Recueil de décorations intérieures

DISCOURS PRÉLIMINAIRE modifier

En présentant au public ce recueil de meubles et de décorations d’intérieur qui composent cet ouvrage, et dont les originaux ont été, à diverses époques, exécutés sur nos dessins, nous sommes fort éloignés de prétendre offrir aux artistes des modèles à imiter. Notre ambition serait satisfaite, si nous pouvions nous flatter d’avoir concouru à répandre et à maintenir dans une madère aussi variable, aussi soumise aux vicissitudes de l’opinion et du caprice, les principes de goût que nous avons puisés dans l’antiquité, et que nous croyons liés, quoique par une chaîne moins aperçue à ces lois générales du vrai, du simple, du beau, qui devraient régir éternellement toutes les productions du règne de l’imitation.

La théorie du goût ne saurait séparer dans cet empire les plus légers produits de l’art de ses plus vastes ouvrages. Un nœud commun les rassemble. Une active et réciproque influence s’exerce entre eux. Quelle que soit la manière d’imiter et de faire qui domine dans un temps ou dans un pays, l’œil éclairé du connaisseur en distingue, en suit l’effet et les conséquences dans les plus grandes entreprises de l’art de peindre, de sculpter et de bâtir, comme dans les moindres œuvres des arts industriels, qui se mêlent à tous les besoins et à toutes les jouissances de l’état social.

Qui est-ce qui ne distingue pas la direction de l’esprit et du goût de chaque période par les détails des ustensiles domestiques, des objets de luxe ou de nécessité auxquels involontairement l’ouvrier donna l’empreinte des formes, des contours et des types en usage de son temps ? Ne comptons nous pas les générations, si l’on peut dire, par les formes des tables, des chaises, des meubles, des tapisseries ? Le génie de Raphaël ne se fait-il pas remarquer dans tous les objets d’ornement qui reçurent son influence ? Quel amateur ne paie pas chèrement tous ces restes épars du goût du XVIe siècle, ce siècle qui, après une longue stérilité parut-être une sorte de rejet de l’antiquité, et que les siècles suivants, malgré tous les efforts de l’esprit novateur, ont égalé d’autant moins, qu’ils ont cru l’avoir surpassé ? Trois ou quatre périodes de goût, de manière et de style, se sont succédées depuis, et toujours les formes de l’ameublement se sont trouvées dans un accord parfait avec le génie qui présidait aux inventions de l’architecte, du sculpteur et du peintre.

L’orfèvrerie du siècle de Louis XIV est empreinte du goût de Le Brun. L’armoire et le guéridon de Boule ont les contours, les profils et les cartels de Mansard. Le XVIIIe siècle fait reconnaître son goût mesquin, faux et insignifiant dans les dorures de ses boiseries, dans les contours de ses glaces, dans le chantourné de ses dessus de portes, de ses voitures, etc., comme dans les plans mixtilignes de ses bâtiments et le maniéré des compositions de ses peintres.

Cependant, la fin de ce siècle, par une réunion de causes inutiles à décrire ici, vit son goût non seulement changer, mais passer assez brusquement d’un extrême à l’autre.

L’architecture, qui, en général, donne le ton aux autres arts, et surtout à ceux de la décoration fatiguée, si l’on peut dire, de toutes les innovations par lesquelles on avait cru depuis deux siècles étendre son empire, se trouva ramenée à la simplicité du goût antique, et même du plus antique chez les Grecs.

Le grand nombre de temples d’ordre dorique sans base, que les découvertes des voyageurs firent reparaître, produisit sur cet art une sorte de révolution subite. Avant que ces monuments fussent bien connus, on les regardait comme étant ceux de l’enfance de l’art. Lorsqu’on les eut mieux vus, on les tint pour être d’une architecture bonne à appliquer seulement à des édifices d’un genre lourd et vulgaire. Mais lorsqu’on sut qu’il s’en trouvait de telle dans toute la Grèce, et à des temples du plus bel âge, ce fut un jugement contraire. Le goût à la grecque était devenu de mode, on mit le dorique sans base à tout. Bientôt les nombreuses découvertes en tout genre d’antiquité, firent abjurer les formes et le goût qui avaient dominé depuis longtemps.

