Raymonne (Eekhoud)/Texte entier

Imprimerie Mees et Cie (p. 7-30).


I.

L’IDYLLE.


Dans la manse du serf que l’aube pâle argente
Ils sont deux : elle et lui. La saison diligente,
Avril, le doux printemps a réveillé l’amour,
Huguet, l’obscur manant se penche sur Raymonne.
Le gars robuste épris de la fille mignonne
Lui parle en attendant qu’elle chante à son tour.

Les merles font chorus au dehors. L’air pénètre
En brises de senteurs par l’unique fenêtre.
Les ombres de la nuit s’effacent dans le ciel,
Les bois et les côteaux sont couverts de rosée,
Le papillon volage et l’abeille empressée
Visitent l’aubépine et dérobent son miel.

Raymonne est une enfant par le cœur et la taille ;
Pour la grâce il n’est pas de fille qui la vaille.
Châtelaine jamais n’eut rayons si divins
Dans les yeux, sur la bouche un si charmant sourire.
Lorsqu’on la voit passer on ne peut que redire :
Cette ange n’était pas faite pour nos chemins.


Huguet n’a que vingt ans. Sa carrure d’athlète
Le dispute en puissance aux lignes de sa tête,
Ses membres vigoureux cadrent avec ses traits,
Dans ses yeux bruns la force à la bonté se mêle ;
Il a des cheveux noirs dont l’épaisseur rappelle
Les lianes ceignant les chênes des forêts.

— Sais-tu, disait le gars, qu’auprès de toi ma vie
Est un hallier obscur que perce une éclaircie !
Je serais sans espoir si je ne t’avais pas…
Mes chemins rocailleux de fleurs, qui les émaille,
Raymonne ? Et, dans les champs ingrats où je travaille,
Quel charme a décuplé la force de mes bras ?

Parfois au fond du bois, armé de la cognée,
Je reste un jour entier. Je te sais éloignée
Par le corps, mais mon âme est toujours près de toi.
Qu’importent la distance et la fatigue et l’heure
Si la meilleure part de mon être demeure
Ici, dans cette manse, où tu reçus ma foi !

Ainsi, murmure-t-il d’une voix douce et tendre,
Contre laquelle un cœur ne pourrait se défendre.
C’est un soupir mêlé de désir et d’espoir…
Raymonne a tressailli. Sur Huguet elle lève
Des yeux bleus qu’on ne voit si limpides qu’en rêve
Et dit : — Tu ne sais pas comme j’attends le soir.


Tu ne sais pas comment, anxieuse, j’écoute
Ton pas que je connais, résonner sur la route…
Comment, lorsqu’il s’éloigne au matin, je me sens
Perdre de ma gaîté, comme si la distance
Qui se met entre nous, minait mon existence,
Jetait un voile noir et lourd sur tous mes sens.

Mais au retour, aussi, comme mon cœur s’éveille,
Comme, lorsque ta voix caresse mon oreille,
Tout renaît à mes yeux ! Si je n’ose parler
Souvent, c’est que je n’ai d’assez tendre parole
Pour dire mon bonheur… Est-ce que je suis folle ?
Mais mon amour en mots ne saurait s’exhaler…,

Comme si cet aveu brûlant l’eut alarmée,
Elle cacha son front, la chaste bien aimée,
Dans le sein de l’amant, enivré de bonheur.
Puis en des pleurs, soudain la pudeur féminine
Révéla son échec. Confusion divine
Sans laquelle l’amour aurait moins de valeur !

Huguet sent, contre lui, frémir cette poitrine,
Ce visage adoré qui sur le sien s’incline :
— Ô tu m’aimes, dit-il, pourquoi le regretter
Cet aveu, qui m’emplit d’un transport ineffable
Et qui me donne à moi, le serf, le misérable,
Le trésor qu’un baron ne peut que convoiter.


Tu m’aimes ? À présent qu’importent la corvée
À l’aide de sueur et de sang achevée,
Les dîmes et les coups, le servage écrasant,
Si je t’ai blanche fleur que nul mal n’a souillée,
Si ta paupière d’ange, en ce moment mouillée
L’est pour moi ! Sois béni, Dieu, maître bienfaisant.

