Recherches asiatiques, ou Mémoires de la Société établie au Bengale/Tome 1/XI
Avant mon départ de Calcutta, un particulier avec qui je m’entretenois de ces sectaires qu’on nomme Syk’h[1], pour les distinguer des adorateurs de Brâhm et des Mahométans, m’apprit qu’un grand nombre d’entre eux étoient établis dans la ville de Patnah[2], où ils avoient un collége pour enseigner les principes de leur philosophie. Comme je devois passer par Patnah pour me rendre à Bénârès, je n’y fus pas plutôt arrivé, que je m’informai de ce collége. On m’y conduisit ; et je vous prie de mettre sous les yeux de la Société le peu d’observations et de recherches qu’une seule visite d’environ deux heures me mit à portée de faire. Telles qu’elles sont, si on les jugeoit utiles, soit comme un fil pour diriger d’autres recherches sur le même plan, soit comme addition à d’autres rapports, afin de les compléter, l’objet que je me propose en les transmettant à la Société, sera parfaitement rempli.
J’ai l’honneur d’être &c.
Bénârès, 1.er mars 1781.
|
Charles Wilkins.
|
OBSERVATIONS
SUR LES SYKHS ET LEUR COLLÉGE.
Je trouvai le collège des Syk’hs situé dans une des rues étroites de Patnah, à peu de distance de l’hôtel des douanes. On me permit de franchir la porte extérieure : mais, dès que je parvins aux degrés qui conduisent à la chapelle ou salle publique, deux membres de l’association m’accostèrent poliment. Je leur demandai si je pouvois monter dans la salle : ils me répondirent que c’étoit un lieu destiné au culte, dont l’accès m’étoit ouvert, ainsi qu’à tous les hommes ; mais ils me firent observer en même temps qu’il falloit ôter mes souliers. Regardant cette formalité sous le même point de vue que celle de me découvrir la tête en entrant dans nos temples, je ne balançai point à m’y soumettre ; et l’on me conduisit avec civilité dans la salle. Là, on me fit asseoir sur un tapis au milieu de l’assemblée, qui étoit si nombreuse, qu’elle remplissoit presque tout l’espace. La totalité du bâtiment forme un carré d’environ quarante pieds, élevé au-dessus du sol d’environ six ou huit degrés. La salle en occupe le centre ; elle est séparée de quatre autres appartemens par des arcades de bois portées sur des piliers de même matière, le tout proprement sculpté : elle est un peu plus longue que large. Le plancher étoit couvert d’un tapis propre ; l’ameublement consistoit dans six ou sept pupitres, sur lesquels étoit posé un pareil nombre de livres de la loi des Syk’hs. Les murailles, au-dessus des arcades, étoient garnies de glaces européennes dans des cadres dorés, de portraits de princes musulmans, et d’images de divinités hindoues. Une petite chambre, située à l’extrémité de la salle, à gauche en entrant, sert de sacristie. On y voit un autel couvert de drap d’or, où l’on avoit posé un bouclier noir de forme circulaire, sur un long sabre, et, des deux côtés, un tchaoury[3] de plumes de paon, garni d’une poignée d’argent. L’autel étoit un peu élevé au-dessus du sol, sur un plan incliné. Devant cet autel se trouvoit une espèce de trône bas, plaqué d’argent, mais trop petit pour qu’on pût s’y asseoir. Il étoit entouré de plusieurs pots de fleurs, et de plusieurs bouteilles d’eau de rose, le tout d’argent : à gauche, il y avoit trois petites urnes qui paroissoient être de cuivre, percées de plusieurs trous pour recevoir les aumônes. On voyoit aussi près de l’autel, sur un pupitre bas, un grand livre, du format d’un in-folio, dont on lit tous les jours des passages durant le service divin : il étoit couvert d’un manteau bleu, sur lequel étoient peints, en lettres d’argent, des passages choisis de la loi de ces sectaires. Lorsque j’eus conversé long-temps avec deux personnes de l’assemblée qui s’étoient poliment assises à mes côtés sur le tapis, et auxquelles je trouvai beaucoup d’intelligence, on annonça qu’il étoit midi et l’heure de l’office. L’assemblée