Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/I

Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 1-14).

CONTES SLAVES



I

UNE DRACHME DE LANGUE


(CONTE SERBE)



Le père d’Omer lui faisait chaque jour des reproches de ce qu’il aimait trop à flâner, à courir en jouant de la tambouriça[1] par les rues de Saraïevo.

— Tu es jeune, mon fils, lui disait-il ; nous sommes vieux, nous ne pouvons travailler. Qui nous nourrira, si ce n’est toi ?

De ces conseils et du travail Omer se souciait fort peu. Il était connu à Saraïevo comme le chef de tous les musards. Aller de maison en maison, de fenêtre en fenêtre, telle était son occupation. Tout le monde voyait qu’Omer n’était pas mûr pour le mariage ; et, si sa jeunesse ne le lui avait interdit, sa bourse plate le lui aurait bien défendu. Tout le monde était convaincu qu’il avait le diable au corps. La honte de sa conduite retombait sur ses pauvres parents. Le chagrin qu’ils éprouvaient abrégea leur vie : ils moururent.

Omer resta le chef d’une maison vide et délabrée avec trois orphelins. Depuis longtemps il désirait vivre en liberté sans avoir à encourir les reproches de son père, et pouvoir satisfaire tous ses caprices ; mais il sentit bientôt combien il était dur de vivre sans parents, combien la maison était lourde sur ses épaules.

— Qui filera désormais, qui tissera, qui balayera la maison ? Il faut devenir sérieux.

Après avoir ainsi réfléchi, Omer se dit :

— Par ma tambouriça, il n’y a pas d’autre moyen, il faut me marier.

Et le voilà qui met sa tambouriça en bandoulière et s’en va sous les fenêtres de la belle Meïra. C’était l’heure de la prière des Turcs quand il arriva sous la fenêtre. Une lumière brûlait et l’on entendait parler dans la chambre. Omer frappe à la fenêtre, on cesse de parler ; il chante, la lumière s’éteint. Personne ne fait attention à lui.

Trois soirées de suite il vint sous la fenêtre, et chaque fois il s’en alla triste et désolé. Meïra ne s’était même pas montrée. Il revint une quatrième :

— Allons, je chanterai encore ce soir, et ne reviendrai plus sous ses fenêtres.

Il accorda sa tambouriça, et d’une voix triste il chanta :


 
Tambouriça mon passe-temps,
Archet ma douce joie,
Assez longtemps tu as nourri ma faim,
Désaltéré ma soif.
Tu as attiré les filles à la fenêtre,
Tu as allumé d’amour leurs visages.
Tambouriça mon passe-temps,
Archet ma douce joie,
Hélas ! j’ai perdu les jours et l’année
À chanter sous les fenêtres de Meïra :
Meïra ne veut même pas me regarder.

À ces paroles, la lumière s’éteignit, la fenêtre s’ouvrit tout à coup. Omer ne se sentait pas de joie, mais Meïra lui dit :

— Je crois que tu es devenu fou, Omer. Je m’étonne de tes fantaisies. Que cherches-tu sous mes fenêtres ? Tout cela est bien inutile, sais-tu ?

La joie d’Omer s’évanouit, et le voilà plus désolé qu’auparavant.

Meïra, le voyant tout troublé, reprit :

— Mon ami, tu voudrais peut-être te marier avec moi ? Est-ce vrai, Omer ?

— Oui, répondit-il.

— Prends-y garde, reprit-elle ; cela ne se peut. Tu n’as pas un morceau de pain à la maison, et tu rêves mariage ! Je sais ce que tu vas me dire. « Qui se ressemble s’assemble. » Je suis fille de parents pauvres, c’est vrai ; mais il n’y a pas de plus jolie fille que moi à Saraïevo : je puis me marier richement. Mais écoute, Omer : ce n’est ni l’or ni l’argent, mais bien la joie du cœur qui fait le bonheur. Je te préférerais, quant à moi, à tout Saraïevo ; mais je respecte et j’aime mes parents. Je ne veux épouser que celui qui les rendra tout aussi heureux que moi, et qui pourra les nourrir jusqu’à leur mort.

