Recherches sur l’origine de la déclinaison en sanscrit


RECHERCHES

SUR L’ORIGINE DE LA DÉCLINAISON EN SANSCRIT


§ 1er . — Du suffixe am dans la déclinaison sanscrite.

Ce suffixe présente certainement un des problèmes les plus curieux de la grammaire sanscrite. Nous pensons réellement que si l’on parvenait à résoudre ce problème, à la satisfaction des maîtres de la science, une vive clarté se répandrait sur les origines de la déclinaison dans les langues indo-européennes. Les recherches qui vont suivre nous feront-elles découvrir ce que nous cherchons ? Nous n’osons l’affirmer. Nous nous tiendrions pour satisfait si, du moins, elles nous faisaient trouver « chemin faisant » du nouveau que nous n’avions pas cherché, et dont, en commençant ce travail, nous ne nous étions pas avisé.

La désinence am ne désigne pas — on le sait, du reste — un cas déterminé : nous la trouvons placée indifféremment après le nominatif (aham, moi ; tvam, toi), l’accusatif (mâm, tvâm), et même le datif (mahyam, à moi ; tubhyam, à toi). Elle ne désigne pas le nombre, puisqu’elle se rencontre aussi bien après le singulier (ah-am, tv-am), qu’après le duel (âvâm, nous deux ; yuvâm, vous deux) et le pluriel (vayam, nous ; yuyam, vous). Enfin elle n’indique pas le genre, puisque le masculin, le féminin et le neutre l’admettent avec une égale facilité (aham ; puis les pronoms de la troisième personne : ayam, iyam, idam) ; ni enfin la personne, puisque les trois personnes semblent avoir pour elle la même prédilection, et que le pronom réfléchi lui-même ne semble pouvoir s’en passer (svayam = svê + am). Une seule chose paraît sûre à première vue : c’est qu’elle est particulièrement fréquente dans la déclinaison des pronoms et qu’elle ne paraît avoir un rôle un peu considérable dans cette déclinaison qu’en sanscrit. Toutefois, il nous semble incontestable que l’éolien ἐγών et le béotien τούν, lequel rappelle le zend toum, ont conservé une trace de ce suffixe. Il n’est pas probable du moins que τούν et ἐγών soient les formes abrégées de ἐγώνη et τύνη, les voyelles longues d’une terminaison résistant en général avec succès à l’apocope. À première vue, on sera donc disposé à admettre que cette terminaison appartient à la grammaire sanscrite seule. C’est là qu’il faut par conséquent l’étudier et essayer d’en découvrir l’origine et le sens.

M. Benfey la considère comme une forme affaiblie de gham, qui serait le neutre d’un ancien pronom quelque peu imaginaire : ghas, ghā, gham. En réalité, il n’existe qu’une particule enclitique gha, qui répond à une particule grecque dont la forme est γα dans le dialecte éolien et γε dans le dialecte attique. La particule sanscrite comme la particule grecque s’ajoute volontiers aux pronoms pour leur donner plus de poids et de force. C’est ainsi que vayam gha se traduit en grec fort bien par ἡμεῖς γε, sa gha par ὅγε. Lassen n’a pas manqué de rappeler qu’il existait encore dans un dialecte plus récent des Indous une forme pronominale tu-ham, dont la seconde partie est identique à la seconde partie du pronom de la première personne, aham. D’après M. Benfey, l’h de tuham aurait été éliminé tout d’abord ; les Védas auraient conservé l’hiatus (tu-am) que le sanscrit aurait supprimé par la contraction des deux syllabes en am.

Nous pensons, pour notre part, que les deux formes tuham et tvam sont entièrement distinctes ; que twam est composé simplement de tu + am, tandis que tuham nous paraît réellement une forme affaiblie de tu-gham, comme aham de agham. En effet, à l’exception du seul aham, l’enclitique gha ne s’est fondue nulle part avec le mot sur lequel elle vient s’appuyer. Nous reconnaissons trois éléments constitutifs dans le pronom aham, et autant dans celui de tuham ; la racine pronominale a, à laquelle s’est agglutinée la particule gha. Si l’on y avait ajouté une troisième particule am, le second a de tuham et aham se serait nécessairement allongé. Mais on aura simplement enlevé par l’apocope l’a de l’enclitique, en sorte que la seconde syllabe de tuham et d’aham resta brève. Cette ancienne particule gha ou ha a servi ensuite à former les accusatifs des trois pronoms personnels de la langue gothique où le genre n’est pas exprimé : mi-k, moi ; thu-k, toi ; si-k, soi. Il faut y ajouter pour l’ancien haut allemand les pluriels unsi-h, ἡμᾶς, iwi-h, ὑμᾶς. Dans le grec ἔγωγε la particule gha se trouve par conséquent deux fois exprimée. En sanscrit, ἔγωγε ferait ahamgha ou, avec une forme plus archaïque, agham gha.

