Recueil de tombeaux des quatre cimetières de Paris/Nuits


FRAGMENT
Extrait des Nuits d’Young.
(cinquième nuit.)


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Heureux l’homme qui dégoûte des plaisirs factices d’un monde tumultueux et de tous ces vains objets qui s’interposent entre notre âme et la vérité, s’enfonce, par choix, sous l’ombre épaisse et silencieuse des cyprès ; visite les voûtes sépulcrales que le flambeau du trépas éclaire, lit les épitaphes des morts, pèse leur poussière, et se plaît au milieu des tombeaux ! Ce sombre empire où la mort est assise au milieu des ruines, offre à l’homme un asyle paisible où son âme doit entrer souvent et promener ses pensées solitaires. Que l’air qu’on y respire est salutaire à la vérité, et mortel pour l’orgueil ! Ô mon âme, entrons-y sans effroi ; cherchons ici ces idées consolantes dont l’homme a tant besoin sur la terre ; pesons la vie et la mort ; osons envisager la mort en face, et bravant ses torrens par un mépris généreux, cueillons sur les tombeaux la palme des grandes âmes. Puisse ma sagesse s’enrichir de mes malheurs et me payer mes larmes.

Suis-moi, Lorenzo, viens ; lisons ensemble sur la pierre qui couvre ta chère Narcisse… Quel traité de morale sublime elle tient ouvert ! Que son langage muet est pathétique ! Quels orateurs peuvent toucher comme elle une âme sensible ? L’éloquence des paroles peut nous émouvoir ; mais que ses images sont faibles et mortes auprès des impressions vives et profondes dont la vue de cette pierre nous pénètre ! Avec quelle force elle parle à nos yeux ! Que de leçons renfermées dans la date que j’y vois gravée !…

Demande-lui si la beauté, si la jeunesse, si tout ce qui est aimable est de longue durée ! Homme, ose donc désormais compter sur la vie ! À peine puis-je rencontrer un tombeau qui renferme un corps plus jeune que le mien et qui ne me crie, viens… et dans le monde entier que trouvé-je qui me rappelle et m’attache à la vie ?

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Le monde et ses plaisirs imposteurs ne m’en imposent plus. (Ce n’est que dans la tristesse que l’homme sait les apprécier.) Les pièges que le vice me tendait sous les fleurs sont découverts ; la vertu laisse tomber son voile et je peux contempler tous ses charmes.

Comme la vie s’écoule devant moi ! Je vois les hommes tomber comme la feuille de l’automne : les objets de leurs désirs me paraissent aussi légers, aussi vils que la poussière qui s’élève sous leurs pas. Plus je considère la vie, plus elle me paraît vaine.

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Et pourquoi frémir à la pensée de la mort ? Ce passage n’est pas si terrible que nous l’imaginons. Ingénieux à nous créer des alarmes, nous nous tourmentons de nos chimères ; nous nous formons un fantôme ; nous lui donnons des traits menaçans, et bientôt oubliant qu’il est notre ouvrage, notre peur l’anime, nous frissonnons à ses pieds et nous ne pouvons plus lever les yeux sur lui sans pâlir de terreur.

L’image infidèle que nous formons d’après nos conjectures, n’a presque aucune ressemblance avec l’original. Et quel peintre a pu saisir les véritables traits de la mort ? Ce tyran ne se repose jamais un instant. La crainte agite le pinceau dans nos mains tremblantes. L’imagination exagère, l’ignorance charge le portrait de ses ombres, et la raison s’en épouvante.

Où est-elle la mort ? Toujours future ou passée ; dès qu’elle est présente, elle n’est déjà plus. Avant que l’espérance nous abandonne, le sentiment est mort. Pourquoi nous remplir de noirs présages ? Quand nous sommes frappés nous recevons le coup, mais sans en sentir la douleur. La cloche funèbre, le drap mortuaire, la bêche, le tombeau, la fosse humide et profonde, les ténèbres et les vers, tous les fantômes qui s’élèvent sur le soir de la vie et obsèdent le vieillard, sont la terreur des vivans. Victime de sa folle imagination et malheureux par son erreur, l’homme invente une mort qui n’est point celle que la nature a faite, et par la crainte d’une seule, il en éprouve mille. Écartons d’une main courageuse ces simulacres trompeurs. La tombe est hermétiquement fermée ; il n’en transpire aucun secret chez les vivans.