On s’aperçut que ce qu’on vient de dire sur la liaison qui unit les ouvrages de l’art à ceux de l’industrie s’était aussi réalisé chez les anciens : on recueillit les moindres fragments de leurs ustensiles, de leurs meubles, de leurs peintures, de leurs ornements. Les fouilles faites dans les villes d’Herculanum et de Pompéia, en restituant une multitude d’objets qui avaient autrefois fait partie de l’ameublement et de la décoration intérieure des maisons, augmentèrent de plus en plus ce goût d’imitation de l’antique. Tout cela concourut, avec le changement opéré dans l’architecture, à réformer les pratiques de l’ameublement moderne. Des lignes simples, des contours purs, des formes correctes, remplacèrent le mixtiligne, le contourné et l’irrégulier.

Les découvertes dont on vient de parler répandirent d’autant plus rapidement le goût de l’antiquité, que la gravure servit à multiplier les dessins de ces monuments, grands ou petits. Ces recueils de gravure pénétrèrent dans tous les ateliers des arts industriels, et les moindres inventions du goût ancien, devenant la propriété de quiconque cherchait à rajeunir les produits de son travail, l’antique parvint à être la source la plus féconde pour le génie de la mode.

Si l’on s’étonne quelquefois de la multiplicité des objets d’art et de goût, que le temps et la destruction n’ont pu soustraire à l’héritage de l’antiquité, on est bientôt porté à s’étonner encore plus de l’immensité des pertes que nous avons faites. Sans les villes d’Herculanum, et de Pompéia, que saurait-on des détails d’art domestique des anciens, de leurs meubles, du goût d’ornement de leurs intérieurs, de la disposition de leurs maisons, des habitudes de leur luxe ? Les villes d’origine grecque participaient encore, lors de leur destruction, aux usages de la Grèce. On y trouve des nuances de style, des délicatesses d’ornement qui tiennent plus au goût grec qu’au luxe romain. Déjà cependant certaines bizarreries semblent indiquer un âge où le simple était passé de mode, où l’artiste obéissait moins aux inspirations de la nature qu’au besoin de flatter par des nouveautés un esprit qui commençait à être rassasié du vrai beau.

Combien n’est-il pas à regretter que de semblables découvertes n’aient pu se faire dans la Grèce même, et de manière à pouvoir nous faire saisir ce que devait être le goût de l’ameublement dans quelques unes des ses villes principales et à une des belles époques de ses arts ? L’art de la gravure, qui, comme celui de l’imprimerie, a la propriété de multiplier les ouvrages, aura peut-être aussi l’avantage de les rendre impérissables. Mais un autre bienfait de cet art, c’est de fixer par des recueils d’estampes une multitude de choses qui par leur nature sont temporaires et sont condamnées à ne laisser que des souvenirs dont aucune tradition même ne peut garantir la durée.

Les grands ouvrages de l’art peuvent seuls franchir de grands intervalles de temps. Mais comment perpétuer la mémoire de ce qu’on appelle le goût d’un pays et d’un siècle, appliqué à cette multitude innombrable d’objets qui se renouvellent sans cesse, qui tiennent à des matières légères ou fragiles, et dans lesquelles se peignent si bien le caractère, les mœurs, et les opinions. Ce que nous entendons sous le nom d’ameublement entre dans cette classe de productions plus ou moins fugitives.

Si depuis l’invention de la gravure on eût employé cet art à recueillir et à transmettre toutes les inventions du genre dont nous parlons, avec quel plaisir ne parcourrait-on pas, dans un espace de trois siècles, la marche de l’esprit et du goût appliqués à ces ouvrages ? Avec quel intérêt ne suivrait-on pas dans leurs vicissitudes les efforts du génie tournant sans cesse dans une sorte de cercle, se trompant si souvent au mouvement même qu’il reçoit et imprime tour à tour, s’imaginant qu’il monte parce qu’il va plus loin, et revenant sans s’en apercevoir, au point dont il était parti.

La gravure ne donne que des idées imparfaites des chefs-d’œuvre de l’imitation ; et bien qu’on ne doive pas à cet égard dédaigner les moyens de conservation qu’elle offre, on conviendra cependant que les objets de goût, de luxe et d’ornement qui nous occupent, peuvent recevoir de cet art de bien plus grands services.