Il couvrit de baisers ce front pur et candide.
Elle n’osait, sur lui, lever son œil timide
Ne pouvait lui parler tant son cœur battait fort,
Mais ils planaient aux Cieux dans une extase égale
Que ne déflorait point la volupté brutale,
Peut-être espéraient-ils en ce moment la mort ?


II.

PARENTHÈSE.


Mourir ! pour les amants serait la délivrance.
Ils sont de cette caste, esclave dès l’enfance :
Serfs taillables, voués à la glèbe, manants
Assimilés aux chiens, êtres qu’on a faits chose,
Dont le seigneur suivant son caprice dispose :
Battus s’ils sont soumis, pendus s’ils sont gênants.

Sur leur berceau l’on pleure, et l’on rit sur leur tombe.
Les parents sont heureux lorsque l’enfant succombe.
Horreur ! La mère a peur de la maternité.
Elle sait que le fruit porté dans ses entrailles
Est condamné d’avance. Affreuses relevailles !
Pourquoi donner la vie à ce déshérité ?

Est-ce pour les livrer aux sombres aventures
Que notre terre enfante autant de créatures ?
S’il faut tant de trépas pourquoi ce sein fécond ?
Pourquoi ce chaud soleil, pourquoi tout faire éclore ?
À quoi bon les agneaux si le loup les dévore ?
Pourquoi la mort, si Dieu les a faits ce qu’ils sont ?


Arrête au moins la vie, arrête la semence,
Ce serait, ô mon Dieu, faire acte de clémence
Que d’oublier la terre et de ne plus créer !
Arrête les transports d’une ardente jeunesse,
Si tu sais que des pleurs naîtront de la caresse,
Que notre volupté l’enfant doit la payer.

Et cependant l’amour traversa tous les âges,
Cruel il présidait aux sombres mariages,
Peuple, c’est le seul Dieu, que toujours tu prias !
Et tu reconnaissais sa volonté fatale
Paria, tu savais ta couche conjugale
Le berceau d’où sortaient de nouveaux parias.

Et l’amour restera le Dieu de la nature.
Qu’importe le destin qui nous livre en pâture,
Les fauves aux lacets, les vilains au seigneur !
On trouvera toujours des nids et des chaumières.
Qu’importent les berceaux plus tristes que des bières,
Qu’importe le tyran ! Qu’importe l’oiseleur !

Qu’importent les faucheurs aux moissons florissantes,
La serpette au raisin, aux têtes innocentes,
Le glaive, à l’œuf éclos les blêmes dénicheurs !
En Mars lorsque le suc de la terre s’élève
L’arbre refoule-t-il la généreuse sève ?
Chaque été les rosiers n’ont-ils point d’autres fleurs ?


III.

RETOUR À L’IDYLLE.


— Vois Raymonne, déjà le grand jour nous sépare,
L’alouette est aux cieux : le bonheur est avare,
Ses moments sont comptés. Je reviendrai ce soir.
Peut-être apporterai-je alors quelque nouvelle.
Espère ! En attendant, au travail qui m’appelle
Je cours… Vite un baiser… Un second… Au revoir…

Au revoir ! Ces deux mots sont faciles à dire
Mais comment s’arracher à ce tendre sourire ?
Comment fuir ce regard doux et fascinateur,
Comment se dégager de l’amoureuse étreinte ?
Enfin l’effort triomphe : un regret, une plainte
Puis Huguet s’est enfui vers le champs du labeur.


IV.

LE DRAME.


Le castel de Gisors est perché sur la roche.
De l’aire du vautour plus facile est l’approche
Que de ce noir donjon flanqué de quatre tours ;
Altier et menaçant il domine la plaine,
Contre ses murs géants l’attaque serait vaine,
Car la flêche ne peut l’atteindre en son parcours.

Il n’a point de fossés et point de palissades.
Un jour Gui de Taret, fait baron aux croisades,
À qui Louis Le Gros avait donné Gisors,
En voyant cette roche abrupte et formidable
Dit : Je mettrai là haut ma couchette et ma table
Quand mon nid sera fait, qu’on me jette dehors !

Et de l’épais granit il entama la couche,
Il creusa des degrés dans la pierre farouche,
Il gravit le sommet que nul n’avait foulé,
Et travaillant toujours sans s’arrêter une heure
Il bâtit en trois ans cette sombre demeure
Comme un autre rocher sur le premier roulé.


