Recueillements poétiques/Entretien avec le lecteur

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I

A mesure que ma vie s’est avancée vers le milieu de l’existence, les poésies y sont devenues plus rares, comme les fleurs et les eaux deviennent plus rares en été. Je n’ai plus chanté qu’à de longs intervalles ; j’ai pensé, j’ai parlé, j’ai agi, j’ai écrit en mauvaise prose : le temps pressait. L’art et le chant veulent du loisir, que je n’avais pas : aussi n’y a-t-il ni unité ni continuité dans les morceaux de poésie qui composent ce volume. Ce sont des fragments en vers de ma vie réelle.

La première pièce de ce recueil est un cantique sur la mort fa M** la duchesse de Broglie, fille de la femme immortelle qui a fait du nom de Staël un des grands noms français.

J’ai appelé ces strophes un cantique, parce que la pureté et la sainteté de la mémoire de Mmc de Broglie ne pouvaient inspirer qu’une véritable religion d’accents au poëte qui la célébrait. Je voulais que ma vénération et ma reconnaissance pour cette noble, belle et grande femme, retentissent de ma faible voix jusqu’au delà de son tombeau.

Voici comment j’avais eu le bonheur de la connaître. A l’époque où mes premiers vers, avant d’être publiés, commençaient à circuler dans les salons lettrés de Paris, un de mes amis, le comte de Virieu, me présenta à Mme de Saint-Aulaire. Mme de Saint-Aulaire, dans toute la fleur de sa beauté, et déjà dans toute la maturité de son esprit, réunissait dans son salon tous les hommes, jeunes alors, qui se sont fait des noms depuis dans les lettres, dans les arts, à la tribune, dans les affaires publiques. Inconnu et réservé, j’y voyais, sans y être aperçu. M. Decazes, M. Guizot, M. Villemain, M. de La Fayette, M. le duc de Broglie, les ministres, les orateurs, les professeurs, les écrivains, les poètes du moment. Mme de Saint-Aulaire était bien digne, par la grâce, par le charme et par le rayonnement doux et à demi-jour de son esprit, d’être le centre de cette réunion d’hommes et de femmes d’élite. J’y étais déplacé par ma jeunesse et mon obscurité ; mais la bonté de Mme de Saint-Aulaire m’illustrait d’espérance ; son indulgence m’encourageait à tenter aussi la célébrité. Elle me fit réciter deux ou trois fois quelques vers devant ces juges. Mon nom est éclos dans ce salon. Je ne passe jamais devant ce bel hôtel à grande cour de la rue de l'Université sans me souvenir de l’effort que j’avais eu à faire en moi-même pour vaincre ma timidité de jeune homme en la traversant, et sans envoyer mentalement un respect et une reconnaissance à la femme distinguée qui m’y accueillait.

J’étais, depuis ma tendre enfance, un admirateur exalté du génie et du caractère de Mme de Staël. Corinne avait mon premier roman, c’est le roman des poètes. Le livre religieux, libéral, mystique, républicain De l’Allemagne, m’avait révélé à moi-même mes sentiments encore confus de métaphysique et libéralisme. C’était le génie du Nord présenté à la France, qui l’ignorait, par la main d’une femme éminemment méridionale ; l’éclat sur la profondeur. J’étais ivre du nom de Mme de Staël.

Hélas ! il n’y avait plus d’elle à Paris que son nom ; elle venait de mourir. J’avais désiré passionnément l’entrevoir seulement sur la grande route de Genève à Coppet. J’avais attendu des journées entières le passage de sa voiture, assis sur les bords du fossé du chemin : je n’avais vu que la poussière des roues de sa calèche. Jamais je n’avais osé entrer dans sa cour à Coppet, me faire annoncer sous un nom inconnu du monde, et lui dire : « Voilà un passant qui ne veut emporter de vous qu’un rayon de votre génie dans ses yeux. » C’est ainsi que, lecteur fanatique alors de René, d’Atala, du Génie du christianisme, j’étais allé souvent passer des heures dans les sentiers d’Aunay, habité par M. de Chateaubriand, sans oser sonner à sa porte. Je me contentais de monter sur une colline boisée qui dominait son jardin, et de l’apercevoir de loin, lisant, causant ou écrivant sur ses pelouses. Le génie est une attraction et une terreur, comme tous les mystères ; il m’a toujours inspiré quelque chose de cette impression de divinité que les Gaulois adoraient et redoutaient dans les femmes. Mais je désirais au moins voir cette fille de Mme de Staël, incarnation féminine de ce génie viril de sa mère, la beauté de ses rêves, la vertu de ses conceptions.