Il faut donc voir dans am un suffixe indépendant et nullement identique à la seconde syllabe du pronom de la première personne, aham. Ce suffixe paraît avoir une signification fortement démonstrative, si, comme nous n’en doutons pas, il forme le corps du pronom de la troisième personne, am-u, pour le nominatif duquel on emploie au masculin et au féminin la forme asau. Les formes pronominales imam, imâm ; imau, imé ; imás, imán, qui font partie de la déclinaison du pronom de la troisième personne ayam, iyam, idam (lat. hic, hœc, hoc), paraissent elles-mêmes avoir une parenté éloignée avec notre suffixe.

Ce dernier ne serait-il lui-même que le neutre du thème pronominal a, qui désigne quelquefois la première (aham, âwâm), quelquefois la troisième personne (ayam, asya, asmin) ? Ceux qui seraient de cet avis pourraient alléguer l’usage des accusatifs îm, sîm, kîm et du neutre kam, placés dans les Védas après d’autres mots auxquels ils donnent plus de force. Im et sim accompagnent surtout d’autres pronoms ; il en est de même de la particule id, quoique celle-ci se rencontre aussi fréquemment après des noms, et quelquefois même après le verbe. C’est à cet id qu’est venu se joindre notre am dans le neutre idam du pronom de la troisième personne qui fait ayam au masculin et iyam au féminin. (V. plus haut.)

§ 2. — Pronoms emphatiques et pronoms enclitiques.

Le sanscrit et le grec ne sont pas les seules langues indo-européennes qui aient éprouvé le besoin de donner dans certains cas plus de force et d’étendue à leurs pronoms. Les Latins ont eu leur egomet, leur istic, leur tute, leur mihipte. Les langues celtiques ont des formes telles que messe pour mi, tussu pour tu ; snisni ou snini signifient « nous », sisi ou sissi « vous ». Quoique ces appendices soient d’une origine probablement récente, ils n’en sont pas moins difficiles à expliquer. Le fait est que l’usage avait tellement affaibli les formes primitives, qu’il fallait chercher à leur donner de nouveaux étais, chaque fois qu’il s’agissait de les faire ressortir à l’aide de l’accent oratoire au milieu d’autres mots importants de la phrase. Les Celtes avaient déjà traité leurs pronoms, exactement comme nous traitons aujourd’hui les nôtres. Notre syntaxe se calque ici comme dans quelques autres cas, non pas sur la syntaxe latine, mais sur celle de l’idiome parlé de nos premiers ancêtres. Ceux-ci disaient ni-s-fit-is « il ne les connaît pas eux », ou bien : ro-m-soir-sa, mot à mot « pro me salvavit hunc », c’est-à-dire « il m’a sauvé moi » ; ou encore : ro-nn-icc-ni « il nous sauva nous » ; ou enfin : ni-b-ta « non vobis est ». Ces petites phrases rappellent dans une certaine mesure les allures des langues incorporantes. Le pronom réduit à sa plus simple expression se trouve intercalé entre le verbe et la négation, ou bien entre le verbe et son préfixe. En français, on distingue ainsi, non seulement entre me, te, le, et moi ou à moi, toi ou à toi, lui ou à lui, mais encore entre moi et je, toi et tu, lui et il. La langue albanaise a adopté un procédé qui rappelle à la fois celui des idiomes celtiques et du français ; elle insère la forme abrégée du pronom dans certains cas entre le radical du verbe et sa désinence, puis elle peut répéter le pronom en lui laissant sa forme pleine : σιλ-με-νι εδε μυα χαϐερ : « apapportez à moi aussi à moi des nouvelles » ; ou bien : εμμενι (pour επ -με-νι)εδε μυα ϰετε ἐξουσι « donnez-moi aussi à moi cette puissance[1] ». Dans le grec ancien et en sanscrit, on n’est pas allé jusqu’à incorporer les pronoms dans l’intérieur du verbe ; mais le premier faisait dans les cas obliques une différence entre ἐμοῦ et μου, ἐμοί et μοί, même entre ἡμῖν et ἡμίν, etc. Le second possède pareillement ces formes plus courtes et plus commodes des pronoms personnels ; il aime à les insérer dans les interstices de la phrase, en leur retirant l’accent. Ce sont mâ, mê, pour mâm, mahyam, mama ; naû pour âvâm, âvâbhyâm, avayôs ; nas pour asmân, asmabhyam, asmâkam ; tvâ et pour tvâm, tuhhyam, tava ; vâm pour yuvâm, yuvâbhyâm, yuvayôs ; vas pour yushmân, yushmabhyam, yushmâkam.

