Reclus - Correspondance, tome 1/préface
CORRESPONDANCE D’ÉLISÉE RECLUS
Ces paroles d’Élisée Reclus nous ont servi de guide pour la publication que nous croyons devoir présenter aux lecteurs désireux de connaître sa vie. Nous avons pensé que sa Correspondance, établie chronologiquement et accompagnée de notes explicatives, constituerait une sorte d’Autobiographie vivante et personnelle, où sa nature, son caractère, ses actes, en un mot toute la conduite de sa vie, prendraient leur véritable relief.
D’autant plus qu’Élisée, ayant raconté la vie de son frère Élie dans un opuscule paru après la mort de ce dernier, a donné dans cette brève notice des détails intéressants sur leur première jeunesse et leur adolescence, dont nous reproduirons tout ce qui appartient en commun aux deux frères, aux deux camarades, devrions-nous dire.
Venus au monde à moins de trois ans d’intervalle, Élie, le 11 juin 1827, Élisée, le 15 mars 1830, vivant dans les mêmes lieux, subissant les mêmes influences, chacun suivant sa nature, ils restèrent très attachés l’un à l’autre, demeurant ensemble et, même après leurs mariages respectifs, ne formant qu’une seule famille. Ils avaient à peu près les mêmes opinions, atténuées chez Élie par plus de pessimisme, exaltées chez Élisée par un ardent enthousiasme ; jamais leur union absolue et leur confiance réciproque ne se démentirent.
Et de même qu’ils furent inséparables dans la vie, on ne peut après leur mort mentionner l’un sans rappeler l’autre, et c’est pourquoi nous avons, en guise de préface, transcrit ces pages d’Élisée, qui éclairent d’un jour très vif la forte empreinte qu’ils reçurent de l’austère milieu où se développèrent ces fils du pasteur calviniste, milieu qu’ils subirent d’abord, contre lequel ils réagirent forcément, puis se révoltèrent, mais milieu sain et d’une haute moralité, qui les trempa fortement pour les batailles de la vie car ils étaient hommes déjà, n’obéissant qu’à leur conscience à l’âge où beaucoup de jeunes gens n’ont pas encore d’individualité[1].
Mentionnons d’abord « le grand drame » qui décida brusquement le sort des enfants et détermina toute leur vie ultérieure. Le pasteur Reclus était alors titulaire d’une petite église, à Montcaret, près de Sainte-Foy-la-Grande, dans la plantureuse vallée de la Dordogne ; en même temps, malgré sa jeunesse, il avait été choisi par ses pairs comme président du Consistoire ; en outre, ses études classiques l’autorisaient à donner quelques leçons. Tous le considéraient fort, non seulement à cause de son mérite réel, mais surtout à cause de la position acquise, de ses relations de parenté, des hautes ambitions qu’on lui prêtait, et qu’il eût pu réaliser, s’il l’avait voulu. Mais le pasteur Reclus n’était pas un homme ordinaire, se contentant de vivre selon le monde : il eut l’étrange fantaisie de vouloir vivre selon sa conscience.
Or cette conscience était alors fort tourmentée par les scrupules. Elle se demandait si un ardent apôtre de ce Christ « qui n’avait pas même une pierre où reposer sa tête » avait bien le droit de s’acheminer par un traitement vers le bien-être et la richesse : elle se demandait aussi s’il n’y avait pas eu crime d’infidélité à recevoir une place, un traitement de l’État, c’est-à-dire du pouvoir temporel, alors que toute mission doit venir d’en haut, c’est-à-dire de l’Éternel lui-même ; enfin, la pauvre âme meurtrie se demandait si elle n’avait pas été coupable envers les hommes aussi bien qu’envers Dieu, puisqu’elle avait obéi à l’appel des notables de Montcaret, et non pas à celui des disciples ardents du Christ. Que faire en cette lutte continuelle de tout son être intime ? Quelle décision prendre ? Ses meilleurs amis lui conseillaient, naturellement, de suivre la conduite de tranquille égoïsme qu’ils n’eussent pas manqué de tenir eux-mêmes. Ils le traitaient affectueusement de fou, de visionnaire, même de criminel envers sa femme et ses enfants, mais ils n’apportaient pas le calme à la conscience torturée.
