Recherches sur les substances radioactives/1904/Nature et cause

Gauthier-Villars (p. 147-151).

NATURE ET CAUSE DES PHÉNOMÈNES DE RADIOACTIVITÉ.


Dès le début des recherches sur les corps radioactifs, et alors que les propriétés de ces corps étaient encore à peine connues, la spontanéité de leur rayonnement s’est posée comme un problème, ayant pour les physiciens le plus grand intérêt. Aujourd’hui, nous sommes plus avancés au point de vue de la connaissance des corps radioactifs, et nous savons isoler un corps radioactif d’une très grande puissance, le radium. L’utilisation des propriétés remarquables du radium a permis de faire une étude approfondie des rayons émis par les corps radioactifs ; les divers groupes de rayons qui ont été étudiés jusqu’ici présentent des analogies avec les groupes de rayons qui existent dans les tubes de Crookes : rayons cathodiques, rayons Rontgen, rayons canaux. Ce sont encore les mêmes groupes de rayons que l’on retrouve dans le rayonnement secondaire produit par les rayons Röntgen[1], et dans le rayonnement des corps qui ont acquis la radioactivité induite.

Mais si la nature du rayonnement est actuellement mieux connue, la cause de la radioactivité spontanée reste mystérieuse et ce phénomène est toujours pour nous une énigme et un sujet d’étonnement profond.

Les corps spontanément radioactifs, en premier lieu le radium, constituent des sources d’énergie. Le débit d’énergie auquel ils donnent lieu nous est révélé par le rayonnement de Becquerel, par les effets chimiques et lumineux et par le dégagement continu de chaleur.

On s’est souvent demandé si l’énergie est créée dans les corps radioactifs eux-mêmes ou bien si elle est empruntée par ces corps à des sources extérieures. Aucune des nombreuses hypothèses, qui résultent de ces deux manières de voir, n’a encore reçu de confirmation expérimentale.

On peut supposer que l’énergie radioactive a été emmagasinée antérieurement et qu’elle s’épuise peu à peu comme cela arrive pour une phosphorescence de très longue durée. On peut imaginer que le dégagement d’énergie radioactive correspond à une transformation de la nature même de l’atome du corps radiant qui serait en voie d’évolution ; le fait que le radium dégage de la chaleur d’une manière continue plaide en faveur de cette hypothèse. On peut supposer que la transformation est accompagnée d’une perte de poids et d’une émission de particules matérielles qui constitue le rayonnement. La source d’énergie peut encore être cherchée dans l’énergie de gravitation. Enfin, on peut imaginer que l’espace est constamment traversé par des rayonnements encore inconnus qui sont arrêtés à leur passage au travers des corps radioactifs et transformés en énergie radioactive.

Bien des raisons sont à invoquer pour et contre ces diverses manières de voir, et le plus souvent les essais de vérification expérimentale des conséquences de ces hypothèses ont donné des résultats négatifs. L’énergie radioactive de l’uranium et du radium ne semble pas jusqu’ici s’épuiser ni même éprouver une variation appréciable avec le temps. Demarçay a examiné au spectroscope un échantillon de chlorure de radium pur à 5 mois d intervalle ; il n’a observé aucun changement dans le spectre au bout de ces 5 mois. La raie principale du baryum qui se voyait dans le spectre et indiquait la présence du baryum à l’état de trace, ne s’était pas renforcée pendant l’intervalle de temps considéré ; le radium ne s’était donc pas transformé en baryum d’une manière sensible.

Les variations de poids signalées par M. Heydweiller pour les composés du radium[2] ne peuvent pas encore être considérées comme un fait établi.

MM. Elster et Geitel ont trouvé que la radioactivité de l’uranium n’est pas changée au fond d’un puits de mine de 850m de profondeur ; une couche de terre de cette épaisseur ne modifierait donc pas le rayonnement primaire hypothétique qui provoquerait la radioactivité de l’uranium.

Nous avons mesuré la radioactivité de l’uranium à midi et à minuit, pensant que si le rayonnement primaire hypothétique avait sa source dans le soleil, il pourrait être en partie absorbé en traversant la terre. L’expérience n’a donné aucune différence pour les deux mesures.

Les recherches les plus récentes sont favorables à l’hypothèse d’une transformation atomique du radium. Cette hypothèse a été mise dès le début des recherches sur la radioactivité[3] ; elle a été franchement adoptée par M. Rutherford qui a admis que l’émanation du radium est un gaz matériel qui est un des produits de la désagrégation de l’atome du radium[4]. Les expériences récentes de MM. Ramsay et Soddy tendent à prouver que l’émanation est un gaz instable qui se détruit en donnant lieu à une production d’hélium. D’autre part, le débit continu de chaleur fourni par le radium ne saurait s’expliquer par une réaction chimique ordinaire, mais pourrait peut-être avoir son origine dans une transformation de l’atome.

Rappelons enfin que les substances radioactives nouvelles se trouvent toujours dans les minerais d’urane ; nous avons vainement cherché du radium dans le baryum du commerce (voir page 46). La présence du radium semble donc liée à celle de l’uranium. Les minerais d’urane contiennent d’ailleurs de l’argon et de l’hélium, et cette coïncidence n’est probablement pas non plus due au hasard. La présence simultanée de ces divers corps dans les mêmes minerais fait songer que la présence des uns est peut-être nécessaire pour la formation des autres.

Il est toutefois nécessaire de remarquer que les faits qui viennent à l’appui de l’idée d’une transformation atomique du radium peuvent aussi recevoir une interprétation différente. Au lieu d’admettre que l’atome de radium se transforme, on pourrait admettre que cet atome est lui-même stable, mais qu’il agit sur le milieu qui l’entoure (atomes matériels voisins ou éther du vide) de manière à donner lieu à des transformations atomiques. Cette hypothèse conduit tout aussi bien à admettre la possibilité de la transformation des éléments, mais le radium lui-même ne serait plus alors un élément en voie de destruction.



FIN.

  1. Sagnac, Thèse de doctorat. — Curie et Sagnac, Comptes rendus, avril 1900.
  2. Heydweiller, Physik. Zeitschr., octobre 1902.
  3. Mme  Curie, Revue générale des Sciences, 30 janvier 1899.
  4. Rutherford et Soddy, Phil. Mag., mai 1903.