En comparant la série des pronoms emphatiques à celle des pronoms enclitiques, on arrive bien vite à la conclusion qu’en aucun cas la seconde ne saurait être antérieure à la première. Mâ, mê, tvâ, tê, sont évidemment abrégés de mahyam, tubhyam, etc. ; naû et nas, vâm et vas paraissent être aussi d’une origine plus récente que les formes plus étendues et plus énergiques qu’ils remplacent. Au moins croyons-nous reconnaître déjà dans s final de vas et nas, comme dans l’u de nau, l’influence de la déclinaison des noms beaucoup plus régulière que celle des pronoms et notamment que celle des pronoms personnels. En aucun cas, on ne saurait considérer les asmâkam, yushmâkam, etc., comme des formes ultérieurement développées des petites enclitiques nas et vas. Dès lors, il faut chercher ailleurs les raisons qui ont déterminé la langue à fortifier par tous les moyens et surtout par l’adjonction du suffixe am les formes primitives (les pronoms personnels.

§ 3. — Différents emplois du suffixe am.

Comme un très-grand nombre de formes pronominales furent absorbées par les besoins naissants de la flexion que l’on se rappelle ê-mi, ê-shi, ê-ti ; imas, etc.) ; que d’autres, serrées de près par les mots pleins de la phrase, descendirent de bonne heure au rang de simples enclitiques, comme vas, nas, mê, tê, etc., la langue, pour les protéger contre les empiétements des mots voisins, donna plus d’étendue aux pronoms personnels, c’est-à-dire que chaque fois qu’il s’agissait de les relever et de les faire ressortir, elle s’efforça d’atteindre ce but en ajoutant le plus souvent à ces pronoms monosyllabiques le suffixe am. Ce suffixe paraît avoir été destiné, en effet, à appeler sur eux l’attention de l’interlocuteur, et les signaler, par la notion démonstrative qu’il renfermait, comme les seuls points fixes et pour ainsi dire immuables du discours. Les premiers Aryâs ont dû être frappés de l’extrême mobilité des formes flexives qui caractérisait les racines verbales ; peut-être les noms appellatifs eux-mêmes ne leur apparaissaient-ils que comme une modification particulière de ces mêmes racines. Les jeunes générations étaient obligées, comme nous l’avons dit ailleurs, de placer le substantif et l’adjectif sous la catégorie de l’activité et du mouvement. Elles choisissaient alors, pour mieux désigner des appellatifs, la racine qui leur semblait exprimer leur attribut le plus important et comme leur plus intime essence[2].

Seuls les pronoms personnels désignaient l’objet d’une manière absolue, indubitable, au milieu d’autres mots marquant les phénomènes passagers et instables qui agissaient sur l’imagination de nos premiers pères. Seuls ils ne laissaient de côté aucun des attributs, aucune des qualités de leur objet. Le moi, le toi, le nous, le vous, les différentes désignations de la troisième personne (êtres vivants ou choses) étaient — comme nous le prouverons ailleurs — les seuls points fixes, immobiles dans le monde de la pensée. C’est cette fixité, cette immobilité, que la langue marquait par l’onomatopée am. Le son sourd de l’m, qu’on prononce en serrant les lèvres, arrête la voix et semble, du même coup, arrêter et vouloir fixer l’esprit sur un objet en l’isolant. Le suffixe am nous rappelle le cartouche d’un hiéroglyphe ; il semble désigner mieux que des noms de rois ou de grandes villes. Il appelle l’attention sur nos propres personnes et sur tout ce petit monde qui entoure un chacun de nous, ce petit monde qui nous est si familier et qui, pour nous, est tout un univers.