Est-ce le descendant du bâtisseur superbe
Ce pâle damoiseau, svelte, élégant, imberbe ?
On dirait une femme à voir son teint nacré,
Ses lèvres s’entr’ouvrant pour montrer des dents blanches,
Le ceinturon étroit qui lui serre les hanches
Et ce stylet mignon, jouet d’un désœuvré.

Étrange est le regard de sa verte prunelle,
Éclair livide on sent qu’une fierté cruelle
Étouffa la candeur dans cet adolescent ;
Sous les yeux alanguis courent des cercles bistres,
De l’aigle il a le rostre et les instincts sinistres,
Le vice a défloré le moule séduisant.

Les cheveux parfumés tombent en boucles blondes
Ayant le chatoiement du soleil sur les ondes.
Au poing droit sur un gant, à Venise brodé,
Où le tissu soyeux finement se marie.
Aux filigranes d’or groupés en armoirie,
Il porte son faucon par le doge cédé.

— Toujours mélancolique, Amaury, mon beau sire ?
Dit une voix timide et sur son front de cire
Il sent d’un long baiser l’enivrante moiteur.
Il a levé les yeux. C’est Diane sa femme
Qui l’aime et qui voudrait rassénérer son âme,
Supporter avec lui des maux la pesanteur.


Mais ses maux ne sont pas de ceux que l’on partage,
Les êtres innocents ont ce désavantage
Qui nuit au pur effet de leur heureux pouvoir
D’ignorer les soucis que l’ambition crée.
Ce qu’une âme devient aux passions livrée
Ce que dans un cerveau l’on peut broyer de noir.

C’était un idéal lumineux que Diane,
Cœur d’ange dans un corps vaporeux, diaphane,
Dont rien de malfaisant ne pouvait s’exhaler ;
Pur esprit, égaré par hazard sur la terre,
Que devait suffoquer ce milieu délétère,
Que le ciel sa patrie aurait dû rappeler.

Autant il était dur, autant elle était douce,
Lui, le despote noir, le bandit qui détrousse ;
Elle, un consolateur soulageant tous les maux.
Les terreurs qu’Amaury répandait à la ronde
Elle leur opposait, la châtelaine blonde,
L’amour reconnaissant de ses pauvres hameaux.

Quand elle chevauchait sur sa blanche haquenée,
Faisant dans la campagne une longue tournée
Ici, donnant l’aumône et là sèchant des pleurs,
Embrassant les enfants, aux captifs fesant grâce,
On se disait : Voilà Bonne Dame qui passe,
Et sous ses pas chacun venait jeter des fleurs.


Deux ans Gisors l’avait aimée à la folie.
Il fut le troubadour qui languit et supplie,
Le galant chevalier des tournois provençaux,
Plein d’honneur, de vaillance et d’égards pour sa dame,
Aussi lorsqu’il l’obtint de son père, un vidame,
Il promit de longs jours de paix à ses vassaux.

Mais Amaury ne put dominer sa nature,
Aimer uniquement la douce créature
Pour laquelle il avait combattu tant de fois,
Qu’il avait su gagner à force de prouesses,
À qui pour un regard, une de ses caresses
Il aurait tout cédé, limiers et palefrois.

Le castel se rouvrit aux bruyantes débauches
Qui sont au sentiment ce que sont les ébauches
Au chef d’œuvre achevé, lumineux et serein…
Il ne visita plus la chambre nuptiale,
Et Diane subit sa froideur glaciale
Et dut d’un cœur aimant refouler le trop plein.

— Ah c’est vous ! répond-il, en se levant à peine,
Gardez votre repos et laissez-moi ma peine.
Il se peut que j’étais plus souriant jadis,
Cela dépend de ceux qui partagent ma vie.
Ne vous occupez pas de moi, je vous en prie,
Contre de vains discours mes chagrins sont raidis.


Puis-je vous présenter au moins une requête,
Risqua-t-elle humblement. Il incline la tête,
« Vous consentez… Marcel un de vos paysans,
A fiancé sa fille, une blonde mignonne,
À son fils adoptif, Huguet de Carcassonne,
Orphelin recueilli sous son toit à trois ans.