C’est donc en partie sous ce rapport que nous avons cru utile d’employer la gravure à recueillir ceux de nos travaux dans le genre de l’ameublement, qui, soit par l’importance de leur destination, soit par le rang de ceux qui les ont commandés, peuvent être regardés comme propres à attester la manière de voir, de composer, et d’orner, de la période présente.

Si cet exemple peut encourager d’autres artistes à confier ainsi à la gravure les travaux dont ils auront eu la direction, nous pourrons nous flatter d’avoir commencé des espèces d’annales du goût de notre génération en cette partie.

Mais, comme nous l’avons déjà donné à entendre, un autre point de vue a fixé nos regards en publiant ce recueil. On peut, dans les ouvrages d’ornement, et de décoration, séparer et considérer d’une manière distincte l’espèce et le genre. Le genre ne nous appartient point, il est tout aux anciens ; et comme notre seul mérite serait d’avoir su y conformer nos inventions, notre véritable but, en leur donnant de la publicité, est de faire tout ce qui est en notre pouvoir, pour empêcher que la manie d’innover ne corrompe ou ne détruise des principes d’après lesquels d’autres feront sans doute mieux que nous.

Malgré l’espèce d’empire que le goût de l’antique semble avoir pris depuis quelques années, nous ne pouvons nous dissimuler qu’il ne doive en grande partie cet ascendant au pouvoir que la mode exerce chez les peuples modernes.

Le pouvoir de la mode, ce grand recteur des ouvrages des arts, doit son influence à trois causes, l’une morale, et qui tient à l’amour du changement propre à l’esprit humain ; l’autre sociale, et qui dépend des habitudes de nos sociétés, où le commerce des deux sexes et la fréquentation ainsi que la réunion des personnes dans la seule vue du plaisir, influent d’une manière très active sur le désir de plaire ; la troisième est commerciale ; elle se lie à l’intérêt qu’ont tous les ouvriers de faire vieillir les objets de luxe, pour en renouveler plus souvent les produits, et augmenter leur débit.

De ces trois causes, il nous paraît que la première, qui est générale, est la seule dont on retrouve l’action chez les anciens. Mais cette action, il faut le dire, n’y produisit pas les mêmes effets.

L’amour du changement est tellement inhérent à l’esprit humain, que les arts, loin de se considérer comme capables d’y résister, sont précisément les ministres les plus dévoués de cette inclination naturelle. Mais il y a deux manières de flatter ce penchant : l’une consiste à conserver dans tout objet ce qui en est le type originaire, le principe, ou la raison nécessaire, et à varier, sans blesser le fond, les formes accessoires, les détails, les circonstances, de manière que l’essentiel soit invariable, et que l’accidentel seul change. Ce fut la manière des anciens dans tous leurs ouvrages, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, depuis le temple jusqu’aux vases d’argile. L’autre manière consiste dans l’arbitraire le plus absolu, et elle s’exerce plus encore sur le fond que sur sa forme, plus sur le principal que sur les accessoires. C’est là le caractère du goût des modernes, qui, possédés en tout genre d’une incroyable manie de changement, n’ont cherché dans toutes les parties des arts qu’à faire autrement qu’on avait fait, sans s’inquiéter des raisons fondamentales, des principes naturels, et des lois que la convenance prescrit à chaque chose. Cette manie de changement ne tient plus à la cause universelle de la nature de notre esprit, ni à ce besoin de variété qui est lui-même le principe fécond de son activité. Il en faut chercher la source dans les deux autres principes que nous avons indiqués.

La manière d’être et l’habitude des sociétés modernes, qui mettent tous les individus en spectacle dans les lieux de promenade, de conversation, de jeux, et de plaisir, ont éveillé au plus haut point l’envie de plaire d’une part, et le désir de se distinguer de l’autre. De là cet empire de la mode dans tout ce qui tient à l’habillement, à la parure, et aux manières ; de là cette action toujours renaissante qui porte le grand nombre à imiter le petit nombre qui donne le ton, et le petit nombre à quitter l’usage dès qu’il devient général. Le ridicule est l’arme de la mode ; et cette arme a d’autant plus de force, que le nombre des spectateurs est plus considérable. Et comme pour les esprits sensés, le ridicule ne vaut la peine ni d’être évité, ni d’être affronté, le cours de la mode n’éprouve pas de résistance. Chacun y cède plus ou moins promptement, et l’on s’y conforme dans une multitude de choses qui, de près ou de loin, attaquent l’imitation du vrai et du beau.