Omer, ayant entendu cela, réfléchit un peu :

— Ah ! si je savais seulement combien il me faudrait de fortune pour t’acheter !

— Ouvre un magasin, dit Meïra ; fais-toi commerçant ; il suffit que tu puisses nourrir et habiller mes parents et tes orphelins.

— Adieu, Meïra, dit Omer ; je comprends tout, et, s’il peut résulter quelque chose de tout cela, demain nous nous reverrons.

Plein de joie et tout ensemble de tristesse, Omer quitta Meïra.

— Ah ! se disait-il, si je pouvais emprunter quelque part de l’argent, qui serait plus heureux que moi ? Si je ne le puis, qui sera plus malheureux que moi ?

Cette idée le poursuivit toute la nuit dans ses rêves. Quand il s’éveilla, il ne savait plus ce qu’il faisait, tant il était joyeux. Il lui était revenu à la mémoire qu’il avait pour grand ami un juif très riche.

— Si celui-là ne me prête pas de l’argent, personne ne m’en prêtera.

Ainsi songeant, il s’en alla chez Isakar (c’était le nom du juif) ; il le trouva à la maison et lui exposa sa requête. Le juif se montra prêt à verser son sang pour son ami Omer, à plus forte raison à lui prêter trente bourses.

— Ce me sera une grande joie, lui dit-il, de te voir marié à la belle Meïra.

Puis il lui demanda dans combien de temps il le payerait.

— Dans sept ans, répondit Omer.

— Et si dans sept ans tu ne m’as pas payé, que ferons-nous alors ?

Après cette réflexion, je ne sais qui leur mit en tête la convention suivante qu’ils firent enregistrer devant le cadi :

« Si Omer, dans sept ans, n’a pas rendu à Isakar les trente bourses, qu’Isakar lui coupe devant le tribunal une drachme de sa langue, et que la chose soit ainsi réglée. »

Qui fut plus heureux que le jeune Omer ? De la journée il ne fit rien que songer à sa noce : quel grand repas il donnerait ! de quelles belles étoffes il vêtirait sa Meïra ! En un mot, il pensait beaucoup moins à la façon dont il rendrait l’argent d’autrui qu’à celle dont il le dépenserait.

Au bout d’un mois, Meïra fut amenée dans la demeure du riche Omer. On banqueta pendant huit jours entiers. Tout le monde se demandait d’où venait à Omer cette fortune qui lui permettait d’étaler un tel luxe. Beaucoup supposèrent bien qu’il ne l’avait pas trouvée dans la terre. Il y a un vieux proverbe qui dit : « Le travail vaut mieux que l’argent. » Et un autre encore qui dit : « Ce n’est pas tout que de chanter dans les villages. »

Notre Omer, lui, après la noce, ne s’inquiéta pas trop de son métier ; il se disait :

— Il me reste encore quinze bourses ; c’est avec cela que je ferai le commerce.

Cependant, il en arriva à remplir un magasin de sel, de tabac, de pommes de pin, de balais de bouleau. On trouvait de tout cela chez lui, mais il ne vendait pas autre chose.

Il fit ainsi le commerce pendant quatre ans. Pendant tout ce temps-là on n’eût pas remarqué sur son visage le moindre souci. Son emprunt et sa convention lui étaient sans doute tout à fait sortis de la mémoire, mais vint la cinquième année, et alors on commença à lire sur sa physionomie quelque chose qui le rongeait. La septième année son visage était tout changé. Sa femme et ses amis le surprenaient souvent pleurant à chaudes larmes. Mais c’était en vain qu’on lui demandait la cause de sa tristesse. Il refusait de répondre à toutes les questions de ses amis.