Ces enfants élevés ensemble dans sa manse,
Ont appris à s’aimer par douce accoutumance ;
Ils attendent de vous que vous scelliez leurs liens ;
Messire, leur souhait, votre femme l’appuie,
Permettez que pour eux, Diane vous ennuie…
Ô cédez Amaury, c’est une œuvre de bien.

— Raymonne, disiez-vous est charmante et jolie,
En épousant un rustre elle se mésallie.
Il faut qu’à son hymen le seigneur fixe un prix…
Voici… Vous lui direz que lorsqu’on est gentille
On doit, ou bien rester éternellement fille
Ou me céder, à moi, le pas sur les maris…

— Arrêtez-vous Gisors… Dans le fond de votre âme
Vous conservez toujours pour votre pauvre femme
Un reste du respect qu’un jour vous lui portiez.
Vous n’êtes point mauvais… Cessez de le paraître…
Si vous ne m’aimez plus, votre cœur est le maître :
L’honneur est maître aussi : Pourtant vous m’insultiez. »


Mais il n’écoutait plus. Il sortit de la salle.
La chasse l’attendait, la chasse triomphale !
Les jappements des chiens mêlés au bruit du cor
Annoncèrent bientôt la présence du maître,
Et Diane suivit longtemps de sa fenêtre
Gisors qui la fuyait mais qu’elle aimait encor.


V.

AUTRE PARENTHÈSE.


 
Ô femmes, on a beau vous prendre pour symbole
Du plaisir inconstant, du sentiment frivole,
Au moins quand vous aimez, vous aimez mieux que nous,
Et vous savez souffrir sans murmures, sans plaintes,
Et vous nous pardonnez, doux êtres, femmes saintes,
Les plus lâches rigueurs, les accès les plus fous.

À l’amant vous cachez les tortures qu’il cause,
Vous savez qu’il a peur d’un visage morose,
Que les airs de martyrs sont les plus ennuyeux.
Il faut pour nous gagner prendre soin de vos charmes,
Les hommes, ces vainqueurs, comprennent mal les larmes,
Puis les pleurs sont amers et gâteraient vos yeux.

Êtres faibles, dit-on, moi je dis femmes fortes.
Mieux que nous vous portez vos illusions mortes.
Quand nous souffrons à deux c’est vous qui consolez,
Et dans nos désespoirs, nos révoltes, nos haines,
Épouses, mères, sœurs, à vous le plus de peines
Mais le plus de courage. — En tout vous nous valez !


VI.

LA COMÉDIE.


 
L’aube vint quand Gisors quittait son lit de fièvres,
À peine réveillé, la sècheresse aux lèvres,
Le regard morne, atone et le teint tout marbré
Des taches que l’excès met aux peaux les plus roses,
Le cœur plein de dégoût, de révoltes moroses,
Les cheveux en désordre et l’esprit égaré.

Il ouvrit la fenêtre afin que l’air vivace
Circulât dans son sang brûlé d’un feu tenace,
Pour que dans ses cheveux hérissés et tordus
Il sentît la fraîcheur humide de la brise
Que les parfums montants de la plaine encor grise
Pussent rendre leurs nerfs à ses membres rompus.

Il s’accouda pensif, tandis que sa mémoire
Fredonnait implacable une chanson à boire,
Et le bruit d’un festin, les chocs, les cliquetis,
La table renversée et l’ivresse brutale,
Les hoquets des buveurs lugubres comme un râle,
La salle des Gisors transformée en taudis ;


Toute la veille enfin revint dans sa pensée :
Les cris, la bacchanale énervante, insensée ;
Les convives gloutons et lascifs confondus
Avec les brocs d’argent et les hanaps ventrus,
Les serviteurs courant affairés sous les porches
Dans l’embrasement rouge et sinistre des torches
Terni par les vapeurs fades des corps repus.

Il ne savait plus bien comment finit la fête.
Il se souvint pourtant de lourdeurs dans la tête,
De bras qui l’enlevaient et de propos narquois
Qui le félicitaient de cette chance extrême
Qu’il avait de pouvoir goûter, en un soir même,
Après vins généreux, lèvres d’un frais minois.