Repoussé par les amis, le pasteur ne pouvait avoir d’autres conseils que de lui-même et des réponses obscures de la prière ; mais, peu à peu, la conviction se fit en lui, et, un beau jour, on le vit grave, résolu, étouffant ses larmes, congédier ses fidèles, ses amis, ses parents, monter à cheval avec son fils Élie campé devant lui, et partir dans la direction du Midi, en compagnie d’un beau paysan de six pieds, le superbe Bessouat, venu pour lui apporter l’invitation des chrétiens d’Orthez et Castétarbes. Personne de la famille ou du cercle d’amis ne nous a raconté ce voyage de cinquante lieues de l’autre côté de la Garonne, à travers les campagnes, les vignobles, puis dans les sables, les marais, les bruyères, les landes ; le petit Élie n’eut de la longue expédition qu’un souvenir confus, résumé surtout dans la grande impression de se sentir chaudement enveloppé dans un manteau et de voir de haut les inégalités du chemin, les portes des cabanes. C’était vers la fin de l’année 1831, et déjà le vent froid sifflait à travers les branches des pins.
La communauté de « chrétiens » qui avait appelé le pasteur Reclus se composait presque uniquement de familles d’agriculteurs, dont quelques-unes assez fortunées et constituant une sorte d’aristocratie terrienne dans le district de Castétarbes, dépendance occidentale de la commune d’Orthez. Vers la fin de la Restauration, l’agitation religieuse s’était aussi répandue dans ce coin reculé de la France, où un propagandiste fort zélé, William Pyt, d’origine suisse, prêchait la libre autonomie des « églises » formées par les groupes de convertis, en dehors de l’État ou des consistoires. Il fut expulsé comme étranger, quoique universellement estimé, mais le « possesseur de diplômes » qui le remplaça n’avait pas moins de zèle s’il avait plus de science, et les prêches, les réunions publiques et privées se succédèrent dans tous le pays, attirant la foule des paysans, même les citadins d’Orthez. On se pressait autour du jeune évangéliste, alors entraîné par une éloquence fougueuse, et des résumés manuscrits de ses discours s’expédiaient de village en village. Mme Reclus, admirablement zélée, mais d’une autre manière que son mari, avait ouvert une école où les enfants accouraient de plusieurs kilomètres à la ronde.
À cette époque, la femme du pasteur, mère d’enfants qui se succédaient rapidement, l’institutrice, la ménagère, la vaillante matrone qui disputait sou à sou la vie des siens contre l’âpre destinée, cette noble jeune dame qui eût été si bien faite pour jouir de la belle existence d’un travail soutenu par le bien-être, n’avait pas même le temps de regarder, d’embrasser les enfants auxquels chacune de ses minutes était consacrée. Elle les voyait à peine et ils ne la connurent pas tout d’abord dans la profondeur intime de sa tendre maternité. Quant au père, sa personnalité puissante dominait absolument chacun des siens, ses fidèles et tous ceux qui gravitaient autour de lui ; il était impossible de ne pas le voir devant soi comme un être à part, comme l’intermédiaire naturel entre chacun des siens et ce monde formidable de l’au-delà où trône le Seigneur entouré de ses anges. Il représentait la divinité, impression première qui se transforma peu à peu en le ramenant à des proportions humaines, mais le laissa du moins aux yeux de ses enfants comme l’idéal de la Conscience inflexible.
En arrivant en Béarn, la famille Reclus s’était logée temporairement à Orthez dans une grande maison de la rue Moncade qui monte vers les ruines du château de Gaston Phœbus ; puis la ruche se déplaça vers les campagnes de Castétarbes, où la plupart des « chrétiens » vivaient en des maisons dispersées. D’abord les Reclus s’installèrent dans la maison Pouyanne, située à deux kilomètres environ à l’ouest d’Orthez, au sud de la grand’route. Cette demeure paraissait immense aux enfants : c’était un grand cube de maçonnerie, d’ailleurs insignifiant, et célèbre seulement dans nos jeunes souvenirs parce qu’on y avait tué un serpent. Puis le pasteur fit choix d’une nouvelle demeure, la Grille, maisonnette bourgeoise, que distinguait en effet une grille d’aspect un peu ambitieux, séparant la route de la modeste allée d’accès. Cette maison devint fameuse dans la mémoire des enfants parce qu’Élie et sa grande sœur Suzi en avaient planté les pêchers et que chaque voyage sur le grand chemin permettait d’admirer ces arbres à nouveau. Enfin, la troisième résidence de « lous dé Réclus » à Castétarbes, fut la maison Lacoustace, située plus loin d’Orthez et au sommet d’une terrasse en pente douce s’inclinant vers le formidable Gave.