Je priai Mme de Saint-Aulaire, son amie, de me présenter à Mme de Broglie. Elle voulut bien y consentir. Dès que j’eus aperçu la fille, je ne regrettai plus de n’avoir pas connu la mère. Elle effarait tout. Elle fut pour moi pleine de grâce, d’indulgence, d’accueil. Elle avait une de ces beautés religieuses dont le vrai cadre est un sanctuaire ; toutes les pensées qui traversaient ses beaux yeux semblaient venir directement du ciel, et s’adoucir seulement en regardant les choses d’ici-bas pour ne pas les consumer et les pulvériser du regard. Son âme, en effet, habitait les tabernacles d’en haut : c’était la mère de famille telle que Raphaël aurait pu la peindre, si la Vierge avait eu d’autres enfants qu’un Dieu ! Mme de Broglie me présenta à son mari, déjà illustre alors, et chef studieux et éloquent de l’opposition à la Chambre des pairs. J’entrevis chez elle tout le personnel aristocratique et libéral de l’Europe, que son nom, son charme et l’importance politique de son mari attiraient dans son salon. Bientôt, éloigné de Paris par des fonctions diplomatiques que je dus en partie à l’intérêt de ces deux femmes éminentes, je perdis de vue cette société ; mais je ne perdis jamais de ma mémoire les grâces de l’accueil dont j’y avais été honoré.

Mme de Broglie avait en religion le caractère que sa mère, Mme de Staël, avait en génie l’enthousiasme contenu, actif et éloquent. C’était la statue grave de la Prière, la femme de Dieu, pour lui appliquer celle belle et simple expression des hommes de bien par excellence : « C’est un homme de Dieu. » Quand j’appris sa mort prématurée, qui la cueillait avant l’été, mais déjà avec tous ses faits, ma première pensée fut un cantique de glorification et non de larmes. On ne pleure pas ce qu’on invoque. Son souvenir, pour tous ceux qui l’ont connue, ressemble moins à un deuil qu’à une transfiguration.

Séparé de cette société depuis 1830 par des principes et des sentiments politiques différents, je n’ai plus conservé de rapports avec cette maison que ceux du respect et des vœux pour le bonheur de sa famille et pour la gloire de son nom.


II

La seconde pièce de ce recueil est une ode mystique à un homme dont j’avais été l’ami, et qui, affligé par la perte d’une femme pieuse et charmante, cherchait sa consolation dans le sacerdoce. On y remarque, dès cette époque, une énergique aspiration à la lumière dans le culte. La raison seule est froide, la piété seule est souvent une superstition ; la raison pieuse est la perfection de l’adoration. Je l’ai exprimé dans ce vers :

Plus il fait jour, mieux on voit Dieu.

M. de Genoude est mort depuis ce temps-là, toujours la plume du journaliste à la main. Je lui ai dit vingt fois que le prêtre devait s’abstenir des luttes politiques, parce que Dieu était neutre dans nos partis, et que le prêtre, pour être à sa place, doit représenter la neutralité de Dieu. Au reste, si cet homme spirituel, actif et bon, avait le fanati sme de son opinion, il n’en avait pas les haines. Il aimait ses adversaires en Dieu tout en les combattant en politique. Sa victoire n’eût été qu’une sainte et généreuse amnistie. Mais le rôle du prêtre moderne n’est ni de vaincre ni de pardonner ; il est d’aimer et de servir. Depuis 1830 aussi je ne voyais plus que rarement cet ancien ami de mes premiers vers. Nous nous aimions néanmoins à distance et à travers des opinions politiques et religieuses très-dissemblables. Tous ces dissentiments de la terre sont ensevelis dans la terre ; les âmes dépouillent ces costumes du pays et du temps en entrant au tombeau.


