Recherches sur la culture de la pomme de terre industrielle et fourragère/CHAP. III

Aimé Girard
Chapitre III. Travaux antérieurs à ces recherches.
- État de la question.





CHAPITRE III.


TRAVAUX ANTÉRIEURS A CES RECHERCHES.
ÉTAT DE LA QUESTION.




Il y a bien longtemps que, pour la première fois, la question s’est posée de rechercher les conditions les plus favorables à la culture de la pomme de terre. C’est à l’année 1786 que remontent les premiers essais faits en Angleterre par Anderson pour résoudre ce problème ; ils ont été contemporains, par conséquent, de ces mémorables cultures de la plaine des Sablons, par la vue desquelles Parmentier a vulgarisé la culture de la pomme de terre aux environs de Paris.

La question qu’Anderson s’était posée était de savoir si les gros tubercules produisent plus que les petits, et les résultats qu’il avait obtenus l’avaient conduit à conclure en premier lieu, qu’il en est bien ainsi ; en second lieu, que, tout en rendant moins en poids, les petits tubercules possèdent une puissance productive proportionnellement plus grande que les gros. Les chiffres publiés par Anderson, si intéressants qu’ils soient, sont loin cependant d’exprimer la limite de cette puissance il la fixe à 28 fois le poids de la semence ; je montrerai qu’il est des cas où elle s’élève à près de 200 fois.

Depuis l’époque d’Anderson, les essais entrepris au même point de vue se sont multipliés tant en France qu’à l’étranger, et ces essais, pour la plupart du moins, ont abouti à des conclusions analogues.

Ce serait, cependant, une superfétation que d’en refaire l’histoire celle-ci a été écrite avec un très grand soin, il y a une dizaine d’années, par un naturaliste enlevé très jeune à la science agronomique, M. Saint-André, dont les intéressants travaux sur cette question ont été publiés en 1878 dans les Annales agronomiques. C’est à ce Recueil[1] qu’il convient de demander la succession des essais entrepris par Bergier(1797), par Schwarz[2], par Payen et Chevalier[3] (1824), par Magne[4], par Huet[5], par Villeroy[6], par M. de Bouchard, etc.

Lorsqu’on étudie les relations que ces auteurs nous ont données de leurs essais, on est frappé de les voir tous, se plaçant au même point de vue qu’Anderson, se préoccuper exclusivement de la question de savoir quel est le rendement comparé des gros et des petits tubercules.

Presque toujours c’est à la supériorité des premiers qu’ils concluent, mais presque toujours aussi ces conclusions peuvent être regardées comme prématurées ; aucun de ces auteurs, en effet, ne parait tenir compte des modifications inattendues qu’apportent au développement des tubercules nombre de circonstances imprévues, et négligent par suite la seule méthode qui puisse autoriser des conclusions fermes, la méthode des grands nombres.

Deux exemples suffiront pour montrer le bien-fondé de cette observation. J’emprunte le premier aux Tableaux de M. Magne :

10 tubercules du poids de 49gr,0 chacun ont donné 3kg,300 de récolte.

10 tubercules» du poids de» 48gr,3 chacun ont donné» 2kg,117 de récolte.»


De même, dans les Tableaux de M. Villeroy, on trouve que :

30 tubercules du poids de 43gr chacun ont donné 5kg,576 de récolte.

30 tubercules» du poids de» 19grchacun ont donné» 5kg,236 de récolte»


Ce sont là des rendements, tellement différents dans le premier cas pour des plants égaux, tellement voisins dans le second pour des plants différant de moitié, qu’il n’est vraiment pas possible de les faire entrer en ligne de compte.

Aussi peut-on dire qu’au sujet du rendement des petits et des gros tubercules aucune démonstration précise ne découle des essais qui viennent d’être rappelés.

Quoi qu’il en soit, si, négligeant ces recherches déjà anciennes, on étudie les recherches faites à une époque plus récente, c’est tout d’abord la même préoccupation que l’on rencontre, et c’est à comparer encore le rendement des gros et des petits tubercules que presque tous les auteurs s’attachent.

Tel est le but des recherches de M. Dreisch [7], de MM. Deuschler et Fesca[8], mais là encore les résultats se présentent souvent avec une précision insuffisante ; au début des Tableaux que ces recherches nous apportent, on voit bien, il est vrai, et pour une variété déterminée, des plants de 84gr donner une récolte de 189kg, quand des plants de 41gr ne donnent que 154kg, mais, dans ces mêmes Tableaux, on voit aussi deux autres variétés donner, l’une avec des tubercules de 84gr et de 39gr, des récoltes sensiblement égales de 152kg et de 155kg ; l’autre, avec des tubercules de 61gr et de 35gr, des récoltes de 129kg et de 116kg.