Combien les quelques arbres croissant autour de la ferme étaient chers à la famille d’enfants et de marmots : le mûrier, dont les fruits nous barbouillaient la figure et nous transformaient en sauvages ; le chêne, dont les brindilles enguirlandaient les petites têtes ; le noyer, au majestueux branchage, où la fantaisie enfantine plaçait toutes les scènes pathétiques ou comiques des fables et de l’histoire qui avaient été, on ne sait comment, happées par notre cerveau toujours en quête. Dans ce feuillage apparaissaient les fées et les anges : tel héros s’appuyait sur le tronc ; un fugitif des contes se rendait invisible derrière ces rameaux, et là-haut, sur la plus haute branche, s’était imprudemment perché le compère Guillery « pour voir les chiens couri ». C’était là le domaine enchanté de la vie des enfants, le monde magique où tout ce qu’on avait entendu se recréait à nouveau en figuration personnelle. Ces arbres constituaient le vrai temple, bien autrement auguste que le temple de Baigts, où l’on allait deux deux fois tous les dimanches, et quelquefois plus souvent encore, par la longue route blanche. Les bancs en étaient fort durs, mais le plafond était peint en bleu, semé d’étoiles d’or ; on pouvait laisser sa pensée errer au loin vers les arbres, les prairies, les ruisseaux qu’entoure le vrai ciel bleu ».
Cependant, le petit Élisée n’avait pas été emmené en Béarn lors de l’exode à Orthez : il fut envoyé à Laroche, petite ville de la Dordogne, où le grand’père était percepteur. Quand on interrogeait Élisée sur cette période de son enfance, il racontait que ces braves gens ne l’élevaient pas, mais le laissaient courir, vagabonder, s’ébattre à sa guise ; la grand’mère avait la main sèche et n’épargnait pas les taloches, quand elle découvrait un trou aux culottes ou qu’un morceau de blouse s’était accroché aux buissons. Le grand’père gifflait aussi, jurait au besoin, mais ils étaient humains. Quand l’enfant arriva à Castétarbes, à l’âge de huit ans et demi, et qu’on le punit, une première fois parce qu’il avait débauché son frère, en l’amenant voir le Gave à cinq cents mètres de distance, une seconde fois pour avoir traversé la route en allant à la découverte d’une carrière éloignée de huit cents mètres, il fut profondément étonné, se demandant pourquoi, comment il avait eu tort.
C’était donc un mal que de se promener, courir, jouer ? Les moindres détails de cette escapade lui restèrent dans le souvenir et, 45 ans après (1885), il décrivait encore les buissons qui bordaient le fossé rouge, la petite ligne d’eau reposant dans le fond.
« L’espace librement parcouru autour de la résidence était fort étroitement limité. Au nord, la frontière immédiate était la grande route, séparant notre monde d’un bois où la fontaine de Saint-Boës distillait des eaux bitumeuses dans une mare fétide. Au sud, la barrière était une haie derrière laquelle on entendait l’eau grondante du Gave, et c’était déjà crime que de voir le flot luire en plaques d’argent entre les roches et les massifs de vergnes. Peut-être, il est vrai, ce crime fut-il commis plus d’une fois, mais toujours avec l’idée d’avoir tenté le Destin, le Diable et toutes les puissances mauvaises acharnées contre l’homme et spécialement contre les enfants, heureux de courir, de s’ébattre, de tremper les doigts dans l’eau courante. »
Après la liberté relative dont l’enfant avait joui à Laroche, ce séjour de Castétarbes lui fut une vie de tristesse et d’effroi, dont il ne parlait pas sans amertume, malgré le souvenir riant de quelques aventures, de bienheureuses visites chez des paysans, qui vénéraient le père et chérissaient les enfants, leur ouvrant granges et greniers, leur offrant le meilleur des provisions et les fruits de la récolte. Ces visites se prolongeaient pendant plusieurs jours et furent pour les deux frères une sérieuse initiation à la vie des champs.
