela on s’en soucie peu. Mais, avec quelques autres, moi, je voudrais faire entendre mieux votre voix, en ce temps provisoire où les paroles seules sont des actes.

Ici, ce n’est pas le même ciel qu’ailleurs ; et l’atmosphère est plus lourde. Sans doute, existe-t-il des villes étrangères qui ont aussi leurs faubourgs, avec leurs misères qu’on se doit de crier, leurs légendes qu’on se doit de crever. La réalité se dresse devant nous, c’est un mur de prison qui monte jusqu’au ciel, impossible de ne pas pouvoir le renverser, aujourd’hui avec des images et des mots, demain avec des actes. Sans doute, lentement se transforment Ménilmontant et Belleville, les masures sont abattues, des rues percées, mais quels sont ceux qui peuvent habiter dans ces nouveaux immeubles ? On n’a d’argent que pour manger, se vêtir, se loger dans des sortes de taudis, on y est traqué par ses semblables, et par la misère. La lutte est éternelle. Ce qu’elle a d’attristant, c’est que la paix, la justice, le bonheur pour le plus grand nombre, n’en sortent point. Après tant de grèves, de lutte, de privation, et cette prétendue « dernière guerre ». Vieillards que je rencontre, vous le savez, qui êtes des épaves, et, avec nos pères, témoignez de nos échecs, vous qui êtes nos lamentables monuments, nos martyrs, nos héros inconnus ; qui faites souvenir d’un conflit, d’une foi morte, et d’une pauvreté qui n’a pas changé. Vous vous dressez comme des symboles, et c’est par vous, qui êtes chair et sang à notre image, que je me dois de dire un dernier adieu à ce pays. Vieillards qui n’êtes pas âgés, mais qui portez sur vos épaules toutes nos misères ; qui avez des visages usés comme les trottoirs, souillés comme les murs ; des mains maladroites et cassées, auxquelles suppléent depuis longtemps des machines. Oh, vous, que nous avons tous croisés sur notre chemin. Vous êtes des vieux, et, lorsque vous ne demandez pas la charité, vous faites, comme on dit, de petits métiers. Dans les marchés, celui de la place des Fêtes, par exemple, où l’un de vous montre un visage rongé, une sorte de masque avec une fausse barbe et des lèvres de drap rouge ; celui de la rue du Télégraphe où une vendeuse de laurier et de thym, répète d’une voix morne : « Faites travailler l’aveugle ». Et il y a les vieux qui habitent les maisons croulantes de la rue de Romainville, qui vivent chichement, dont les plus alertes traînent de chantier en chantier, pour ramasser des morceaux de bois, de rue en rue pour chiffonner, et, lorsque viennent les beaux jours, s’en vont vers quelque terrain vague où pousse encore une herbe maigre, et là, entre leur chien et un voisin, lisent difficilement un journal jauni, ou regardent le ciel que traversent des hirondelles. Ma vieille tante ressemblait à cette femme que je rencontre presque chaque soir sur le quai du métro, gare de l’Est, où elle vend des journaux. Un cabas et la fatigue la tiennent courbée, elle va et vient en jetant sur chacun des regards suppliants. L’encre d’imprimerie tache ses mains, le mauvais air fait blêmir son visage. Elle s’assied, ferme les yeux une minute, respire péniblement ; et tout à coup s’éveille et tend ses journaux. Jusqu’à ce qu’arrive « le balai », c’est-à-dire, une heure du matin, et alors elle monte dans le dernier convoi, descend à la place des Fêtes et va dans le noir vers son logement de la rue du Jourdain, désespérée quand elle n’a pas liquidé toute sa marchandise. Elle. Et, au coin de la rue Lemière et de la rue des Bois, celui qui s’installe avec quelques vieilles livraisons, et, dans les plus tristes jours d’hiver, reste, courbé, recroquevillé, attendant d’avoir assez d’argent pour regagner sa bicoque, près « de la porte du Pré-Saint-Gervais, où l’attend un fils tuberculeux et une longue nuit durant laquelle il songera au Belleville de sa jeunesse, alors qu’il y vendait des groseilles à maquereaux volées dans les jardins d’alentour, et, plus tard, homme, fréquentait Biribi, un assommoir, où le garçon avait une allure de forçat et traînait au pied un boulet de bois, et son patron itou. Charretier à la Villette, et, après le travail, figurant au théâtre de Belleville… Et il s’en va, tout doux à cause de ses pieds gelés ; son bras droit malade tenu par une ficelle ; une musette au dos, en soufflant. C’est comme un adieu. Il est midi. Alors, les gosses qui sont sortis de l’école traînent dans les rues, courent, et peuvent espérer un meilleur avenir, les malheureux ! Les hommes sortent des usines. Une génération plus âpre chasse celle des vieux. Ah, tous, les voici donc, ouvriers, ouvriers serrant les poings, maudissant leur continuelle misère ; désireux de sortir de leur taudis, sachant qu’il existe hors de ces faubourgs, de larges rues, de belles maisons, la campagne, l’espace. Violents et faibles, inquiets et sûrs, tout ensemble. S’ils sont encore environnés de ces maisons noires, s’ils piétinent dans ces rues où leurs parents étouffèrent, où eux-mêmes ont vécu trop longtemps, du moins entendent-ils monter du monde entier des appels. Ce ciel de plomb, des lueurs rouges le traversent ; ces quartiers, on n’y découvre pas que les signes de nos misères mais aussi ceux de notre force et de nos victoires futures. Mais c’est ici seulement qu’on peut sentir sourdre les eaux qui doivent tout purifier, c’est de ce sol ridé qu’elles jailliront (dont elles couvriront toute la pourriture) pour descendre claires et vierges et murmurantes comme l’eau libre des rivières, couler vers Paris.

Eugène Dabit.
  1. Ces notes sont extraites des Carnets de Dabit. Nous devons à l’obligeance de Madame Eugène Dabit de pouvoir rendre cet hommage à la mémoire d’un ami qui ne partageait certes pas toutes nos idées, mais dont l’inédit que nous publions aujourd’hui dit assez quelle était la richesse de cœur.