Reconnaissance de la région Andine, de la République Argentine/7

VII

DE LA VALLÉE 16 DE OCTUBRE AU LAC FONTANA


Le 18, de bonne heure, je laissai le campement central établi près du Commissariat et je me dirigeai à Tecka, accompagné du colon nord-américain Nixon, type du pioneer, qui connaissait le territoire jusqu’aux environs de l’Aysen. La charrière monte des coteaux glaciaires très herbeux qui dominent le cours encaissé du rio Corintos, puis elle tourne un peu vers Sunicaparia, marécage fertile au bord duquel s’opère, encore une fois, la division des eaux continentales dans la moraine latérale du bras transversal de l’ancien glacier d’Esguel. Là, un simple monticule de pierres entrainées, de moins de quatre mètres de haut, sépare dans la plaine les eaux qui vont au Tecka de celles qui s’écoulent dans le Corintos.

Après avoir dépassé les hautes collines, on descend dans la vallée de ce fleuve, et, par des coteaux volcaniques et glaciaires, on arrive aux gradins ou terre-pleins du cours supérieur du rio Corintos qui descend du sud entre d’énormes dépôts glaciaires très caractéristiques. Le paysage qu’on a devant soi est essentiellement glaciaire, et les huit plateaux échelonnés indiquent autant de niveaux de l’ancien et immense lac. La grande quantité de cailloux roulés provient indubitablement des chaînons andins de l’ouest. À l’est, la vallée est dominée par des monts composés de schistes et de grès métamorphiques.

Dans une inflexion des monts se trouve la lagune Cronometro, sans débouché lors de mon passage, mais qui, autrefois, se déversait dans le Tecka, puis dans le rio Corintos, dans lequel elle finira par se vider tout-à-fait des qu’une crue violente ou l’érosion aura détruit la mince paroi qui aujourd’hui retient les eaux. On traverse ensuite un défilé de 1120 mètres de hauteur pour descendre à la vallée de Tecka si renommée parmi les indiens et les blancs.

Dans les diverses vallées que nous avons traversées, depuis le Commissariat, j’ai observé les mêmes dépôts sédimentaires de Pichileufu qui, à mon avis, sont miocènes. Les coteaux herbeux et abrités, où abondent les guanacos et où les pumas causent de grands dégâts dans les troupeaux des nouveaux habitants qui commencent à arriver, sont en pentes douces.

Nous passâmes la nuit au bord de la rivière Caskell ou Caquel — selon la prononciation. On voit apparaitre de nouveau les blocs de granit qui ne se trouvent pas sur les cimes du petit chaînon, et qui me paraissent provenir du mont granitique Caquel, aujourd’hui peu élevé, mais qui a été détruit par les glaces. Nous rencontrons des ravins de roches sédimentaires, probablement tertiaires, dans lesquelles quelques colons ont recueilli des restes fossiles de mammifères que, malheureusement, je n’ai pas pu voir. Tout le territoire que nous traversons jusqu’à la vallée du fleuve est fertile.

Dans la maison de commerce de la vallée m’attendait le cacique Sharmata et peu après arriva le vieux cacique Foyel, mon hôte du Musée pendant plusieurs années, qui a préféré retourner a la chasse (à las boleadas) des guanacos et des autruches. Musters nous raconte l’habileté de Foyel à la chasse, et plus d’une fois, ce septuagénaire m’a procuré avec ses sûres boleadoras (boules) des autruches et des guanacos. Foyel m’attend pour m’accompagner ; Sharmata ou Sacamata, chef actuel de la tribu, regrette de ne pouvoir aussi se joindre à nous ; son père, mon vieil ami Pichicaia, doit venir à ma rencontre dans les environs de Gennua. Je suis heureux de revoir ces indigènes après tant d’années, et de constater leur adaptation, bien lente, il est vrai, à la civilisation. S’il était possible de défendre la vente de l’eau-de-vie à ces pauvres indiens, les estancieros auraient des serviteurs de premier ordre dans les descendants des tribus qui furent maîtresses de ces terres et qui aujourd’hui errent sans patrie. Musters en a rencontré quelques uns à Tecka, en 1871, j’y ai vécu en 1880 avec Inncayal et Foyel, et ce dernier y a encore ses tentes ; mais on l’a déjà averti qu’il devra déloger de la vallée, parce qu’elle est acquise par un « monsieur » de Buenos Aires.

