Recherches sur les principes de la morale/Dialogue

DIALOGUE.

Mon ami Palamede, dont l’esprit, aussi errant que sa personne, a pour le moins autant voyagé dans le pays de la morale, qu’il a lui-même couru le monde, & qui par conséquent s’est instruit par l’étude comme par les voyages, me surprit beaucoup l’autre jour par la description qu’il me fit d’un peuple chez qui il me dit avoir passé une grande partie de sa vie & qu’il avoit trouvé en général très-civilisé & très-spirituel.

Il y a, me dit-il, un pays dans le monde que l’on appelle Fourli ; il importe peu de déterminer sa longitude ou sa latitude : on y a une façon de penser, sur-tout en morale, qui est diamétralement opposée à la nôtre. Lorsque j’arrivai chez ce peuple, je me trouvai dans un double embarras, d’abord pour entendre la signification des termes de la langue, ensuite pour savoir la juste valeur de ces termes, avec le bon ou mauvais sens qu’on y attache. Après qu’on m’eût expliqué un mot, après qu’on m’eût mis au fait du caractere qu’il exprimoit, je conclus qu’une telle épithete renfermoit l’imputation la plus odieuse, & je fus fort étonné de voir qu’un homme dans une compagnie publique l’appliquoit à une personne avec qui il vivoit dans l’amitié la plus intime, vous vous imaginez, disois-je un jour à un homme de ma connoissance, que Changuis est votre ennemi mortel ; j’aime à réconcilier les gens ; & je puis vous dire que je l’ai entendu parler de vous de la façon la plus avantageuse. Mais à mon grand étonnement, quand j’eus répété les mots de Changuis, quoique je m’en fusse très-bien ressouvenu & que j’en eusse compris tout le sens, je m’apperçus qu’on les avoit pris en très-mauvaise part, & que j’avois innocemment rendu ces deux personnes irréconciliables

Comme j’avois eu le bonheur de me faire des amis chez ce peuple, je ne tardai point à être admis dans la bonne compagnie ; Alcheic m’ayant donc engagé à demeurer avec lui, j’acceptai librement son invitation, d’autant plus que je trouvai qu’il étoit généralement estimé pour ses qualités personnelles ; & que tout le monde en Fourli le regardoit comme un homme d’une probité parfaite & d’un mérite rare.

Un soir, pour nous amuser, il me proposa de l’accompagner à une sérénade qu’il avoit envie de donner à Gulki dont il me dit qu’il étoit passionnément amoureux. Je ne tardai point à m’appercevoir qu’il n’étoit point le seul de ce goût, car nous rencontrâmes plusieurs de ses rivaux qui étoient venus dans le même dessein, j’en conclus naturellement que l’objet de ses amours devoit être une des plus belles femmes de la ville je sentis aussi-tôt une envie secrette de la voir & de la connoître. Mais dès que la lune parut je reconnus que nous étions dans le quartier de l’académie où Gulki étudioit. Jugez de ma surprise, combien je fus honteux d’avoir accompagné mon ami dans une occasion de cette nature.

J’appris par la suite que le choix d’Alcheic étoit fort approuvé par la bonne compagnie de la ville, & que l’on espéroit, qu’en satisfaisant sa passion, il rendroit à ce jeune homme les mêmes services qu’il avoit lui-même reçus d’Elcouf. Il paroît qu’il avoit été très-beau dans sa jeunesse. Il avoit eu un grand nombre d’amans, mais il n’avoit favorisé que le sage Elcouf à qui il devoit une grande partie des progrès qu’il avoit fait dans la philosophie & dans la vertu.

Je fus très-étonné de voir que la femme d’Alcheic, qui étoit en même tems sa sœur, n’étoit nullement choquée de cette espece d’infidélité.

A peu près dans le même tems je découvris par hasard une chose, dont on n’avoit pourtant jamais prétendu me faire un secret, c’est qu’Alcheic étoit un meurtrier & un parricide ; & qu’il avoit assassiné une personne très-innocente qui étoit de ses proches parens, & que les liens de la nature & de l’humanité l’obligeoient de défendre & de protéger ; lorsque je lui demandai avec toutes les précautions imaginables, quels avoient pu être les motifs qui l’avoient poussé à commettre cette action, il me répondit froidement qu’alors il n’étoit pas si riche qu’à présent, & en particulier qu’il n’en avoit usé de la sorte que par les conseils de tous ses amis.

Comme j’avois entendu vanter par-tout la vertu d’ Alcheic, je voulus joindre ma voix à celle du public, & je demandai seulement par une curiosité pardonnable à un étranger, quelle action généreuse lui avoit acquis une si grande réputation. Je trouvai que tout le monde s’accordoit à dire que c’étoit l’assassinat d’Usbec. Cet Usbec avoit été toute la vie l’ami intime d’Alcheic, lui avoit rendu les plus grands services, lui avoit sauvé la vie dans une occasion, & l’on trouva après la mort que par son testament il avoit fait Alcheic son légataire universel. Il paroît qu’Alcheic avoit tramé cet assadinat avec vingt ou trente autres personnes dont la plupart étoient aussi les amis d’Usbec. Ils se jetterent tous à la fois sur cet homme infortuné lorsqu’il n’étoit point sur ses gardes, & lui firent plus de cent blessures ; telle fût la récompense des bienfaits qu’ils en avoient reçus. Usbec avoit de l’aveu de tout le monde de très-grandes qualités, ses vices même avoient quelque sorte de noblesse, d’éclat & de générosité ; mais, disoit-on, l’action d’Alcheic le met fort au-dessus d’Usbec aux yeux des vrais appréciateurs du mérite, & c’est peut-être un des plus beaux traits que le soleil ait éclairé.