Mais, si les essais que je viens de rappeler n’ont donné que des résultats imparfaits, on voit, d’un autre côté et à la même époque, MM. Wollny et Pott[9] arriver, au contraire, à des conclusions d’une grande netteté

1° La récolte augmente avec le volume du plant :

2° Le pouvoir productif des petits tubercules est plus grand que celui des moyens, et ceux-ci ont un pouvoir productif plus élevé que les gros.

Et c’est aux mêmes conclusions qu’arrivent également M. Janowsky, M. Vossler, M. Hellriegel, MM. Bretschneider et Lichtenstoedt, M. Rimpau, etc.[10].

C’est à la suite de ces essais que vient se placer l’important travail fait en 1877 au Muséum d’Histoire naturelle par M. Saint-André et publié dans les Annales agronomiques en 1878. Contrairement à ce qui avait été fait jusqu’alors, c’est vers divers points de vue que M. Saint-André a dirigé son attention à la fois ; mais, malgré tout, c’est à étudier l’influence exercée sur le rendement en poids et sur le rendement en matière sèche, par les gros tubercules comparés aux petits, qu’il s’est principalement attaché.

Les conclusions auxquelles M. Saint-André a été conduit par ses travaux sont tout analogues à celles de ses prédécesseurs ; à ces travaux d’ailleurs, comme aux travaux résumés ci-dessus, on ne saurait s’empêcher d’adresser quelques critiques. C’est, en effet, en comparant, pour diverses variétés et pour chacune d’elles, un gros et petit tubercule seulement que ses essais ont eu lieu. Ce sont là, comme je l’ai tout à l’heure indiqué, de mauvaises conditions expérimentales, et c’est seulement en opérant sur des sujets nombreux qu’on peut, par l’élimination des résultats accidentels, arrivera des conclusions exactes au sujet de la culture d’une plante aussi facile à influencer que la pomme de terre.

Aux essais de M. Saint-André ont succédé, notamment en Allemagne, des recherches nombreuses et qui, souvent, ont produit des résultats importants. Telles sont, notamment, les recherches dues à M. Wollny[11], recherches qui, non seulement l’ont conduit à admettre la supériorité du rendement des gros tubercules, mais encore lui ont permis de donner la raison de cette supériorité. Si aux gros tubercules correspond un rendement plus grand qu’aux petits, il le faut attribuer, d’après M. Wollny, à ce que chaque œil ou bourgeon possède, lorsqu’il appartient à un gros tubercule, une vitalité plus grande que quand il appartient à un petit.

Avant que de démontrer ce fait, M. Wollny lui-même d’un côté, d’un autre, MM. Kreusler[12], Havenstein, Werner, etc., d’autres savants encore, plus récemment, avaient cru pouvoir attribuer cette supériorité à la présence, dans les gros tubercules, d’une quantité plus grande de matières nutritives. Les dernières recherches de M. Wollny, dirigées d’après un point de vue nouveau, ont, à mon avis, donné de la question une solution plus exacte et mieux d’accord avec les lois de la Physiologie végétale.

Lorsqu’on étudie les résultats fournis par les travaux précédents, on est porté à les considérer comme exprimant, dans leur ensemble, la réalité des choses, et porté par suite à admettre que les cultivateurs doivent donner la préférence aux gros tubercules, s’ils veulent obtenir une récolte abondante. Dans aucun des essais qui y sont relatés cependant, la démonstration précise de ce fait n’apparaît. Il ne pouvait en être autrement.

Si, en effet, l’opinion ayant cours actuellement se rapproche beaucoup de la vérité, elle ne la représente pas d’une façon absolue ; les tubercules moyens, en réalité, ont, au point de vue du rendement cultural, une valeur sensiblement égale à celle des gros tubercules. C’est ce que j’ai démontré en m’appuyant sur les résultats obtenus, non pas en plantant côte à côte, comme on l’a fait jusqu’ici, quelques tubercules gros et petits pris au hasard.dans une même récolte, mais en cultivant ensemble tous les tubercules, gros, moyens et petits, préalablement pesés, d’un même pied, et en répétant cet essai sur diverses variétés. A l’influence de la grosseur des tubercules vient se joindre alors l’influence des qualités héréditaires de chaque sujet, et c’est, je l’établirai bientôt, cette influence qui est prépondérante.

Le système de recherches que j’ai ainsi inauguré m’a permis, en outre, d’établir avec précision un fait déjà signalé par M. Vavin[13] et consistant en ceci que, dans la plantation des très gros tubercules, on rencontre un écueil physiologique inattendu, et qu’on voit, en certains cas, ceux-ci avorter complètement.