À midi, je campe à quelques mètres des toldos, au même point où je m’étais arrêté dans mon voyage précédent. Le cacique Shaihueque n’est pas encore arrivé avec sa tribu, mais il a prévenu qu’il approche. J’ai choisi les lots que le gouvernement de la Nation lui destinait provisoirement, jusqu’à ce que le Congrès lui donne des terres comme à Namuncura et à d’autres caciques qui y avaient moins de titres, parmi les lots libres voisins de la vallée du Tecka ; mais il résulte, d’après les rapports que je reçois, que les lots choisis dans le plan qui s’appelle « officiel » ne correspondent d’aucune manière au terrain choisi ; au lieu d’être prés du rio Tecka et de comprendre une partie de la vallée, ils sont situés sur les montagnes à l’ouest de celle-ci. Il semble incroyable que la division (la ubicación) de la terre fiscale soit faite d’après des documents aussi incomplets, et dans lesquels l’orographie et l’hydrographie sont si éloignées de la vérité. Je connais beaucoup de déceptions parmi ceux qui ont acquis des terres, en se fiant au dessin de ce plan.

Notre système de division et de distribution de la terre publique dans les territoires nationaux n’est pas basé sur un plan exact et détaillé qui contienne les données nécessaires pour assigner au terrain sa véritable valeur ; il ne peut être plus préjudiciable, et arrêtera assurément le progrès de ces territoires. La négligence actuelle du personnel des bureaux chargés de l’administration des terres publiques est impardonnable. Les travaux d’arpentage exécutés d’après leurs ordres ne contiennent pas les éléments nécessaires pour apprécier la topographie des terrains, ou les plans qui consignent les résultats sont mal dessinés. La responsabilité de ces erreurs retombe sur ceux qui livrent à la publicité de semblables données en leur imposant un caractère officiel ; ce sont les seuls renseignements sur lesquels puissent se baser les calculs de la plus grande partie de ceux qui désirent acquérir des terres nationales. Il circule dans la République une volumineuse publication officielle, avec un titre polychrome, intitulée : Atlas des colonies officielles de la République Argentine, et dans laquelle figure, comme première carte, celle de la République, déterminant l’emplacement des colonies nationales, en tenant compte des fleuves, chemins de fer et points principaux, dressée par le Département de Terres, Colonies et Agriculture (1895) ; échelle 1 : 3 000 000 ! Cette carte discrédite le bureau qui l’a publiée, et elle est le comble de l’inexactitude en matière de géographie officielle. Ceux qui l’ont construite ont oublié qu’en Patagonie il y a deux grands fleuves qui s’appellent rio Santa Cruz et rio Gallegos ; que le Département de Terres, etc., a approuvé les mesures du terrain où doit se fonder la colonie San Martin, qui figure sur le plan au milieu d’un grand espace laissé en blanc ; qu’il s’y trouve un lac que s’appelle Nahuel-Huapi, et que dans ce lac naît le fleuve Limay, etc., etc. Par contre, on a représenté la colonie 16 de Octubre arrosée par le rio Chubut, au pied d’une haute montagne qui la limite au sud, tandis que la pampa la limite au nord, et le rio Aluminé se déversant directement dans le Limay, baignant dans son cours une montagne prodigieusement élevée qui occupe tout le territoire compris entre ce fleuve, les Andes, le rio Neuquen et le Limay.

La plupart des acheteurs de terres dans les territoires du sud jouent à la loterie, en choisissant les numéros de leurs lots sur les plans officiels ; de là le bas prix relatif qu’atteignent les ventes ; de là aussi les facilités pour quelques uns d’obtenir de grandes étendues de terre dont la nation ignore la valeur, tout en consacrant des sommes considérables à ces mesures de terrains, qui donnent des résultats si visiblement incomplets.

Rappelons la colonie Sargento Cabral et la colonie indigène San Martin dont la terre est exploitable pour une bonne partie, mais qui a été désignée sans aucune étude préalable, puisque son périmètre ne contient pas un seul arbre qui puisse être utilisé pour des constructions, ni davantage de bois en quantité nécessaire à une colonie étendue, quand à peu de distance se trouvent des terrains convenables, qui ont été laissés de côté, et qui, malheureusement, se trouvent déjà dans les mains de particuliers.