Entretemps le soleil se levait sur la terre,
Dans les arbres les bruits que chaque nuit fait taire
Se réveillaient plus gais, plus joyeux et plus fous.
Le ciel avait ces tons d’ébauche, purs et doux
Qui ne sont point l’azur et ne sont point le rose,
Mais planent entre deux comme avant d’être éclose,
La fleur n’a point de forme et n’a point de couleur
Mais est-ce tendre objet, bouton, chose éphémère
Qu’on aime d’autant plus qu’elle est plus passagère,
Car la fragilité lui donne sa valeur !
Puis, les nids s’animaient. C’était une harmonie
De becs à peine ouverts et d’ailes qu’on déplie.


Il sortait du sol gris on ne sait quelle paix
Capable d’émouvoir les cœurs les plus épais.
Des effluves d’amour, d’innocence touchante
Circulaient dans l’air vif. Ce qui palpite ou chante,
Les trilles des moineaux, les cloches du sonneur,
Révélait un désir d’universel bonheur.

Que la verdure était resplendissante et fraîche !
Sur les murs de Gisors, forteresse revêche,
Ce gai matin avait glissé l’estompe d’or.
Dans les fossés profonds où coule une onde noire,
L’enchanteur avait mis comme un ruban de moire
Si brillant qu’il tentait l’oiseau dans son essor.

Les coteaux entourés de vapeurs floconneuses
Marquaient leurs renflements sur les plaines poudreuses,
Et le vent du matin chassait vers l’Orient
Les ouates qu’il cueillait à la toison de brume
Des forêts ou du chaume, où le foyer s’allume,
Pour en former ensuite un nuage fuyant.

Les laboureurs passaient : les faibles, les robustes,
Les jeunes gens dispos et les vieillards augustes,
L’un à ses souvenirs et l’autre plein de vœux,
Ils allaient vers les champs exortant les grands bœufs.


Amaury les voyait marcher d’un pas alerte
Comme si d’un instant ils redoutaient la perte,
Fredonnant le refrain d’une vieille chanson,
Les bras ballants tenant l’aiguillon ou la gaule.
Amaury se disait qu’une bonne parole
Eût souvent de ces gens éclairci l’horizon.

Mais qu’avait-il été pour ces hommes fidèles ?
Un fléau destructeur plus dur que vents et grèles.
Quand sa chasse lancée en un train furieux
Sa meute, ses piqueurs, ses compagnons barbares,
Excités aux accords de sauvages fanfares,
Foulaient les moissons d’or, arrêtait-il les yeux
Sur le serf larmoyant qui l’implorait pour elles ?
Non, les ceps mûrissants, les récoltes nouvelles
Ne le regardaient guère ; il eût voulu se voir
Détourner le galop de son palefroi noir
Pour épargner un champ ! — Allons cède la place
Maraud, ou sur ton corps avec mes chiens je passe !

Il songeait, il songeait le seigneur de Gisors
Et son front se courbait sous de nouveaux remords.

— Moi seul je te dépare ici, belle nature
Disait-il, moi, nuisible et lâche créature ! »


Tout à coup il songea qu’une femme dormait
Dans son lit, arrachée à l’homme qu’elle aimait,
Il avait le soir même, ignoble d’atonie,
Abruti par le vin, prolongé l’agonie
De cette pauvre enfant.
De cette pauvre enfant. Dans les jungles parfois
Lorsqu’il s’est abattu sur sa proie éventrée,
Déjà repus, gorgé du sang de la curée,
En entendant passer la gazelle aux abois
Le tigre se redresse, il bondit, il se rue,
Alors n’ayant plus faim c’est par plaisir qu’il tue.
Ainsi fesait Gisors, sans amour, sans désir.
Dans le rapt d’une vierge il cherche le plaisir.
Il ne vit même pas cette tête éplorée
Plus belle que jamais. Dès le matin parée
Pour s’unir à l’époux que choisissait son cœur,
On l’avait à la nuit, à l’heure du voleur,
Lâchement enlevée à sa pauvre chaumière.

Il lui semblait de loin entendre sa prière ;
Puis il voyait aussi le malheureux Huguet
Bâillonné, maintenu, tandis qu’il divaguait,
Fou de douleur, râlant à fendre sa poitrine,
Appelant sur Gisors la vengeance divine,
Criant grâce ou pleurant comme un enfant soumis,
Voulant baiser les pieds de ses vils ennemis !


