Recherches sur la teinture



PREMIER MÉMOIRE.

INTRODUCTION ET CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Lu à l’Académie des Sciences, le 4 janvier 1836.




§ I.
INTRODUCTION.


Avant d’exposer à l’Académie plusieurs des recherches auxquelles je me suis livré depuis que j’ai été chargé de diriger les teintures des manufactures royales, il me paraît indispensable de parler brièvement du plan que j’ai suivi, et de l’ordre que j’ai cru le meilleur pour classer les faits nombreux qui composent la seconde partie du cours que je professe aux Gobelins, partie qui est consacrée à l’application de la chimie à la teinture telle que je la conçois.

Lorsqu’on cherche à reconnaître les éléments qu’il faut avoir pour résoudre les difficultés qui se présentent dans le compte qu’on veut se rendre des phénomènes de la teinture, considérée comme art et comme branche de la chimie, on est conduit à voir que ces éléments rentrent les uns dans la physique, et les autres dans la chimie.

Les éléments principaux, qui sont du domaine de la physique, se rapportent à deux principes qu’on peut nommer le principe de mélange des couleurs et le principe de leur contraste simultané.

C’est au principe du mélange des couleurs que se rattachent les faits suivants, :

1° La production du vert par le mélange de molécules colorées en bleu et en jaune, la production du violet par le mélange de molécules colorées en bleu et en rouge, la production de l’orangé par le mélange de molécules colorées en rouge et en jaune.

2° La production du noir par le mélange de molécules bleues, rouges et jaunes, fixées à saturation sur une étoffe.

3° La décoloration d’une étoffe légèrement colorée, lorsqu’on y applique des molécules dont la couleur neutralise celle qui en altérait la blancheur. C’est ainsi qu’un bleu tirant sur le violet, ou un violet tirant sur le bleu, sont employés pour donner plus de blancheur aux étoffes, au papier qui ont une teinte plus ou moins jaune.

Le principe du contraste simultané des couleurs, tel que je l’ai étudié dans un mémoire qui fait partie du XIe volume du recueil de l’Académie des Sciences, faisant connaître dans quel sens s’exerce l’influence mutuelle de deux couleurs juxtaposées qu’on voit simultanément, est indispensable à connaître ;

1° Lorsqu’il s’agit de comparer les couleurs de deux étoffes qu’on juxtapose pour en apprécier exactement la différence ; dans ce cas, le contraste fait voir ces couleurs autrement que l’œil ne les verrait si elles étaient isolées l’une de l’autre.

2° Lorsqu’il s’agit d’apprécier si les tons d’une même gamme sont à égale distance l’un de l’autre.

3° Lorsqu’il s’agit de comparer des couleurs de teinture qui sont vues sur des fonds différents.

Les deux principes que je viens d’énoncer sont absolument opposés, puisque l’un s’applique aux cas où des rayons de différentes couleurs produisent une sensation unique, parce qu’ils arrivent sur des parties de la rétine tellement rapprochées que la perception en est confuse relativement à la distinction des parties matérielles d’où partent ces rayons, tandis que le principe du contraste s’applique aux cas où des rayons de différentes couleurs arrivant sur des parties distinctes de la rétine, nous font voir d’une manière distincte les surfaces d’où partent les rayons d’une même couleur ; et, loin que la sensation soit unique, on en perçoit deux, qui, chose remarquable, sont plus différentes l’une de l’autre, qu’elles ne le seraient si elles étaient perçues isolément et successivement.

Ces deux principes se retrouvent dans tous les arts qui ont pour objet d’imiter des objets colorés quelconques, soit que ces arts emploient pour leur imitation des matières colorées divisées pour ainsi dire à l’infini comme le fait la peinture, soit qu’ils emploient des matières colorées d’une étendue sensible, tels que des fils à l’usage de la tapisserie ; des pierres, des émaux et des verres colorés, à l’usage de la mosaïque, etc.

Les recherches auxquelles le contraste simultané des couleurs m’a conduit depuis la publication que j’ai faite sur ce sujet, sont tellement nombreuses par leurs applications aux arts proprement dits et aux beaux-arts, qu’elles composent aujourd’hui la matière d’un volume in-8o, qui, je l’espère ne tardera point à être publié.

Les éléments que la teinture considérée comme art et comme branche de la chimie, emprunte à cette science, sont excessivement nombreux, et malheureusement dans l’état actuel de nos connaissances, on ne peut les faire rentrer dans un petit nombre de principes : de là la nécessité, pour que des recherches auxquelles on veut se livrer soient utiles, de tenter des expériences multipliées, et de recourir avant tout à une méthode sévère pour les instituer, afin d’en déduire ensuite avec sécurité toutes les conséquences qui peuvent en découler.

La théorique chimique de la teinture repose sur quatre sortes de connaissances :

1° La connaissance des espèces de corps que les procédés de teinture mettent en contact ;

2° La connaissance des circonstances où ces espèces agissent ;

3° La connaissance des phénomènes qui peuvent apparaître pendant l’action mutuelle de ces espèces ;

4° La connaissance des propriétés des combinaisons colorées qui se sont produites.

Commençons par signaler les difficultés que présentent, dans l’état actuel de nos connaissances chimiques, des recherches propres à fonder la théorie de la teinture envisagée sous ce point de vue, et nous exposerons ensuite quelques considérations générales relatives à la méthode à suivre pour en triompher.


§ II.
Considérations générales sur la teinture.


A. Le faible poids de la matière colorée que le teinturier fixe sur les étoffes, est cause de plusieurs difficultés, dont les principales sont les suivantes :

1° Si l’on veut extraire d’une étoffe une combinaison colorée, afin d’en étudier la nature, il faut traiter un poids d’étoffe assez considérable pour n’obtenir que peu de la combinaison colorée. Je donnerai une idée de la petite quantité de matière colorante qui se fixe sur les étoffes, en faisant remarquer qu’avec 0,gr01 d’indigotine dissous dans 0,gr06 d’acide concentré, j’ai teint

1 gramme de laine au ton 18 d’une gamme de 28 tons.
1 7,5
1 1

de sorte qu’on peut en conclure que 100 parties de laine sont assez fortement colorées par une quantité d’indigotine qui ne s’élève pas à 1 partie.

2° Si l’on cherche à constater directement, par l’augmentation de poids qu’une étoffe a acquise, la quantité de matière qui s’y est fixée, non-seulement cette petite quantité sera un obstacle à une détermination exacte, mais encore elle ne pourra être tentée avec certitude, qu’autant que l’on sera certain d’un procédé propre à dessécher absolument les étoffes, car s’il restait de l’incertitude sur ce procédé, on ne pourrait compter sur la détermination de la proportion de la matière fixée à l’étoffe. Le mémoire suivant, n° 2, fera connaître la quantité d’eau que les étoffes peuvent prendre à l’atmosphère.