Je trouvai encore une chose que l’on admiroit grandement dans Alcheic. C’étoit sa conduite à l’égard de Calish auquel il s’étoit joint dans une entreprise importante. Calish, qui étoit d’un caractere emporté, donna un jour des coups de bâton à Alcheic, il les reçut avec beaucoup de sens froid, il supporta Calish jusqu’à ce qu’il revînt en belle humeur & demeura toujours fort lié avec lui ; par-là il vint à bout de faire réussir l’affaire qu’ils avoient concertée en commun, & il s’est attiré un honneur immortel par sa modération & sa patience.

J’ai reçu depuis peu une lettre d’un de mes correspondans de Fourli ; il m’apprend que depuis mon départ, Alcheic étant tombé dans un état de langueur a fini par se pendre, qu’il est universellement regreté & que son courage a été généralement applaudi dans le pays : chaque Fourlien dit qu’une vie si noble, si vertueuse ne pouvoit avoir une fin plus glorieuse. Alcheic a prouvé par cette derniere action, comme par toutes les autres, quels étoient ses principes pendant sa vie. Il a confirmé ce qu’il disoit quelques instans avant d’expirer : que le sage est presque égal au grand dieu Vitzli. C’est le nom de la divinité qu’on adore chez les Fourliens.

Les idées de ce peuple, continua Palamede, sont aussi extraordinaires à l’égard de la politesse & de l’affabilité, qu’elles le sont en fait de morale. Un jour Alcheic, voulant m’amuser, rassembla tous le beaux esprits & les philosophes de Fourli ; chacun de nous apporta son plat au lieu de rendez-vous, j’en vis un dont le plat étoit moins bon que les autres, & je lui offris une portion du mien, qui, par hasard, se trouva être un poulet rôti ; je remarquai que ma simplicité le faisoit rire & que toute la compagnie rioit à l’unisson. On me dit qu’Alcheic avoit autrefois engagé sa société à manger en commun : voici l’artifice dont il s’étoit servi pour cela : il proposa à ceux qui étoient les plus mal pourvus d’offrir de leur plat à la compagnie : les autres en firent autant par point d’honneur : & ceux qui avoient apporté un mets plus délicat auroient eu honte de ne pas faire les mêmes offres ; ce trait fut regardé comme un événement si extraordinaire qu’il a trouvé place dans l’histoire d’Alcheic, qui, à ce qu’on m’apprend, a été publiée par un des plus grands génies de Fourli.

De grâces, dis-je à Palamede, lorsque vous étiez à Fourli, auriez-vous appris l’art de tourner vos amis en ridicule, en leur contant des histoires étranges pour avoir le plaisir de vous moquer de leur crédulité ? Je vous assure, me dit-il, qu’il n’y a point d’endroit au monde plus propre à donner ce ton de raillerie, si j’avois été disposé à le prendre : mon ami ne faisoit depuis le matin jusqu’au soir que railler & persifler, & jamais on ne pouvoit distinguer s’il plaisantoit ou s’il parloit sérieusement. Mais vous croyez donc que mon histoire est dépourvue de vraisemblance, & que j’ai usé ou même abusé du privilége des voyageurs ? Assurément, lui dis-je, je crois que vous plaisantez. Des mœurs si étranges & si barbares ne conviennent point de tout à un peuple intelligent & civilisé, tel que vous nous dépeignez les Fourliens, elles révoltent la nature humaine, elles surpssent tout ce que nous lisons des Mingréliens & des Topinambous.

Prenez-y garde, me dit-il, ne voyez-vous pas que vous blasphémez les Grecs pour qui vous avez une si forte passion, & surtout les Athéniens que j’ai peints trait pour trait, sous les noms bizarres que j’ai employés. Si vous considérez les choses sous leur vrai point de vue, vous verrez qu’il n’y a pas un trait dans la description que je viens de vous faire, qui ne convienne à un homme du plus grand mérite d’Athenes, sans ternir le moins du monde l’éclat de son caractere. Les amours infâmes des Grecs, leurs mariages[1], la coutume d’exposer leurs enfans doivent vous frapper d’abord ; La mort d’Usbec est mot pour mot celle de César.

Vous vous moquez, lui dis-je, en l’interrompant, vous n’avez pas dit qu’Usbec fût un usurpateur.