La vallée du Tecka et les vallons plus ou moins étendus des plateaux qui l’entourent pourront, dans la suite, servir de pâturages à des troupeaux de moutons qui se compteront par centaines de mille, et réunissent de meilleures conditions pour y établir de grandes colonies que d’autres terrains de l’intérieur de la République ayant déjà été colonisés. S’il est certain que la région comprise entre la colonie-capitale du Chubut et les monts Gualjaina et Quichaura à l’orient du Tecka est très pauvre en pâturages étendus, en revanche, on peut dire que la zone qui s’étend de ces chaînes, dans la direction de l’ouest, est continuellement fertile.

Le 20, ayant obtenu les peones indigènes dont j’avais besoin, et accompagné de Foyel, je continuai l’ascension de la vallée du Tecka, de plus en plus fertile. Une ceinture verte indique sur le flanc du plateau la ligne qui sépare les roches sédimentaires tertiaires des dépôts glaciaires, formant une série de sources pittoresques.

Nous vîmes les chaînes de Gualjaina ou Tecka oriental se prolonger au nord, depuis la gorge transversale que croise le chemin de Chubut à la vallée 16 de Octubre, et au sud de la chaîne de Quichaura dont l’arroyo principal, qui court du sud au nord, n’arrive pas à se déverser dans le rio Chubut. Ces deux chaînes correspondent à celles de l’orient de Chenqueggeyu, et, à mon avis, sont la continuation orographique des chaînes de Moncol, situées à l’angle du Collon-Curà et du Limay. De notre point d’observation, vers le sud, je remarque que les chaînons se séparent, s’éloignant de plus en plus à l’orient. La reconnaissance de cette partie du territoire ne rentre pas dans mon programme actuel, et je renvoie à plus tard la publication des données que possède le Musée sur cette région.

Une protubérance volcanique dont les laves couvrent les grès et les conglomérats du Tecka supérieur, étrécit la vallée sur un parcours de quelques centaines de mètres, en forme de pittoresque « cañon » ; c’est jusqu’ici que je suis arrivé en 1880, lors de ma visite au cacique Pichicaia. Après ce défilé, la vallée s’élargit doucement sur ses côtés par de vastes moraines que domine le Mont Edwin. C’est la zone si vantée des laveries d’or. Cette vallée a quelques dizaines de mètres du sud au nord. Le fleuve descend de l’ouest entre des pentes douces ; au nord se trouve le Mont Edwin (2000 m.), et le Mont des Mines (1790 m.).

Au milieu de ce paysage glaciaire, le Tecka et quelques ruisseaux affluents du Carrenleufu prennent naissance dans les ondulations morainiques où l’on remarque souvent de petites lagunes. Nous montons vers le sud-sud-ouest par les coteaux couverts de laves et cachés sous les dépôts glaciaires, puis nous descendons à l’origine des cañadones (vallées étroites) qui amènent des eaux au rio Gennua, et là nous trouvons une lagune qui fournit d’excellent sel aux indigènes. Ces lagunes sont au nombre de quatre, mais une seule est salée, elle a environ deux kilomètres dans son plus grand diamètre. Les eaux coulent au Tecka du pied ouest de la colline à travers des gorges ouvertes dans la lave. Au sud de la Saline, une colline granitique sépare les eaux qui descendent au Gennua, de celles qui vont au Carrenleufu. Les collines sont peu élevées, avec de légères ondulations couvertes de dépôts glaciaires. Pour recueillir des exemplaires pétrographiques, nous campons dans un pittoresque bosquet parmi des rocs capricieux de granit décomposé.

Le 21, de bonne heure, nous continuons la marche dans la même direction sud-sud-ouest, par des coteaux en pentes douces et des lagunes du paysage glaciaire. La roche qui constitue les cimes de ces collines est volcanique, et j’observe qu’elle a été striée en partie par le glacier disparu. Le reste du terrain est totalement recouvert par des sables et du gravier glaciaire, avec une grande quantité de roches erratiques. Il ne m’a pas été possible de me rendre un compte exact de la manière dont s’opère la division des eaux des affluents du Tecka, du Gennua et du Carrenleufu. Il n’y a pas là de croupe orographique bien définie ; les dépôts glaciaires et ceux de l’érosion postérieure ont obstrué les anciens canaux qui mettaient en communication les nombreux lacs de la région, et cela me fait l’impression d’un ancien fond de lac desséché avec des restes d’ilots.