Le suffixe am était donc un des signes principaux auxquels on reconnaissait surtout les pronoms personnels (y compris le pronom réfléchi svayam), dans tous les genres et nombres et dans la plupart des cas. Il les différenciait d’abord le plus souvent des formes verbales et nominales qui les avoisinaient. Il était de rigueur au nominatif, — c’est là qu’il nous frappe, nous autres linguistes modernes, et qu’il a lieu de nous étonner particulièrement — (ah-am, tu-am, va-yam, yuy-am, ay-am, iy-am, id-am, svay-am) ; il nous semble surtout étrange, agglutiné aux désinences du datif singulier (mahy-am, tubhy-am) ; mais il ne nous choque pas dans bon nombre d’autres cas de la déclinaison nominale et pronominale (où on le rencontre souvent sous des formes peu déguisées), uniquement parce que nous sommes habitués à l’y trouver dans des idiomes qui nous sont familiers, le grec, le latin, etc. Au moment où la langue commençait à employer ce suffixe, elle ne se rendait nullement compte d’une distinction à établir entre les cas et les nombres. Mais, après l’avoir employé avec succès au nominatif, pour indiquer la fixité, l’immobilité de l’objet ainsi désigné, elle sentit que ce suffixe convenait plus particulièrement à l’accusatif, cas de l’inertie et de la situation passive. Cette double fixité, le génie de la langue a voulu la rendre visible à l’accusatif singulier des pronoms de la première et de la seconde personne, dont les formes complètes sont mâm (ma + am), et tvâm (tva + am). L’allongement de l’a est la seule différence qui subsiste dans le pronom de la seconde personne entre le nominatif et l’accusatif[3].

Puis l’habitude d’employer notre suffixe à l’accusatif (au singulier aussi bien qu’au pluriel ; voir plus bas) s’étendit des pronoms à tous les noms, substantifs et adjectifs. La conformité qui semble exister entre le son de l’m et la notion d’un mouvement ou plutôt d’une activité subie que renferme l’accusatif doit avoir dirigé l’instinct de la langue dans ce pas nouveau qu’elle faisait vers une déclinaison régulière. En s’ajoutant aux thèmes en a, i, u (masculins et féminins), le suffixe perdait le plus souvent son a et se réduisait à la simple consonne[4]. Enfin, comme le neutre était envisagé par la langue comme le genre affecté aux existences inanimées, essentiellement passives et inertes, comme une espèce d’accusatif perpétuel, l’exposant m de l’accusatif devint dans les thèmes des adjectifs en a l’exposant régulier du neutre au nominatif même. Nous savons déjà que ces thèmes prennent un s au nominatif du masculin et qu’ils allongent leur a au féminin. C’est ainsi que naquit la déclinaison des adjectifs proprement dits[5]. Quant aux neutres qui se terminent par une consonne ou par une autre voyelle que a, nous avons déjà vu plus haut qu’ils sont indéclinables au nominatif et à l’accusatif.

On pourrait être surpris d’un résultat qui tend à placer sur la même ligne l’m des neutres et l’am des aham, tvam, vayam, etc. Mais il ne faut pas perdre de vue que les langues indo-européennes n’ont jamais distingué le genre dans les deux premières personnes, que par conséquent le suffixe am ne désignait à l’origine aucun des trois genres d’une manière particulière ; et lorsque enfin il reçut la destination de marquer les neutres des thèmes en a, la langue cessa de l’affecter à d’autres noms masculins et féminins au nominatif ; mais elle ne put le détacher des anciennes formes pronominales où il s’était incrusté et où l’usage l’avait consacré pour jamais. N’oublions pas non plus que, dans le cas qui nous occupe, comme dans celui des pronoms à trois genres exprimés {sas, sa, lat ; yas, yà, yat, etc.), la forme du neutre ne fut pas la première, mais bien la dernière à naître, et qu’elle pouvait fort bien se confondre par hasard avec (les formes surannées et abandonnées désignant le masculin cl le féminin, comme dans akam, tvam, etc.