Non, répliqua Palamede, j’ai caché cette circonstance de peur que le paralelle ne devînt trop frappant mais cette circonstance-là même ne diminue point le crime de ses infâmes meurtriers, & suivant nos idées de morale, nous ne pouvons nous empêcher de regarder Brutus & Cassius comme des ingrats, des traîtres & des assassins. Vous savez pourtant qu’ils sont peut-être les hommes que l’antiquité a le plus vantés, les Athéniens leur éleverent des statues qu’ils placerent à côté de celles d’Harmodius & d’Aristogiton qui avoient été leurs libérateurs. Si vous regardez la circonstance dont vous parlez comme assez forte pour absoudre ces citoyens, j’en puis mettre une autre dans la balance qui aggravera également leur crimes. Quelques jours avant l’exécution de leur attentat cruel, ils avoient tous juré fidelité à César, en protestant de regarder toujours sa personne comme sacrée. En foi de ce serment ils touchèrent l’autel avec des mains déjà armées pour le frapper[2].

Je n’ai pas besoin de vous rappeller le fameux trait de Thémistocle, qui a été tant applaudi, & la patience qu’il eût, lorsque dans un conseil de guerre, le Spartiate Eurybiade, son général, dans la chaleur de la dispute, leva la canne sur lui : frappe, dit l’Athénien, mais écoute.

Vous êtes trop versé dans la littérature ancienne pour ne pas reconnoître Socrate & sa société Athénienne dans ma derniere histoire, vous trouverez que je l’ai copiée mot pour mot de Xenophon[3]. Je n’ai fait que changer les noms, & je crois avoir prouvé qu’un homme de mérite d’Athenes, passeroit parmi nous pour un incestueux un parricide, un assassin un ingrat, un traître, un parjure, un monstre enfin dont le nom seul feroit horreur sans parler encore de la grossiéreté & de son impolitesse. Après avoir vécu de la sorte, il doit mourir d’une façon conséquente, terminer la catastrophe par quelque acte de désespoir tel que le suicide, & expirer en blasphémant. Malgré tous ces excès, on lui élévera sinon des autels au moins des statues. Les poëtes chanteront ses louanges. On prononcera des panégyriques en son honneur, des sectes se glorifieront de porter son nom, & la postérité la plus reculée sera assez imbécille pour avoir pour lui la même vénération. Cependant si un tel homme se montroit de notre tems, il seroit un objet d’horreur & d’exécration.

J’aurois pu, répliquai-je, m’appercevoir de votre supercherie. Vous me paroissiez insister avec plaisir sur cette matiere, & vous êtes le seul homme, versé dans l’antiquité, que j’aie vu refuser ses hommages aux anciens. Mais au-lieu d’attaquer leur philosophie, leur éloquence, leur poésie, qui sont la matiere de nos disputes, vous me paroissez attaquer leur morale, vous semblez les accuser d’ignorance dans une science qui est, selon moi, la seule dans laquelle les modernes ne les aient point surpassés. Nous avons droit de prétendre à la supériorité sur eux en géométrie, en physique, en agronomie, en anatomie, en botanique, en géographie, en navigation, mais qui avons-nous à opposer à leurs moralistes ? Vous présentez les choses sous un faux jour ; vous n’avez point assez d’égard aux mœurs & aux usages des différens siecles. Voudriez-vous juger un Grec ou un Romain d’après les loix d’Angleterre, écoutez-les se défendre par leurs propres maximes, vous prononcerez ensuite.

Il n’y a point de mœurs, quelque innocentes & quelque raisonnables qu’elles soient, qu’on ne puisse rendre odieuses ou ridicules, lorsqu’on les jugera d’après un modele inconnu aux auteurs : sur-tout si on emploie une éloquence artificieuse pour aggraver quelques circonstances, & pour en atténuer d’autres, suivant le besoin qu’on en a pour ses vues. N’ai-je pas droit de vous reprocher à vous-même tous ces artifices ? Si j’eusse dit, par exemple, aux Athéniens, qu’il y avoit une nation où l’adultere étoit à la mode & passoit pour estimable dans l’un & l’autre sexe, où tout homme bien élevé prenoit pour maîtresse la femme de son ami, & tiroit autant de gloire de ces indignes conquêtes, que s’il eût remporté le prix aux jeux olympiques, où chacun se faisoit honneur de la facilité & de sa condescendance pour le dérèglement de sa femme, aimoit à se faire des amis ; & du crédit en prostituant ses charmes, & lui laissoit là-dessus une liberté pleine & entiere même sans aucuns motifs de cette nature. Je vous demande quelle idée les Athéniens auroient eu de ce peuple, eux qui ne nommoient jamais l’adultere qu’avec le meurtre & le poison ? Qu’auroient-ils admiré le plus, ou la scélératesse ou la bassesse d’une pareille conduite ?