3° De ce que les étoffes ne fixent que très-peu de matière colorée, on est par là même obligé de prendre en considération de très-petites quantités de matières qu’elles peuvent contenir, soit accidentellement, soit naturellement, comme la laine qui contient du soufre. Il faut donc des expériences de précision pour reconnaître ces matières et apprécier l’influence qu’elles peuvent avoir. Dans un mémoire n° 3, je ferai connaître toute l’étendue de l’influence du soufre dans diverses circonstances où la laine peut être placée.


B. De ce que les étoffes sont des composés ternaires ou quaternaires neutres, il en résulte que leurs affinités pour les acides, les bases, les matières colorées, doivent être en général peu énergiques.

Ce défaut d’énergie des étoffes dans leurs affinités est cause des difficultés suivantes :

1° Lorsqu’on veut savoir s’il y a affinité entre une étoffe et un corps soluble dans l’eau, tel qu’un acide, une base salifiable, un sel, il se présente dans la plupart des cas une grande difficulté qui tient à la faiblesse même de l’affinité qu’on cherche à reconnaître : en effet, si le corps soluble ne colore pas l’étoffe, et qu’il forme avec elle un composé qui ne soit pas absolument indécomposable par l’eau, ce qui a lieu ordinairement, il arrive qu’en soumettant l’étoffe au lavage pour lui enlever la portion de la matière soluble qui n’est pas fixée en vertu de l’affinité, on n’a jamais la certitude de saisir précisément le moment où le lavage doit être arrêté ; par conséquent on court le risque de décomposer au moyen de l’eau la combinaison elle-même dont on veut constater l’existence. J’exposerai bientôt la méthode que j’ai employée pour surmonter cette difficulté.

2° Lorsque la matière colorée qu’on a appliquée sur une étoffe n’est point un composé défini dans la proportion de ses principes immédiats, ainsi que l’est le chromate de plomb, par exemple, dont la composition et les propriétés comme espèce sont parfaitement définies, on se représente difficilement avec précision une matière colorée complexe qui est indéfinie dans sa composition, et dont les propriétés ne sont pas encore parfaitement déterminées, par la raison que cette matière colorée complexe est le plus souvent composée de plusieurs principes immédiats qui, à cause de la faiblesse de leur affinité, peuvent être séparés plus ou moins aisément ; dès lors, si l’on cherche à déterminer la composition des matières colorées de cette catégorie, on est exposé, en essayant de les isoler de tout corps étranger, d’en dénaturer la composition, par suite de la faiblesse même de l’affinité de ces principes. Il suffira de circonstances légères en apparence pour exercer sur la couleur d’une étoffe teinte une influence sensible ; telle est celle d’un courant d’eau pure sur plusieurs étoffes teintes avec des matières colorées qui ne sont pas absolument insolubles, soit intégralement, soit relativement à quelqu’un de leurs principes immédiats. Je cite d’autant plus volontiers cet exemple, que j’ai vu plusieurs personnes qui ne se l’expliquaient pas. Cependant il est aisé de s’en rendre compte. En effet, si l’eau est capable d’exercer une action comme dissolvant, quoique très-faible, sur la matière colorée d’une étoffe, ou sur l’un de ses principes immédiats seulement, on conçoit l’influence qu’elle aura, par cette circonstance que l’étoffe teinte exposée à son contact est soumise à un agent qui a une masse considérable relativement à celle de la partie soluble, et qui agit incessamment comme dissolvant doué de toute l’énergie qui lui est naturelle, puisque les parties du liquide qui, par leur contact avec l’étoffe, lui ont enlevé quelque chose, et ont par là même perdu de leur activité, sont entraînées par le courant pour ne plus revenir. C’est par la même considération qu’on s’explique comment des eaux qui ne contiennent que de très-petites quantités de carbonate de chaux, de carbonate de fer, etc. peuvent modifier beaucoup des étoffes teintes, soit en déterminant aux dépens de leurs matières colorées un sel soluble calcaire, ferrugineux, etc., soit en ajoutant à des matières colorées insolubles de la chaux, de l’oxyde de fer, etc.


C. De ce qu’il n’y a aucune matière tinctoriale complexe d’origine organique de celles qu’on emploie dans les ateliers, dont la composition immédiate soit connue aussi bien que l’est celle d’un alliage, par exemple, quant à la proportion des métaux qui le constitue et aux propriétés de ces métaux, il en résulte une difficulté très-grande, lorsqu’on veut se rendre un compte exact de toutes les influences qui agissent dans une opération de teinture où cette matière complexe d’origine organique est en présence d’une étoffe, et souvent même d’un sel d’un acide ou d’une base.


D. Enfin, de ce qu’une matière colorante complexe d’origine organique est formée de principes immédiats ternaires ou quaternaires, qui sont plus ou moins altérables sous les influences réunies de l’eau, de la chaleur et de l’oxygène atmosphérique, il en résulte une quatrième cause de difficultés pour expliquer les phénomènes de l’art de la teinture, si l’on a négligé d’apprécier l’influence que les agents que nous venons de nommer peuvent exercer sur une opération dont on veut étudier la théorie.

En résumé, les recherches qui ont pour objet de donner des bases scientifiques à la teinture présentent donc des difficultés qu’on peut rapporter à quatre causes principales :

1° À la petite quantité des matières qui se fixent aux étoffes dans les procédés de teinture.

2° À la faible affinité des étoffes pour les matières auxquelles elles s’unissent.

3° À ce que toutes les matières tinctoriales complexes d’origine organique dont on fait usage dans les ateliers ne sont pas encore complètement connues dans leur composition immédiate.

4° À ce que beaucoup des principes immédiats de ces matières sont altérables dans les opérations du teinturier.

Les efforts que j’ai tentés pour triompher de ces difficultés m’ont conduit à classer les matériaux qui composent la seconde partie de mon cours de chimie appliquée à la teinture, dans un ordre tel, que, passant des choses les plus simples aux choses les plus compliquées, la solution des difficultés qui se présentent en premier lieu facilite toujours celle des difficultés plus complexes qui viennent ensuite. C’est ce que je vais essayer de faire concevoir en exposant le plus brièvement possible cette classification, qu’il me paraît d’ailleurs nécessaire de présenter à l’Académie, pour qu’elle puisse juger de la liaison réciproque de diverses recherches que j’aurai l’honneur de lui exposer successivement dans autant de mémoires spéciaux.


1re Division. — Préparation des étoffes.


J’applique avec Macquer et Berthollet le nom d’étoffes au chanvre, au lin, au coton, à la soie et à la laine, qu’ils soient à l’état de filaments, de fils ou de tissu.

Avant de procéder à aucune recherche relative à la fixation du corps coloré sur les étoffes, il faut s’être procuré celles-ci dans le plus grand état de pureté, et connaître toutes celles de leurs propriétés qui peuvent avoir de l’influence sur cette fixation.