Nous espérons donc que personne ne viendra contester l’identité du suffixe am des nominatifs et datifs des pronoms personnels avec celui qui se trouve au nominatif et à l’accusatif des thèmes neutres en am, enfin avec celui de l’accusatif de tous les masculins et féminins en sanscrit. Tout le monde reconnaîtra pareillement que le suffixe am a servi à former Je génitif pluriel de la première et de la deuxième personne : asmâkam et y ishmâkam. Car ces génitifs ne sont autre chose que les neutres des adjectifs asmâka et yushmâka répondant aux pronoms possessifs nés du génitif singulier de tvam et aïiam, à savoir : mâmaka et tâvaka. C’est ainsi que dans la langue latine les nostrum et vestrum ont toujours été considérés comme de véritables pronoms possessifs. Mais si asmâkam et yushmâkam sont d’anciens neutres formés à l’aide du suffixe am, peut-on ne pas reconnaître ce suffixe dans la formation du génitif pluriel des autres noms et pronoms ? Le génitif pluriel des yas, kas, anyas, sa, etc., n’est pas formé à l’aide de la lettre auxiliaire k, mais au moyen d’un s : têshâm, fém. tâsâm ; yêshâm, fém. yâsâm, etc. Mais de même que nombre de substantifs et d’adjectifs se forment à l’aide du krit aka, il n’en manque pas qui prennent le laddbita sa[6] ; par exemple : triiuisa, de irina t berbe » ; triipusha, de trapu < élain ». L’allongement de Va de la désinence n’a pas besoin d’être expliqué par la contraction de sa -f am ; il pourrait avoir un caractère purement virtuel. La langue semble avoir fait un eflbrt pour indiquer le nombre pluriel d’une manière symbolique ; âm devient ainsi une forme véritablement llexive du pluriel en général. Elle cesse d’indiquer le neutre comme dans asmâkam, yushmâkam, où le génie de la langue le reconnaissait encore après des siècles et où l’usage l’avait conservé intact. En grec, les formes allongées triomphèrent sur toute la ligne ; mais en latin, où toutes les terminaisons finirent par s’affaiblir, puis par se raccourcir, les génitifs en -oruni et en -um se confondirent de nouveau avec la forme primitive que présentent les neutres Jiostrum et vestrum. Dans les génitifs en nâm de la langue sanscrite, Vu pourrait être une consonne purement formative. Toutefois na figure aussi parmi les suffixes taddhita, et comme tel il donne naissance à des adjectifs comme purâna * ancien », de pura « autrefois >, etc. Les noms dont le génitif pluriel ne se termine ni en sâm, ni en nâm, y présentent simplement la désinence dm, allongement du suffixe am.

Mais ce suffixe a servi encore à former d’autres cas du pluriel. Commençons par l’accusatif des masculins et des féminins, dont la désinence est l’m du singulier augmenté d’un s. Cet s est l’exposant bien connu de tous cas du pluriel, à l’exception précisément du génitif dont nous venons de parler et du locatif en -su. La vieille terminaison ms ou ns nous a été conservée dans les dialectes de la Crète et de l’Argolide, où l’on trouve encore τόνς pour τούς, etc. La forme -αις qui appartient aux Lesbiens nous ramène aussi à une forme plus ancienne -ανς. Le gothique a conservé Vm primitif sous la forme d’un n à peu près partout ; par exemple : lumans « coqs », fijands « ennemis », handuns « mains », gastins « hôtes », vulfans « loups ». Le zend n’a conservé Vn que dans les thèmes en a ; par exemple : açpà = equos dans aspâçc’a (equosqnc) ; puis dans des formes comme brâtrèus, ilâlrèiis. diujhdereùs, pour brâlranSy dâlrans, amollies d’abord en brâlr-aus, etc. Même en sanscrit se trouvent encore des passages comme açvams lalra (equos ibi). Comme cette langue ne tolère pas deux consonnes à la fin de ses mots, il arrive qu’à l’époque classique de son développement, les masculins forment souvent leur accusatif pluriel en an, un (pour ans, tins), et les féminins en «5 (pour ans, uns). Mais cette modification est d’une date relativement récente.

Nous savons déjà que le suffixe am se trouvait au datif singulier des pronoms personnels mahyam pour mabhyam et tubhyam. La longueur de Vi dans les formes latines : si-bei, ti-bei, i-bi, ubci, mih-ei pourrait bien être aussi la compensation d’un am retranché. Schleicher croit reconnaître le même suffixe dans τεῖν, dorien τίν, ἐμίν, (et ἐμῖν). Ces mots seraient pour τε-[φ]-ῖν, ἐμε-[φ]-ιν. Or, φιν = bhyam. Cette désinence bhyam augmentée d’un s nous fournit la forme primitive du datif et de l’ablatif pluriel : bhyams sera devenu bhyas ; en zend -byas, -byô ; en latin -bus ; en lithuanien -mus ; dans le vieux bulgare -mu. Dans la langue gothique m seul est resté, par exemple : hanu-m (gallis) ; hairta-m (cordibus), etc. Dans les datifs ou ablatifs latins, uobis, vobis, nous reconnaissons une modification insolite de l’antique bhyas. La terminaison -bis rappelle le singulier en -bi. Mais il n’en est pas de même des formes sanscrites osmabhyam, yushmabhyam. Ici le pluriel, déjà exprimé par le théine, n’avait pas besoin de l’être une seconde fois par la désinence.