Si j’eusse ajouté à tout cela que cette nation étoit aussi fiere de son esclavage, que les Athéniens l’étoient de leur liberté, & que chez elle un homme, quoiqu’il fût opprimé, disgracié, dépouillé de ses biens, outragé, mis dans les fers par ordre du tyran, se faisoit un devoir & un mérite de l’aimer, de le servir, de lui obéir. Ces Grecs, qui avoient tant de fierté dans l’ame, m’auroient demandé sans doute si je leur parlois d’une société d’hommes ou d’un vil troupeau d’animaux. O Athéniens qui m’écoutez, aurois-je répondu, ces hommes dont je vous parle ne manquent ni d’esprit ni de courage. Si dans une société particuliere un de leurs meilleurs amis s’avisoit de les railler, de dire un bon mot à leurs dépens, une plaisanterie semblable à celles dont vos généraux ou vos démagogues se régaloient tous les jours les uns les autres à la face de leurs concitoyens, jamais ils ne lui pardonneroient, & pour se venger ils le forceroient de leur passer son épée au travers de corps, ou d’être lui-même assassiné ; si un inconnu venoit les prier de hasarder leur vie pour couper la gorge à leur ami de cœur, ils se rendroient sur le champ à sa priere, & se croiroient honorés de la commission. Telles sont les maximes d’honneur, telle est la morale favorite de ce peuple.

Mais quoiqu’il soit si disposé à tirer l’épée contre ses amis & ses concitoyens, les plus grandes disgraces, les outrages, la douleur, la plus profonde indigence ne sont point capables de lui faire attenter sur ses jours ; un homme de qualité aimeroit mieux ramer sur une galère, mendier son pain, pourrir dans un cachot, & souffrir toutes fiertés de tourmens & de miseres, que de se soustraire à la fureur de ses ennemis par un mépris genéreux de la mort, il consentiroit plutôt à recevoir de leur main cette mort ignominieuse, & à voir sa honte accrue par leurs triomphes insultans & par les supplices les plus terribles.

Je pourrois continuer & dire qu’il est assez d’usage dans ce pays qu’un pere enferme plusieurs de ses enfans dans des prisons perpétuelles, où l’on met en pratique tout ce qui peut les tourmenter & les désespérer ; & cela pour que l’aîné ou le plus chéri qui, de leur aveu n’a pas plus de mérite que les autres, puisse jouir seul de toute leur fortune, & nager dans les plaisirs là volupté. Il n’y a rien, suivant leurs idées, de si vertueux qu’une partialité aussi barbare.

Mais ce qu’il y a de plus singulier, chez ce peuple fantasque, ferois-je remarquer à mes Athéniens, c’est que la plaisanterie que vous faites durant les saturnales[4], où vos esclaves sont servis par leurs maîtres, se continue sérieusement ici pendant toute l’année ; elle est même accompagnée de circonstances qui en augmentent le ridicule & l’absurdité. Ce n’est que pour peu de jours que votre plaisanterie éleve des gens que la fortune a placés dans un état abject, & qu’elle pourroit réellement élever pour toujours au-dessus de vous ; mais cette nation érige gravement un trône à des êtres que la nature leur a soumis, dont la foiblesse est incurable & l’infériorité démontrée : les femmes, quoique sans aucune vertu, sont leurs souveraines & leurs maîtres ; on leur rend des hommages perpétuels, on a pour elles les plus grands égards & les plus profonds respects ; en tout tems, en tout lieu on reconnoît l’empire & la supériorité du sexe, & pour peu qu’on ait de politesse & d’éducation, on s’y soumet avec joie, il est à peine un crime qui fût aussi généralement détesté que l’infraction de cette loi.

N’allez pas plus loin, interrompit Palemede, je vois déjà le peuple à qui vous en voulez. Les traits sous lesquels vous le dépeignez sont assez exacts, malgré cela vous conviendrez que chez les anciens ainsi que chez les modernes, on aura peine à trouver une nation dont le caractere national soit, à tout prendre, plus charmant. Mais je vous remercie de ce que vous me tirez de l’embarras où m’avoit jeté mon propre raisonnement. Je n’avois point dessein d’exalter les modernes aux dépens des anciens, je voulois seulement faire voir l’incertitude de tous nos jugemens sur les caracteres des hommes, & vous prouver que les usages, la mode, les loix sont ce qui détermine principalement en fait de morale. Il est certain que les Athéniens étoient la nation la plus spirituelle & la plus civilisée qui fût au monde, cependant leur homme de mérite seroit un objet d’horreur & d’exécration dans le siecle où nous vivons. Il n’est pas douteux que les François ne soient pareillement une nation très-spirituelle & très-civilisée, cependant leur homme de mérite eût passé à Athenes pour un objet très-méprisable, très-ridicule & même très-odieux. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que les caracteres de ces deux peuples passent pour se ressembler plus que ceux d’aucune autre nation ancienne ou moderne ; & tandis que les Anglois se flattent de ressembler aux Romains, leurs voisins de continent se mettent en parallele avec ces Grecs si policés. Quelle prodigieuse différence doit-il donc se trouver entre des nations civilisées & des peuples barbares, ou entre des nations dont les mœurs n’ont presque rien de commun ? Comment établir une regle sûre qui fixe nos jugemens à cet égard ?

C’est en remontant plus haut, lui répliquai-je, c’est en examinant les premieres regles que chaque nation établit pour le blâme ou la censure. Le Rhin a son cours vers le nord, le Rhône vers le midi, cependant ces deux fleuves prennent leur source dans la même montagne, & par conséquent sont poussés par le même principe de gravité ; le terrein leur offre des plans diversement inclinés. Cette différence cause celle de leur cours.