III

Le septième de ces recueillements s’adresse à une jeune fille poète des bords du Danube, qui, sachant mon retour d’Orient par la Turquie d’Europe, vint m’attendre au passage à Vienne, où je devais m’arrêter. La poésie est une véritable parenté entre les âmes. Cette jeune fille, accompagnée de sa mère, avait quitté sa résidence à cent lieues de Vienne, et avait passé deux mois dans cette capitale pour y adresser seulement un salut et un vœu d’heureux retour à un voyageur inconnu. Pendant les jours que je passai à Vienne, je la vis souvent, et je l’encourageai à cultiver ce génie sauvage mais fertile du Nord, dont elle était merveilleusement douée. J’ai su depuis qu’elle s’était mariée avec un jeune officier hongrois, que j’avais vu chez sa mère, et qui partageait son enthousiasme pour la poésie dans toutes les lang ues.


IV

Le onzième me rappelle un de ces hommes rares qui ne font que traverser sans bruit la vie en laissant une trace ineffaçable dans quelques cœurs. M. Guillemardet, fils de l’ancien ambassadeur de la Convention en Espagne, était un de ces caractères et un de ces esprits purement contemplatifs qui regardent le monde, les choses, les arts, les hommes, mais qui ne s’y mêlent que par le regard. Ce sont les meilleurs des juges en tout, parce qu’ils n’ont point de parti ; les meilleurs des amis aussi, parce qu’ils n’ont point de personnalité, et rien que du dévouement. En général, ces natures d’élite, délicates et tendres, meurent jeunes, parce qu’elles ne jettent pas dans cette boue où n« ms trempons les racines amères mais fortes de nos passions. Quand elles ont bien regardé et bien dédaigné ce triste spectacle du monde, elles se détournent et elles s’en vont. Le jeune homme s’en est allé aussi, mais non sans avoir aimé quelques âmes plus ou moins semblables à la sienne. J’ai été du nombre, et je m’en souviendrai toujours.

Il venait quelquefois l’été passer des mois auprès de nous dans la solitude. On ne s’apercevait pas qu’il y avait un hôte de plus dans la maison, tant il était paisible, silencieux, et, pour ainsi dire, invisible à côté de vous. Seulement, si la conversation prenait un tour philosophique ou sentimental, si l’on se trouvait en face d’un de ces grands problèmes de la pensée, si l’on passait devant un beau site, si l’on s’arrêtait devant une peinture, si l’on écoutait une musique, si on lisait une page, le mot juste que chacun cherchait pour rendre sa sensation sortait à voix basse de sa bouche ; il avait mieux vu, mieux compris, mieux senti, mieux deviné, mieux révélé que tout le monde. On se taisait et on admirait, et lui-même rentrait dans sa modestie et dans son silence. Grande et belle âme qui aurait pu produire, et qui resta stérile à force de sentiment et de perfection.


V

Le dix-septième recueillement, adressé en réponse à une admirable épître de M. Adolphe Dumas, jeune poète qui a grandi depuis et qui grandit encore, est une de mes poésies que je relis avec le plus d’indulgence paternelle. Elle a la facilité du loisir, l’insouciance de l’homme qui s’endort, la sérénité du bonheur. J’étais oisif, insouciant, heureux, quand je l’écrivis au pied d’un chêne à Saint-Point, un jour d’été, en 1838. En la relisant, j’y sens encore le rayon sur ma page, le tremblement de la feuille sur mon papier, le vent rafraîchissant du champ de blé sur mon front. Je venais de lire, peu de jours avant, quelques épîtres d’Horace et de Voltaire, le Sévigné immortel de la poésie familière. J’ai moi-même un goût naturel très-vif pour ce genre pédestre de poésie. J’aurais aimé à écrire une épopée domestique dans le style de l’Arioste ou de Don Juan, J’ai été retenu par le sentiment de respect pour la poésie ; j’ai craint de faire une profanation. Les vers sont la forme transcendante et pour ainsi dire divinisée de la pensée : les rempl ir de rien, c’est les avilir. Il ne faut pas mettre le vin de Champagne dans le calice des holocaustes. On pense enchâsser ses larmes dans les vers, mais son rêve, non. Voilà pourquoi mes vers ont toujours été graves, souvent tristes, quelquefois pieux, jamais ou rarement légers. Mais je comprends cependant la conversation en vers ; et quand je n’aurai plus ni passions dans le cœur, ni aspirations élevées dans l’âme, ni idées dans la tête, ni larmes dans la mémoire, je reprendrai avec plaisir la causerie familière en vers souriants et indolents, sur le ton de cette lettre à Dumas.


