Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XIX
XIX
L’ŒIL QUI RIT
ET L’ŒIL QUI PLEURE
OU LE RENARD BOITEUX
n homme avait trois fils, deux très malins et l’autre très sot. Cet homme riait toujours de l’œil droit et pleurait de l’œil gauche. Cela intriguait ses fils ; ils résolurent d’aller l’un après l’autre lui demander pourquoi son œil droit riait et pourquoi le gauche pleurait.
L’aîné entra dans la chambre de son père et lui posa la question. Le père ne répondit rien, se mit dans une colère affreuse et se jeta sur son fils avec un couteau. Le jeune homme s’enfuit et alla trouver ses frères, qui lui demandèrent le résultat de l’entretien.
— Allez-y voir vous-mêmes, si vous êtes plus malins que moi.
Le second entra dans la chambre, et fut aussi mal reçu que lui ; il s’enfuit comme lui et envoya le cadet, le nigaud.
Il entra dans la chambre et dit à son père :
— Mes frères n’ont pas voulu me dire ce que tu leur as répondu ; dis-moi pourquoi ton œil droit rit toujours et pourquoi ton œil gauche pleure.
Le père éclate en fureur saisit son couteau ; mais le nigaud ne bouge pas ; il sait bien qu’il n’a rien à craindre de son père.
— À la bonne heure, tu es mon vrai fils ; les autres sont des poltrons. Je vais satisfaire ta curiosité. Mon œil droit rit parce que je suis content d’avoir des fils tels que vous ; mon œil gauche pleure parce qu’on m’a volé un précieux trésor. J’avais dans mon jardin une vigne qui me fournissait un tonneau de vin par heure. On me l’a volée, et il m’est impossible de la retrouver ; voilà pourquoi je pleure.
Le nigaud raconta à ses frères le sujet du chagrin paternel, et ils décidèrent d’aller à la recherche de la vigne. Arrivés tous trois à un carrefour, les deux aînés prirent un chemin et le nigaud en suivit un autre.
— Dieu merci, nous voilà débarrassés de cet imbécile, s’écrièrent les deux aînés ; restons ensemble et déjeunons.
Et ils se mirent à déjeuner.
Soudain un renard boiteux s’approcha d’eux et leur demanda à manger. Ils se jetèrent sur lui à coups de bâton : le renard se sauva clopin clopant sur trois pattes. Il rejoignit le chemin qu’avait pris le cadet ; il le trouva, lui aussi, en train de déjeuner, et lui demanda un morceau de pain. Le nigaud partagea sa pitance avec cet hôte inattendu.
— Où vas-tu, frère ? demanda le renard à son bienfaiteur dès qu’il fut rassasié.
Il raconta l’histoire de son père et de la vigne merveilleuse.
— C’est fort bien, dit le renard ; je sais où elle est ; suis-moi.
Ils arrivèrent à la porte d’un grand jardin.
— Tu trouveras ici la vigne que tu cherches ; mais il est difficile d’y arriver. Fais bien attention à ce que je vais te dire. Avant d’arriver à la vigne, il te faudra passer devant douze postes composés chacun de douze gardiens. Si ces gardiens te regardent, tu peux passer sans inquiétude devant eux, c’est qu’ils dorment ; mais, s’ils ont les yeux fermés, défie-toi, c’est qu’ils veillent. Une fois arrivé près de la vigne, tu trouveras deux pelles, l’une de bois, l’autre de fer ; ne prends pas celle de fer ; elle ferait du bruit, réveillerait les gardiens, et tu serais perdu.
Le jeune homme traversa heureusement le jardin, arriva jusqu’à la vigne qui versait un tonneau de vin par heure. Mais il lui sembla trop difficile de creuser la terre avec une pelle de bois ; il prit une pelle de fer, elle fit du bruit ; les gardiens se précipitèrent, s’emparèrent de Cadet Nigaud et le livrèrent à leur maître.
— Comment, lui demanda celui-ci, as-tu pu te glisser parmi mes gardes et tenter de me voler ma vigne ?
— Cette vigne n’est pas à toi, mais à mon père ; si tu ne me la donnes pas maintenant, je reviendrai et je finirai par te l’enlever.
— Je ne puis te la donner que si tu m’apportes une pomme du pommier d’or qui fleurit en vingt-quatre heures et porte des fruits d’or.
Cadet Nigaud alla trouver son renard et lui exposa l’affaire.
— Tu vois, lui dit le renard ; tu n’as pas suivi mes conseils. Cependant je t’aiderai à obtenir la pomme d’or. Tu la verras dans un jardin que je vais t’indiquer ; auprès du pommier sont deux perches, l’une d’or, l’autre de bois. Prends la perche de bois et tu atteindras la pomme.
Cadet Nigaud, après avoir traversé le jardin et échappé aux gardiens comme précédemment, arriva près du pommier ; il fut si ébloui en apercevant les fruits d’or, qu’il oublia les recommandations du renard. Il saisit la perche d’or et en frappa la branche… Les gardes se réveillèrent et le conduisirent à leur seigneur.
Cadet Nigaud raconta son histoire.
— Je te donnerai la pomme d’or, lui dit le seigneur, si tu me procures un cheval qui puisse faire le tour du monde en vingt-quatre heures.
Le renard fut bien en colère.
— Si tu m’avais écouté, tu serais déjà chez ton père. Enfin, je veux bien te venir encore en aide. Tu trouveras ce cheval dans une forêt que je vais t’indiquer : il a deux licous, l’un d’or, l’autre de chanvre. Prends-le par le licou de chanvre, sinon le cheval se mettra à hennir et éveillera ses gardiens. Alors, malheur à toi !
Cadet Nigaud pénétra près du cheval. Il fut ébloui en le voyant.
— Comment, se dit-il, je mettrais un licou de chanvre à un si bel animal ! Non certes…
Aussitôt le cheval hennit ; les gardes s’emparèrent de notre héros et le conduisirent devant leur seigneur.
— Je te donnerai le cheval d’or, dit le seigneur, si tu m’amènes une vierge d’or qui n’a encore vu ni le soleil ni la lune.
— Fort bien ; mais si tu veux que je t’amène la vierge d’or, il faut que tu me prêtes ton coursier d’or : je le monterai pour aller la chercher.
— Mais qui me garantit que tu reviendras ?
— Je jure sur la tête de mon père que je te ramènerai la vierge ou le cheval.
Et le voilà parti. Le renard, toujours charitable, le conduisit à l’entrée d’une grande grotte. Il y trouva la vierge d’or et l’emmena sur son cheval.
— N’as-tu pas de regret, lui dit le renard, de donner une si belle vierge en échange d’un cheval d’or ! Cependant tu ne peux faire autrement, car tu as juré sur la tête de ton père. Mais peut-être pourrais-je bien remplacer la jeune fille.
En effet, à l’instant le Renard se changea en une jeune fille toute dorée. Cadet Nigaud l’amena au seigneur qui fut enchanté. Il rentra en possession de la vigne paternelle, épousa la belle aux cheveux d’or, et vécut longtemps heureux avec elle.