Plus le goût et les plaisirs de ce qu’on appelle maintenant société se sont accrus, plus l’action de la mode a étendu son pouvoir, et il n’en est presque rien dans l’intérieur des maisons qui n’y soit subordonné. La décoration et l’ameublement deviennent aux maisons ce que les habits sont aux personnes : tout en ce genre vieillit aussi, et dans un petit nombre d’années passe pour être suranné et ridicule. Les arts industriels, qui concourent avec l’architecture à l’embellissement des édifices, reçoivent de l’esprit de mode la même impulsion, et aucune sorte de beauté ou de talent ne peut assurer à tous ces objets de goût d’autre durée que l’intervalle de temps nécessaire pour leur trouver un goût nouveau qui les remplace.

Nous laisserons à tirer pour les autres arts d’imitation les conséquences qui peuvent les atteindre sous l’influence d’une telle domination. Mais personne ne contestera que l’architecture n’en doive être affectée la première et de la manière la plus directe.

Les modèles de cet art n’ont point dans la nature le positif, le réel et le matériel qui sont propres à ceux de la sculpture ou de la peinture ; et quoique les modèles sensibles de ces arts puissent toujours être atteints par l’esprit de mode, non pas en eux-mêmes, mais dans la manière de les voir et dans celle de les imiter, il arrivera cependant que les défauts d’imitation seront plus facilement dénoncés par le parallèle de la nature.

Mais ce qui dans la nature est le modèle de l’architecture réside dans une région abstraite et analogique qui n’est accessible qu’à l’intelligence, à la raison, au sentiment. L’architecture n’imite la nature qu’en faisant comme elle : ses raisons, ses convenances, ses rapports avec la fin proposée, sont les vrais modèles de cet art.

Faire tout par une raison, faire tout de manière que cette raison soit à découvert, et justifie l’emploi des moyens est le premier principe de l’architecture.

Cependant le premier principe de la mode est de faire autrement ; et non seulement ce goût ne se conduit dans les ouvrages par aucun rapport avec la fin de l’ouvrage, mais il se plaît le plus souvent à la contredire. Les formes ou les besoins du corps ne sont pas la raison des formes des habits ; car on ne s’habille pas pour se vêtir, mais pour se parer. Les meubles ne se font en vertu d’aucune nécessité qui en prescrive la forme. On passe du droit au tortu, du simple au composé et vice versa. Ceci n’est que trop l’histoire de l’architecture moderne et de ses vicissitudes.

Quoique nous ayons avancé que cet art est revenu depuis quelques années à des principes plus sages, nous sommes loin de nous flatter qu’on puisse l’y fixer.

Pour prouver que ce retour à un meilleur goût est dû en grande partie au pouvoir de la mode, il ne s’agit que de considérer, dans tout ce qui nous entoure, l’abus désordonné que l’on fait des plus belles formes, des plus belles inventions, dans les sujets qui les comportent le moins.

Si, par exemple, des sphinx, des termes à l’égyptienne, peuvent convenir par la sévérité de leurs formes et par leur sens allégorique à tel ou tel emploi dans certains objets de l’architecture ou de l’ameublement, avant peu l’on verra toutes les enseignes, tous les dessus de portes à l’égyptienne. Si les légèretés de l’arabesque et ses idées badines conviennent à de petits compartiments, et s’accordent avec des pièces dont l’étendue comme le caractère ne demandent que de la gaieté ; bientôt, si la mode s’empare de ce goût, l’arabesque deviendra l’ornement universel. Ainsi l’on a vu l’ordre dorique sans base affecté aux temples, devenir l’ordre des boutiques, des corps-de-garde, et de tout ce qu’il y a de plus vulgaire en édifices.