VI

La vingt et unième poésie de ce recueil est adressée à M. Dargaud, traducteur de Job et historien de Marie Stuart, ami de la seconde époque de ma vie, et j’espère aussi de ma dernière. Cette méditation (car c’en est une, et une des plus inspirées) a été peu connue jusqu’à présent du public, parce qu’elle n’a été insérée que dans ce volume, publié presque sans retentissement dans un moment où l’esprit public était déjà distrait de la poésie par le pressentiment des révolutions prochaines. Néanmoins, si je faisais un choix parmi mes faibles œuvres, je conserverais ce cantique comme un des moins imparfaits. J’y retrouve toutes les grandes images que mon voyage en Judée a laissées dans mes yeux, toutes les voix du désert qu’il a laissées dans mon oreille. Pour comprendre le roi des poètes de l’âme, David, il faut avoir vu les sables désolés de Jéricho, les roch ers sinistres de Saint-Saba ; il faut avoir écouté, l’oreille à terre, filtrer goutte à goutte la fontaine unique et aride de Siloé, dans le ravin de Jérusalem, J’ai rêvé mentalement tout cela en écrivant le cantique sur David : je sais par cœur ses plus admirables psaumes, je prie avec ses versets, je chante et je pleure intérieurement aux sons de sa harpe. Job, Homère, David, sont les trois poètes de ma prédilection. On ne descend pas plus profondément dans l’abîme de la destinée que Job, on ne retrace pas plus pathétiquement la nature humaine qu’Homère, on ne gémit pas plus douloureusement que David. Les poètes qui les ont suivis ont été des artistes : ceux-là sont des hommes, plus que des hommes ; des géants de l’expression ! Quand on les a lus, on n’a qu’à se taire.


VII

Voici l’origine de ce vingt-quatrième recueillement, intitulé Utopie.

Il y avait à Mâcon un jeune médecin né à Dijon, nommé Bouchard, une de ces natures studieuses, sérieuses, silencieuses, recueillies en elles-mêmes, qui ne montrent rien au dehors, qui se contentent, comme l’écrin, de contenir des choses exquises, et qui ne se révèlent ce qu’elles sont qu’involontairement et par hasard. Exclusivement occupé de sa profession, savant et charitable, M. Bouchard se répandait peu ; je ne le connaissais que de vue. Je ne soupçonnais pas en lui un émule en poé sie.

A mon départ pour l’Orient, en 1832, il écrivit ces adieux poétiques et touchants qu’on lira à la fin de ce volume ; il ne me les adressa même pas. Je ne le connus que deux ans plus tard, a mon retour, par un ami commun, fureteur obligeant de toutes les belles choses, qu’on appelait M. Ronot, et qui vient de laisser, en mourant, une place vide dans tous les bons cœurs du pays. Ces vers me ravirent ; je voulus remercier l’auteur dans sa langue. Je tâchai de m’élever par la pensée à la hauteur où M. Bouchard s’était placé pour contempler le large horizon de l’avenir. J’écrivis l’Utopie. Je la consacrai à son nom.

Cette méditation est certainement, selon moi, une des moins indignes du regard des philosophes, peut-être aussi des poètes. Je n’ai jamais ouvert plus large mon aile, si j’ai des ailes ; jamais vu de plus haut, jamais regardé plus loin, jamais touché de plus près. Quand je veux me souvenir que je fus poëte, ce sont des strophes de l’Utopie que je me plais à me réciter. Mais cette méditation, comme toutes celles de ce volume, était demeurée inconnue : habent sua fata libelli. Ce n’était pas le temps des vers. J’espère toujours que l’heure de cette contemplation reviendra. Il faut pardonner ces illusions aux artistes : sans l’espérance d’être un jour compris, que feraient-ils ?