Brusquement, nous trouvons à l’ouest la grande vallée du Carrenleufu, qui traverse la plaine en immenses zigzags, bordant parfois le versant morainique de l’est et du nord, et d’autres fois la base des plateaux qui précédent les montagnes de l’ouest. Il est facile d’observer deux lignes de niveau de l’ancien grand lac sur les deux plateaux qui dominent le beau fleuve. Je m’établis sur ses bords, car je désirais parler à M. Kastrupp, qui devait se trouver dans les environs, après avoir traversé depuis la colonie 16 de Octubre la moraine qui sépare les deux vallées.

La vallée du Carrenleufu est aussi belle et aussi fertile que celle du 16 de Octubre ; et sa richesse en alluvions aurifères est connue. Il ne faut que de l’énergie, de la prudence et de la constance pour la mettre en valeur et transformer cette région en un centre industrieux de premier ordre. Nous trouvons les bornes des diverses propriétés minières, mais le prospector n’est pas constant ; s’il n’obtient pas un résultat de loterie, il abandonne la tâche, et comme il paraît que les alluvions des environs du Carrenleufu ne peuvent donner un gros bénéfice que s’ils sont lavés sur une grande échelle, les mineurs les ont abandonnés aussitôt après les avoir découverts.

En passant et repassant quelquefois à la nage la rivière tortueuse et volumineuse, j’arrivai à surplomber, dans sa plus grande largeur, la vallée dans laquelle le fleuve descend de l’ouest, depuis la dépression où brillent les eaux du lac General Paz, pittoresque encoignure, siège assuré d’une ville future. Par la descendent de l’est deux rivières du haut plateau, et au sud on remarque le même plateau qui se détache des versants des chaînons dont les cimes sont recouvertes de larges taches de neige. Je remarquai des deux côtés du lac, le surplombant, les versants et les sommets des montagnes, taillées comme les croupes d’énormes pachydermes, et base du glacier disparu. Par ces croupes on peut accéder aux éclaircies de la forêt et mon intention était que Kastrupp en fit l’ascension afin de pouvoir explorer la région montagneuse de l’ouest encore inconnue. En réponse au signal convenu entre les explorateurs, nous aperçûmes peu après des fumées, et bientôt arriva un envoyé de Kastrupp, dont le campement était établi prés du lac, où je le trouvai le lendemain matin. Comme je l’ai dit, il avait exploré la région qui s’étend au sud de 16 de Octubre et relevé le cours du Carrenleufu jusqu’au lac General Paz que nous visitons l’instant d’après (900 m.) ; par suite du manque d’embarcation, il ne m’a pas été possible d’étudier sa limite occidentale. Au nord se trouvent trois autres petits lacs. Les eaux du lac General Paz pénètrent dans des baies profondes, et il est possible que les rivières qui l’alimentent aient leurs sources plus près du chaînon central auquel paraît appartenir la haute montagne neigeuse connue sous le nom de Monte Serrano. Les données de Kastrupp confirment mon impression ; dans cette région, il n’y a rien qui puisse être considéré comme un chaînon à l’est du fleuve, et ce que MM. Serrano et Steffen ont pris pour tel, du point extrême de leurs explorations, n’est que le versant du haut plateau patagonique. Cette erreur, qui en a entraîné une autre, consistant dans l’affirmation que le fleuve Carrenleufu ou Palena a toutes ses sources dans la Cordillère, s’explique par la distance.

À midi, je levai le campement et me dirigeai au sud-est par les cañadones et les moraines pour traverser le haut plateau qui sépare le bassin du Carrenleufu de celui du fleuve de Las Vacas. De beaux champs précèdent la forêt qui couvre le plateau, et celle-ci, que nous traversons avec quelque difficulté à cause de la quantité d’arbres morts tombés entre les blocs erratiques, est également très belle. Les huemules (Cervus Chilensis) qui abondent ne fuyaient pas devant nous, et l’un d’eux nous fournit de la viande fraiche. C’était un plaisir de les voir s’arrêter devant la mule, bondir, nous regarder et brouter de nouveau l’herbe rase, tranquilles, ignorant le danger si proche. Si le huemul est tranquille tant qu’il ignore le péril, rien n’égale sa rapidité à fuir dès qu’il en a conscience ; il semble à première vue impossible qu’un animal aussi lourd puisse faire preuve d’une telle agilité, et vaincre si facilement les obstacles de la forêt australe.