Ce qui généralise ainsi les inventions et les formes des ouvrages, ce n’est ni un sentiment plus juste, ni un goût plus généralement éclairé : on n’en veut par aucune raison que celle qui fait vouloir la coupe d’habit ou de coiffure du jour. On ne veut pas ces choses parce qu’on les trouve belles ; mais on les trouve belles parce qu’on les veut : aussi leur arrive-t-il promptement de subir le sort de tous les produits de la mode. L’industrie s’en empare, les reproduit de mille façons économiques, les met à la portée des moindres fortunes. Toutes les sortes de falsifications dénaturent leur valeur. Le plâtre tient lieu de marbre, le papier joue la peinture, le carton imite les travaux du ciseau, le verre se substitue aux pierres précieuses, la tôle remplace les métaux, les vernis contrefont les porphyres. De là résulte un premier abus, qui procède de l’esprit même de la mode, c’est de rendre vil ce qui devient commun, c’est de déprécier rapidement dans l’opinion, des choses que l’on trouve prostituées aux emplois les plus vulgaires ; car rien ne peut empêcher que les plus beaux ouvrages ne perdent ainsi une partie de leur beauté. Cet effet arriverait aux ouvrages mêmes de la nature ; et si parmi eux la beauté était plus commune, on ne peut s’empêcher de croire que notre âme serait moins affectée, moins touchée de son charme.

Mais l’abus le plus grave attaché à la prostitution qu’on ne cesse de faire des inventions de l’art et du goût, c’est de leur enlever par l’économie du travail, par la contrefaçon, des matières, et par des procédés méthodiques ou mécaniques, cette perfection d’exécution, ce fini précieux, cette touche d’un sentiment original, que la théorie seule sépare de la conception et de l’invention, mais qui véritablement en est inséparable. L’habitude de voir une multitude d’objets d’art faits par une routine ouvrière, produits par des patrons, par des moules, jette promptement le discrédit sur le genre même. On ne se donne plus la peine de distinguer le travail original du goût d’avec le travail servile de la routine. Une défaveur universelle condamne bientôt à l’oubli les meilleures inventions, et l’artiste le plus éclairé, entraîné lui-même par ce sentiment, craindra d’être taxé de stérilité, s’il reproduit dans ses ouvrages des compositions dont tous les yeux sont fatigués.

Cependant on se flatterait en vain de trouver des formes préférables à celles que les anciens nous ont transmises, tant dans les arts du génie que dans ceux de la décoration et de l’industrie. Ce n’est pas qu’on doive toujours attribuer leur supériorité dans chaque genre à la puissance de l’imagination ou du talent. Il nous paraît que dans un grand nombre de parties on voit régner chez eux le pouvoir de la raison, et la raison est plus qu’on ne pense le génie de l’architecture, de l’ornement et de l’ameublement. La raison est aussi ce qui tient lieu de nature à ces arts. Suivre la nature dans cette multitude d’objets qu’on comprend sous le nom d’ameublement, c’est savoir suivre avec les ordres du besoin les inspirations du plaisir ; c’est faire que le nécessaire ne soit jamais sacrifié à l’agréable, qu’il devienne même agréable, sans qu’on aperçoive la prétention à le devenir. La nature, c’est-à-dire le vrai modèle de chaque objet, de chaque meuble, de chaque ustensile est pour l’artiste cette raison d’utilité, de commodité qu’enseigne son emploi. Entre toutes les façons d’un siège, par exemple, il en est qui sont dictées par la forme de notre corps, par des rapports de nécessité ou de commodité, tellement sensibles que l’instinct seul nous les ferait trouver. Voilà la nature en ce genre. Que reste-t-il à faire à l’art ? d’épurer les formes dictées par les convenances, de les combiner avec les contours les plus simples, et de faire naître de ces données naturelles les motifs d’ornement qui s’adapteront à la forme essentielle sans jamais déguiser son type, ni dénaturer le principe qui leur donna naissance. Cependant combien de fois n’a-t-on pas vu l’ornement, appliqué sur un membre, prendre la place du membre même, des rinceaux substitués aux corps dont ils étaient l’accessoire, supporter contre toute sorte de vraisemblance, ce qui devait l’être par des parties solides. Si l’on jette un coup d’œil sur ces mille et mille sortes de pendules, productions nées sans un véritable auteur, et semblables à ces plantes parasites dont l’abondance égale l’inutilité, on se convaincra de tout ce que peut engendrer de ridicule l’esprit de la mode, c’est-à-dire cet esprit qui ne consulte ni la nature ni la raison.