L’étude du blanchiment des laines considérées sous le rapport de leur aptitude si différente à se combiner aux matières colorées, et sous celui de l’influence que le soufre qu’elles contiennent exerce dans plusieurs circonstances, la détermination des quantités d’eau absorbées par les étoffes dans des atmosphères à divers degrés hygrométriques, sont les premiers objets qui fixent mon attention.

Là, je fais remarquer que le déchet que les étoffes éprouvent par le blanchiment est dû pour la plus grande partie à des corps étrangers à la matière qui les colorait, car cette matière colorante est constamment dans une proportion beaucoup plus faible qu’on le croit généralement.


2e Division. — De l’action mutuelle des étoffes et des corps simples.


3e Division. — De l’action mutuelle des étoffes et des acides.


4e Division. — De l’action mutuelle des étoffes et des bases salifiables.


5e Division. — De l’action mutuelle des étoffes et des sels.


D’après le fait que les corps simples n’ont que des affinités faibles pour les composés binaires, ternaires et quaternaires bien définis, et en tant que ceux-ci n’éprouvent point d’altération, il est évident que les étoffes ne doivent pas avoir d’affinité, ou n’en avoir qu’une très-faible, pour les corps simples, en tant qu’elles agissent sans éprouver de changement dans leur composition élémentaire. Cette proposition démontrée, j’étudie successivement l’action qu’elles éprouvent de la part des acides, des bases salifiables et des sels, en distinguant le cas où le corps avec lequel on les met en contact est soluble, et le cas où il est insoluble.

C’est là que se trouve exposée la méthode qui me guide pour découvrir s’il y a quelque phénomène propre à démontrer l’affinité d’un corps soluble pour une étoffe, lorsque le composé qui se forme n’est pas indécomposable par l’eau, car on conçoit alors qu’il n’y aurait aucune difficulté.

Voici cette méthode réduite à sa plus simple expression :

On fait l’analyse d’un poids connu de la solution qu’on veut mettre en contact avec une étoffe.

Puis on fait l’analyse d’un poids égal de la même solution qui a été en contact un temps suffisant avec l’étoffe pour être parvenu à l’équilibre chimique.

Il est clair qu’il y aura affinité si la seconde solution contient plus d’eau ou moins du corps soluble que la première.

Voici quelques résultats :

La laine, la soie, absorbent proportionnellement plus d’acide sulfurique que d’eau, lorsqu’elles sont en contact avec une solution aqueuse contenant 1/10e d’acide.

Le coton présente le résultat inverse.

Mais en les reproduisant ici, j’avoue que je n’ai pas en eux une confiance extrême ; car je ne les ai pas contrôlés suffisamment sous le rapport d’une difficulté que je vais faire connaître. C’est que les étoffes ne sont point aussi insolubles qu’on le croit généralement dans des réactifs même faibles. Dès lors, si la méthode est d’une exécution très-facile, lorsque le corps solide mis en contact avec la dissolution est absolument insoluble, il n’en est plus de même dans le cas contraire : il faut donc alors tenir compte de la matière que la liqueur a pu enlever au corps solide.

Plusieurs observations m’ont conduit à penser que la laine, la soie, et même le ligneux, pourraient bien être d’une nature plus complexe qu’on ne le croit généralement.

Quoi qu’il en soit, la méthode dont je viens de parler, étant applicable à des cas qui peuvent se présenter dans des recherches de physiologie et de toxicologie, j’ai cru devoir lui donner plus de publicité qu’elle n’en a eu jusqu’ici, quoique cependant je l’aie fait connaître avant 1830 à plusieurs personnes, et qu’elle soit mentionnée dans une thèse soutenue à l’École de médecine, par M. Blanc, le 16 août 1832.

Les réactions des bases salifiables et des sels susceptibles de colorer les étoffes, présentant les cas les plus simples de la teinture, sont aussi ceux qu’on étudie les premiers. Un exemple frappant de ces actions est celui-ci : du peroxyde de fer hydraté mis dans de l’eau avec la laine, la soie et le coton, à la température ordinaire, colore les deux premières en s’y combinant ; tandis qu’il ne s’unit point dans la même circonstance avec le coton. La fixation du bleu de Prusse sur les mêmes étoffes présente des phénomènes plus complexes, et non moins intéressants, sous le rapport des modifications que la couleur est susceptible d’éprouver de plusieurs circonstances. J’y reviendrai dans un mémoire spécial.

L’action du sulfate de peroxyde de fer est encore un exemple important à citer pour le cas où une étoffe agit avec une énergie suffisante pour rompre l’équilibre des principes immédiats d’un sel neutre, surtout lorsqu’on remarque que le coton, qui ne s’unit pas au peroxyde de fer hydraté, s’unit promptement à du sous-sulfate de peroxyde, lorsqu’il est en contact avec le sulfate neutre de cette base.


6e Division. — De l’action mutuelle des étoffes, des composés non salins neutres aux réactifs colorés, des acides, des bases salifiables et des sels.


L’étude des combinaisons précédentes, formées d’espèces parfaitement définies sous le rapport de la composition et des propriétés, prépare convenablement à celle plus compliquée des étoffes unies avec des composés ternaires et quaternaires, tels que l’indigotine, l’hématine, la carmine, l’alizarine, l’aurine, la lutéoline, les morins jaune et blanc, le quercitrin, etc., composés définis qui sont les principes caractéristiques colorants de l’indigo, du bois de campêche, de la cochenille, de la garance, des bois de sable, de la gaude, du bois jaune, du quercitron, etc. ; matières employées dans les ateliers. Dans cette étude on comprend, bien entendu, les cas où les étoffes sont en présence de ces composés définis, et en même temps d’acides, de bases salifiables ou de sels.

Je mentionnerai deux points de vue sous lesquels j’envisage la fixation des composés précédents sur les étoffés. Le premier est relatif au poids d’étoffe qu’un même poids pris pour unité de chaque espèce de principe colorant est susceptible de teindre ; le second est relatif à l’influence que peuvent exercer, 1° la proportion de l’eau par l’intermédiaire de laquelle les corps agissent ;

2° Les proportions respectives de ces corps ;

3° La température ;

4° Le contact de l’oxygène atmosphérique.

L’influence de ce dernier agent est dans plusieurs cas remarquable, ainsi que je le démontrerai dans un mémoire spécial. J’en citerai pour exemple le cas suivant : le principe colorant que j’ai nommé morin blanc teint à peine la toile de coton qui a reçu des mordants alumineux et ferrugineux ; mais s’il y a contact convenable avec l’air, les couleurs jaunes et brunes qui se développent sont des plus intenses. Je dis contact convenable, car s’il est trop prolongé, ces couleurs intenses se détruisent. Je fais connaître beaucoup de faits analogues, lesquels démontrent qu’il y a telle opération de teinture où la couleur qui se développe résulte d’une modification qu’un composé défini colorant de l’ordre de ceux dont je parle a éprouvée de la part de l’air.