— Personne, disait-il, ne peut me secourir ; laissez-moi.

Telle était toujours sa réponse.

Cependant la belle Meïra, dès les premiers jours qui avaient suivi le terrible contrat, en avait appris toutes les clauses de la bouche du juif lui-même. Si elle n’avait espéré y trouver remède, elle ne se serait pas mariée à Omer ; car quelle est la femme qui aimerait à avoir un homme sans langue ?

— Allons, il est temps, se dit Meïra ; prenons un bochtchaluk (un présent), et allons chez le cadi nous jeter à ses genoux.

Elle y alla deux fois.

« Cette femme me fait honte, dit le cadi. Elle a sans doute quelque faveur à me demander. C’est vraiment honteux. »

Quand vint le troisième jour, Meïra revint avec de plus beaux présents devant le cadi. Elle baisa le pan de son habit et voulut s’en aller. Mais le cadi ordonna à ses gardes de l’arrêter.

— Tête de femme, lui dit le cadi, tu m’as déjà fait trois fois honte. En quoi puis-je t’être agréable ? dis-le-moi.

C’est tout ce qu’attendait Meïra. Elle mit une main sur son front, l’autre sur sa poitrine, et dit :

— Cadi, ton bon cœur me met à l’aise et je puis t’implorer. Octroie-moi la faveur de siéger une heure, vendredi prochain, à ta place au tribunal.

— Par ma foi de Turc, dit le cadi, si cela peut t’être agréable, tu y siégeras toute la journée, je te le permets.

Meïra baisa les pieds et le tapis du cadi, le remercia et s’en alla, attendant toute joyeuse le vendredi.

Le vendredi arriva. C’était le jour fixé pour le remboursement de la dette. Omer n’avait pas un bechlouk (un franc) dans sa bourse, à plus forte raison n’avait-il pas trente bourses. Il fallait donc remplir l’autre clause de la convention. Le juif allait couper à Omer une drachme de sa langue devant le tribunal.

Meïra s’était levée de bon matin. Le cadi, dès qu’elle fut arrivée, la revêtit de ses vêtements et lui mit lui-même son turban sur la tête. C’était vraiment un drôle de cadi que cette femme qui allait juger.

Le vrai cadi se retira dans la chambre voisine, et se mit à regarder, à travers un carreau, ce qui allait arriver.

Notre cadi sans barbe avait déjà fumé un chibouk tout entier quand le juif et Omer entrèrent dans le tribunal ; ce dernier essuyait ses larmes. Ils firent le salut ordinaire et s’avancèrent. Plusieurs minutes se passèrent, pendant lesquelles le cadi tira cinq ou six bouffées de son chibouk.

Le Cadi. — Que voulez-vous de moi ?

Le Juif. — Nous sommes venus réclamer ton jugement, noble effendi !

Le Cadi. — Quelle affaire vous amène ?

Le juif alors expliqua au cadi comment, sept ans auparavant, il avait prêté à Omer trente bourses, et quel contrat ils avaient fait. Si la somme ne lui était pas rendue, il devait lui couper une drachme de sa langue, et c’était pour cela qu’ils étaient venus.

Le Cadi à Omer. — Est-ce vrai ? Comment t’appelles-tu ? A-t-il dit la vérité ?

Omer, pleurant. — Effendi, tout cela est la vérité même.

Le cadi ouvrit son livre et se mit à le feuilleter. Il s’arrêta sur une page et prit un air soucieux.

— Oui, c’est vrai, c’est ainsi qu’il est écrit dans le livre. Et toi, juif, as-tu apporté un rasoir ? demanda-t-il.

— Certainement, répliqua le juif.

— Eh bien, alors, dit le cadi d’un air très grave, coupe ; mais prends bien garde de ne pas couper plus d’une drachme ; car, sache bien que si tu coupais plus ou moins que ne porte la convention, tu ne pourras pas te justifier.

Le juif tressaillit et réfléchit un instant.