s’arrangea sur le tapis qui régnoit de chaque côté de la salle, de manière à laisser un espace vide devant l’autel, d’une extrémité à l’autre. On apporta de l’autel, avec quelques cérémonies, le grand livre, le pupitre et tout le reste, et on les plaça à l’extrémité opposée de la salle. Un vieillard, dont la barbe blanche inspiroit la vénération, s’agenouilla devant le pupitre, le visage tourné vers l’autel ; à côté de lui s’assit un homme avec un petit tambour, et deux ou trois autres avec des cymbales. On ouvrit alors le livre, et le vieillard se mit à chanter en observant la cadence du tambour et des cymbales ; à la fin de chaque verset, la plupart des assistans faisoient chorus par une sorte de répons, en donnant de grandes marques de joie. La musique n’avoit rien de rude ; la mesure étoit vive ; et j’appris qu’on chantoit un hymne à la louange de l’unité, de l’omniprésence et de la toute-puissance de la Divinité. Les gestes du vieillard me plurent singulièrement ; je n’ai jamais vu de physionomie qui exprimât aussi bien la joie intérieure, pendant que, sans interrompre son chant, il se tournoit vers chacun des assistans, comme pour solliciter leur assentiment aux vérités qui sembloient absorber son ame entière. Lorsqu’on eut achevé l’hymne, composé d’environ vingt versets, tous les assistans se levèrent, et, les mains jointes, présentèrent le visage à l’autel, dans l’attitude de supplians. Un jeune homme sortit des rangs, et prononça d’un ton solennel, à voix haute et distincte, une longue prière ou une sorte de liturgie. De temps en temps l’assemblée y répondoit en chœur par cette acclamation : Wah Gouroù[4] ! Ils prioient pour être préservés de la tentation, pour que la grâce les aidât à faire le bien, pour le bonheur général de l’espèce humaine et la félicité particulière des Syk’hs, enfin pour la sûreté de ceux qui étoient alors en voyage. Cette prière fut suivie d’une courte bénédiction, proférée par le vieillard, et de l’invitation faite à l’assemblée de partager un banquet amical. On ferma le livre et on le remit à sa place ; et l’assemblée s’étant rassise, il entra deux hommes portant un grand chaudron de fer, appelé korray, qu’on venoit de retirer du feu : ils le placèrent au centre de la salle sur un siége peu élevé. D’autres hommes les suivoient chargés de cinq ou six plats, dont quelques-uns étoient d’argent, et d’une grande pile de feuilles cousues ensemble avec des fibres, en forme d’assiettes. On distribua ces assiettes entre tous les assistans sans distinction ; et lorsqu’on eut pris dans le chaudron de quoi remplir les plats, on servit une portion à chacun. Je ne fus point oublié ; et comme j’avois résolu de ne pas donner le moindre sujet de plainte, je mangeai ma portion. C’étoit une espèce de confiture, de la consistance du sucre brun, composée de fleur de farine, et de sucre mêlé avec du beurre clarifié, qu’on appelle ghy[5]. Si le ghy n’avoit pas été rance, j’aurois mangé ce mets avec plus de plaisir. On nous servit ensuite des gâteaux sucrés ; et là se terminèrent le banquet et les cérémonies. On me dit que la partie religieuse de la solennité se renouveloit cinq fois par jour. Je pris congé, en invitant quelques-uns des principaux chefs, qui étoient sur le point de retourner dans leur pays par Bénârès, à venir me voir. Dans le cours de ma conversation avec les deux Syk’hs avant l’office, je me procurai les renseignemens suivans. Le fondateur de leur secte s’appeloit Nanek châh[6] ; il florissoit il y a environ quatre cents ans dans le Pendj-âb[7]. C’étoit, avant son apostasie, un Hindou de la tribu Kchétry ou militaire. Son corps disparut tandis que les Hindous et les Musulmans se disputoient pour l’avoir. Lorsqu’on ôta l’étoffe qui le couvroit, on ne le trouva plus. Il laissa après lui un livre de sa composition, en vers, et en langue du Pendj-âb (mais écrit avec des lettres de son invention), lequel