« Mais la famille ne pouvait plus rester à la campagne, les progrès de l’école fondée par Mme Reclus exigeaient un milieu plus ample ; il fallut retourner à la ville, où, successivement, plusieurs grandes demeures avec jardins abritèrent les Reclus, Élie et sa sœur aînée[2] avaient déjà quitté le Béarn et ne devaient plus revenir à Orthez qu’après une longue absence. Le père, désireux d’assurer à ses enfants une éducation où les études classiques fussent jalousement conduites et surveillées par l’esprit chrétien, avait résolu de confier les siens à la direction des « Frères Moraves », dont il lisait les brochures et qu’il aimait surtout parce que le comte de Zinzendorf, le zélé propagandiste herrnhutien du xviiie siècle, lui semblait avoir le mieux suivi les traces de Jésus-Christ. Peut-être le pasteur du Béarn, au christianisme naïf, s’était-il quelque peu trompé sur le zèle dévorant de ces bons « Frères Moraves » qui, pour la plupart, sont de dociles sujets, la vie réglée d’avance par une écœurante ritournelle de pratiques enfantines et de mensonges conventionnels ; il ne savait pas non plus que le directeur des deux établissements, de filles et de garçons était un bonhomme lâche, heureux d’aduler bassement ceux de ses élèves qu’il savait riches, et de bafouer avec le ricanement du pleutre ceux qu’il savait pauvres.
Le cher père ignorait ces choses, mais ce fut pour ses fils un événement des plus heureux d’avoir été mis dans le collège des Moraves, car là se trouvaient les meilleurs éléments pour forger leur caractère. »
Élisée n’y arriva qu’à l’âge de douze ans. Son père, ne pouvant l’accompagner comme il l’avait fait pour les aînés, l’envoya seul à la grâce de Dieu, et le petiot fit ainsi son premier voyage, ne connaissant naturellement ni le maniement de l’argent, ni la langue du pays qu’il aurait à parcourir depuis Strasbourg ; mais il s’en tira à son honneur, et, malgré les exclamations attendries de ses sœurs, quand il leur narrait les incidents advenus, il ne convenait pas d’avoir accompli un acte de courage. Pourtant, comme il l’a dit, à propos d’Élie : « l’enfant savait que trois cents lieues de pays et des frontières de races séparaient des siens Neuwied, sa nouvelle demeure ; il savait aussi que la barrière de séparation serait très effective, son exil très réel, dépourvu de consolation ; ses parents étaient pauvres, et les missives postales coûtaient alors trente-huit sous de port, somme trop élevée pour que la mère pût écrire plus d’une fois tous les deux mois, et fortifier l’enfant d’une bonne parole de tendresse. Le câble était coupé, il fallait se mettre résolument à la besogne, apprendre à penser dans une langue inconnue, s’adapter à des caractères tout différents de ceux auxquels il était habitué, respirer un autre air et en vivre pleinement. »
Il est regrettable de ne pouvoir dire ici ce qu’étaient alors l’aspect et les traits de cet enfant au beau front légèrement bombé, aux cheveux abondants, au regard pénétrant et doux, à l’allure décidée, en dépit de sa taille qui resta peu élevée, à son grand regret. Une de ses sœurs se le rappelait âgé d’environ quinze ans, courant dans le jardin après les enfants, pour leur donner une « leçon d’énergie » et voir lequel d’entre eux serait plus vite essoufflé. Il l’atteignit la première et la laissa désespérée d’avoir baissé dans l’estime fraternelle par son peu d’endurance.
Arrivé à Neuwied, Élisée se mit donc résolument au travail. En peu de semaines, il apprit assez d’allemand pour assister aux classes. Il était doué d’une étonnante imagination qui n’avait d’égale que sa promptitude à s’assimiler le sens des leçons dont lui et son frère poursuivaient les développements avant même que le professeur les eût déduits des principes. « Ils saisissaient le rythme, devinaient le sens des vers, s’essayaient à exprimer leur pensée sous une forme compréhensible, même correcte. La différence subtile du mort germanique et du mot français correspondant leur fut révélée, et ils comprenaient autant et mieux que leurs condisciples allemands le fond même de la langue et en découvraient le mystère. En ce travail incessant, amenant chaque jour sa précieuse découverte, ils furent puissamment aidés, quoique d’une manière inconsciente, par les camarades hollandais et anglais qui formaient la grande majorité des élèves et se servaient entre eux de leurs idiomes respectifs. C’est ainsi qu’ils apprirent à reconnaître dans chaque vocable les transitions de langue à langue.
