Recueillements poétiques/Utopie (Lamartine)

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Recueillements poétiques
Œuvres complètes de LamartineChez l’auteurtome 5 (p. 447-457).

 
Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?


Frère ! ce que je vois, oserai-je le dire ?
Pour notre âge avancé, raisonner c’est prédire

Il ne faut pas gravir un foudroyant sommet,
Voir sécher ou fleurir la verge du prophète,
Des cornes du bélier diviniser sa tête,
Ni passer sur la flamme au vent de la tempête
Le pont d’acier de Mahomet :

Il faut plonger ses sens dans le grand sens du monde
(Qu’avec l’esprit des temps notre esprit s’y confonde),
En palper chaque artère et chaque battement,
Avec l’humanité s’unir par chaque pore,
Comme un fruit qu’en ses flancs la mère porte encore.
Qui vivant de sa vie éprouve avant d’éclore
Son plus obscur tressaillement !

Oh ! qu’il a tressailli, ce sein de notre mère !
Depuis que nous vivons, nous, son germe éphémère,
Nous, parcelle sans poids de sa vaste unité,
Quelle main créatrice a touché ses entrailles ?
De quel enfantement, ô Dieu ! tu la travailles !
Et toi, race d’Adam, de quels coups tu tressailles
Aux efforts de l’humanité !

Est-ce un stérile amour de sa décrépitude,
Un monstrueux hymen qu’accouple l’habitude,
Embryon avorté du doute et du néant ?
Est-ce un germe fécond de jeunesse éternelle
Que pour éclore à temps l’amour couvait en elle,
Et qui doit en naissant suspendre à sa mamelle
L’Homme-Dieu d’un monde géant ?


Frère du même lait, que veux-tu que je dise ?
Que suis-je à ses destins, pour que je les prédise ?
Moi qui sais sourdement que son sein a gémi,
Moi qui ne vois de jour que celui qu’elle allume,
Moi qu’un atome ombrage et qu’un éclair consume,
Et qui sens seulement au frisson de ma plume
Que l’onde où je nage a frémi !

Écoute, cependant ! Il est dans la nature
Je ne sais quelle voix sourde, profonde, obscure,
Et qui révèle à tous ce que nul n’a conçu.
Instinct mystérieux d’une âme collective,
Qui pressent la lumière avant que l’aube arrive,
Lit au livre infini sans que le doigt écrive,
Et prophétise à son insu !

C’est l’aveugle penchant des vagues oppressées
Qui reviennent sans fin, de leur lit élancées,
Battre le roc miné de leur flux écumant ;
C’est la force du poids qui dans le corps gravite,
La sourde impulsion des astres dans l’orbite,
Ou sur l’axe de fer l’aiguille qui palpite
Vers les pôles où dort l’aimant ;

C’est l’éternel soupir qu’on appelle chimère,
Cette aspiration qui prouve une atmosphère,
Ce dégoût du connu, cette soif du nouveau,
Qui semblent condamner la race qui se lève
À faire un marchepied de ce que l’autre achève,
Jusqu’à ce qu’au niveau des astres qu’elle rêve
Son monde ait porté son niveau !


« Il se trompe, » dis-tu ? Quoi donc ! se trompe-t-elle,
L’eau qui se précipite où sa pente l’appelle ?
Se trompe-t-il, le sein qui bat pour respirer,
L’air qui veut s’élever, le poids qui veut descendre,
Le feu qui veut brûler tant que tout n’est pas cendre,
Et l’esprit que Dieu fit sans bornes pour comprendre,
Et sans bornes pour espérer ?

Élargissez, mortels, vos âmes rétrécies !
O siècles ! vos besoins ce sont vos prophéties !
Votre cri de Dieu même est l’infaillible voix.
Quel mouvement sans but agite la nature ?
Le possible est un mot qui grandit à mesure,
Et le temps qui s’enfuit vers la race future
À déjà fait ce que je vois. »

La mer dont les flots sont les âges.
Dont les bords sont l’éternité,
Voit fourmiller sur ses rivages
Une innombrable humanité.
Ce n’est plus la race grossière
Marchant les yeux vers la poussière,
Disputant l’herbe aux moucherons :
C’est une noble et sainte engeance,
Où tout porte l’intelligence
Ainsi qu’un diadème aux fronts.