enseigne les dogmes de la croyance qu’il avoit établie : Les Syk’hs, en l’honneur de leur fondateur, nomment ces caractères gourou-mouki [de la bouche du maître]. Ce livre, dont celui qui étoit près de l’autel et plusieurs autres répandus dans la salle étoient des copies, enseigne qu’il n’y a qu’un Dieu tout-puissant et présent par-tout, qui remplit tout l’espace et pénètre toute la matière, et qu’on doit l’adorer et l’invoquer ; qu’il y aura un jour de rétribution, où la vertu sera récompensée et le vice puni (j’oubliai de demander de quelle manière). Non-seulement il commande la tolérance universelle, mais encore il défend de disputer avec ceux d’une autre croyance. Il défend aussi le meurtre, le vol, et les autres actions que la plus grande partie du genre humain regarde comme des crimes contre la société. Il recommande la pratique de toutes les vertus, et principalement une philantropie universelle, et l’hospitalité envers tous les étrangers et tous les voyageurs. Voilà tout ce que ma courte visite me permit d’apprendre au sujet de ce livre. C’est un volume in-folio, d’environ quatre ou cinq cents pages. On me dit aussi que peu de temps après la promulgation du livre de Nânek châh, il en parut un autre, qui est aujourd’hui presque aussi estimé que le premier. Le nom de l’auteur est sorti de ma mémoire ; mais on me donna un extrait du livre même en l’honneur de la Divinité. Ce passage avoit frappé mes oreilles à mon entrée dans la salle, au moment que tous les étudians étoient occupés à lire. Grâce à l’analogie de leur langue et de celle des Hindous, et grâce à plusieurs mots sanskrits, je fus en état d’en comprendre une bonne partie ; et j’espère avoir l’honneur d’en offrir quelque jour la traduction à la Société. On me dit que je pourrois avoir des copies des deux livres, si je voulois faire la dépense de leur transcription. Je demandai ensuite à mes deux amis pourquoi on les appeloit Syk’hs : ils me dirent que cette dénomination étoit un mot tiré de l’un des commandemens de leur fondateur, lequel signifie apprends ; et qu’elle fut adoptée pour désigner leur secte, peu de temps après sa disparition. On sait que ce mot a la même signification dans la langue hindoue[8]. Je les questionnai touchant les cérémonies qu’ils observoient pour l’admission d’un prosélyte. Dès que quelqu’un a montré le désir sincère d’abjurer son ancienne croyance, à cinq Syk’hs ou davantage réunis ensemble en quelque lieu que ce soit, sur le grand chemin aussi-bien que dans un temple, ils envoient acheter des confitures, et s’en procurent une petite quantité d’une espèce particulière, qui est fort commune, et qui s’appelle batāsā, autant que je puis m’en souvenir ; ils les dissolvent dans de l’eau pure, et en font jaillir quelques gouttes sur le corps et dans les yeux du nouveau converti. Pendant ce temps-là, un des plus instruits lui répète, dans la langue qui lui est familière, leurs principaux articles de foi, en exigeant de lui la promesse solennelle de les observer le reste de ses jours. Voilà en quoi consiste toute la cérémonie. Le nouveau converti peut alors choisir un gouroù, ou maître, qui lui enseigne la langue de leurs livres saints. Ce maître commence par lui donner l’alphabet à apprendre, et le conduit ainsi lentement et par degrés, jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin d’instruction. Mes deux Syk’hs offrirent de me recevoir dans leur société ; mais je refusai cet honneur, et me contentai de leur alphabet, qu’ils me dirent de garder comme la prunelle de mes yeux, attendu qu’il s’agissoit de caractères sacrés. Il diffère peu du diounagar : le nombre des lettres, leur ordre et leur nature, sont exactement les mêmes. L’idiome est un mélange de persan, d’arabe, et d’un peu de sanskrit, greffé sur le dialecte provincial du Pendjâb, qui est une espèce d’hindouvi, ou de maure, comme nous l’appelons vulgairement.