Enfin le suffixe -am est employé au locatif des féminins polysyllabiques en â, i, w, où il se trouve placé après l’i, qui est le véritable exposant de ce cas ; ainsi : çivatj-àmâe çivâ « femina beata ; » nadyàm de nadi t fluvitis ; » vadhv-âm de vadku « mulier. » Nous savons déjà que le sens primitif du suffixe am est de fixer, de localiser, pour ainsi dire, l’objet auquel il s’agglutine. Si cet am est allongé dans le cas qui nous occupe, c’est qu’il s’ajoute ici à des féminins qui aiment la voyelle longue. Le même allongement du suflixe am se rencontre aux désinences du duel : kavi-bhy-âm (de kavi, ^oèle), pi tri-bhyd m (de pitri, père) ; (ivâin, yuvâm (duels de aham, tvam). Ici encore, l’allongement a un caractère purement virtuel.

§ 4. — Du suffixe am dans le pluriel des neutres.

Dans tous les cas cités par nous jusqu’à présent, l’emploi du suffixe am nous parait indubitable. Il y en a un pourtant où je crois le retrouver encore ; toutefois je serai moins affirmatif en face des vues bien différentes soutenues par les maîtres de la grammaire comparée. Mais comme notre manière de voir se rattache à l’ensemble de la théorie que nous venons d’exposer, nous demandons la permission de la faire connaître, tout en réclamant l’indulgence des lecteurs compétents. À nos yeux le suffixe am forme la base des pluriels neutres en ni et fini. Le véritable exposant du pluriel des neutres est i ; c’est bien l’opinion de M. Bopp lui-même[7]. Mais, ajoute-t-il. ces neutres intercalent une nasale immédiatement avant la désinence, lorsque le thème se termine par une voyelle, par exemple : çivà-ni de çiva c heureux », varini de vâri « eau », madhûni de madhu « miel. > Ils placent la nasale avant la dernière consonne du thème, pourvu que cette consonne ne soit elle-même ni une nasale, ni une demi-voyelle, par exemple : latnbhi de labh « obtinens », têjansi de téjas « splendor », yiinji de j/nj a junclus », etc. En revanche on disait : dhanXni de dhanin « dives. » Nous pouvons nous dispenser de parler des neutres extrêmement rares qui se terminent par deux consonnes. La nature de leur nasale dépend de la première de ces consonnes. Lorsque cette consonne est un l ou un r, la nasale peut être conservée ou omise[8].

Il résulte, selon nous, de l’ensemble de ces règles que, le neutre ne pouvant se passer de la nasale au nominatif et au vocatif pluriel, cet n ne saurait avoir un caractère purement phonique ou euphonique. Sans doute une nasale se trouve insérée aussi dans les désinences de certains cas de noms masculins (kavinâ, dhanunâ) ; mais cette insertion est plus particulièrement fréquente dans les neutres. Que l’on jette seulement les yeux sur les paradigmes suivants :


Nominatif et accusatif. vâri, tâlu, dâtṛi.
Instrumental vârinâ, tâlunâ, datṛina.
Datif vârinî, tâlunî, dâtṛini.
Ablatif, génitif vârinas. tâlunas, dātṛinas.
Locatif vârini, tâluni, dâtṛini.

Dans çivam-, neutre de çivas, la nasale n’apparaît qu’à l’inslrumenlal çivêna, qui comme les autres cas a la môme forme au masculin et au neutre. Qu’on ajoute encore en dehors du nominatif et de l’accusatif pluriel, et le génitif pluriel en -nâm^ les formes du duel enn* et en no« de ces mômes thèmes.

