Recueil des lettres missives de Henri IV/1573/6 mars ― Au capitaine d’Espalungue



ANNÉE 1573.

1573. — 6 mars.

Orig. – Arch. de famille de M. d’Espalungue, maire de Louvies-Juzon et président de la commission de la vallée d’Ossan. Copie transmise par M. Jubé, sous-chef de bureau au ministère de l’Instruction publique.


[AU CAPITAINE D’ESPALUNGUE.]

Capitaine d’Espalungue, Vous avés peu entendre comme j’ay estably monsr de Gramont[1] mon lieutenant general, auquel j’ay recommandé sè retirer en mes pays souverains pour contenir mes subjects en paix et tranquilité, regler et composer toutes choses pour la conservation de mon estat et bien public. A quoy je veulx et entends qu’il soit assisté de ceulx qui me sont fideles et loyaux serviteurs, du nombre desquels je vous ay toujours tenu comme des plus anciens, et qui par ce moyen doibt servir d’exemple aux aultres. A ceste cause je vous ay bien voulu particulierement escrire la presente pour vous prier, Capitaine Espalungue, quand ledict sieur de Gramont ira par delà, vous rendre souvent prez de luy, pour entendre à ce qui sera besoing pour mon service ; recognoissant l’auctorité que je luy ay donnée, avecque le respect que telle charge merite[2]. Et m’asseurant que le ferés ainsy, je ne vous en diray davantage ; priant Dieu, Capitaine Espalungue, vous avoir en sa saincte et digne garde. De Nieul[3], ce vie mars 1573.

Vostre bon maistre,
HENRY.


  1. Antoine d’Aure, vicomte d’Aster, fils de Menaud d’Aure et de Claire de Gramont, substitué aux nom et armes de Gramont, fut nommé lieutenant général du roi de Navarre par suite de l’édit du 16 octobre 1572, qui ordonnait partout le rétablissement et le seul exercice de la religion catholique dans ses états. La contrainte qui imposait cette mesure au roi de Navarre était évidente. Toutefois peut-être crut-il pouvoir concilier le respect de son autorité avec un acte si contraire aux sentiments de ses sujets, en choisissant, d’accord avec la cour, un gentilhomme très-attaché à sa maison comme le comte de Gramont, et qui s’était vu obligé également d’abjurer à la Saint-Barthélemy. Mais les Mémoires de l’Estat de France (t. Ier, fo 557 verso), après avoir donné l’édit en question ajoutent : « Les sujets du roi de Navarre, sachant bien que leur prince estoit captif, et qu’il n’avoit serviteur aucun autour de soy qui ne luy fust un espion aposté par le conseil secret qui avoit forgé ce bel édict, ne se soucièrent de cela, ains par moyens legitimes se tenant sur leurs gardes, se maintinrent (nonobstant diverses algarades) en l’estat auquel la Royne [Jeanne d’Albret] les avoit laissez : esperans que si Dieu faisoit la grace au Roi de sortir de prison, il leur tiendroit un langage directement contraire. » Les Béarnais portèrent cette résistance jusqu’aux violences les plus graves. Le baron d’Arros, excité par son vieux père, massacra toute l’escorte du comte de Gramont, dans la cour même de son château d’Hagetmau, et Gramont ne dut la vie qu’aux larmes et à l’éloquence de sa belle-fille, Corisande d’Andouins, qui tiendra bientôt une si grande place dans cette première période de la correspondance de Henri.
  2. Cette phrase est la formule usitée. On ne saurait y voir une insinuation à la révolte contre Gramont. Le jeune roi de Navarre, même prisonnier des catholiques, était trop jaloux de son autorité et connaissait trop à son parti certaines tendances républicaines pour jouer ainsi avec la révolte de ses peuples, quand même le comte de Gramont n’eût pas été un ancien serviteur de sa maison. D’ailleurs le récit de d’Aubigné explique de la manière la plus formelle l’action du baron d’Arros comme une détermination soudaine que lui fit prendre l’enthousiasme de son vieux père. Outre d’Aubigné, on peut voir sur ce curieux épisode l’Abrégé chronologique de Mézeray, et l’Histoire des troubles survenus en Béarn, par l’abbé Poeydavant, La date de 1573 que ce dernier donne à ces faits est justifiée par la lettre du roi de Navarre. La date de 1574, donnée par Mézeray, est donc fautive.
  3. C’est en ce lieu, en face de la Rochelle, que le roi de Navarre, obligé d’assister au siége de cette ville, était campé. D’Aubigné énumère tous les personnages de marque qui se trouvaient à ce camp devant la Rochelle : « Monsieur, le duc d’Alençon, son frère, le Roy de Navarre, les princes de Condé et Dauphin, les ducs de Guise, d’Aumale, Nevers, Longueville, Bouillon et Uzez, le chevalier et mareschal de Cossé, Montluc, le comte de Retz, la Chapelle aux Ursins, Chavigny et le grand-prieur de Champagne : tout cela vint loger à Nieul. » (T. II, l. I, ch. ix.)