Dans combien de circonstances un Athénien & un François, qui a du mérite, s’accorderoient-ils ? Ils seroient d’accord pour le bon sens, la science, l’esprit, l’éloquence, l’humanité, la fidélité, la véracité, la justice, le courage, la tempérance, la confiance, la grandeur d’ame ; vous avez omis toutes ces choses, & vous ne vous êtes arrêté que sur les points dans lesquels ils différent accidentellement. Fort bien, je veux être de votre avis, & je vais tâcher de rendre raison de ces différences, d’après les principes les plus généraux de la morale.

Je n’entrerai point dans l’examen de la passion honteuse qui régnoit parmi les Grecs, j’observerai seulement que, quoiqu’elle soit très-blâmable, elle partoit d’une cause très-innocente, je veux dire de la Gymnastique qui étoit très-fréquente chez ce peuple & qui étoit recommandée comme la source de l’amitié, de l’attachement, de la fidélité[5], qualités qui ont été estimées dans tous les tems & de toutes les nations.

Les mariages des demi-freres & des demi-sœurs ne nous donneront pas beaucoup d’embarras. L’amour entre les plus proches parens est contraire à la raison & à l’utilité publique, mais la raison naturelle ne peut point précisément nous indiquer le point où il faut s’arrêter, ainsi c’est aux loix municipales & aux usages à le fixer. Si les Athéniens ont été trop loin d’un côté, il est certain que le droit canonique a donné aussi dans l’extrémité opposée[6].

Si vous eussiez demandé à un pere à Athenes, pourquoi il privoit son enfant de la vie qu’il venoit de lui donner, il vous eût répondu, c’est parce que je l’aime : je regarde l’état d’indigence où je le laisserois, comme un plus grand mal qu’une mort qu’il n’est point capable de craindre ni de sentir[7].

Comment se peut-il que la liberté publique soit le bien le plus précieux, & qu’il faille l’arracher des mains d’un tyran ou d’un usurpateur : si son pouvoir le met à l’abri des révoltes publiques, & si nos scrupules le défendent contre nos vengeances particulieres ? Vous avouez que son crime est capital suivant les loix ; & ce qui aggrave son crime, c’est qu’il trouve sa sûreté dans ces loix qu’il foule aux pieds ; vous n’avez donc rien à répliquer, sinon de faire voir les inconvéniens des assassinats. Si les anciens les eussent connus, il est à croire qu’ils auroient réformé leurs sentimens à ce sujet.

Pour reprendre la peinture que je vous ai faite des mœurs modernes, j’avoue qu’il est aussi difficile de justifier la galanterie Françoise que les amours honteux des Grecs ; cependant la galanterie des François est un goût plus naturel que celui des Grecs, mais il paroît que nos voisins ont sacrifié quelques plaisirs domestiques à l’amour de la société, & qu’ils préferent l’aisance, la liberté & un commerce ouvert à la fidélité exacte & à la confiance. Ces deux vues sont bonnes, mais elles sont difficiles à concilier. Est-il surprenant que les usages des nations panchent tantôt d’un côté & tantôt d’un autre ?

L’attachement inviolable aux loix de son pays est regardé partout comme une très-grande vertu, & dans les pays où les peuples ne sont point assez heureux pour avoir d’autre pouvoir législatif que celui qui réside dans un seul homme, la soumission la plus parfaite est alors le vrai patriotisme.

Il est certain que rien n’est peut-être plus absurde & plus barbare que les duels, mais ceux qui s’efforcent de les justifier prétendent qu’ils maintiennent les égards & la politesse. On peut observer en général qu’un homme, qui s’est souvent battu en duel, fait parade de son courage, de sa probité, de sa fidélité & de son amitié, qualités qui sont en lui très-singuliérement dirigées, mais qui ont toujours mérité l’estime des hommes. Les dieux ont ils défendu l’homicide ? Un Athénien vous répondra qu’il faut s’en abstenir. Dieu l’a-t-il permis ? Un François vous dira que la mort est préférable à l’opprobre & à l’infamie.

Vous voyez donc, continuai-je, que les principes de la morale, sont partout les mêmes, quoique les conséquences que les hommes en tirent soient souvent très-différentes. Il n’est point du ressort du moraliste de décider s’ils raisonnent plus juste là-dessus que sur toute autre chose, il suffit que les principes originaires de la censure ou du blâme soient uniformes, & que les conséquences erronées qu’on en tire, puissent se rectifier par des raisonnemens plus justes & par une plus grande expérience. Plusieurs siecles se sont écoulés depuis la chûte de l’empire d’Athenes & de Rome. Il est arrivé de grandes révolutions dans la religion, dans les langues, dans les loix & dans les usages, aucun de ces événemens n’a produit plus de changement dans les sentimens primitifs de la morale que dans ceux de la beauté extérieure ; on ne trouvera dans ces deux choses qu’une différence très-légere. Horace parle avec éloge d’un front bas, Anacréon vante les sourcils qui se joignent[8] : mais la Vénus de Médicis & l’Apollon du Belvedere sont toujours nos modeles de beauté pour les deux sexes. C’est ainsi, que Scipion fera toujours le modele des héros, & Cornélie celui des matrones.