7e Division. — De l’action mutuelle des étoffes, des acides, des bases salifiables, des sels, et des matières tinctoriales complexes d’origine organique.


C’est après les études précédentes, graduées comme je viens de le dire, que j’aborde enfin les cas les plus complexes, ceux où ce n’est plus un principe colorant défini, et qui a été étudié convenablement dans l’état d’isolement où l’a mis l’analyse chimique, mais une matière renfermant un principe colorant uni en proportions indéfinies, ou mêlé simplement, non-seulement à plusieurs corps incolores, mais encore, dans beaucoup de cas, à des principes colorants qui le modifient plus ou moins. Les matières colorantes complexes d’origine organique employées dans les ateliers, sont, en quelque sorte, les seules dont aient parlé les auteurs qui ont écrit des traités sur la teinture.

Sous le rapport de l’art, je me propose d’atteindre à ce double but : 1° de me rendre compte des phénomènes qui se passent dans les opérations de teinture, en recherchant la cause de chacun d’eux, et cette cause comprend la détermination des corps qui les présentent et des circonstances où ils se manifestent.

2° De réduire les procédés et les recettes de teinture à leur plus simple expression.

Mais, pour arriver à ce but, il faut triompher de difficultés qui tiennent surtout à ce que la composition immédiate des matières tinctoriales est loin d’être parfaitement connue, ainsi que je l’ai dit plus haut. Un genre de recherches qui m’a paru très-efficace est le suivant.

Après avoir examiné la manière dont se comportent, avec les diverses étoffes de ligneux, de soie et de laine, les différents principes immédiats d’une matière tinctoriale complexe, ou les extraits qui, dans l’état actuel de la science, présentent ces principes à l’état le plus voisin de celui de pureté, j’examine comment la matière complexe tinctoriale se comporte avec ces mêmes étoffes, et je cherche l’explication des phénomènes qui se présentent alors dans l’étude des faits précédents.

Ces études comparatives, faites, d’une part, avec les principes immédiats et les matières complexes d’où ils proviennent, et d’une autre part, avec les trois sortes d’étoffes qui sont du ressort de l’art de la teinture, expliquent beaucoup de faits.

Par exemple, l’indigotine et les indigos du commerce, étudiés sous ce point de vue, par rapport aux couleurs qu’ils donnent aux étoffes, en ayant égard, 1° à la diversité de ces étoffes, 2° à la diversité des cuves par l’intermédiaire desquelles on opère la teinture, présentent des résultats théoriques d’une grande netteté. Ainsi on voit :

1° Que l’indigotine pure donne au ligneux, à la soie et à la laine, la même couleur, quelle que soit l’intensité de la couleur fixée : conséquemment l’indigotine, appliquée en dégradation sur une quelconque de ces étoffes, donne un ensemble de tons corrects.

2° Que les résultats sont tout autres, lorsqu’on fait usage d’un indigo du commerce, au lieu de l’indigotine pure ; non-seulement les différences peuvent tenir à la nature des étoffes, mais encore à la différence spécifique de la cuve employée, et la cause en est que, dans les cuves, l’indigotine pure est accompagnée de prises colorants jaunes, rouges et fauves, qui sont en proportions diverses les uns à l’égard des autres, et qui ont des aptitudes différentes pour se fixer sur le coton, sur la soie et sur la laine. Ainsi, une dégradation d’indigotine sur soie opérée dans la cuve d’Inde, donne des clairs d’un bleu verdâtre, des bruns d’un bleu violet, et des tons intermédiaires bleus ; et cela, parce qu’il se fixe avec l’indigotine un principe jaune dont l’influence est d’autant plus sensible que le ton est plus faible.

Des expériences instituées d’après cette méthode, servent, 1° à contrôler les analyses immédiates des matières tinctoriales, puisque la connaissance parfaite des principes immédiats d’une de ces matières doit expliquer tous les phénomènes que cette dernière présente dans son emploi en teinture.

2° À expliquer comment il se fait que les teinturiers qui se livrent à la teinture du coton, ont souvent, sur la nature de la même matière colorante des idées fort différentes de celles des teinturiers qui ne teignent que la soie ou la laine, parce qu’en effet il est telle matière colorante complexe qui ne cède au coton qu’un seul principe colorant, tandis qu’elle en cède deux à la soie ou à la laine. C’est ce qui explique comment il y a des indienneurs qui n’admettent qu’un seul principe colorant rouge dans la garance, tandis que les teinturiers en soie, et surtout en laine, en admettent volontiers trois, un rouge, un jaune et un fauve.

Mes anciennes expériences sur les matières colorantes, particulièrement celles sur le bois de campêche, m’ont été d’un grand secours lorsque j’ai cherché à déterminer la composition de composés auxquels les étoffes teintes avec des matières à d’origine organique doivent leur couleur. En effet, sachant depuis longtemps que les sels à base insoluble, c’est-à-dire, ceux d’usage en teinture sous le nom de mordants, pour fixer les principes colorants solubles, ont une tendance, lorsqu’on mêle leur solution avec celle de ces derniers principes, à former un précipité équivalent à principe colorant + sous sel, et que ce précipité, par un lavage suffisant, se réduit à un composé insoluble de principe colorant et d’une base qui fait quelquefois fonction d’acide, j’ai été conduit à rechercher si ce n’était pas de pareils composés qui tendraient à se former dans les opérations de teinture, soit lorsque ces matières colorantes organiques sont en présence d’étoffes préalablement mordancées, soit enfin lorsque des étoffes teintes sont soumises à un lavage alcalin, ainsi que cela se pratique dans la teinture du coton en rouge turc : l’expérience a confirmé cette induction, puisque j’ai constaté que le coton teint de cette couleur, pour laquelle on fait usage d’alun, examiné après l’avivage, n’a présenté à l’analyse aucune trace d’acide sulfurique.

J’ajouterai à ce résultat que si deux échantillons de coton rouge turc rosé au moyen d’une préparation d’étain, qui m’ont été remis comme ayant été alunés, l’ont été réellement, il s’ensuivrait qu’il y a telle opération de teinture où une base, fixée d’abord à un principe colorant et à une étoffe, peut être éliminée par une autre base qui en prend la place ; car les deux échantillons dont je parle non-seulement ne contenaient pas d’acide sulfurique, mais ils ne contenaient pas ou presque pas d’alumine : cette base avait été remplacée par du peroxyde d’étain.

Enfin, des expériences m’ayant démontré, 1° l’influence qu’ont les matières décidément alcalines pour accélérer, par l’oxygène atmosphérique, la destruction des principes colorants d’origine organique solubles dans l’eau ; 2° l’acidité du peroxyde d’étain ; 3° la tendance de l’alumine à jouer le rôle d’acide dans plusieurs combinaisons, notamment dans celles qu’elle contracte avec les principes colorants, ces résultats m’ont semblé expliquer pourquoi ces deux oxydes sont si précieux dans la teinture pour fixer les matières colorantes combustibles sur les étoffes.