Depuis ce temps, le jeune médecin M. Bouchard est rentré aussi dans le silence ; il passe humblement sa vie au chevet des pauvres malades. Il a mis sa poésie en actions : il sera moins déçu que nous, qui la mettons en vers.

VIII

Voici comment j’écrivis ces strophes sur la cloche de Saint-Point, à une époque de ma vie où je n’écrivais plus que de la prose :

Je suis voisin de campagne d’un jeune homme qui porte un nom illustre dans les lettres du XVIIIe et du XIXe siècle à la fois, le nom de l’historien de la Révolution française, M. de Lacretelle. G» jeune homme a été nourri de haute littérature dans une maison où l’histoire, la poésie, l’éloquence, sont ce que Cicéron appelait les dieux lares de sa bibliothèque à Arpinum. La nature semblait l’y avoir prédestiné : il a l’âme élevée, le cœur sensible, l’imagination impressionnable, l’esprit délicat, le goût épuré. Il a, par-dessus tout, ce qu’on nommait jadis le feu sacré, c’est-à-dire l’enthousiasme, qui allume tout. Il a balbutié presque en naissant de beaux vers : quand les années l’auront mûri, il portera des fruits sains et de toutes les saveurs ; le nom de sa famille éclatera en lui par quelque autre côté de gloire littéraire ou politique. Quant à son cœur, il est le cœur d’un enfant, il n’a ni pli ni repli ; c’est un premier mouvement toujours bon, et un premier mot toujours heureux. On le lit sur son visage, et ce visage est son meilleur livre. J’aime ce jeune homme comme on aime un vieux portrait de soi-même peint pendant sa fleur de jeunesse, et qu’on retrouve par hasard au fond d’un portefeuille, avec ses cheveux blonds, ses yeux non encore ternis, et son expression de candeur sur ses lèvres de seize ans. Un soir de l’année 1840, je le vis arriver à Saint-Point ; il venait me faire ses adieux, il partait pour l’Italie. Je lui donnai Hospitalité familière d’un hôte qui réjouit toujours et qui n’embarrasse jamais la maison. Il coucha au dernier étage d’une haute tour dont la fenêtre ou plutôt la lucarne ouvre sur la val [texte manquant]

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[texte manquant] Son caractère était encore très au-dessus de son talent, c’est-à-dire que ce qui fait l’homme était en lui très-supérieur à ce qui fait l’artiste. Or, quand on approche de très-près, l’artiste disparaît et l’homme reste. Dans Aimé Martin, ce qui était vraiment grand, c’était la bonté.

Il était né quelque temps avant la Révolution, dans le petit village de Rilleux, sur les bords du Rhône, auprès de Lyon. Son père, propriétaire rural, d’une fortune aisée, lui

avait fait donner une éducation savante. Il avait la passion de la littérature, parce qu’elle est la forme de la pensée et le signe de la civilisation.

S’il était né à Athènes, ou à Alexandrie, ou à Jérusalem, il aurait été du nombre de ces disciples qui laissaient tout pour s’attacher à un philosophe, à un sage, à un prophète, et pour se donner, dans son école ou dans sa secte, la seule famille à laquelle ils se dévouassent ici-bas, la famille spirituelle. Il aimait la poésie aussi, non pas précisément pour elle-même, mais comme un véhicule de vérité qui fait sonner plus haut et qui porte plus loin les idées. Il commença par écrire un livre didactique sur la science naturelle, entremêlé et illustré de vers faciles et gracieux. Ce livre lui fit une renommée précoce dans un temps où Ton ne comprenait en France, sous l’Empire, la poésie que comme un élégant badinage rimé, un jeu de la langue, de l’oreille et de l’esprit ; mais il ne s’enivra pas de son succès poétique : il sentait le premier qu’il y avait une poésie à découvrir au fond du cœur, qui n’était pas ce gazouillement suranné du bout des lèvres. Il se plongea dans les fortes études. La contention d’esprit vers la gloire littéraire ne l’absorbait pas tellement qu’il ne lui restât un grand goût vers les autres gloires futiles de la jeunesse. Grand de taille, souple de membres, sculpté en athlète, l’œil prompt et vif, le pied et la main lestes, le visage taillé à rudes équarrissures, mais la bouche fine et le sourire illuminé de bienveillance et de franchise, il s’adonna à tous les exercices qui fortifient et assouplissent le corps : il passait une partie de ses journées dans les salles d’armes, luttant avec les grands maîtres d’escrime du temps. Cette analogie de goût contribua plus tard à nous lier. Il devint le roi du fleuret, le Saint-Georges du jour, la première lame de l’Europe. Il avait la vie de tous ses adversaires à la pointe de son épée, mais il n’avait point d’ennemis ; il ne savait pas haïr. Le combat n’était qu’un jeu d’adresse pour lui, une philosophie de mouvement ; jamais une goutte de sang ne tacha sa supériorité dans les armes : il aurait donné le sien pour un enfant. Il cherchait un maître en philosophie : l’amour le lui donna.

Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie, un des premiers livres du cœur, vivait alors à Paris. C’était un beau vieillard de près de quatre-vingts ans, tel que les bas-reliefs de marbre antique nous représentent le philosophe de Sunium entouré de ses disciples, l’œil inspiré, la bouche d’or, les cheveux flottants, le geste affectueux et grave. Ce beau vieillard conservait sous la neige l’adoration de la jeunesse et de la beauté. Il venait d’épouser une jeune fille d’un grand nom, de formes accomplies, d’un esprit sérieux et tendre, d’une vertu pieuse, Mlle de Pelleporc.

Elle avait un culte et presque une adoration pour ce sage, beau d’une autre beauté lui-même, qui lui avait confié ses derniers jours. Aimé Martin, introduit comme disciple chez Bernardin de Saint-Pierre, conçut une pure et respectueuse passion pour cette jeune femme, fleur de dix-neuf ans, croissant si près d’un tombeau. Il était trop probe de cœur pour avouer son sentiment à celle qui en était l’objet, et pour déshériter ce vieillard du bonheur et de la sécurité de son dernier amour : il ne se l’avoua pas à lui-même tant que M. de Saint-Pierre vécut ; mais à son insu, il y eut dans son dévouement pour son maître quelque chose de plus filial et de plus tendre que si ce philosophe n’eût pas eu cette Héloïse dans sa maison.

Quelque temps après la mort de Bernardin de Saint-Pierre, Aimé Martin, devenu célèbre et riche, demanda et obtint dans la main de sa jeune veuve la récompense de sept années de servitude volontaire, comme Jacob. Jamais union ne présenta un spectacle plus touchant et plus continu de bonheur. Le culte de Bernardin de Saint-Pierre était encore vivant dans cette maison : son image était partout, ses maximes sur les lèvres, sa mémoire dans les deux cœurs. Le mari et la femme se sentaient également ses enfants ; ils m’aimèrent surtout parce que j’aimais moi-même Bernardin de Saint-Pierre : ma mère l’avait connu ; elle m’avait nourri de ses Études de la Nature et de ses poèmes, si simples qu’ils sont le lait des enfants comme le vin des vieillards.

Aimé Martin est mort quelque temps avant notre dernière révolution. Il avait le pressentiment des grandes révélations que Dieu fait aux hommes par ces événements, plus forts qu’eux. Les monarchies et les républiques lui étaient indifférentes ; mais il croyait à l’avènement progressif des vérités nouvelles en tout genre, et il priait Dieu de les répandre sur l’humanité avec le moins de foudres possible sur les nouveaux Sinaïs.

J’étais à Paris, je serrais sa main mourante : il me dit, en nous séparant, ces deux mots, les derniers qu’il ait prononcés avant les balbutiements des derniers rêves : « Courage et espérance en Dieu ! » Je les entends encore, je les entendrai toujours. Je le conduisis à sa dernière demeure, et je prononçai, le pied sur sa tombe, l’adieu de ses nombreux amis. Ce sont les seules paroles que j’aie jamais prononcées sur une tombe, où Dieu seul doit parler ; mais il fallait une voix à tant de larmes, et ses amis voulurent ma voix.

Qu’il assiste en paix à nos efforts, et qu’il nous redise encore, du haut du ciel : « Courage et espérance ! » La France a besoin des deux.