Nous errons égarés pendant quelques heures au milieu des arbres et des buissons de ñires, et nous nous estimons heureux de les trouver aussi épais, car plus d’une fois ils nous soutiennent au-dessus des précipices qui se cachent sur le versant. Une fois sur le versant sud, nous avons devant nous le vaste panorama de la plaine glaciaire que j’étais désireux de connaître depuis tant d’années, mais la nuit avance, et nous devons camper, sans atteindre notre troupe, mouillés jusqu’aux os. Nous trouvons une compensation à ces désagréments dans le savoureux filet de huemul, et dans l’agréable perspective du lendemain, car elle devait, une fois de plus, confirmer mon opinion relativement à l’existence de grandes dépressions continentales transversales, antérieures à la période glaciaire, qui mettaient en communication l’Atlantique avec le Pacifique, et dans lesquelles s’est formé le curieux divortium aquarum.

Notre troupe avait pris depuis le Carrenleufu un autre chemin, et ce n’est que le lendemain à midi que nous la rejoignîmes à l’origine d’un des ruisseaux qui forment plus à l’ouest la rivière Pico (840 m.).

M. Serrano Montaner dit dans son opuscule intitulé : Límites con la República Argentina, publié en 1895 : « Il n’existe pas un seul fleuve tributaire du Pacifique qui ait son origine à l’est des Andes, il n’y a pas davantage un seul tributaire de l’Atlantique dont les sources se trouvent à l’ouest de cette Cordillère. Il peut arriver, et il arrive effectivement, qu’il y ait des fleuves du Pacifique dont les sources se trouvent dans les chaînons orientaux des Andes, mais toujours dans ces mêmes Cordillères ; de même il existe des fleuves argentins, tributaires de l’Atlantique, qui naissent à une portée de canon des côtes du Pacifique, mais sans sortir non plus des limites de ces montagnes. Nous pourrions signaler une à une les sources de tous les cours d’eau argentins ou chiliens, et nous n’en trouverions pas un seul qui fasse exception aux règles que nous avons établies. »

Ce sont, sans doute, des informations erronées qui ont été données au distingué marin chilien, dont les explorations, d’après ce que je crois, ne se référent qu’aux environs des canaux voisins du 52° de latitude, et à la reconnaissance de la moitié inférieure du cours du rio Palena, et de quelques parties des rios Corcovado et Reñihué ; il n’a donc pas atteint personnellement les sources d’aucun de ces fleuves. Je ne doute pas que s’il eut examiné les points que j’ai visités au cours de mon voyage, il n’aurait pas fait cette affirmation qui a si fortement contribué à aigrir les controverses dans l’ardente discussion publique suscitée au sujet de la démarcation des limites entre la République Argentine et le Chili. Je ne sais à quelle source il a pris le renseignement suivant : « Le Palena a son origine dans une vallée de la Cordillère limitée à l’orient par un chaînon qui ne manque pas de sommets neigeux, et qui se trouve uni au reste de la Cordillère par divers chaînons transversaux. » Comment prouve-t-il que le cas du Palena et du Corcovado (nom qu’il donne par erreur au Fta-Leufú, et non au fleuve Corcovado qui débouche dans le Pacifique, au nord du Palena) « est exactement le même que celui de Los Patos ou de San Juan, aux environs de l’Aconcagua ». Les faits, tels qu’ils se presentent dans la nature, sont absolument contraires à la manière dont nous les dépeint M. Serrano Montaner.

La reproduction photographique (planche XVIII) du paysage voisin de mon campement, à l’ouest des sources du Pico, affluent sud du Palena, dont le bassin hydrographique comprend une bonne zone des plaines patagoniques situées à l’est du chaînon central des Andes (considéré tel par M. Steffen), et des chaînons latéraux, en dit plus contre l’affirmation de M. Serrano que les descriptions que je puis faire à la légère ; en outre, la carte qui accompagne ces notes, préliminaire d’une autre plus détaillée qui paraîtra plus tard, présente les faits exacts.