8e Division. — Stabilité de la chaleur des étoffes teintes, relativement à la chaleur, la lumière, l’eau, l’oxygène, l’air, les débouillis et les réactifs.


Les recherches que j’ai entreprises sur la stabilité des matières colorées que le teinturier fixe sur les étoffes, ont été dirigées conformément aux vues énoncées dans mes Considérations générales sur l’analyse organique immédiate (1824). Je ne me suis donc pas contenté d’observer les changements que des étoffes éprouvent lorsqu’elles sont exposées à l’air, ainsi qu’on l’a toujours fait, mais j’ai suivi en même temps les modifications qu’éprouvaient des échantillons des mêmes étoffes placés dans le vide sec dans la vapeur d’eau pure, le gaz hydrogène sec, l’air sec et l’air saturé de vapeur d’eau. Mes observations, continuées des années entières, prouvent combien les idées généralement répandues sur ce sujet sont vagues et souvent même inexactes ; elles donnent sur la théorie du blanchiment opéré par les seuls agents naturels une base expérimentale qui manquait absolument. Enfin, la conclusion à laquelle elles conduisent, conforme à ce que j’ai dit dans l’ouvrage précité, est que les altérations des composés dits organiques, que l’on attribue si souvent à la chaleur et à la lumière, sont le résultat de plusieurs pauses qui agissent en même temps que ces agents. C’est, au reste, l’objet d’un mémoire spécial que je présenterai à l’Académie.

Je me suis appliqué à trouver des moyens simples de reconnaître les matières qui peuvent être fixées sur les étoffes, parce que j’ai pensé que le degré de stabilité de ces matières une fois déterminé, on pourrait induire, des essais qui feraient connaître la composition de celles qui sont fixées à une étoffe donnée, si la couleur de cette étoffe résistera ou ne résistera pas aux agents atmosphériques.



J’ose espérer que l’Académie trouvera, dans l’exposé que je viens de tracer des travaux auxquels je me suis livré, depuis dix ans que je suis aux Gobelins, le motif de la rareté des communications que j’ai eu l’honneur de lui faire durant ce temps ; manquant de bases, obligé de les fonder moi-même, ayant à surmonter encore des obstacles d’un autre genre que ceux que j’ai signalés, je me suis trouvé dans l’impossibilité de me livrer à aucune recherche approfondie avant d’avoir saisi, par des essais préliminaires et fort longs, l’ensemble du sujet que je me suis proposé de traiter.

L’exposé que je viens de faire de la classification des matières qui composent la seconde partie du cours que je professe aux Gobelins, me permettra de présenter à l’Académie des mémoires spéciaux, sans que je puisse craindre le reproche qu’ils manquent de coordination, parce que l’ordre de leur publication successive pourrait différer beaucoup de la place que chacun doit s’occuper dans l’ouvrage pour lequel ils ont été entrepris.



Je ne crois pas superflu de placer à la suite de ce premier mémoire sur la teinture quelques considérations relatives aux divers degrés de perfectionnement auxquels les arts chimiques en général et la teinture en particulier sont arrivés, respectivement, par suite de l’influence que la chimie, d’où il tire leur caractère général, a eue sur leurs progrès.

Envisagés sous ce point de vue, les arts chimiques se groupent en trois catégories.

La première renferme des arts qui n’ont point été, pour ainsi dire, éclairés dans l’ensemble de leurs procédés par les principes de la science : telle est la teinture, qui se compose plutôt de recettes que d’une suite de procédés raisonnés.

La seconde renferme des arts qui réclament la lumière de la science, plutôt pour éclairer quelques points particuliers de certains procédé, que l’ensemble de l’art lui-même : telle est la sidérurgie.

La troisième comprend des arts qui sont à peu près arrivés à la perfection ; telles sont la fabrication des acides sulfurique, hydrochlorique, tartrique ; la fabrication des sulfates de fer, de cuivre, d’alumine et de potasse ; la fabrication du sous-carbonate de soude, etc.

Su maintenant on considère successivement les arts de chaque catégorie dans leurs rapports avec les connaissances chimiques auxquelles ils appartiennent, en ayant égard au degré de certitude de ces connaissances, on s’expliquera cet état de choses, en même temps qu’on appréciera à leur juste valeur les progrès réels que l’industrie doit à la chimie.

A. Les arts de la troisième catégorie, dont les procédés sont en quelque sorte, par leur précision, des opérations de laboratoire, n’ont été amenés à ce degré de perfection que parce que la science a parfaitement déterminé, 1° les diverses espèces de corps qui sont les matières premières de ces arts ; 2° toutes les combinaisons qu’elles sont susceptibles de former dans les circonstances où l’industrie les place ; 3° les modifications que ces espèces et leurs combinaisons mutuelles peuvent éprouver en raison des proportions respectives suivant lesquelles on les fait réagir, de la température à laquelle on les expose, du dissolvant qui sert à les traiter, etc., etc.

B. Les arts de la deuxième catégorie présentent quelques procédés qui sont encore loin d’être arrivés au degré de perfection de ceux qui appartiennent aux arts de la troisième, et cela par les raisons suivantes : 1° si les espèces de corps qui sont mises en présence par ces procédés sont connues, toutes les modifications qu’elles peuvent éprouver alors ne le sont pas ; et dans ces modifications nous comprenons celles qui résultent de combinaisons et celles qui ne dépendent que de simples arrangements de particules ;

2° Nous n’avons que fort peu de connaissances positives sur ce qui se passe dans plusieurs cas ; par exemple, lorsqu’un corps solide comme un sulfure, un oxyde, est décomposé par un corps également solide, qui ne touche le premier que par sa surface ; ou bien encore lorsqu’un corps solide se combine sans perdre sa forme ni la cohésion de ses parties, avec un autre solide qui pénètre le premier jusqu’au centre, ainsi que cela a lieu dans le procédé au moyen duquel on acière le fer par cémentation.

C. Le défaut de précision des arts de la première catégorie vient non-seulement de ce que la science n’a pas éclairé des points analogues à ceux que nous venons de citer en considérant les arts de la deuxième catégorie, mais encore de ce qu’elle n’a pas déterminé : 1° les espèces des composés ternaires et quaternaires dits organiques, sur lesquels ces arts travaillent ; 2° toutes les modifications que ces espèces sont susceptibles d’éprouver dans les circonstances ou elles sont placées ; modifications qui peuvent porter sur la proportion des éléments, sur l’arrangement des atomes et des particules, enfin sur les combinaisons que ces espèces sont susceptibles de contracter les unes avec les autres, ou avec des acides, des bases, des sels, en présence desquels elles se trouvent.