— Non pas, illustre effendi ; mais si je lui coupe plus que la drachme, je l’indemniserai avec de l’or ; si je lui en coupe moins, je lui ferai cadeau de ce qui restera.

— Par Allah ! juif, es-tu donc le cadi, pour oser dicter des lois devant le tribunal ? Allons, allons, coupe tout de suite.

Vous voyez d’ici l’embarras et le tourment du juif.

— Pardon, illustre effendi, je ne veux pas me mêler des affaires de notre souverain maître. Je sais que tu as l’habitude de juger d’après le livre… Je lui laisse les trente bourses ; je lui laisse son morceau de langue… Nous sommes de bons amis.

Le juge prit un air encore plus terrible, et, s’adressant aux gardiens : —  Qu’on me fasse venir le bourreau, que j’apprenne à ce chien de juif comment on obéit au tribunal. Coupe à l’instant !

Le bourreau arrive ; le juif tombe à genoux, baise la robe du cadi, se met à supplier. Mais le cadi ne se laisse pas attendrir.

— Coupe la drachme de langue, infidèle, ou tends la tête au bourreau.

Le juif vit qu’il n’avait plus qu’une chance de salut, racheter sa vie.

— Illustre effendi ! dit-il, je te donne trente bourses ; j’abandonne les trente que j’ai prêtées à mon débiteur. Sois pour moi un père et une mère. Effendi, j’ai péché, pardonne-moi ; ne m’ordonne pas de couper la langue à qui que ce soit, surtout à mon bon ami Omer.

— Coupe-lui le cou, dit le cadi au bourreau.

Le bourreau saisit le pauvre juif, qui se cramponnait après le cadi.

— Pitié, effendi, si tu es Turc !

Alors Omer intervient, supplie le cadi en faveur de son ami. C’est ce qu’attendait le cadi.

— Omer, lui dit-il, en faveur de toi, je lui pardonne. La probité d’un Turc est plus solide que la pierre. Que ce juif comprenne bien ce que c’est que le tribunal, et ce que c’est que le jugement du cadi.

Et le juif paya trente bourses au cadi. Celui-ci l’invita ensuite à embrasser Omer.

— Et pour qu’on ne revienne plus sur cette affaire, je vais, dit-il, l’écrire sur mon grand livre.

Après avoir baisé le tapis et les babouches du juge, les deux parties le remercièrent de son jugement équitable et de sa bonté paternelle, et quittèrent le tribunal.

Une porte se ferme, une autre s’ouvre. Rentre le vrai cadi : il se tordait de rire.

— Par ma barbe, tête de femme, je ne vois rien dans les livres d’aussi sage que toi ! Si tu étais homme, en vérité, il n’y aurait pas un cadi comme toi à Constantinople.

Meïra le remercia de la bonté qu’il avait eue de lui céder sa place, et lui offrit quinze bourses sur l’argent du juif si bien dépouillé.

Le cadi refusa et lui donna encore une bourse. Elle baisa le pan de son habit, remercia, quitta le tribunal et revint à sa maison avant Omer. Il s’était attardé au café. Le voyant arriver de la fenêtre, elle se met à le plaisanter.

— Ah ! ah ! voilà Omer à la langue coupée, dit-elle comme en bégayant.

— Tu te trompes, dit Omer.

Elle, comme étonnée de ce qu’il ne bégayait pas, se mit à lui demander.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Dieu et le sage cadi (il est joli comme une pomme, Dieu le garde de tout mal !) m’ont sauvé et attrapé le juif.

— Est-il plus joli que moi, le cadi ? reprit Meïra en lui montrant les trente bourses.

Omer pleura de joie, et baisa trois fois le front charmant de son adroite épouse. Voyant combien elle était sage, il l’aima trois fois plus qu’auparavant, il écouta ses bons conseils, s’adonna avec ardeur au travail, et acquit une grande richesse.

  1. Instrument de musique à cordes.