Gisors court vers le lit. Un soupir de Raymonne
L’appelle. Le soleil dans la chambre rayonne
Et met de chauds reflets aux rideaux de damas.
Gisors tombe à genoux. Il ne regarde pas
Le visage charmant qui vers lui se relève,
L’ineffable sourire éthéré comme un rêve
Flottant sur cette bouche, et ces yeux humectés
Ayant le pur éclat des célestes bontés.
Puis il sent une main qui sur son front se pose,
Main blanche et caressante. Et de pleurs il l’arrose.
La petite main tremble et ses doigts fins et doux
Indiquent la pitié plutôt que le courroux.
Mais il ne comprend pas. Ô pauvre enfant, pardonne…
Pardonne à ton bourreau, pardonne ma mignonne,
Fait-il en sanglottant. Mais qu’est-ce ? Cette fois
Il sent un long baiser qui le trouble et la voix,
De quelqu’un qu’il aimait, voix douce et bien connue,
Lui dit : Es-tu content que je sois revenue,
Et veux-tu que je reste ou faut-il éveiller
Raymonette qui doit encore sommeiller
Dans son lit nuptial près d’Huguet son beau pâtre ?

Elle dit tout cela d’un petit air folâtre
Comme quelqu’un qui rit d’un bon tour bien joué,
Et Gisors le brutal, Amaury le roué,
Suffoquant d’un bonheur qui touche à la démence,
Se trouvant délivré du remords, poids immense
Ne peut que répéter : Ma Diane aimons-nous,
Ou plutôt laisse moi t’adorer à genoux.


VII.

CONCLUSION DE L’IDYLLE.


 
— Ô brises de Juillet, foins coupés dans les plaines,
Acres senteurs des bois, enivrantes haleines,
Frissons mystérieux, feuilles qui palpitez,
Murmures étouffés comme un soupir de femme ;
Je crois que cette nuit la nature se pâme
Dans un immense amour sous les cieux argentés.

Je crois que cette nuit, chacun vit, chacun aime.
Ô lune, est-ce un baiser qui rougit ton front blême ?…
Regarde nous alors et veille sur nos pas !
Nous sommes deux amants, deux époux ! Si l’aurore
Fut charmante, la nuit est plus touchante encore…
Raymonne ne crains pas de peser à mon bras.

Venez mes beaux enfants nous a dit la nature.
Fuyez les murs croulants de votre manse obscure ;
Je vous offre mes bois, leurs parfums, leur fraîcheur.
Demandez aux oiseaux qui nichent dans la mousse
S’il est pour les amants une couche plus douce,
S’il est pour l’abandon un asile meilleur ?


Je suis dans ma saison de tendresses prodigues.
L’insecte avec les fleurs entretient mille intrigues.
Le morose grillon chantonne plus joyeux.
J’écarte de l’azur et brouillards et nuées,
Je ne laisse monter que ces chaudes buées
Si douces qu’on dirait des souffles d’amoureux.

— Sais-tu bien, mon ami, que cette nuit tu parles
Comme chante Idalleux le beau ménestrel d’Arles ?
Où découvres-tu donc ces propos séducteurs ?
— Raymonne, ce secret quelle femme l’ignore,
C’est sur la lèvre en feu de l’être qu’on adore
Que nous nous inspirons, amoureux et chanteurs !
Ainsi murmure Huguet, sa compagne l’écoute.
Ils font de grands détours en évitant la route,
Ils hantent les taillis et les buissons épais,
Effleurés en marchant par l’aile des phalènes,
Donnant par des baisers à leurs âmes trop pleines
Le seul soulagement qui ne lasse jamais.

Poëte, arrête-toi, car un lecteur rigide
Refuse d’épier la course de sylphide
Que firent nos époux au fond des grands bois sourds.
Mais pourtant n’en déplaise à son œil terne et louche,
Je lui dirai qu’ayant enfin choisi leur couche,
Longtemps ils ont bravé les pavots les plus lourds
Dont Morphée essaya pour chasser les amours ;
Et l’aube les trouva la bouche sur la bouche,
Endormis, il est vrai, mais s’embrassant toujours !