Il est évident maintenant que l’on peut apprécier avec justesse jusqu’où s’étend aujourd’hui l’influence que la chimie a eue sur les arts qui découlent de cette science ; il est évident que les auteurs qui ont parlé avec le plus d’enthousiasme des progrès que la chimie a fait faire à l’industrie, n’ont point exagéré s’ils n’ont voulu désigner que les arts compris dans la troisième catégorie, mais qu’il en est autrement s’ils ont parlé de tous les arts chimiques indistinctement ; car ceux de la première et de la deuxième ne pourront passer dans la troisième qu’à l’époque où la science aura fait disparaître les lacunes que nous avons signalées et les difficultés qui naissent du défaut des connaissances précises qui doivent servir de guide au praticien éclairé.

Il y a encore deux considérations que je n’ai pas négligées.

La première a été d’envisager l’art de la teinture comme un sujet d’étude capable de réagir sur la théorie même, en offrant des cas d’actions moléculaires que la chimie générale n’a pas compris jusqu’ici dans son domaine, et qui, en s’y plaçant, sont susceptibles d’éclairer des points restés obscurs, tels, par exemple, qu’on en trouve sur la limite de la chimie et de la physique.

Enfin la seconde considération a été de rechercher les analogies qui peuvent exister entre certaines opérations de la teinture et celles d’autres arts qui, quoique différant du premier par le but de leur utilité spéciale, ont avec lui une grande intimité quand on les envisage sous le point de vue des forces moléculaires qui amènent les modifications que l’on veut produire dans les matières objets de ces arts. J’en citerai deux exemples.

1er Exemple. — On unit la laine, la soie, et même le coton à l’alun et à d’autres sels, non pour les conserver, mais pour les rendre aptes à se combiner avec des principes colorants, qui, sans l’intermède de ces sels, se seraient fixés aux étoffes, mais ne leur auraient donné que des couleurs aisément destructibles sous l’influence de la lumière et des agents atmosphériques. Eh bien, cet alun, auquel on associe le sel marin, puis le suif, est uni aux peaux de bœuf, etc., non plus dans la vue de les rendre propres à fixer des principes colorants, mais pour les conserver et leur donner les qualités qu’on recherche dans le cuir hongroyé.

2e Exemple. — En faisant agir sur des étoffes des matières astringentes, telles que la noix de galle, le sumac, le bablah, etc., vous allez donner aux premières des couleurs plus ou moins prononcées, par suite de leur union avec des matières astringentes qui sont toutes plus ou moins colorées. En associant à ces matières différents sels, vous allez développer des couleurs plus pu moins foncées : si vous vous servez, par exemple, de l’une des trois matières astringentes précitées et d’un sel de fer, vous aurez la base de la teinture en noir. Dans ces opérations, la matière astringente est surtout employée pour former avec l’étoffe et un oxyde métallique une combinaison colorée. Eh bien, les peaux de bœufs, de chevaux, etc., gonflées convenablement et mises dans des fosses avec de l’eau et une matière astringente, telle que l’écorce de chêne, se combinent peu à peu avec la matière astringente que l’écorce a cédée d’abord à l’eau, et il en résulte du cuir tanné ; dans ce cas la matière astringente n’est point destinée à colorer le cuir, mais seulement à le conserver ; car ce n’est qu’accidentellement à l’art du tanneur qu’une peau tannée, au moyen d’une certaine matière astringente, est susceptible de se colorer en noir par le contact d’un sel de fer. Ces exemples démontrent combien il est intéressant de considérer des opérations appartenant à des arts différents, sous le rapport des analogies scientifiques qu’elles peuvent avoir ensemble ; car si l’on ne voulait pas admettre qu’il résulte de cette comparaison des connaissances propres à faire faire des progrès à l’industrie, on ne pourrait se refuser de reconnaître que ces rapprochements sont très-favorables à l’enseignement, et qu’ils peuvent ajouter à l’intérêt des traités généraux, où l’on évite de parler des arts à cause des détails dans lesquels on serait obligé d’entrer.





DEUXIÈME MÉMOIRE.

des proportions d’eau que les étoffes absorbent dans des atmosphères à 65°, 75°, 80° et 100° de l’hygromètre de saussure.


Lu à l’Académie des Sciences, le 21 mars 1836.




Avant de chercher à reconnaître la quantité d’eau à l’état de vapeur que prennent, dans des atmosphères à divers degrés de l’hygromètre de Saussure, des étoffes préalablement desséchées, je fis différents essais, afin de constater le procédé le plus convenable pour dessécher les étoffes aussi bien que possible. Celui auquel j’ai donné la préférence est le suivant :

J’introduis dans un tube courbé de 0m,03 de diamètre des quantités d’étoffe qui n’excèdent pas 3gramm.,5, et qui ne sont pas au-dessous de 0gramm.,4 ; la partie courbe du tube où se trouvent les étoffes plonge dans un bain d’huile dont la température est maintenue pendant trois heures à 120° centigrades. Les deux branches du tube communiquent chacune avec un tube de verre droit rempli de fragments de chlorure de calcium. L’un des tubes droits, d’un mètre de longueur, reçoit, d’un soufflet à pédale de l’air qui arrive sec dans le tube courbé, tandis que l’autre tube droit, de 0m,200 de longueur, permet à l’air qui a passé sur les étoffes de s’écouler dans l’atmosphère, après qu’il a soulevé quelques millimètres de mercure. Les étoffes, une fois séchées, sont tirées rapidement du tube et renfermées aussitôt dans une capsule de verre mince, qui est fermée hermétiquement au moyen d’une glace dépolie. C’est dans cet état qu’on les pèse par substitution, avec une excellente balance de Fortin.

En répétant la dessiccation à la même température, et durant le même temps, dans un tube où le vide était fait et maintenu, et où une quantité suffisante de chlorure de calcium absorbait toute la vapeur d’eau qui pouvait se dégager des étoffes, je n’ai point obtenu une dessiccation plus forte que par le procédé précédent ; et il y a plus, c’est que, pour peu que, les étoffes soient un peu pressées, la dessiccation ne s’en fait pas aussi bien que si elles étaient exposées à 100 degrés dans une capsule où l’air se renouvellerait, même lentement.

Je fais observer qu’ayant prolongé la durée de l’opération jusqu’à cinq heures, je n’ai pas obtenu une dessiccation plus forte que celle qui résultait d’un séjour des étoffes de trois heures dans le tube. Enfin, je n’ai pas eu de différence notable, 1° en exposant d’abord les étoffes dans des atmosphères humides et les séchant ensuite ; 2° en desséchant d’abord les étoffes, puis les exposant dans des atmosphères humides.

Je dépose sur le bureau de l’Académie un tableau renfermant les résultats des expériences que j’ai faites sur vingt et un échantillons d’étoffes de chanvre, de lin, de coton, de soie et de laine à l’état de filasse, de poil ou de bourre, à l’état de fil et à l’état de tissu.