Cet esprit est l’ennemi naturel de tous les arts qui n’ont point de modèle d’imitation palpable, sensible, et dont la raison est le vrai régulateur. Il s’y introduit avec les armes du scepticisme et du paradoxe, et lorsqu’il est parvenu à y établir le plaisir comme le but unique auquel tout doit se rapporter, les idées d’ordre et de règle disparaissent ; l’anarchie du caprice régit alors toutes les productions des arts subordonnés à l’art de bâtir.

S’il importe donc à ces arts, que l’architecture conserve ses principes, ses règles et sa pureté, il n’importe pas moins à l’architecture de maintenir dans les maximes d’un goût fondé en raison les formes, les inventions, les compositions de tous les objets qui partagent avec elle le soin d’embellir la société et d’en accroître les jouissances. Nous pensons que sous ce rapport de correspondance qui existe entre l’architecture et l’ameublement, non seulement l’architecte doit se garder d’en abandonner la direction à la routine des ouvriers, mais que, par intérêt pour l’art et pour son propre honneur, il ne saurait trop soigner une partie dont le bon ou le mauvais emploi réagit sur le sort même de l’architecture.

L’ameublement se lie de trop près à la décoration des intérieurs pour que l’architecte puisse y être indifférent. L’esprit de la décoration, séparé de celui de la construction et opérant sans concert avec lui, se fera un jeu de toutes les sortes d’absurdités et de contre-sens : non seulement il pervertira les formes essentielles de l’édifice, mais il les fera disparaître. Des glaces indiscrètement posées, des tapisseries maladroitement attachées produiront des vides où il faudrait des pleins, et des pleins où il faudrait des vides.

La construction est dans les édifices ce que l’ossature est au corps humain. On doit l’embellir sans la masquer entièrement. C’est la construction qui, selon les pays, les climats, les genres d’édifices, donne le motif des ornements. La construction et la décoration sont dans un rapport intime ; et si elles cessent de le paraître, il y a un vice dans l’ensemble.

L’exécution de l’ouvrage, quelles que soient son étendue et son importance sera de nul effet pour l’esprit si la construction n’a pas prévu l’embellissement, si la forme première ne semble pas d’accord avec son accessoire, si enfin on s’aperçoit que deux volontés sans accord entre elles ont concouru à l’achèvement de l’ouvrage.

Plus nous aurons réussi à prouver qu’il n’y a rien d’indifférent dans le domaine des arts ; que le bon goût et les principes du beau doivent se montrer dans les plus petites productions de l’imitation, comme dans les plus importantes, et que de leur accord mutuel résultent leur force et leur succès communs, plus nous avons lieu de croire qu’on nous pardonnera d’avoir tenté, par la publicité que nous donnons aux détails d’ameublement qui composent ce recueil, de maintenir le goût qui nous a servi de guide.

Nous le répétons, notre intention est moins de produire dans cet ouvrage le fruit de nos travaux, que de concourir par notre exemple, à lutter contre l’esprit de mode qui dédaigne ce qui est parce qu’il a été, et contre l’esprit d’innovation qui n’admire que ce qui n’a pas encore été.

Ce n’est pas une aveugle admiration qui nous porte à vanter le goût et le style de l’antiquité, auquel nous avons tâché de conformer nos compositions. Si le concert de tous ces âges et de tous ces hommes éclairés s’accorde à donner le prix aux anciens, dans ce qui tient à l’imagination et au sentiment du vrai, et si nous professons hautement qu’ils sont en cela nos maîtres, nous reconnaissons en même temps que chez nous la science a souvent dédommagé des fautes de l’art. En fait d’exécution sur beaucoup de points les arts industriels des modernes ont acquis, et doivent encore acquérir de quoi surpasser ceux des anciens. Tout ce qui dépend de l’expérience ne peut que se perfectionner par le temps, et surtout par les applications que les arts reçoivent des sciences physiques.