Sur le chemin que je parcours, il n’y a rien qu’on puisse prendre pour un chaiînon, bien qu’on prétende élargir latéralement la Cordillère des Andes. Une vaste dépression transversale s’étend entre les roches éruptives à l’ouest du Tecka, et le large massif qui le sépare du bassin du Senguerr supérieur, resserrée à l’est par les collines qui précédent les monts du rio Gennua, et couverte des moraines étendues entre lesquelles l’érosion a formé de profonds cañadones et des vallées herbeuses, arrosées par une infinité de ruisseaux qui alimentent les sources des rios Pico et Frias, affluents du rio Claro (et, par conséquent, du Palena), et le Cherque, l’Omckel et l’Appeleg, affluents du Gennua et du Senguerr qui forme le bras sud du rio Chubut ; cette dépression est située à l’orient de la Cordillère des Andes, cela est hors de doute, et c’est ce que tout géographe, qui visitera ces parages, ne pourra que reconnaître. La Cordillère, précédée par des montagnes boisées, se voit à l’horizon avec de vagues contours qui ne sont définis que sur les hautes crêtes neigeuses. La colline des Baguales (1334 m.), située au centre de la dépression à l’ouest de mon chemin, domine les sources des rivières citées et est un reste de l’ancien plateau détruit presque entièrement par l’érosion. Dans les falaises des rivières, on note la présence de sables et d’argiles lacustres, probablement miocènes.

On observe des stries glaciaires sur le basalte, et j’ai compté dix échelonnements ou terre-pleins, indices correspondants de niveaux du lac aujourd’hui disparu. J’ai cherché en vain le lac Henno signalé sur la carte d’Ezcurra ; les topographes du Musée ne l’ont pas rencontré non plus.

J’établis le campement du 23 dans un bosquet de la moraine voisine, près d’une source qui fournit de l’eau aux deux océans et où les moustiques firent passer de mauvais moments à gens et bêtes.

La pluie de la nuit augmenta les difficultés de la marche le jour suivant, inondant les tucu-tucales où, à chaque instant, s’enfonçaient les mules. Un dépôt glaciaire avec de grands blocs erratiques divise les eaux du Cherque de celles qui descendent au rio Frias, dominé par la roche néovolcanique qui couvre les cimes du plateau oriental (1176 m.).

Le 24, nous campons aux bords de la rivière Omckel, dans la station indigène de Shaama (distincte de celle de Shamen), dans une belle vallée transversale dont les moraines latérales renferment une grande quantité de blocs erratiques d’andésite qui proviennent incontestablement des montagnes du sud-ouest ; la vallée se prolonge plus de vingt kilomètres à l’orient, toujours herbeuse, bien arrosée et abondante en bois. Après avoir dépassé le plateau dénudé du sud, le jour suivant nous traversons une autre vallée herbeuse et exploitable malgré l’ouverture transversale qui reçoit les vents froids de la Cordillère par la gorge rectiligne du rio Frias. Dans la gorge qui descend du sud du massif cité, et qui distribue des eaux à l’Appeleg, on pourrait établir une colonie abritée qui exploiterait les vallées pittoresques et fertiles du massif dont la limite orientale est le Mont Payahuehuen.

Nous passons la nuit du 25 dans la montagne, au pied du col qui sépare les eaux du nord et du sud, de 1700 mètres d’altitude, formé par les schistes et les quartzites, parage extrêmement pittoresque où abondent les huemules.

Dans cette gorge, les couches de grès ont une allure presque horizontale, un peu relevées au sud, couvertes de laves qui ont métamorphisé les couches voisines. Nous disputons, cet aprés-midi, un beau huemul, le plus grand du voyage, à un puma et aux condors hardis qui, par douzaines, attaquèrent l’animal blessé, quelques moments avant que nous ne nous en emparions sur la moraine inégale et accidentée.