Ce tableau se compose de onze colonnes. La première comprend les noms des échantillons ;

La seconde, les poids des étoffes séchées pendant trois heures à 120 degrés, soit dans le vide sec, soit au moyen d’un courant d’air sec ;

La troisième, les poids des étoffes après dix jours dans une atmosphère à 65 degrés de l’hygromètre et 20 degrés du thermomètre ;

La quatrième, les poids des étoffes après dix jours dans une atmosphère à 75 degrés de l’hygromètre et 20 du thermomètre ;

La cinquième, les poids des étoffes après dix jours dans une atmosphère à 80 degrés de l’hygromètre et 20 du thermomètre.

Je m’assurai qu’au bout de dix jours les étoffes étaient en équilibre d’humidité avec l’atmosphère ambiante.

Enfin, les six dernières colonnes comprennent les poids des étoffes exposées dans une atmosphère saturée de vapeur d’eau à la température de 20 degrés, après un séjour de 24, 96, 192, 288, 324 heures ; enfin, après vingt jours.

J’ai fait tous mes efforts pour maintenir constamment la température et l’humidité aux mêmes degrés. Je n’oserais pas dire qu’il n’y ait aucune variation ; mais je puis affirmer que celles qui ont eu lieu n’ont exercé aucune influence sur mes résultats.

Je vais tirer maintenant plusieurs conséquences de mes observations.


Chanvre.


La filasse de chanvre sérancée, non blanchie, absorbe plus d’humidité que le fil de chanvre non blanchi : mais la différence est faible.

La, toile de chanvre a absorbé très-sensiblement moins d’eau que le fil et la filasse ; mais la différence ne doit pas être attribuée exclusivement à la forme de tissu, puisque la toile soumise à l’expérience avait été blanchie, et que la filasse et le fil ne l’avaient pas été.


Lin.


La filasse de lin non blanchie et le fil de lin écru ont absorbé plus d’eau que la filasse et le fil blanchis.

D’une autre part, les filasses ont notablement plus absorbé d’eau que leurs fils respectifs, même dans une atmosphère saturée ; ce qui est conforme à ce que j’ai observé pour le chanvre.


Coton.


Le coton en poil absorbe plus d’eau que le coton filé et le coton tissé, et sensiblement moins que les filasses de chanvre et de lin non blanchies.

Le coton filé a absorbé un peu moins que le coton tissé. Je n’oserais affirmer que cette différence, qui est très-légère d’ailleurs, fût essentielle ; car dans une série d’expériences autre que celle du tableau, j’ai obtenu le résultat inverse ; 100 de fil de coton absorbèrent 25,93 d’eau, tandis que 100 de toile de coton en absorbèrent 25,12.

On doit remarquer que le pouvoir absorbant de la toile de coton blanchie est sensiblement le même que celui de la toile de chanvre blanchie.


Soie.


La soie écrue, soit grége, soit grenade, contient une matière qui est soluble dans l’eau bouillante et dans l’eau de savon, également bouillante, tandis que la soie est insoluble dans ces liquides. Eh bien, cette matière, que l’on appelle improprement gomme ou vernis de la soie, augmente le pouvoir qu’a cette étoffe d’absorber la vapeur d’eau ; les soies écrues absorbent donc sensiblement plus d’eau que les soies décreusées.

Dans une atmosphère saturée, la soie tissée a absorbé un peu plus que la soie grége décreusée. Je n’oserais affirmer qu’il en soit toujours ainsi, ayant eu un résultat différent dans une autre série d’expériences, où la soie tissée n’absorba pour 100 que 28,16.


Laine.


Avant d’examiner les quantités d’eau absorbées par les divers échantillons de laine, je ferai quelques observations sur la laine en suint.

Cette matière est la seule des étoffes soumises à la dessiccation qui ait été traitée par le procédé suivant : On a commencé par en exposer, pendant dix jours, dans une atmosphère à 75 degrés de l’hygromètre et à 20 degrés de température ; la laine, au bout de ce temps, pesait 1gr,349 ; on l’a ensuite exposée dans des atmosphères à 80 et 100 degrés, puis on l’a exposée vingt-quatre heures au vide sec : son poids a été trouvé alors de 1gr,147. Soupçonnant que la dessiccation n’était pas parfaite, je l’ai soumise pendant trois heures au procédé de dessiccation décrit ci-dessus ; son poids s’est réduit à 1gr,127. Le tableau contient le pouvoir absorbant calculé dans les deux suppositions que le poids réel était 1,147 et 1,127 ; mais je ferai remarquer que le premier poids est trop fort, parce que la laine retenait certainement de l’humidité, et que, d’un autre côté, le second est trop faible, parce que l’air avait entraîné une matière odorante, et que la laine avait abandonné des traces de matière grasse sur les parois du tube à dessécher. Quoi qu’il en soit, les différences ne sont pas très-grandes, et le résultat moyen doit s’approcher beaucoup de la vérité.

La laine en suint absorbe des quantités considérables d’eau, puisqu’elle peut plus que doubler de poids dans une atmosphère saturée. Ce grand pouvoir absorbant est dû à des principes immédiats du suint qui sont déliquescents.

Il n’est pas permis dé mettre en doute que la laine désuintée, qui a été dépouillée des deux matières grasses que j’ai fait connaître antérieurement à l’Académie, est plus hygrométrique que la laine qui a été désuintée, c’est-à-dire, simplement lavée à l’eau.

Le cachemire en poil non lavé a probablement, à cause de sa division et de la petite quantité de suint qu’il contient, un pouvoir absorbant un peu plus grand que celui de la laine de mérinos simplement lavée, et qui finit même par dépasser celui de la laine de mérinos privée de ses matières grasses.

Le fil de laine a un pouvoir absorbant plus grand que la laine désuintée. Je n’oserais affirmer que ce résultat est toujours constant ; car, dans une série d’expériences, j’ai observé l’inverse.

Enfin, la laine confectionnée en drap a un pouvoir absorbant un peu plus grand que celui de la laine lavée à l’eau. J’ai eu ce résultat dans deux séries d’expériences, et l’inverse dans une troisième série ; mais la différence était faible.

Je dois maintenant signaler le phénomène suivant, qui s’est constamment reproduit dans mes recherches.

C’est qu’après une exposition de vingt jours dans une atmosphère saturée de vapeur d’eau, tous les échantillons d’étoffes de ligneux et de soie ne présentaient pas de gouttelettes d’eau, même quand on les examinait à la loupe ; dans la même circonstance, la laine en suint, la laine en fil, la laine en drap, le cachemire en poil, en présentaient, et même la laine lavée et la laine traitée par, l’eau et l’alcool.