Ces thèmes ne sont-ils pas déclinés exactement comme si leurs nominatifs singuliers étaient : vâvin, tâliin, dàtriri ? Et des pluriels tels que têjànsi et yunji ne sont-ils pas la meilleure preuve que la nasale était considérée comme un desideratum de la déclinaison des noms neutres ? Nous sommes ainsi amené à conclure que cette nasale pourrait bien n’être que Xm du suffixe am destiné à exprimer la notion de l’accusatif d’abord, la notion du neutre ensuite. Cet iiiy il est vrai, nous ne le trouvions que dans les thèmes en a (çivas, ç/i-â, çivam) ; mais il était impossible de méconnaître sa présence dans les formes archaïques de inij &tm et dans celle de kim, neutre du pronom relatif. La déclinaison des thèmes en a, qui se rapproche sous plus d’un rapport de celle des pronoms, paraît avoir exercé une action régularisatrice sur la déclinaison des autres noms. 11 en est de même de la conjugaison dont l’a est la voyelle distinctive. On sait que l’immense majorité des verbes sanscrits suit les paradigmes de bhôdhâmi et de tudâmi. Les pluriels en âni des neutres, si nombreux en am, habituèrent l’oreille des Indous à attendre un n au nominatif et l’accusatif de tous les neutres. La nasale paraît s’être glissée ainsi dans les nominatifs et accusatifs pluriels des neutres en i et en u d’abord, et s’être introduite enfin dans les désinences des mêmes cas des neutres terminés par une consonne, quoique son insertion semble manquer ici de toute raison et de tout prétexte empruntés aux règles de la phonétique sanscrite.

La forme du pluriel en -âni serait donc une modification de -ûmi. On devine pourquoi les intelligents créateurs du langage indou ont transformé en n l’m primitif. On voulait éviter la coïncidence de ces pluriels avec la première personne du présent des verbes en a. On arrivait ainsi, il est vrai, à une autre coïncidence, à celle des pluriels neutres en âni avec la première personne des impératifs se terminant en âni également[9].

Mais la première personne des impératifs était peu en usage, et la désinence uni elle-même est considérée par tous les indianistes comme une variante de la première personne du lêt, c’est-à-dire de l’ancien subjonctif en -âmi.

Nous ne pouvons donc pas partager l’opinion de ceux qui sont disposés h voir dans les pluriels des neutres en -uni des formes d’une origine récente et à envisager les pluriels védiques en â de ces mêmes neutres comme étant d’une formation plus ancienne. Le dialecte védique a conservé quelquefois des traces d’un langage plus primitif que celui du sanscrit classique ; mais nous y rencontrons aussi déjà çà et là des formes écourtées, rapides, consacrées par l’usage populaire. Les pluriels neutres en d, abrégés û’dni, nous paraissent être de ce nombre, et nous comprenons fort bien que la tradition brahmanique ait maintenu la forme plus allongée et plus complète en -âni, tandis que Baciriens. Grecs et Latins, au moment où se séparaient les membres de la grande famille, adoptèrent la forme plus svelte et plus populaire en a, et que même ils abrégèrent la voyelle. Comment supposer en effet que cet a bref ait été la désinence primitive des neutres ? Est-ce que, dans les cas si nombreux où le singulier des neutres se termine en -oi’, latin um, désinences qui sont des modifications du scr. am, un pluriel en -a ne présente pas une forme plus courte, plus incomplète que le singulier lui même ? Qui, en présence de singuliers comme dôn-um ou δῶρ-ον, oserait considérer dôna et δῶρα comme des formes plurielles primitives ?

Ici, il est vrai, nous rencontrons une objection d’un autre genre. Le neutre n’a pas de véritable pluriel, nous dit-on. Cet a qui le désigne exprime tout au plus une notion collective qui n’entraîne pas nécessairement le verbe au pluriel. C’est ainsi que s’explique la règle bien connue de la grammaire grecque : τά ζῶα τρέχει. Nous appelons ici l’attention sur une observation curieuse de Bopp : ce savant orientaliste avait remarqué que dans le zend les substantifs sont déclinés volontiers au pluriel comme si tous ils étaient du genre neutre. La différence des sexes, et partant celle des genres, disparaissent dans le grand nombre. Il en résulte une confusion plus grande, et d’autant plus regrettable que ces pluriels du genre neutre ne s’accordent pas toujours, quant au genre, avec les pronoms et adjectifs qui s’y rapportent[10].