Il paroît que jamais on n’a regardé aucune qualité morale comme une vertu ou comme une perfection, à moins qu’elle ne fût utile ou agréable soit à celui qui la possede soit aux autres. Quelle autre raison pourroit-on avoir de la louer ou de l’approuver ? Quel motif aura-t-on de vanter une action, un caractere, si l’on convient en même tems que ces choses ne sont bonnes à rien ? Ainsi les différences morales se réduisent à ce principe général, elles s’expliquent par les divers points de vue sous lesquels on envisage ces circonstances. Les hommes ne sont pas toujours d’accord dans leurs jugemens sur l’utilité d’une action, ou d’un usage ; quelquefois aussi des circonstances particulieres rendent une qualité morale plus utile que d’autres, & lui font donner la préférence.

Il n’est point surprenant que dans un tems de guerre & de révolution, on fasse plus de cas des vertus militaires que des vertus pacifiques, & qu’elles attirent plus l’admiration des hommes. « N’est-il pas commun, dit Cicéron[9], de trouver des Cimbres, des Celtibériens & d’autres barbares qui supportent avec une fermeté incroyable toutes les fatigues & les dangers de la guerre, tandis qu’ils sont abbatus par la douleur & par la moindre maladie de langueur ; les Grecs voyent avec fermeté les approches de la mort lorsqu’elle vient armée de la maladie, & fuyent sa présence lorsqu’elle les attaque violemment avec le glaive & le javelot ». Tant il est vrai que le courage n’est pas le même chez un peuple guerrier & chez un peuple pacifique ! En effet nous voyons que la paix & la guerre sont l’état le plus différent qui puisse exister entre des nations & des sociétés publiques. Aussi met-il des différences énormes entre les sentimens moraux, en faisant varier considérablement nos idées sur la vertu & sur le mérite personneL

Quelquefois la magnanimité, la grandeur d’ame, l’horreur de l’esclavage, une probité austere & inflexible conviennent mieux dans un tems que dans un autre. Ces vertus peuvent s’adoucir & perdre de leur rudesse naturelle, tant dans les affaires publiques que pour l’intérêt des particuliers ; nos idées de mérite doivent donc changer avec ces circonstances, & Labéon sera peut-être blâmé pour les mêmes qualités qu’on admire dans Caton.

Le luxe peut être nuisible dans la Suisse. Il ruineroit un homme, il ne fait qu’encourager l’industrie & entretenir les arts chez les François ou chez les Anglois ; on ne doit donc pas s’attendre à trouver les mêmes loix établies à Berne, à Londres & à Paris Les différens usages varient selon les effets & l’utilité qui en résultent ; en pliant de bonne heure l’esprit d’un certain côté, elles lui donnent plus de penchant pour les qualités utiles ou pour celles qui sont de pur agrément, pour notre bien-être ou pour celui de la société. Ces quatre sources de sentiment moral subsistent toujours, mais des événemens particuliers peuvent les faire couler plus abondamment dans un tems que dans l’autre.

Les usages de quelques nations privent les femmes de tout commerce avec la société, dans d’autres nations elles sont une partie si essentielle de la société & de la conversation, que hors le cas des grandes affaires, on suppose que les hommes seuls sont incapables de s’entretenir & de s’amuser entre eux. Comme cette différence est une des plus grandes qui puisse se trouver dans la vie privée, il faut nécessairement qu’elle produise une extrême variété dans les sentimens moraux.

De toutes les nations où la polygamie n’étoit point permise, les Grecs paroissent avoir été les plus réservés par rapport au commerce des femmes. Ils semblent leur avoir imposé les loix les plus séveres de décence & de modestie. Nous en avons un exemple frappant dans une harangue de Lysias. Une veuve, qu’on avoit injuriée, volée, ruinée, assemble un petit nombre de ses plus proches parens & de ses amis, & quoique, dit l’orateur, elle n’eût jamais été accoutumée à parler devant des hommes, la situation où elle se trouva étoit si fâcheuse, qu’elle ne fit pas difficulté de leur exposer ses malheurs. On voit par-là qu’il fallut la justifier même d’avoir ouvert la bouche dans une pareille compagnie.

Lorsque Démosthene poursuivit ses tuteurs pour se faire rendre son patrimoine, il fût obligé, dans le cours de son procès, de prouver que le mariage de la sœur d’Aphobus avec Oneretez étoit frauduleux, & que nonobstant son prétendu mariage, elle avoit vécu pendant deux ans avec son frere à Athenes, depuis son divorce avec son premier mari. Remarquez que, quoique ces personnes occupoient le premier rang dans la ville, l’orateur ne trouva point d’autres moyens de prouver ce fait, qu’en demandant qu’on mît à la question les esclaves de cette dame, & en prenant pour témoin un médecin qui l’avoit vue dans une maladie qu’elle avoit eue chez son frere[10]. Voyez jusqu’où les Grecs poussoient la réserve.

