La Maison de la bonne presse (p. 72-80).


SOUVENIRS DE MELOCHEVILLE




AU DR. HENRI CAYLEY, DE BUTTE CITY


Ô mon ami ! quel vent cruel
A séparé nos chères voiles ?
Sous le regard de l’Éternel,
En fixant les mêmes étoiles,
Un jour, pourtant, nous nous disions :
« Sur la vaste mer de la vie,
« Voguons ensemble, et que nos fronts
« Se portent haut pour la patrie !


« Que nos barques longent les bords
« Dont l’écho redit notre enfance ;
« Ici, propices sont les ports,
« À nous la vie et l’espérance ! »
Nous avions alors dix-neuf ans ;
Jusqu’à ces jours, nos tendres mères
Avaient pris soin de nos printemps
Et cueilli leurs fleurs éphémères.

Te souvient-il de leurs baisers,
De leur enlacement étrange ;
Des abîmes et des dangers
Que nous indiquait leur doigt d’ange ;
Lorsque enivrés de liberté,
Contemplant la mer et les cîmes,
Nous écoutions la vanité
Rire des dangers des abîmes ?


À l’appel du destin commun
Qui veut qu’après l’adolescence,
Chaque homme taille son chemin,
Nous partîmes, pleins d’espérance.
Pendant cinq ans, un doux zéphir
Nous berça sur des ondes calmes,
Et nous sembla, dans l’avenir,
Se plaire à caresser nos palmes.

Déjà, nous voyions les amis,
Échos de la fortune ingrate,
Me sourire, fils de Thémis,
Et t’acclamer, fils d’Hippocrate.
Ainsi, chères illusions,
Vous remplissiez nos jeunes têtes,
Par vous, jamais nos horizons,
Ne devaient avoir de tempêtes.


Mais soudain, ton ciel obscurcit,
Henri, c’était un temps d’orages,
C’était à l’heure du souci,
À cette heure où le vent des âges
Se déchaîne et révolte, au cœur,
L’ambition, ardente flamme,
Qui dévore joie et bonheur.
L’aquilon souleva la lame,

Gonfla ta voile, et loin de moi,
Je vis ta barque disparaître.
Tes adieux, pleins de mon émoi,
De la rive qui nous vit naître,
Réveillèrent tous les échos ;
Et l’hymne de notre jeunesse
Fit entendre ses derniers mots
Que je répète avec tristesse :


« L’illusion de vos printemps,
« La douce illusion s’efface,
« Les belles fleurs volent aux vents,
« Sans même vous laisser leur trace ! »
Depuis, bien des rêves ont fui,
Souvent a pâli mon étoile…
Et je promène dans l’ennui
Près de ces bords ma triste voile.

Lorsque le vent souffle trop fort,
Que les flots blanchissent la plage,
J’ose parfois rentrer au port
Pour songer à notre jeune âge…
Et puis, sur nos chers souvenirs,
Sur notre passé, sur chaque heure,
Je laisse errer de longs soupirs,
Je les évoque et je les pleure.


Et c’est alors, que tour-à-tour,
Sous mes regards mouillés de larmes,
Passent, hélas ! avec amour,
Ces endroits aux durables charmes :
Les bois, le bisson, les îlots,
Et les Cascades azurées
Qui roulent au sein des sanglots
Leurs grandes vagues irritées ;

La grève aux immenses galets,
Où souvent à peine à l’aurore,
Nous allions tendre nos filets
À l’alouette au chant sonore ;
Et le ruisseau mystérieux
Qui serpente sous les grands chênes,
Que le printemps rend furieux
Et fait déborder dans les plaines ;


Il porte encore au Saint-Laurent
Le tribut de ses ondes blanches,
Mais je n’y vois plus, jeu d’enfant,
Nos petits radeaux faits de branches.
Ah ! combien nous prenions plaisir
À les voir plonger dans l’écume,
Se délier, et puis s’enfuir,
Les branches, à travers la brume.

Ainsi, nous avons vu les jours
De notre éphémère jeunesse
Nous échapper, et dans leur cours,
Creuser un sillon de tristesse.
Mais, là-bas, sur les verts côteaux,
Je vois la maison paternelle !
Tout est désert, seuls, les moineaux
Y font entendre leurs bruits d’aile.


De ces vieux murs démantelés
Le temps désagrégea la pierre,
Et sur les pans tout délabrés,
On ne voit plus grimper le lierre ;
Se mêlant aux soupirs du vent,
Le soir, par les trous des façades,
Entrent comme un funèbre accent
Les tristes sanglots des Cascades.

Je songe à ceux que le trépas
M’a ravis sous ce toit qui tombe…
Ces sanglots ne viennent-ils pas
Des sombres échos de leur tombe ?
Oh ! alors, je me sens frémir,
Je prête une oreille attentive ;
Je crois entendre leur soupir,
Et voir leur ombre fugitive.


Ô mon ami, toi que le sort
A jeté loin de notre plage,
Tu reviendras encore au port,
Témoin de notre plus bel âge ;
De mes printemps, le nid chéri,
Sera bientôt couché par terre !
Viens, nous irons, ô cher Henri,
Pleurer sur sa dernière pierre !


Décembre.