Les jeunes gens de diverses nationalités avec lesquels ils avaient à travailler, à converser, à se bousculer chaque jour, leur rendirent un autre service inconscient, plus éminent encore ; ils précisèrent leur personnalité. À cette époque, trente ans ne s’étaient pas encore écoulés depuis les guerres napoléoniennes, et les haines nationales persistaient avec une ténacité dont on ne peut se faire de nos jours aucune idée, même dans les pays ravagés par la guerre franco-allemande. On les haïssait comme Français : « damned Frenchmen », « french frogs » ou « froggies », « die französischen Schweinigel », tout cela agrémenté à l’occasion de taloches et de horions. Les camarades anglais donnaient des coups de poing, les camarades allemands des coups de pied et, vu qu’il s’agissait ici d’un cas de guerre, de cette lutte héréditaire, immortelle, qui sévit contre les Français, contre les Welches, on suivait les lois de la guerre, et tous s’unissaient contre eux, sous les yeux des professeurs enchantés, qui veillaient pourtant à ce qu’il n’y eût pas de membre cassé. Puis à ces petits « Waterloo », — car c’est ainsi que s’appelaient ces beaux exploits, — succédaient d’autres pratiques, héritées du moyen-âge ecclésiastique. On les mettait au « ban » du collège : interdiction de les regarder, de leur parler, de les voir, de savoir même qu’ils existaient.
Ainsi alternaient la bataille et la mort officielle. Ce fut la période d’initiation, et cette dure épreuve, stoïquement subie, ne manqua pas d’avoir ses avantages. Les victimes apprirent à souffrir sans se plaindre et même avec une sorte de joie ; car, après tout, le crime d’être né au bord de la Dordogne leur semblait plutôt une faveur du sort : en outre, recevoir les coups leur avait appris à les rendre et, grâce à leur bonne nature, à les rendre sans rancune. Peu à peu, les amitiés furent de plus en plus durables, puis les coups furent remplacés par des échanges de paroles, les conflits patriotiques par les discussions d’histoire. »
Très observateur et vibrant d’instinct à tout ce qui frappait son imagination, ce fut en Allemagne sans doute qu’Élisée prit conscience de la nature, initié par son grand frère, rêveur mélancolique, dont l’enthousiasme était plutôt le reflet de ses lectures continuelles. Élie adorait la lune et aurait pris en pitié quiconque eût devant lui d’abord célébré le soleil, tandis qu’Élisée, subissant l’entraînement de ses impressions personnelles, s’annonçait comme un fervent du Ciel et de la Terre, de toute manifestation de beauté parlant à son cœur et à ses sens. Lorsque, revenant en France, il traversa la Belgique, il eut, en quelque merveilleux paysage ou jardin, une inoubliable vision de fleurs, qui lui donna pour la première fois, se rappelait-il, l’impression consciente de leur intense et vivante séduction.