Aux environs, j’observai beaucoup de galets porphyriques. Les grès et les quartzites ne sont pas plissés ; ils se présentent en couches horizontales à peine soulevées vers l’est. Les quartzites et les schistes sont au-dessous des grès à gros grain, et le tout est croisé par des filons de porphyres argileux qui vont de l’est à l’ouest. Les bois fossiles qui y abondent proviennent des grès. Vers le sommet du col prend sa source une rivière pittoresque qui court au sud, et qui traverse des roches volcaniques et sablonneuses, plissées, presque verticales, recouvertes de laves et de collines ondulées où pullulent les autruches. C’est une des régions favorites des indigènes pour leurs chasses à cause de la résistance du sol. La vallée de l’arroyo del Gato, qui reçoit les eaux du centre du massif, sera assurément un jour le siège d’une colonie prospère si le Gouvernement de la Nation prend des mesures dans ce but. Il y a là de grandes zones de pâturages, de nombreuses vallées abritées, et au Musée nous possédons des exemplaires de minerais de plomb, d’argent et de fer, ainsi que des alluvions aurifères, échantillons des richesses qu’elles renferment. L’arroyo del Gato nait à l’ouest-nord-ouest d’un petit lac situé à l’intérieur des montagnes, au milieu de grès traversés par des andésites. Les galets de granit sont rares. Au lieu de suivre la rivière jusqu’au Senguerr, nous gravissons la montagne par une gorge herbeuse où l’humus se change en tourbe élastique. Tout au sommet, parmi les grès horizontaux, nous trouvons une lagune pittoresque au milieu des moraines d’un glacier disparu, près du point qui domine la vallée du Senguerr, et d’où nous distinguons le lac Fontana, et les cimes neigeuses qui limitent à l’ouest la dépression dont il occupe une des extrémités.

La moraine latérale de la vallée du Senguerr, où nous descendons, a environ cent cinquante mètres au-dessus du fleuve, et les blocs granitiques témoignent de la roche prédominante de la Cordillère neigeuse. Les pâturages sont excellents pour l’élevage. Nous traversons facilement le Senguerr dont le petit volume me surprend ; j’en conclus au peu d’importance des cours d’eau tributaires du lac — ou plutôt des lacs, car les employés du Musée Steinfeld et Botello, qui parvinrent jusqu’à ses rives en 1888, découvrirent à l’ouest un autre lac en apparence plus étendu, s’unissant au lac Fontana par un large canal et auquel fut donné le nom de Lac La Plata. Le fleuve mesure à peine trente mètres de large à cet endroit, et ce jour-là sa profondeur ne dépassait pas soixante-dix centimètres. Nous campons au milieu des collines glaciaires, à quelques kilomètres au sud de la vallée, dans un beau cañadon, au bord d’un torrent bruyant qui descend du plateau du sud. La pampa du Senguerr commence à quelques quinze kilomètres à l’est.

Le 27, de bon matin, je me dirige vers le lac. Toute la vallée du Senguerr et ses coteaux voisins sont recouverts par les débris glaciaires et ces derniers par une herbe exubérante. L’aspect du lac, en cette belle matinée, est enchanteur : les capricieuses indentations de la côte, la presqu’île étroite qui se projette, avec ses promontoires tapissés de vert-foncé, sur les eaux azurées, laissent une impression durable. Ce spectacle m’a rappelé des reproductions coloriées des lacs alpins italiens (planche VII, fig. 2).

Sur la rive, je trouvais le char des expéditionnaires et un bateau détruit, ce qui m’indiqua qu’ils avaient pénétré à l’ouest. Après avoir exécuté le signal convenu, nous aperçûmes bientôt les fumées qui nous répondaient sur la côte lointaine, et peu après se présenta un des hommes laissés là par Arneberg pour m’attendre. Quinze jours s’étaient écoulés depuis qu’Arneberg et Koslowsky s’étaient engagés à l’intérieur, sur un bateau abandonné par les mineurs, et il était probable qu’ils avaient atteint l’extrémité du lac La Plata, suivant les instructions que je leur avais données. Ces lacs occupent une profonde fissure transversale de la Cordillère, et leurs rives occidentales doivent être très rapprochées de l’Océan Pacifique.

Satisfait de ce que j’avais vu et entendu, et après avoir amplifié mes instructions, je revins, sans perdre de temps, à mon campement pour continuer la marche. Les grès prédominent dans les plateaux, et s’étendent, paraît-il, jusqu’à l’ouest, au pied des monts neigeux. Une protubérance porphyrique perfore les grès sans altérer leur position, et il est probable que ce n’est que l’érosion qui a donné le relief ondulé actuel à ces roches.