À l’appui de ce qu’on avance, il suffira de citer les ouvrages de serrurerie, les glaces, les verreries employées dans nos décorations intérieures.

La France, et surtout sa ville capitale, possèdent en matières propres à embellir les habitations, des ressources infinies, et le commerce y fait arriver en bois, en pierres, etc., tous les matériaux que l’industrie et le goût peuvent désirer. Les nombreuses manufactures de verreries, de métaux, de porcelaines que Paris possède, ou dont cette ville est entourée, y entretiennent une foule d’ouvriers habiles ; mais leur talent a besoin d’être dirigé par le bon goût.

Si l’étude de l’antiquité venait à être négligée, bientôt toutes les productions industrielles perdraient ce régulateur, qui seul peut donner à leurs ornements la meilleure direction, qui prescrit en quelque sorte à chaque matière les limites dans lesquelles doivent se resserrer ses prétentions à plaire, qui indique à l’artiste le meilleur emploi des formes, et fixe leurs variétés dans un cercle qu’elles ne devraient jamais franchir.

Par exemple, la matière dont se font les vases de porcelaine a par elle-même une beauté et une valeur telles qu’elles devraient imposer à l’artiste la loi de ne point la cacher, comme cela se pratique, sous des enduits menteurs qui, loin d’en augmenter, en diminuent le prix pour l’homme de goût. A quoi servent les dorures dont on couvre tous ces vases ? Veut-on faire croire que c’est de l’orfèvrerie ? La supercherie est maladroite, car jamais la porcelaine dorée n’aura la finesse et le précieux de l’or. Elle perd son mérite propre, sans acquérir pour les yeux celui du métal.

Que de ridicules le bon goût, disons mieux, le bon sens n’aurait-il pas à relever dans les nouvelles manières de l’art d’orner les faïences et les porcelaines ! Tous ces tableaux en miniature, tous ces paysages, toutes ces perspectives dans le creux de nos assiettes ne sont qu’un faux emploi de l’art de décorer.

On en dira autant de ces sièges dont les banquettes et les dossiers sont des tableaux d’histoire. Tous ces contre-sens ne sont que des produits de la mode, dont la seule règle est de n’en connaître aucune, dont la seule raison est de n’avoir à rendre raison de rien.

Persuadés que cette maladie, qui est celle du goût moderne, et qui attaque les productions de tous les arts, doit trouver son traitement et ses remèdes dans les exemples et les modèles de l’antiquité, suivis non en aveugle, mais avec le discernement que les mœurs, les usages, les matériaux modernes comportent, nous nous sommes efforcés d’imiter l’antique dans son esprit, ses principes, et ses maximes, qui sont de tous les temps. Nous n’avons jamais eu la fantaisie de faire du grec pour être à la grecque. Nous avons cru qu’on devait distinguer dans la décoration, les objets de l’ornement des raisons de l’ornement ; et, convaincus que ces raisons sont universelles et éternelles, nous n’avons aspiré qu’à l’honneur d’en affermir l’autorité.

Les différents ouvrages qui forment cette collection offriront sans doute plus d’un sujet de censure. L’exposé que nous venons de faire de nos principes et de nos motifs nous servira peut-être d’excuse. Si l’on trouve que nous avons fait plus d’un sacrifice au goût même que nous condamnons, nous nous nattons qu’on saura apprécier les difficultés qu’il y a à satisfaire à la fois le goût et la raison dans les arts soumis à tant de sujétions particulières.

Notre but, en publiant ce recueil, n’est pas, comme nous l’avons déjà dit, de donner nos ouvrages pour des modèles à suivre, mais simplement comme le résultat de nos efforts dans un art auquel nous avons consacré toutes nos facultés, et que nous exerçons depuis longtemps. Nous les présentons comme des matériaux à consulter, soit pour qu’on puisse en éviter les défauts, soit aussi pour qu’on en tire le parti qu’on croirait propre à l’usage qu’on en voudrait faire. Nous désirons que le nombre et la variété des objets ne soient pas leur seul mérite, et que la curiosité étant satisfaite, l’art puisse aussi y trouver quelques avantages.

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Texte numérisé par B. Deloche, Université Lyon 3 (2004).