« La vallée du Rhin n’était pas alors ce qu’elle est devenue de nos jours : une longue rue d’usines fumantes et nauséabondes, où les amas de charbon, les produits industriels et les trains de marchandises sont interrompus seulement par les fortifications des camps retranchés, des statues de Guillaume ier et des ruines en carton-pierre. Encore « fleuve héroïque », par la liberté de son cours plus que par les souvenirs de son histoire, car ce fut aussi une « rue des prêtres », le Rhin tour à tour enserré, bouillonnant et brusque entre ses dalles d’ardoises, et largement épanoui, tranquille et puissant entre ses rives basses d’alluvions, le Rhin était vraiment un être à part : non moins vivant que les Gaves pyrénéens, il paraissait moins effrayant peut-être, mais il semblait avoir la majesté d’un Dieu ; tous les traits du paysage environnant, collines et forêts, villes, monuments isolés, tout lui faisait cortège : c’est de lui que l’on sentait naître la vie pour tout ce qui se montrait dans le vaste horizon. Et loin du fleuve, que de sites charmants et discrets, que de ruines pittoresques, abbayes et châteaux, que d’amples forêts de hêtres et de sapins, de fontaines et de ruisselets, — panoramas grandioses et gracieuses perspectives vaguement entrevues, — que de merveilles, devenues à la fois dans le souvenir et l’imagination du jeune homme autant de cadres pour y placer les personnages de ses légendes et de ses rêves ! »
Comme il avait suivi Élie en Allemagne, Élisée le rejoignit vers sa quatorzième année au collège protestant de Sainte-Foy, pour y préparer, d’ailleurs sans aucune espèce de zèle, les examens absolument nécessaires alors du baccalauréat qui ouvrait l’entrée des écoles supérieures. De ce séjour à Sainte-Foy, où ils se lièrent avec des jeunes gens dont l’un surtout, Édouard Grimard, resta leur ami, ils gardèrent un souvenir empreint d’une certaine amertume : externes du collège, ils habitaient chez des parents de leur mère, qui les traitaient sévèrement, surveillaient leurs allées et venues, ne leur accordaient pas en un mot la confiance qu’ils eussent rendue au centuple en tendresse et en vénération. Ces parents les aimaient peut-être, mais ne les respectaient pas comme le firent toujours leur père et leur mère, qu’inquiétait sans doute l’indépendance de conduite revendiquée par leurs enfants, mais qui reconnaissaient en eux des esprits fermes, des consciences droites et les en estimaient davantage.
Élie ayant quitté le collège pour aller à Genève faire des études théologiques, Élisée resta à Sainte-Foy. Ils ne se retrouvèrent que deux ans plus tard, lorsque Élie, voulant faire connaissance avec une autre fraction du monde protestant, entra à la Faculté de Montauban, pour y continuer des études qui, dans sa pensée, devaient faire de lui et d’Élisée de fidèles annonciateurs de la « Bonne Nouvel ».
Dans cet établissement officiel qui, par sa dépendance de l’État, indiquait le mieux chez les descendants des huguenots la tranquille acceptation du milieu administratif et gouvernemental, les jeunes gens, presque tous originaires du Midi, n’étaient guère la proie des idées noires. Après avoir parcouru leurs cahiers avec plus ou moins de zèle, ils prenaient volontiers part aux promenades, aux conversations, aux plaisirs que leur offrait une ville sans initiative intellectuelles, pourtant assez hospitalière. Mais les influences du milieu local le cédaient alors singulièrement à celles qui partaient du grand Paris, apportant les nouvelles des luttes politiques, puis, en coup de foudre, celles de la Révolution elle-même. L’année « quarante-huit », cette belle et généreuse époque dont la valeur historique apparaîtra de plus en plus grande dans les siècles qui viendront, entraînait déjà les esprits vers un idéal politique et sociologique nouveau. Une ivresse dyonisiaque s’étaient emparée des jeunes et des bons, et, tout naturellement, les étudiants se trouvaient parmi les plus ardents à discourir et à battre des mains.
La vie des espoirs utopiques et des luttes républicaines était alors devenue trop intense pour qu’ils prissent grand intérêt à la routine professorale de la faculté, d’autant plus que les études qu’ils faisaient parallèlement et contradictoirement dans les bouquins qu’ils se procuraient, leur valaient et au delà l’enseignement banal, sans accent personnel, de la plupart des professeurs a titrés. L’époque poussait à la sincérité de la conduite. Ils ne suivaient donc point les cours, ou les suivaient à peine ; très peu de professeurs pouvaient se flatter de les voir assister régulièrement à leurs leçons, mais ceux-là étaient leurs amis, car la sympathie des sentiments et des idées, le désir profond de la vérité étaient la cause de cette fréquentation relative.
Pendant la plus grande partie de l’année 1849, Élie et ses deux principaux amis, Édouard Grimard et Élisée, vécurent à la campagne, au sommet d’une colline, d’où l’on commande d’environ 100 mètres de hauteur et d’une distance de 4 kilomètres, la ville de Montauban. La Garonne, le Tarn coulent inaperçus dans la grande plaine et, derrière la colline, le ruisseau Tescou serpente en un âpre ravin. D’un côté, le pays est sublime d’ampleur ; de l’autre, il est rude, sauvage, même hostile par le croisement des enclos ; mais les matins ensoleillés, les soirs, les nuits d’étoile et de lune faisaient du « Fort » un lieu d’enchantement, où ils étudiaient à souhait, très souvent étendus sur la terrasse herbeuse, Oken, Schelling, Leroux et Proudhon prenant d’innombrables notes. Un joli bouquet acacias, d’après lequel la propriété était quelquefois désignée, longeait une partie de la route passant en chemin creux. Les troncs des arbres servaient à retenir les cordes des hamacs, où les amis restaient à lire et à converser des journées exquises. Plut-il jamais pendant cette délicieuse saison qui leur parut un long printemps ?