Toutefois, parmi les langues indo-européennes, le grec seul connaît la règle : τά ζῶα τρέχει. Il faut sortir de cette famille ; il faut aller jusqu’à l’albanais[11], et notamment jusqu’à l’arabe et à l’égyptien, pour lui trouver des analogues. Dèés lors il paraît plus que vraisemblable que des pluriels neutres en -âni ont servi de modèle à tous les autres de la langue sanscrite ; que la nasale se sera introduite à peu près dans tous sans exception. Plus tard, lorsqu’à côté des formes vanâni, purâni, varîni se montraient les formes plus concises vanâ, para, varî, les autres idiomes indo-européens crurent reconnaître le pluriel neutre de préférence dans la terminaison a qui pouvait désigner le pluriel des neutres en -âni, à eux seuls cent fois plus nombreux que tous les autres réunis. Entraînés par une fausse analogie, ils affectèrent alors la désinence a à tous les neutres de quelque provenance et de quelque formation qu’ils fussent. Ces procédés ne sont nullement rares dans les langues. Nous rappelons seulement pour mémoire celui du grec changeant en πότνια l’ancien sanscrit patnî, maîtresse.

Les thèmes en a ont conservé en général plus longtemps que tous les autres les formes de la déclinaison primitive. La désinence âni n’en est qu’un exemple isolé ; nous pouvons y ajouter les pluriels en āsas dont il sera question tout à l’heure, les génitifs en asya et les ablatifs en at. Ces thèmes se rapprochent encore beaucoup, nous en avons déjà fait la remarque, de la déclinaison des pronoms et des pronominaux, la plus ancienne de toutes. La longueur de la voyelle dans vanâni, purâni, varîni, peut avoir un caractère purement virtuel et être destinée à désigner le pluriel, c’est-à-dire le grand nombre, d’une manière plus intime. Mais il ne serait pas impossible que vanâni eût été formé à l’origine régulièrement du thème vana + an + i, et que la longueur eût été appliquée plus tard, par fausse analogie, à l’avant-dernière syllabe des thèmes en u et en i. Il faut tenir compte aussi des formes du duel qui se distinguent à première vue au moins de celles du pluriel par la seule quantité : varînî, talûnî. Il est vrai que nous rencontrons à côté du pluriel çivâni le duel çivê.

L. Benlœw.

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  1. Franz Bopp, Ueber das Albanesische, p. 24.
  2. Ces idées seront développées ultérieurement, dans un autre article.
  3. La langue, encore incapable de généraliser, avait employé deux racines différentes pour désigner le « moi » sujet (ah) et le « moi » régime (ma). La philologie matérialiste s’est trompée en affirmant que le nominatif ah-am avait perdu un m par l’aphérèse.
  4. Voir cependant les paradigmes bhî et bhû.
  5. Voir, dans la Grammaire de Bopp, le paradigme çivas, çivâ, çivam, heureux. En sanscrit, la voyelle a se maintient dans les trois genres. Il n’en est pas de même dans le grec -ος -η -ον et dans le latin -us, -a, -um.
  6. Bopp, Sanskritgrammatik, p. 332.
  7. Bopp, Sanskritgrammatik, § 144.
  8. Id., ibid.
  9. La permutation des deux nasales m et n est un fait assez rare, lorsqu’il s’agit de formes appartenant à la même langue. En général, elle est amenée par des raisons d’euphonie à la fin des mots ou au milieu des composés (Bopp, Vergleichende Grammatik, I, 30), Curtius (Grundzüge der Griech. Etymologic, II, p. 120 et suiv.) a réuni un certain nombre de cas incontestables qui se rencontrent dans la langue grecque. Il cite d’abord μιν et νιν, formes pronominales qui sembleraient avoir remplacé un ancien accusatif ιμιμ, identique à l’ancien accusatif emem = eundem, dont il est fait mention par Paul (Epit., p. 79). Puis Curtius rappelle ξυνός = ϰοινός, dérivés de cum, scr. tamas, et lat. ten-ebrœ ; scr. mâ, gr. μή, lat. nê ; βαίνω = l. venio, scr. gam, goth. quam, et tant d’autres. Ce qui est plus important, c’est que le génitif du pronom de la première personne, qui est en sanscrit marna (on peut y joindre l’ablatif védique mamat, prâkrit mamâdo, locatif pràkrit mamammi), fait en zend mana. Le lithuanien forme tous les cas, à l’exceplion du noiniuatif usz, d’un thème man. Que l’on compare aussi le gothique meina. Ou remarquera que, dans la plupart des cas cités par nous, la permutation a lieu d’une langue à une autre ; elle a Heu d’une manière inconsciente. 11 n’en est pas de même de ï’n de la désinence dni d’une t’oruie primitive -âmi.
  10. Bopp, I, p. 456.
  11. Hahn, Albanesische Studien ; Grammatik, p. 39.