Nous avons lieu de croire qu’une grande pureté en étoit la suite nécessaire. Nous voyons qu’à l’exception des histoires fabuleuses, d’Hélene & de Clytemnestre, l’histoire grecque ne nous fournit pas un seul exemple d’un événement occasionné par les intrigues des femmes. D’un autre côté dans des tems plus modernes & sur-tout dans une nation voisine de la nôtre, les femmes se mêlent de toutes les affaires de l’église & de l’état, & un homme ne peut se flatter de réussir s’il n’a soin de s’assurer de leurs bonne grâces. Henri III risqua de perdre sa couronne & perdit réellement la vie autant pour avoir déplu au beau sexe que pour avoir favorisé l’hérésie. Il est inutile de se dissimuler les conséquences d’un commerce trop libre entre les deux sexes : en vivant trop familiérement avec les femmes, il faut nécessairement devenir galant & intrigant, il faut sacrifier quelques-unes des qualités utiles pour acquérir celles qui sont agréables. Car l’on ne peut gueres se flatter de réussir également des deux côtés. Les déréglemens venant à se multiplier, ils feront moins d’éclat & causeront moins de scandale dans un sexe qui finira par apprendre à l’autre la fameuse maxime de la Fontaine.

Quand on le fait, c’est peu de chose ;
Quand on l’ignore, ce n’est rien.

Il y a des gens qui pensent que le meilleur moyen pour concilier les choses, & pour tenir un juste milieu entre l’agréable & l’utile seroit de vivre avec les femmes à la maniere des Romains & des Anglois, car les coutumes de ces deux peuples se ressemblent à cet égard[11], c’est-à-dire, sans galanterie[12], & sans jalousie. Par la même raison la méthode que les Italiens & les Espagnols suivoient il y a un siecle, (car actuellement les choses ont bien changé ;) étoit la plus mauvaise de toutes, parce qu’elle favorisoit à la fois & la galanterie & la jalousie.

La différence des mœurs nationales n’agit pas seulement sur un sexe ; l’idée d’un mérite personnel dans les hommes doit varier aussi au moins à l’égard de la convention, du maintien & de l’humeur. Une nation, où les hommes vivent séparés des femmes, donnera naturellement la préférence à la prudence : celle, où l’un & l’autre sexe vivra familierement ensemble, préférera la gaieté. Chez l’une on estimera les manieres simples, chez l’autre on voudra de la politesse. L’une se distinguera par le bon sens & par le jugement, l’autre par la délicatesse & le goût. L’éloquence de la premiere brillera aux assemblées du sénat, celle de l’autre sur le théâtre.

Tels sont, je crois, les effets naturels de ces différentes coutumes. Car il faut avouer que le hasard influe beaucoup sur les mœurs d’une nation, & il arrive un grand nombre d’événemens dans la société dont on ne peut point décider d’après des regles générales. Comment imaginer pourquoi les Romains, qui vivoient librement avec leurs femmes, se soucioient peu de la musique, & regardoient la danse comme une chose infâme, tandis que les Grecs, qui ne voyoient jamais de femmes que dans l’intérieur de leurs maisons, étoient sans cesse occupés de musique & de danse ?

Il est aisé de sentir les différences morales que produit la constitution du gouvernement républicain ou monarchique ; celles qui viennent de l’opulence ou de l’ indigence, de l’union ou de la division, de l’ignorance ou de la science. Je conclurai donc ce discours en faisant observer que les différens usages & les situations ne changent point essentiellement les idées originelles du mérite, quoiqu’elles puissent varier quelques-unes des conséquences qu’on en tire ; elles sont sur-tout impression sur les jeunes gens qui cherchent les qualités agréables & qui ont droit d’aspirer à plaire. Les belles manières, la parure, les graces sont des choses plus arbitraires & plus accidentelles, mais le mérite de l’âge mûr est presque le même en tout pays ; il consiste surtout dans la probité, l’humanité, le savoir, l’expérience & dans les autres qualités utiles & solides.

Ce que vous dites, répliqua Palamede, peut avoir lieu lorsqu’on s’en tiendra, aux maximes de la vie commune & de la conduite ordinaire ; l’expérience & l’usage de monde corrigent bientôt les excès que l’on peut faire d’un côté ou d’un autre. Mais que dites-vous de la vie & des mœurs artificielles ? Comment concilier les maximes sur lesquelles elles sont fondées ? Qu’entendez-vous, lui dis-je, par une vie & des mœurs artificielles ? Je m’explique, me dit-il, vous savez que dans l’antiquité la religion n’influoit que très-peu sur la vie ordinaire ; lorsque les hommes avoient fait leurs sacrifices & leurs prieres dans les temples, ils croyoient que les dieux les laissoient maîtres du reste de leur conduite, & ne s’embarrassoient gueres des vertus ou des vices qui n’intéressoient que la paix ou le bonheur de genre humain. Dans ces tems, il n’appartenoit qu’à la philosophie de régler la conduite des hommes. En conséquence comme elle fournissoit le seul moyen de s’élever au-dessus des autres, elle devoit prendre un fort grand ascendant sur les hommes, & produire une foule de singularités dans les maximes & dans la conduite. Actuellement que la philosophie a perdu les attraits de la nouveauté, elle n’a plus tant d’inflence & paroît se borner à de pures spéculations de cabinet, de même que la religion ancienne se bornoit à des sacrifices dans l’intérieur d’un temple. Aujourd’hui la religion a pris la place de la philosophie, elle a l’œil par toute notre conduite : elle a le droit de régler nos actions, nos paroles, même nos pensées nos inclinations. La loi qu’elle nous prescrit est d’autant plus sévere qu’elle est soutenue par des récompenses & par des peines infinies, quoiqu’éloignées. Elle nous apprend aussi que la violation de cette loi ne peut rester cachée, ni ensévelie dans l’oubli.