La joie de vivre dans la nature poussa même les amis à un voyage qui, dans cette époque antérieure aux chemins de fer, était relativement lointain ; un beau jour, après une brusque décision, ils partirent pour aller voir la Méditerranée, ne sachant trop où ils l’aborderaient. La bonne chance les mena d’abord à Castres, qu’ils traversèrent sans voir la ville, et où commença l’excursion pédestre à travers les Cévennes. Les trois compagnons marchaient à l’aventure en remontant les vallées à travers les buis et les coudriers ; puis les voilà, déjà fatigués et silencieux, qui cheminent sûr les âpres cimes de la Montagne Noire et qui redescendent sur le versant du midi, comme emportés par la violence du mistral. Un dernier coup de vent les dépose dans la cour d’une auberge, au fond d’une vallée où tourbillonne la tempête. Le lendemain, ce sont d’autres scènes, et celles-ci les enchantent : c’est le soleil qui éclaire les roches nues, ce sont les pâtis d’herbes rares et parfumées, les petits villages en ruines blottis au bord des fontaines. Les grandes cités historiques se profilent en vigueur sur le ciel ; voici les vieilles tours, alors en ruine, de Carcassonne, les portes et les remparts de Narbonne, avec leurs sculptures et leurs inscriptions romaines. Mais la mer les attire : ils vont droit devant eux par-dessus la blanche colline de la Clape, où chaque fissure du sol donne naissance à un conifère nain, haut de quelques pouces, et du haut de la croupe aride, ils voient au loin la plaque luisante de la Méditerranée qui s’étend à l’infini. Les études théologiques de Montauban étaient bien oubliées. Cependant, on revient vers elles, encore enivré de la splendeur des horizons.
À vrai dire, le professeurs de la Faculté, qui étaient de braves gens, n’étaient point trop à blâmer lorsqu’ils se plaignaient du sans-gêne de leurs élèves. Et pourtant, ils poussaient la mansuétude jusqu’à faire semblant de ne point leur en vouloir de cette fugue vers la mer et vers la liberté. Tout se serait passé en bonne cordialité et en paroles affectueuses, si les pasteurs n’avaient été saisis eux-mêmes dans l’engrenage administratif, et si le mouvement politique n’avait alors fonctionné à toute vitesse dans le sens de la réaction. Le préfet désapprouvait l’attitude des jeunes gens incriminés, dont le costume même avait quelque chose de républicain et d’agressif. Des orateurs de Paris étaient venus et s’étaient fait entendre en des réunions privées où les étudiants avaient été invités. Qui sait ? Des conspirations allaient sans doute éclore, et tel rapport du commissaire mentionnait à ce sujet des paroles fort graves prononcées par les coupables jeunes gens. N’était-ce pas un devoir social de procéder incontinent à l’ablation du dangereux abcès ? C’est en effet l’opération à laquelle le doyen de la Faculté, M. Montet, dut se résigner bien à contre-cœur. Il manda les trois jeunes gens, et, non sans chagrin, leur transmit officiellement le consilium abeundi…
Toute protestation eût été inutile : la résolution d’Élie fut prise aussitôt. Peu attristé de quitter une ville dont l’atmosphère était fort bourgeoise, pauvrement intellectuelle, il décida d’aller continuer ses études dans l’université de Strasbourg, où il se sentait attiré par la renommée d’hommes tels que Reuss, l’admirable traducteur et commentateur des livres hébreux, tandis qu’Élisée, encore sous l’impression des merveilleux sites rhénans, retournait, cette fois comme professeur, à Neuwied, où il avait conservé de solides amitiés : il se sentait du reste plus d’aptitudes pour l’enseignement que pour l’état théologique.
C’est de Neuwied qu’il écrivit la première lettre que nous possédions de lui, n’ayant malheureusement pu retrouver les lettres antérieures adressées à ses parents et à ses sœurs.