Si les étoffes de ligneux et de soie ne se recouvrent pas de gouttelettes dans les circonstances où il s’en manifeste sur les étoffes de laine, cependant elles sont susceptibles d’en présenter lorsqu’on les conserve pendant plusieurs mois dans une atmosphère saturée de vapeur. Une fois que l’eau s’est condensée en gouttelettes à leur surface, elles peuvent augmenter beaucoup de poids en sus de celui qui est indiqué dans la dixième colonne du tableau, et, si les circonstances ne permettent pas qu’elles se dessèchent, elles pourront s’altérer très-rapidement, dans le cas surtout où il pourra se développer des moisissures.

Si je ne puis démontrer que, dans les circonstances où j’ai observé beaucoup de gouttelettes sur d’autres étoffes que des étoffes de laine, ces gouttelettes ne provenaient pas d’un refroidissement que la vapeur aqueuse de l’atmosphère ambiante avait éprouvé, j’ai suivi trop attentivement la production des gouttelettes sur les étoffes de laine, quand il n’y en avait pas de déposées sur les étoffes de ligneux et de soie, pour ne pas croire que, dans ce cas, la production des gouttelettes n’était pas due à une précipitation de vapeur occasionnée par un refroidissement qui aurait agi hors de la sphère d’activité des étoffes de laine.

Mes expériences prouvent quelles quantités d’eau les étoffes peuvent absorber à l’atmosphère, sans paraître mouillées à la vue, puisque j’ai eu l’attention de signaler l’apparition du phénomène par le mot gouttelette, écrit au-dessus de l’étoffe qui en présente ; mais j’ajouterai que des étoffes, sur lesquelles on ne voit pas de gouttelettes, peuvent contenir cependant assez d’eau pour humecter sensiblement, quoique légèrement, le papier joseph contre lequel on les presse.

Si nous prenons maintenant les extrêmes des quantités d’eau absorbées par les étoffes de diverses natures, en excluant celles qui contiennent une quantité notable de matière étrangère, telles que la soie écrue, la laine en suint, et en excluant les cas où il s’est manifesté des gouttelettes d’eau à la surface des étoffes soumises à l’expérience, nous aurons, pour 100 d’étoffe sèche :

Pour les étoffes de chanvre, 35,40 et 24,34
Pour les étoffes de lin, 32,87 et 25,65
Pour les étoffes de coton, 30,87 et 23,30
Pour les étoffes de soie décreusée, 33,20 et 28,91
Pour les étoffes de laine, 36,70 et 28,01

On voit donc que les étoffes de diverses natures chimiques ne présentent pas de grandes différences dans les poids d’eau qu’elles sont susceptibles d’absorber respectivement dans les mêmes circonstances.

Il serait superflu, sans doute, de faire remarquer les conséquences que l’on peut déduire du tableau que j’ai déposé sur le bureau de l’Académie, pour éclairer plusieurs questions qui se présentent assez fréquemment dans le commerce, relativement au poids très-différent que peut avoir la même étoffe, suivant qu’elle est plus ou moins sèche. J’ai tout lieu de croire mes expériences exactes, parce que, depuis huit ans que je me suis occupé de ce sujet, j’ai apprécié les difficultés qu’il fallait surmonter pour arriver à des résultats satisfaisants.

NOMS DES ÉTOFFES SOUMISES À L’ANALYSE. Poids des Étoffes après un séjour de 3 heures dans le vide sec à 120°, ou une exposition de 3 heures à un courant d’air sec à une température de 120°. Poids des étoffes après 10 jours dans une atmosphère.
Therm. 20°.
Hygro. 65°.
Poids des étoffes après 10 jours dans une atmosphère.
Therm. 20°.
Hygro. 75°.
Poids des étoffes après 10 jours dans une atmosphère.
Therm. 20°.
Hygro. 80°.
Poids des étoffes dans une atmosphère à 20° de température, et 100° de l’hygromètre, après
24 heures. 96 heures. 192 heures. 288 heures. 324 heures. 20 jours.
Filasse de chanvre sérancée non blanchie 
100 109,90 111,55 111,77 120,78 123,55 134,44 134,58 135,40 Pas de goutte­lettes à la surface des étoffes. 135,40
Fil de chanvre non blanchi 
100 109,28 110,90 111,06 119,72 122,42 132,63 132,94 132,94 132,94
Toile de chanvre blanchie 
100 106,31 107,62 107,62 114,26 114,88 124,09 124,34 124,34 124,34
 
Filasse de lin non blanchie 
100 110,82 112,99 112,99 122,16 124,71 131,08 132,78 132,87 132,87
Filasse de lin blanchie 
100 108,08 109,92 110,09 116,90 120,00 126,90 128,20 128,81 128,81
Fil de lin écru 
100 110,31 111,81 112,06 120,06 122,50 129,25 129,68 130,62 130,62
Fil de lin blanchi 
100 107,40 108,65 108,71 115,08 117,40 123,65 124,77 125,65 125,65
 
Coton en poil 
100 107,89 108,91 109,43 116,64 117,16 130,02 130,02 130,87 130,87
Fil de coton blanchi 
100 105,66 106,64 106,97 116,19 116,45 122,38 122,38 123,30 123,30
Toile de coton blanchie 
100 106,54 107,28 107,42 113,77 114,74 123,34 123,34 124,90 124,90
 
Soie écrue, grége, jaune 
100 109,74 110,74 110,86 120,06 124,53 130,95 133,34 135,00 135,00
Soie grége décreusée (filoselle) 
100 107,64 108,47 109,02 116,75 118,78 127,25 128,26 128,91 128,91
Soie grenade écrue 
100 108,93 110,23 110,32 118,60 121,86 133,20 133,20 133,20 133,20
Soie grenade decreusée 
100 108,60 109,97 110,10 118,44 120,22 131,01 131,01 131,01 131,01
Toile de soie (ruban) 
100 109,43 110,44 111,11 117,17 111,17 124,58 124,58 129,62 129,62
Gouttelettes
Laine de mérinos en suint 
100[1] 117,61 118,39 139,92 156,05 189,68 194,59 202,70 216,12
100[2] 119,69 120,50 142,41 158,82 192,81 198,04 206,29 219,96
Laine de mérinos lavée à l’eau distillée 
100 110,79 112,28 112,28 120,32 120,66 128,01 128,01 128,01 128,01
Laine de mérinos épuisée par l’eau, l’alcool et l’éther 
100 112,18 113,49 113,76 124,50 125,82 132,11 132,11 132,11 132,11
Gouttelettes
Fil de laine 
100 112,40 114,12 114,19 123,72 126,73 136,41 136,70 137,49 137,49
Gouttelettes
Cachemire en poil non lavé 
100 112,70 113,90 114,62 123,02 125,65 134,77 138,61 148,88 160,19
Gouttelettes
Toile de laine foulée blanche 
100 111,90 113,39 113,39 121,85 124,62 129,49 133,83 133,83 133,83
  1. Poids de la laine séchée par une exposition de 24 heures dans le vide sec.
  2. Poids de la laine séchée par un courant d’air sec, la laine ayant été exposée pendant 3 heures à 120°.