En dehors des recherches que je viens de résumer et qui représentent la préoccupation principale des expérimentateurs depuis un siècle, d’autres côtés de la question ont été, dans ces dernières années, l’objet d’études importantes.

Si l’on se place au point de vue de la culture française, il convient d’abord d’accorder toute l’attention qu’elles méritent aux recherches exclusivement culturales que l’on doit à MM. Boursier, de Compiègne, Eugène Marie, de Beauvais, et Paul Genay, de Lunéville ; à ces habiles agriculteurs nous devons l’étude de variétés nouvelles, et des recherches heureuses sur l’influence des sols, sur la nature des engrais, etc.

Mais c’est en Allemagne surtout que cette dernière question a été étudiée avec soin ; les travaux de M. Werner, les longues recherches de M. Maerker[14], celles plus récentes de M. Liebscher [15] ont établi avec netteté que, sous l’action d’engrais appropriés, la végétation de la pomme de terre, comme celle de toutes les autres plantes, devient plus puissante et plus productive.


Au premier rang, parmi les questions que soulève la culture de la pomme de terre, figure la considération des yeux ou bourgeons dont la surface des tubercules est inégalement couverte. Cette question a été, en Allemagne, et principalement de la part de M. Wollny, l’objet d’une étude approfondie ; c’est à ce savant surtout que nous devons de savoir distinguer, dans chaque tubercule, deux parties différentes au point de vue de la fécondité l’une, plus éloignée de la tige et qu’on voit riche en yeux ou bourgeons, c’est la partie féconde ; l’autre, rattachée à la tige par son ombilic et sur laquelle les yeux sont rares, c’est la partie la moins féconde. C’est M. Wollny également qui nous a montré le pouvoir végétatif des différents bourgeons diminuant à partir du sommet terminal du tubercule et au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de l’ombilic. Ce sont là des faits d’une grande importance ils condamnent, au point de vue de son emploi cultural, le procédé, si répandu pourtant, qui consiste à couper les gros tubercules, pour en planter les parties séparées.


La question de l’accroissement graduel des tubercules, au fur et à mesure que la végétation progresse, a également donné lieu, dans ces dernières années, à des études développées en Allemagne. Parmi ces études, il convient de citer celles de M. Noble, de M. Kônig, et particulièrement celles de M. Kellermann. Les résultats que ces études ont fournis sont certainement très intéressants. On peut regretter cependant que, dans l’analyse qu’ils ont faite des tubercules récoltés à diverses époques d’une même campagne, leurs auteurs se soient bornés, en général, à évaluer la proportion de matières sèches qui y étaient contenues, sans faire un compte à part de la principale de ces matières, c’est-à-dire de la fécule ; on peut regretter encore qu’à l’établissement des conclusions tirées des résultats obtenus, ils n’aient pas fait intervenir la considération des conditions météorologiques précédant chaque récolte ; on peut regretter enfin que, concurremment à l’examen des tubercules, ils n’aient pas entrepris l’examen détaillé, d’une part, des tiges et des feuilles, d’une autre, des radicelles.

Aux faits importants qu’ils ont découverts, une étude plus complète leur aurait permis d’adjoindre d’autres faits d’une importance non moindre, et de tirer de ceux-ci des conséquences aussi intéressantes pour la physiologie que pour la culture.

Ces conséquences, je m’efforcerai de les déduire des résultats que m’a fournis l’étude des diverses parties de la plante récoltée dans son entier, aussi bien dans ses parties souterraines que dans ses parties aériennes. Telle est l’étude, en effet, qu’il m’a semblé nécessaire d’entreprendre, comme introduction à la.recherche de moyens pratiques propres à améliorer la culture et le rendement des variétés de pommes de terre destinées soit aux travaux de la distillerie et de la féculerie, soit à l’alimentation du bétail.





  1. Annales agronomiques, t. IV, p. 19.
  2. Agriculture pratiques de Schwarz, t. III.
  3. Journal de Pharmacie (1824).
  4. Traité d’Agriculture, par Magne.
  5. Culture de la pomme de terre, par Vianne.
  6. Traité d’Agriculture de Girardin et Dubreuil, t. II.
  7. Biedermann’s Centralblatt für agricultur Chemie, Heft VI : 1876.
  8. Ibid., Heft V ; 1876.
  9. Ibid., Heft I ; 1876.
  10. Ibid., Heft X, XII.
  11. Kultur und Pflege der landwirthschaftllischen Pflanzen ; 1880.
  12. Werner, Kartoffelbau. 2e édition ; Berlin.
  13. Bulletin de la Société nationale d’Horticulture de France.
  14. Die zweckmässigste für Kartoffeln.
  15. Annales de la Science agronomique, 1888.