Semblables aux troupeaux serviles
Sur leurs pailles d’infections,
Ils ne vivent pas dans des villes,
Ces étables des nations :
Sur les collines et les plaines,
L’été, comme des ruches pleines
Les essaims en groupe pareil,
Sans que l’un à l’autre l’envie,
Chacun a son arpent de vie
Et sa large place au soleil.

Les éléments de la nature,
Par l’esprit enfin surmontés.
Lui prodiguant la nourriture
Sous l’effort qui les a domptés,
Les nobles sueurs de sa joue
Ne vont plus détremper la boue
Que sa main doit ensemencer ;
La sainte loi du labeur change :
Son esprit a vaincu la fange,
Et son travail est de penser.

Il pense, et de l’intelligence
Les prodiges multipliés
Lui font de distance en distance
Fouler l’impossible à ses pieds.
Nul ne sait combien de lumière
Peut contenir notre paupière,
Ni ce que de Dieu tient la main,
Ni combien de mondes d’idées.
L’une de l’autre dévidées,
Peut contenir l’esprit humain.


Elle a balayé tous les doutes,
Celle qu’en feux le ciel écrit,
Celle qui les éclaire toutes :
L’homme adore et croit en esprit.
Minarets, pagodes et dômes
Sont écroulés sur leurs fantômes,
Et l’homme, de ces dieux vainqueur.
Sur tous ces temples en poussière
N’a ramassé que la prière,
Pour la transvaser dans son cœur !

Un seul culte enchaîne le monde,
Que vivifie un seul amour :
Son dogme, où la lumière abonde,
N’est qu’un Évangile au grand jour ;
Sa foi, sans ombre et sans emblème,
Astre éternel que Dieu lui-même
Fait grandir sur notre horizon,
N’est que l’image immense et pure
Que le miroir de la nature
Fait rayonner dans la raison.

C’est le Verbe pur du Calvaire,
Non tel qu’en terrestres accents
L’écho lointain du sanctuaire
En laissa fuir le divin sens,
Mais tel qu’en ses veilles divines
Le front du Couronné d’épines
S’illuminait d’un jour soudain :
Ciel incarné dans la parole,
Dieu dont chaque homme est le symbole.
Le songe du Christ au jardin !


Cette loi qui dit à tous : « Frère, »
A brisé ces divisions
Qui séparaient les fils du père
En royaumes et nations.
Semblable au métal de Corinthe
Qui, perdant la forme et l’empreinte
Du sol ou du rocher natal,
Quand sa lave fut refroidie,
Au creuset du grand incendie
Fut fondu dans un seul métal !

Votre tête est découronnée,
Rois, césars, tyrans, dieux mortels,
A qui la terre prosternée
Dressait des trônes pour autels.
Quand l’égalité fut bannie,
L’homme inventa la tyrannie
Pour qu’un seul exprimât ses droits ;
Mais au jour de Dieu qui se levé
Le sceptre tombe sur le glaive ;
Nul n’est esclave, et tous sont rois !…

La guerre, ce grand suicide,
Ce meurtre impie à mille bras,
Ne féconde plus d’homicide
Ce sol engraissé de trépas.
Leur soif de morts est assouvie :
Sève de pourpre de la vie,
L’homme a sacré le sang humain ;
Il sait que Dieu compte ses gouttes,
Et vengeur les retrouve toutes
Ou dans la veine… ou sur la main !


Avec les erreurs et les vices
S’engendrant éternellement.
Toutes les passions factices
Sont mortes faute d’aliment.
Pour élargir son héritage
L’homme ne met plus en otage
Ses services contre de l’or ;
Serviteur libre et volontaire,
Une demande est son salaire,
Et le bienfait est son trésor.

L’égoïsme, étroite pensée,
Qui hait tout pour n’adorer qu’un,
Maudit son erreur insensée,
Et jouit du bonheur commun ;
Au lieu de resserrer son âme,
L’homme immense en étend la trame
Aussi loin que l’humanité,
Et, sûr de grandir avec elle,
Répand sa vie universelle
Dans l’indivisible unité !
............................