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Depuis deux fois le temps que les Grecs employèrent à réduire la superbe Troie, je m’obstinais à assiéger sans succès les faveurs de la cour. Hélas ! que l’ambition est un mauvais moyen de s’enrichir ! Elle n’a fait qu’appauvrir encore le peu que je possédais, en empoisonnant sa jouissance. Pourquoi désirer ? c’est de toutes les occupations la plus cruelle. Donnez-moi l’homme le plus robuste et dans la santé la plus florissante : l’ambition en fera bientôt une ombre pâle et décharnée. Eussiez-vous tous les trésors du Nouveau-Monde, si vous avez encore de l’ambition et des désirs, vous resterez pauvre. Air pur, repas frugal, dons précieux de la vie champêtre, c’est vous qui m’avez enfin guéri de cette maladie contagieuse des Cours.

Bénie soit à jamais la main divine qui m’a conduit sous l’abri de cette humble chaumière où j’ai trouvé le doux repos de mon âme. Le monde est un vaisseau pompeux flottant sur des mers dangereuses : on le regarde avec plaisir ; mais on ne l’aborde qu’avec péril. Ici en sûreté, jetté à terre sur une simple planche, j’entends le tumulte confus de la foule, comme le mugissement des mers éloignées ou le bruit sourd de la tempête mourante ; et en méditant dans un calme profond mon sujet sérieux, j’apprends à combattre les terreurs de la mort. Ici comme un berger, qui du fond de sa cabane, appuyé sur sa houlette, et faisant raisonner son chalumeau, promène ses regards sur la vaste étendue des campagnes, je suis de l’œil la chasse féroce de l’ardente ambition ; je vois une meute nombreuse d’hommes bruyans, brisant les barrières des lois, franchissant les bornes de la justice, loups pour la rapine, renards pour la ruse, tantôt poursuivans, tantôt poursuivis, et tour-à-tour la proie l’un de l’autre, jusqu’à ce que le trépas, cet infatigable chasseur, vienne les engloutir tous dans leur dernier terrier.

Pourquoi tant de fatigues pour des triomphes si courts ? La fortune des riches, la gloire des héros, la majesté des rois, tout finit par « Ci-Gît. » Des peines à souffrir, des biens qu’il faut laisser, tel est l’inventaire exact de la vie, et la poussière est le terme de toutes les grandeurs de la terre. Si mes chants passent à la postérité, elle apprendra qu’il exista un homme, nourri parmi les courtisans, quoique né dans l’Angleterre, qui fit réflexion que la fortune pourrait bien arriver trop tard d’un jour ; qui ne s’est point amusé sur son lit de mort à arranger des projets de fortune et de vie ; et qui a pensé que la nécessité de mourir valait bien la peine de l’en distraire.

La jeunesse sans expérience, attirée par une lueur trompeuse, se précipite sur une foule de maux. Les années instruisent l’homme ; il se détrompe en vieillissant ; mais dès qu’il a trouvé l’art de vivre, les portes de la mort s’ouvrent.

J’entends la vieillesse insatiable crier sans cesse : « Encore des jours, encore des richesses, encore des plaisirs ; » il n’est plus de plaisirs quand le sentiment est éteint. Il ne suffit pas de posséder l’objet : pour en jouir, il faut des sens. Vainement nous nous fatiguons à tendre de nouveau, à rajuster l’arc usé dont la nature relâche et brise successivement toutes les cordes. Quel excès de folie ! Comme on voit les ombres s’allonger à mesure que le soleil s’abaisse, nos désirs croissent et s’étendent sans fin sur le soir de la vie.