- ↑ Le texte anglois porte Seek. J’ai donné sur cette nation puissante et trop peu connue du nord de l’Inde, un précis historique assez étendu, et dont j’ose garantir l’exactitude, pag. 1-86, tome III du Voyage du Bengale à Saint-Pétersbourg, par G. Forster. Je dois cependant observer ici que c’est à tort que j’ai écrit Seykes. Des recherches ultérieures, dont on trouvera le résultat dans ma note ci-après, page 317, m’ont prouvé que le nom de ce peuple doit se prononcer Syk, et être orthographié Syk’h, conformément au mot original سيكه (L-s.)
- ↑ Voyez, sur cette ville, ma note précédente, page 142. (L-s.)
- ↑ جِوري C’est un éventail de plumes de paon montées sur un manche d’or ou d’argent. (L-s.)
- ↑ Oùah Gourou وه ڪُرو [Oui, bien, directeur !] Gourou est un mot indien qui signifie prêtre, directeur spirituel, &c. (L-s.)
- ↑ Le ghy ڪَهي est du beurre clarifié qui se garde fort long-temps. Les Indiens s’en servent pour apprêter leurs mets et faire des offrandes à leurs divinités. (L-s.)
- ↑ Et non pas Nânek sah, comme on lit par une erreur typographique dans l’édition même de Calcutta. Châh شاه est un mot persan qui signifie roi : on donne ce titre aux souverains ; et on l’ajoute souvent aux noms des dervyches et des hommes qui mènent une vie exemplaire.
Nanek naquit ou parut sur la terre en 1469, dans le petit district de Telvendy, appartenant à son père, et situé dans la province de Lâhor, &c. Voyez mon Précis sur les Syk’hs, t. III, p. 4 et suiv. du Voyage de G. Forster. Je crois avoir rassemblé dans ce précis tous les renseignemens capables de faire connoître cette nation, déjà très-puissante, et qui acquiert chaque jour de nouveaux accroissemens. Suivant le tableau de ses forces, dressé par M. Brown en 1787, elle pouvoit mettre sur pied 98,200 hommes, tant cavaliers que fantassins. En 1793, un chef de cette nation remit à M. Franklin un état de leurs forces, duquel il résulte qu’elles se montoient alors à 248,000 combattans. La comparaison de ces deux tableaux, dressés à peu de distance l’un de l’autre, suffit pour donner une idée des progrès rapides de ce peuple, qui ne peut tarder à s’emparer entièrement de tout le nord de l’Inde. M. Ouseley a fait graver et publier dans ses Oriental Collections, vol. II, p. 368, le portrait de Nanek (dont il ne garantit probablement point la ressemblance), et celui d’un musicien jouant du rebâb, qui lui étoit fort attaché. Cette gravure a pour titre بابا نانك وسردانر رباب Bâba Nanek et un joueur de rebâb. Nous observerons qu’ici Nanek a le titre seulement de bâbâ بابا [père], et non celui de châh شاه [roi]. (L.-s.)
- ↑ Le Pendj-âb پنج آب est le canton septentrional de l’Inde, arrosé par les cinq rivières qui se confondent avec le Sind ou Indus. Ce mot composé persan signifie en effet les cinq rivières. Voyez ma note ci-dessus, page xxvj. (L-s.)
- ↑ ســــيكه impératif du verbe hindou سيكهنا syk’hnâ [apprendre]. Le mot syk’h سيكه signifie aussi écolier, disciple, étudiant (voyez Gilchrist’s Dictionary English and Hindoostanee, p. 498-499 ; Calcutta, 1788-1801, in-4.°), et forme antithèse avec le titre de leurs prêtres, qui se nomment gouroù [maître], d’où est dérivé le mot hindou grouwâ ڪروا littéralement grave. Voici la définition d’un gouroù, selon Menou : « C’est un Brahmane qui s’acquitte de toutes les cérémonies sacrées, à la conception, à la naissance, &c. conformément à la loi : il nourrit aussi quelqu’un avec du pain. » Chaque Hindou a son gouroù, à qui il témoigne un respect tour particulier pendant sa vie. Voyez the History of Dooshwanta and Sakoontala, extracted from the Mahabharata, a poem in the Sanskreet language, translated by Charles Wilkins, t. II, p. 445, note b, de l’Oriental Repertory de M. Alex. Dalrymple. (L-s.)