« Oh ! dis-tu, si ton âme a vu toutes ces choses,
Si l’humanité marche à ces apothéoses,
Comment languir si loin ? comment croupir si bas ?
Comment, rentrant au cœur sa colère indignée,
Suivre dans ses sillons la brute résignée,
Et ne pas soulever la hache et la cognée
Pour lui faire presser ses pas ?

« Honte à nous ! honte à toi, faible et timide athlète !
Allume au ciel ta torche ! » Ami, dit le poète,
Nul ne peut retenir ni presser les instants ;
Dieu, qui dans ses trésors les puise en abondance,
Pour ses desseins cachés les presse ou les condense ;
Les hâter, c’est vouloir hâter sa Providence :
Les pas de Dieu sont ceux du temps !

Hé ! que sert de courir dans la marche sans terme ?
Le premier, le dernier, qu’on l’ouvre ou qu’on la ferme,
La mort nous trouve tous et toujours en chemin !
Le paresseux s’assied, l’impatient devance ;
Le sage, sur la route où le siècle s’avance/
Marche avec la colonne au but qu’il voit d’avance,
Au pas réglé du genre humain !

Il est, dans les accès des fièvres politiques,
Deux natures sans paix de cœurs antipathiques ;
Ceux-là dans le roulis, niant le mouvement,
Pour végétation prenant la pourriture,
A Fi m mobilité condamnant la nature,
Et mesurant, haineux, à leur courte ceinture
Son gigantesque accroissement !


Ceux-ci, voyant plus loin sur un pied qui se dresse,
Buvant la vérité jusqu’à l’ardente ivresse,
Hélant au jour divin l’éclair des passions,
Voudraient pouvoir ravir l’étincelle à la foudre,
Et que le monde entier fût un monceau de poudre,
Pour faire d’un seul coup tout éclater en poudre,
Lois, autels, trônes, nations !

Nous, amis ! qui plus haut fondons nos confiances,
Marchons au but certain sans ces impatiences :
La colère consume et n’illumine pas ;
La chaste vérité n’engendre pas la haine.
Si quelque vil débris barre la voie humaine,
Écartons de la main l’obstacle qui la gêne,
Sans fouler un pied sous nos pas !

Dieu saura bien sans nous accomplir sa pensée.
Son front dort-il jamais sur l’œuvre commencée ?
Homme ! quand il attend, pourquoi t’agites-tu ?
Quel trait s’est émoussé sur le but qu’il ajuste ?
N’étendons pas le Temps sur le lit de Procuste !
La résignation est la force du juste ;
La patience est sa vertu.
 
Ne devançons donc pas le lever des idées,
Ne nous irritons pas des heures retardées,
Ne nous enfermons pas dans l’orgueil de nos lois !
Du poids de son fardeau si l’humanité plie,
Prêtons à son rocher notre épaule meurtrie,
Servons l’humanité, le siècle, la patrie :
Vivre en tout, c’est vivre cent fois !


C’est vivre en Dieu, c’est vivre avec l’immense vie
Qu’avec l’être et les temps sa vertu multiplie,
Rayonnement lointain de sa divinité ;
C’est tout porter en soi comme l’Ame suprême,
Qui sent dans ce qui vit et vit dans ce qu’elle aime ;
Et d’un seul point du temps c’est se fondre soi-même
Dans l’universelle unité !

Ainsi quand le navire aux épaisses murailles,
Qui porte un peuple entier bercé dans ses entrailles.
Sillonne au point du jour l’Océan sans chemin,
L’astronome chargé d’orienter la voile
Monte au sommet des mâts où palpite la toile.
Et, promenant ses yeux de la vague à l’étoile.
Se dit : « Nous serons là demain ! »

Puis, quand il a tracé sa route sur la dune
Et de ses compagnons présagé la fortune,
Voyant dans sa pensée un rivage surgir,
Il descend sur le pont où l’équipage roule,
Met la main au cordage et lutte avec la houle.
Il faut se séparer, pour penser, de la foule,
Et s’y confondre pour agir !


Saint-Point, 21 et 22 août 1837.