Diogene est l’exemple le plus célebre de l’extravagance philosophique ; cherchons parmi les modernes quelqu’un qu’on puisse lui comparer ; nous ne dégraderons pas le nom d’un philosophe en lui comparant les Dominique & les Ignace, ou tel autre moine canonisé, comparons donc Diogene avec Pascal, qui avoit comme lui du génie & des talens, qui peut-être eût eu de la vertu, s’il eût fait usage de ses inclinations vertueuses.

Diogene par sa conduite s’efforçoit de se rendre un être aussi indépendant qu’il étoit possible, & de concentrer en lui-même tous ses besoins, ses desirs & ses plaisirs. Le but de Pascal étoit de songer continuellement à sa dépendance, & de ne jamais perdre de vue ses besoins. Le philosophe ancien se soutenoit par La fierté, son ostentation, son orgueil & par l’idée de sa supériorité sur les autres hommes. Le philosophe moderne faisoit profession d’humilité & d’abjection : il estimoit la haine & le mépris de soi-même, & tâchoit, autant qu’il étoit en lui, d’acquérir ces vertus prétendues. Les austérités du Grec tendoient à l’endurcir & à le rendre insensible à la douleur, au-lieu que le François pratiquoit les siennes pour l’amour d’elles-mêmes, & dans la vue de se tourmenter le plus qu’il étoit possible. Le philosophe se livroit à la débauche la plus sale, même en public ; le saint se refusoit les plaisirs les plus innocens, même en particulier. Le premier s’imaginoit que l’amitié l’obligeoit de railler ses amis, de les blâmer de les reprendre durement. Le dernier travailloit à étouffer les sentimens de la nature & du sang, & à se défaire de toute sorte d’humanité & de bienveillance pour ses ennemis. Diogene exerçoit son esprit satirique, contre toute superstition, c’est-à-dire, contre toutes les religions établies de son tems ; il soutenoit la mortalité de l’ame : il paroît avoir eu des sentimens très-impies sur la providence. Pascal étoit l’esclave des préjugés & des superstitions les plus ridicules ; un mépris souverain pour cette vie, comparée avec celle de l’autre monde, étoit la base de sa conduite.

Tel est le contraste entre ces deux hommes ; cependant l’un & l’autre ont été universellement admirés dans des siecles différens : on les a proposés comme des modeles à imiter. Où est donc ce type universel de la morale dont vous parlez ? Et quelle regle prendrons-nous pour établir les sentimens différens & contradictoires des hommes ?

Une expérience, lui dis-je, qui réussit à l’air libre ne réussit pas toujours dans le vuide. Lorsque les hommes s’éloignent des maximes de la raison, pour embrasser ce que vous appeliez une vie artificielle, personne ne peut répondre de ce qui leur plaira ou de ce qui leur déplaira ; ils sont dans un autre élément que le reste des hommes. Les ressorts naturels de leur esprit n’agissent point avec la même régularité, que lorsqu’ils sont libres & dégagés des illusions de la superstition, ou de l’enthousiasme de la philosophie.


Fin du cinquième Volume.
  1. Les loix d’Athenes permettoient à un homme d’épouser sa sœur du côté du pere. Les loix de Solon défendent aux esclaves le crime de pédérastie comme une chose trop noble pour des personnes si abjectes.
  2. Appian. de bello civili, lib. III. Suetonius in vitâ Cæsaris.
  3. Memorab. Socratis, lib. III.
  4. Les Grecs célébroient ces fêtes en l’honneur de Saturne ou du tems, comme les Romains. Voyez Lucien. Ep. Saturn.
  5. Plato Symp. pag. 182, de l’édition de Serranus.
  6. Voyez les Recherches, Sect. IV.
  7. Plutarch. de amore prolis, vers la fin.
  8. Horat. Epist. lib. I. Ep. 7, & Od. lib. I, Od. 3 Anacreoni. Od. 28. Pretrone regarde ces deux points comme des beautés.
  9. Tuscul. Quest. lib. 2.
  10. Orat. Demosth. in Onoretem.
  11. Il paroît que du tems des empereurs, les Romains étoient plus livrés aux intrigues & à la galanterie, que les Anglois ne le sont aujourd’hui, les femmes de qualité, pour retenir leurs amans, avoient imaginé un nom de reproche qu’on appliquoit à ceux qui n’étoient point délicats dans leurs amours ; elles les appeloient Ancillarioli. Voyez Seneca de beneste. Lib. I, cap. 9. Martial. Épig. Lib. 12. Ep. 58.
  12. Par le mot de galanterie on entend ici les attachemens amoureux, & non cette complaisance & cette déférence que l’on a en Angleterre pour les femmes, autant qu’en tout autre pays du monde.